L'APPROCHE INSTITUTIONNELLE : LA PLACE DES PARLEMENTS DANS L'ÉVALUATION DE LA QUALITÉ DE LA LÉGISLATION

Charles-Henri MONTIN, représentant de la France et vice-président du comité de la politique réglementaire à l'OCDE

Chers collègues, chers amis, c'est en ma qualité de trait d'union entre l'administration française et l'OCDE que j'ai été sollicité pour animer ces tables rondes et faire en sorte que les témoignages vous soient le plus utiles possible. Représentant de la France à l'OCDE, je veille à ce que les points de vue français, marqués par notre culture de bonne administration, soient toujours entendus au sein du Comité de la Politique réglementaire et je m'assure que les enseignements à tirer de ces travaux réunissant les représentants de 34 États membres se révèlent utiles à l'administration française.

Je suis heureux de constater le nombre important de personnes intéressées par le travail du Comité de la Politique réglementaire et capables, sans doute, d'y contribuer. Ce sujet s'avère relativement nouveau. Je pense que nous recueillerons aujourd'hui des témoignages que nous pourrons utiliser dans le cadre de nos travaux internationaux.

Notre première session va développer l'approche institutionnelle de l'évaluation des législations et essayer d'intégrer les enseignements à tirer du mouvement actuel de recherche de ce que Bruxelles nomme la « smart regulation », un corpus d'idées qui doivent nous inspirer dans notre pratique nationale. Nous nous tournerons ensuite vers les méthodes de travail utilisées en Europe et au-delà.

Christian VIGOUROUX, Président de la section du rapport et des études du Conseil d'État

Pour comprendre le rôle du Conseil d'État dans la préparation de la législation française, mieux vaut lire L'homme sans qualité de Robert Musil, qui explique très bien, s'agissant d'une disposition sur l'irresponsabilité pénale, la difficulté de trouver le bon terme, de discuter et de concilier des positions différentes, de manier le « et » et le « ou », qui peuvent changer totalement une phrase. Je vous renvoie à ce passage de la tentative de rédaction de l'article 122-1 du code pénal sur l'irresponsabilité pénale. À la lecture de ce livre, nous pouvons mieux saisir le travail interne du Conseil d'État, qui, tout à la fois, assure un rôle de conseil pour le Gouvernement vis-à-vis des projets de loi et de règlement, réalise des études sur des sujets qui pourront demain faire l'objet de lois et qui, depuis 2009, a rendu des avis sur une quinzaine de propositions de loi directement à l'initiative du Parlement.

Trois outils sont à notre disposition pour contribuer au système de production des normes en France.

Nous nous appuyons en premier lieu sur un guide légistique coproduit avec le Secrétaire général du Gouvernement et régulièrement actualisé, parfois en coopération aussi avec les services du Parlement. Ce manuel de travail unifie les pratiques et permet de les améliorer au fil des difficultés. Nous établissons également un rapport annuel exposant les avis que nous rendons pour diffuser une culture de la rédaction. Enfin, nous élaborons un document interne qui s'apparente à un guide pratique à destination des rapporteurs pour les avis sur les projets du Gouvernement en matière de règlements et de projets de loi. Ce guide représente une manière de réfléchir sur la bonne législation.

Ces trois outils servent trois sortes de normes.

La norme idéale représente une norme « levier ». Elle va produire de la politique publique dans un maximum de sécurité juridique. Un bon levier ne doit cependant pas être trop chargé, au risque de casser. La politique fiscale a-t-elle uniquement pour but de rapporter de l'argent ou pouvons-nous lui adjoindre une multiplicité d'objectifs ? Cette question de conciliation des objectifs a fait l'objet d'une jurisprudence du Conseil d'État en 2006 et du Conseil constitutionnel en 1984. À vouloir trop en faire, nous pouvons connaître des déboires. Nous sommes fréquemment confrontés à ce problème.

À côté de la norme levier, il existe la norme « miroir », lorsque chacun souhaite avoir sa norme qui reflète sa propre importance. Nul ne pourrait penser que Google fait la loi numérique, Monsanto la loi agricole ou EDF la loi électrique. Pour autant, le site du Parlement mentionne désormais les groupes d'intérêt et le Conseil d'État reçoit aussi des mémoires sur des projets de lois ou de règlements provenant de tel ou tel centre d'intérêt. Cette démarche s'avère parfaitement légitime. Il faut toutefois savoir la traiter de manière transparente, pour une bonne gouvernance.

Enfin, il existe une norme « extincteur » qui vient souvent compenser les dommages de la règle briquet... on fait une loi et on essaie d'éteindre le feu qu'elle a mis avec une seconde loi extincteur ! Le droit florissant de l'urbanisme se construit par un empilage de normes diverses et variées. Cette coexistence législative ne constitue pas forcément un signe de bonne gouvernance. Autre exemple, l'administration consultative prolifère. Point de loi sans son conseil ou sa commission. Viennent ensuite l'arrêt Danthony du Conseil d'État et la loi Warsmann qui minorent les conséquences d'une violation des procédures.

Nous avons également, face à ces normes, développé trois techniques.

La première, qui s'est très largement développée ces dernières années, réside dans la combinaison des différentes normes, y compris européennes. L'association des Conseils d'État européen se réunissait voilà trois jours à La Haye pour tenter d'établir un code de procédure administrative européen. Le travail du Conseil d'État -puis, en aval, celui du Parlement- est d'améliorer la bonne combinaison du droit national général et constitutionnel et des droits européens des deux ordres juridiques, de l'Union européenne et de la Cour européenne des droits de l'homme. La jurisprudence s'est montrée très féconde récemment, dans une tentative de conciliation que nos collègues allemands et britanniques recherchent aussi.

À cette première technique s'ajoute celle de l'anticipation. Il ne faut pas trop attendre des études d'impact et des études préalables mais il est important d'y procéder. Il arrive souvent que le Conseil d'État, dans la préparation du travail du Parlement, refuse tel projet estimant que l'évaluation n'a pas été menée à bien. Souvent le défaut d'évaluation porte sur la conciliation avec les normes européennes. L'étude préalable ne vise pas uniquement à identifier les conséquences économiques ou les moyens que l'administration mettra en oeuvre pour appliquer la loi, elle tend également à prévoir les conséquences et l'interaction entre les nouvelles normes et la norme européenne. Chaque année, nous émettons des avis négatifs sur des projets de lois ou de règlements, au motif que les études préalables n'ont pas pris en compte cette dimension.

Je citerai enfin la technique de la simplicité. La simplicité n'est pas une finalité idéologique. Certaines complexités sont justifiables. Prenons l'exemple de la loi du 1er août 1905 sur la consommation, les fraudes et les falsifications en matière de produits ou de services, dont le projet de révision a été discuté au Sénat les 10 et 13 septembre dernier et dont le rapport à l'Assemblée nationale en deuxième lecture a été déposé hier : je ne vois pas d'inconvénient à ce que le droit de la consommation présente une certaine complexité. Nous devons toutefois nous conformer constamment à l'art de la simplicité et de l'économie.

Je conclurai, enfin, en formulant trois recommandations. Face à un projet de règlement ou un projet de loi, nous nous posons systématiquement trois questions.

La première vise à déterminer si la loi est nécessaire. Notre pays adore les décrets, y compris les décrets fantasmatiques qui interdisent les catastrophes, le chômage, etc. Aussi devons-nous, à chaque fois, nous interroger sur le caractère indispensable du texte. Il l'est nécessairement lorsqu'il vient transposer un texte de l'Union européen ; il l'est également lorsqu'il est annoncé dans un programme gouvernemental ou une déclaration de politique générale devant le Parlement, il l'est aussi au pénal.

Nous devons ensuite nous demander si la loi sera comprise. Le terme orientation, qui pimente tous les projets de lois et de règlements que nous recevons, nous laisse perplexes. Un projet de loi agricole prévoyait par exemple récemment de réglementer les « mouvements » d'animaux. Nous avons préféré le terme de « déplacements » ! Tel est le quotidien du travail préalable, obscur mais important, du Conseil d'État dans le dialogue avec le Gouvernement et indirectement avec le Parlement.

Enfin, nous vérifions si la loi se révèlera correctement applicable. Nous rejetons les lois trop longues, desquelles nous sommes amenés à disjoindre certaines dispositions, ou au contraire trop succinctes, que le Conseil constitutionnel risquerait de censurer pour incompétence négative. Les exemples en la matière sont nombreux. Je vous renvoie notamment au numéro de L'Actualité juridique paru hier. Nos lois électorales sur le financement des partis politiques ont donné lieu à de multiples considérations mais n'ont pas abordé le cas des primaires. Le Gouvernement a rendu public l'avis du Conseil d'État suivant lequel le Parlement devrait déterminer si cette loi englobe ou non les primaires. Ce sujet, central pour notre vie politique, n'a jamais été traité en vingt ans de lois sur le financement politique !

Ces trois questions, dans l'océan de complications toujours partiellement justifiées mais qui, mises ensemble, plongent l'administré dans la stupeur, nous appellent à plus de pragmatisme. Tout dépend des domaines. Le droit fiscal ne sera jamais simple. Le droit de l'urbanisme pourrait l'être davantage. Le droit du travail doit se révéler lisible pour ceux qu'il régit. Pour autant, ne pensons pas pouvoir parvenir à un système économe de normes. Malgré leurs lacunes, leurs obscurités et parfois leur ridicule, nous avons besoin de textes adaptés. L'art de la modification des textes s'avère peut-être tout aussi important que l'art de leur rédaction. Je m'en remettrai pour terminer à l'interpellation du clerc de notaire au poète dans Modeste Mignon, de Balzac : « Odes et codes, vous faites dans l'ode et moi dans le code. Il n'y a qu'un c de différence entre nous ».

Charles-Henri MONTIN

Lorsque nous présentons à l'international le modèle français de qualité de la loi et de la réglementation, nous nous référons systématiquement au Conseil d'État. Nos visiteurs étrangers sont toujours impressionnés par le statut que la France accorde à cette institution. La politique réglementaire de l'OCDE est fondée sur deux concepts, celui de bonne réglementation et celui de gestion du corps normatif. Le Secrétariat général du Gouvernement constitue, en la matière, un modèle pour le travail de gestion des projets de normes qu'il conduit.

Serge LASVIGNES, Secrétaire général du Gouvernement

Concernant l'évaluation de la qualité législative ou réglementaire, deux aspects de l'organisation institutionnelle de notre pays me frappent.

Ainsi, à l'égard des textes réglementaires, j'ai l'impression d'être, en tant que Secrétaire général du Gouvernement, en position de force. Les dernières années ont vu notre contrôle se renforcer. Désormais, lorsque l'administration nous saisit d'un projet de décret, nous veillons à ce qu'il soit systématiquement accompagné d'une étude d'impact. Nous demandons que cette étude d'impact s'avère sérieuse. Nous vérifions en outre l'absence de surrèglementation ou de sur-transposition s'il s'agit de faire application d'une directive. Nous examinons également les conditions dans lesquelles la nouvelle réglementation va s'insérer dans le droit en vigueur (conditions d'entrée en vigueur, application immédiate ou différée, mesures transitoires, etc.). Enfin, à la demande expresse du Président de la République, nous veillons au respect du « un pour un » : si le décret ne se révèle pas absolument nécessaire pour l'application d'une loi nouvelle, nous demandons au ministère d'origine de nous expliquer ce qu'il supprime à la place, en consentant un effort de quantification, calculant le « coût » du décret et demandant au ministère d'opérer des suppressions d'un coût équivalent. Ces exigences nécessitent une acculturation mais je pense que nous avons bien progressé, notamment grâce au passage en revue de notre réglementation effectué par l'OCDE dans les années 2000.

S'agissant des projets de loi, en revanche, ma position institutionnelle s'avère très différente. Nous examinons ces projets à deux stades. Depuis relativement peu de temps, avant leur transmission au Conseil d'État, nous procédons ainsi à une première évaluation du point de vue de la qualité et de la constitutionnalité. Cela nous permet de greffer sur certaines parties d'un projet de loi des indicateurs pour signaler des problèmes constitutionnels éventuels, une mauvaise qualité normative, un effet juridique incertain voire l'inutilité de telle ou telle disposition. Un dialogue s'engage ensuite entre le Gouvernement et le Conseil d'État sur le sujet. Nous intervenons à nouveau après l'intervention du Conseil d'État. Nous procédons alors aux arbitrages, déterminant dans quelle mesure le Gouvernement peut suivre la position du Conseil d'État ou persister dans sa position initiale. Le Secrétariat général du Gouvernement joue ici un rôle de médiation. Il doit se garder de prendre des positions politiques mais il ne doit pas non plus faire preuve de laxisme en taisant les difficultés existantes.

Lorsque l'OCDE avait comparé notre organisation institutionnelle à celle d'autres pays en la matière, elle avait noté l'absence de centre unique responsable de la qualité de la loi au stade de l'élaboration des projets de loi. Dans d'autres pays, il existe des autorités indépendantes chargées de formuler des expertises sur la qualité de la loi dans ses différents aspects (qualité formelle, qualité opérationnel, efficience, etc.). Notre approche de la qualité législative reste fondée sur une sorte de dichotomie. Nous avons développé une culture de la qualité de la loi en termes de rédaction, de cohérence, de clarté et d'insertion dans le corpus juridique. Pour cela, plusieurs institutions interviennent : le Secrétariat général du Gouvernement, les directions des affaires juridiques des ministères et le Conseil d'État. Mais cette espèce de « sur-contrôle » de ces aspects-là ne signifie pas pour autant que nous obtenons des résultats parfaits car après, les arbitrages politiques et les manoeuvres de contournement des ministères vont parfois conduire à réintroduire des dispositions que nous avions écartées, sous forme d'amendements s'il le faut !

Sur les sujets de qualité rédactionnelle, de clarté et de cohérence, nous sommes bien armés. Nous accusons cependant quelques faiblesses, en particulier face à des dispositions de valeur réglementaire que nous retrouvons insérées dans la loi.

En outre, un phénomène se développe de plus en plus et de manière inquiétante, par lequel la loi devient un mélange entre normatif, exposé des motifs et commentaire. Cette évolution se révèle assez redoutable, me semble-t-il, en termes de sécurité juridique. Les juges tenteront toujours de donner du sens à la loi, même en ses dispositions imprécises, et nous pourrons être surpris par certaines de leurs interprétations.

S'agissant de la qualité de la législation au sens de l'efficacité et de l'efficience, nous avons quand même réalisé de nets progrès, notamment grâce à notre collaboration avec les assemblées et en particulier le Sénat, sur la rapidité dans l'application de la loi. Cette rapidité constitue un critère d'efficacité de la loi. Une loi se révèle dangereuse lorsqu'elle existe sans être appliquée ou qu'elle est appliquée trop tard, alors que les circonstances ont changé et que la situation a évolué.

Au-delà de ces questions de rapidité d'application, se posent des questions d'évaluation au sens strict. Nous devons, dans ce cadre, rechercher dans quelle mesure la loi s'avère efficace. Or nous conservons en la matière des marges de progrès. Différentes expériences avaient été menées dans notre pays, tant par le Gouvernement que le Parlement, pour effectuer une évaluation interne de la qualité de la loi. Un office parlementaire avait été institué. Il a remis trois ou quatre rapports avant d'être supprimé. Le Gouvernement avait mis en place le Comité central d'enquête sur le coût et le rendement des services publics qui a longtemps vivoté avant de disparaître lui-aussi dans l'indifférence générale.

La vraie question qui se pose à nous aujourd'hui est double. S'engager dans une véritable évaluation exige une volonté politique forte -ça n'est pas le Secrétariat général du gouvernement qui peut l'impulser et cela suppose des instruments. En cette matière, nous nous heurtons souvent à la problématique des instruments dont dispose le Parlement pour évaluer, comme l'a bien souligné le Président David Assouline dans son introduction. Cette question des moyens fait l'objet de débats récurrents. Spontanément, je pense que la bonne solution consiste à faire travailler le Gouvernement et faire en sorte que se développe entre Parlement et Gouvernement un véritable dialogue sur les conditions dans lesquelles s'opère l'évaluation. Sur ces sujets, nous progressons dès lors que le Gouvernement parvient à mobiliser les instruments dont il dispose, ce qui nécessite une pression du Parlement.

Les études d'impact offrent au Parlement une première prise sur l'évaluation de la législation. Au départ, personne n'y croyait. Il nous a fallu modifier la Constitution pour obtenir un dispositif qui commence à se révéler sérieux. Nous avons réalisé des progrès, notamment grâce à l'intervention du Conseil d'État qui nous signale les études d'impact insatisfaisantes. Nous pourrions néanmoins nous attendre à plus d'exigence encore du Parlement en la matière et à l'instauration d'un véritable dialogue sur l'étude d'impact et son contenu. Nous pouvons aller plus loin, notamment dans la quantification : nous devons nous donner les moyens de procéder à une évaluation chiffrée. Or, il est très difficile de convaincre les administrations d'agir de la sorte. Même sommaires, évaluatives ou approximatives, ces quantifications marqueront nécessairement un progrès. Il convient également de veiller à la perspective de l'étude d'impact et ne pas laisser les ministères croire que cette étude représente un exercice de justification, un exposé des motifs enrichi. Elle doit apparaître comme un instrument d'aide à la décision, expliquant pourquoi et de quelle manière légiférer sur le sujet considéré. Un cercle vertueux peut être mis en place. Encore faut-il que le Parlement et le Gouvernement s'en saisissent.

L'évaluation a posteriori se révèle encore plus complexe. Il existe différentes possibilités, notamment le recours, dans une certaine mesure, à la Cour des comptes. Le Président Assouline évoquait également des formules d'évaluation intégrée, quand une loi prévoit dans son corps même les conditions dans lesquelles elle sera évaluée, fixant d'ores et déjà quelques indicateurs d'évaluation et, le cas échéant, quelques délais. C'est une piste qui me semble intéressante. Nous pourrions procéder ainsi au moins pour certaines lois importantes. Aller plus loin exigerait une révision de la Constitution en introduisant, à côté de l'étude d'impact, un document d'évaluation a posteriori. Sans en arriver là, nous devrions pouvoir dès à présent introduire des mécanismes d'évaluation dans la loi avant même son adoption. Nous avons parfois procédé de la sorte presque sans le savoir.

Nombre de lois prévoient en effet des rapports. Ces derniers sont néanmoins de portée assez variable, du rapport purement politique au rapport « compromis » en passant par le rapport auquel personne ne croit et qui sera supprimé par une loi ultérieure. Heureusement, il y a aussi des rapports véritables, sur lesquels l'administration travaille. S'il n'existait que des rapports véritables, la démarche connaîtrait plus de succès.

De la même manière, nous n'exploitons pas suffisamment la formule de l'expérimentation. Nous avons pourtant employé, en la matière, les grands moyens. Nous avons modifié la Constitution sur deux points, en son article 37-1 pour l'État et son article 72 pour les collectivités locales. Je doute toutefois que nous utilisions ce dispositif autant que nous le pourrions. L'expérimentation permet pourtant d'opérer une évaluation in concreto pour tester de nouvelles dispositions législatives en évitant le phénomène de la loi itérative qui a pu se développer, par exemple en matière commerciale ou industrielle, où le législateur s'y est repris à plusieurs reprises, en se corrigeant lui-même à un ou deux ans d'intervalle.

Au-delà de ces dispositifs, la revue de la réglementation consiste à examiner le corpus législatif de manière ordonnée et organisée, à certaines périodes, après un certain délai, afin de vérifier si les lois restent d'actualité et adaptées, ce qui nous renvoie au sujet de la simplification. À la limite, nous pourrions très bien imaginer d'appliquer à la production législative le principe du « un pour un » que nous avons adopté pour la production réglementaire.

S'il existait un « classement PISA » en matière de qualité législative, j'ignore à quel niveau se placerait la France. Nous ne serions sans doute pas dans les derniers, mais il reste une bonne marge de progrès. Nous savons bien où aller les chercher, il convient donc de nous mobiliser pour les atteindre.

Charles-Henri MONTIN

Merci beaucoup, Monsieur le Secrétaire général. Votre intervention a engagé une sorte de premier dialogue entre vous, du côté de l'exécutif, et le Président Assouline, côté du pouvoir législatif.

Cette première session est également placée sous le signe de l'Europe. En invitant Andrea Renda, nous avons choisi un très grand expert de la question des études d'impact. Je lui ai transmis, en votre nom, une liste de questions afin qu'il nous apporte sur l'approche française un point de vue bruxellois indépendant.

Andrea RENDA, Coordonateur de l'European Network for Better Regulation (ENBR) au sein du Centre for European Policy Studies (CEPS)

Compte rendu effectué à partir de la traduction en français de l'exposé présenté par l'orateur en anglais.

J'évoquerai un certain nombre d'initiatives prises dans les États membres, au sein de l'Union européenne ou en dehors, pour permettre au Parlement européen ou aux parlements nationaux de s'impliquer plus activement dans une meilleure législation. Cette démarche soulève de nombreux enjeux pour le parlement, notamment pour répondre aux attentes des groupements qui prônent une meilleure réglementation. Les parlements doivent relever un grand défi qui consiste à s'assurer de la qualité de la législation. Nous devons également nous assurer que les parlements puissent utiliser tous les outils de réglementation à leur disposition, même si certains ont été conçus dans un autre but. Nous expérimentons ces outils de réglementation depuis maintenant trente ans.

En 1981, les États-Unis ont commencé à utiliser les études d'impact réglementaires. Cet outil a été mis au point après un débat dans les cercles académiques. Une conclusion très simple en a été tirée : l'utilisation d'analyses coût-bénéfice pour soutenir la législation ne faisait pas l'unanimité. L'analyse coût-bénéfice constitue une excellente façon d'évaluer l'adoption de la législation secondaire mais elle ne peut soutenir la législation primaire débattue au Parlement. Cet outil est utilisé depuis 32 ans par le Président lui-même pour contrôler que les agences et les ministères travaillent de façon efficace lorsqu'ils élaborent la réglementation fédérale. En revanche, il n'existe aucune obligation d'utiliser cette analyse coût-bénéfice au sein du Congrès. Pour les réformes de santé menées par le Président Obama, par exemple, il n'est pas obligatoire d'user de cet outil.

Lorsque nous avons commencé à importer et développer ces méthodes au niveau européen, nous avons oublié qu'ils avaient aux États-Unis une portée beaucoup moins large. Les États membres ont mis au point d'autres outils, notamment au sein de la Communauté européenne ou au Royaume-Uni. Ainsi, la Commission européenne utilise des études d'impact depuis fort longtemps. Ces études se concentrent toutefois sur l'activité gouvernementale et non sur l'activité législative. Trois raisons président à cette situation : des raisons méthodologiques, procédurales et politiques. Je développerai successivement ces trois types de raisons.

Il existe tout d'abord certains obstacles méthodologies à l'utilisation de l'analyse coût-bénéfice. Cet outil s'avère extrêmement difficile à mettre en oeuvre pour les législations les plus anciennes. Nous avons ainsi connu quelques problèmes au niveau européen. L'outil a notamment été utilisé pour déplacer des feux tricolores de 50 mètres ou remplacer des pare-chocs en caoutchouc sur les véhicules. Or cette démarche n'appréhende pas de manière satisfaisante l'impact que ces mesures peuvent avoir. Lorsque nous procédons à une analyse coût-bénéfice, nous partons par exemple du principe qu'un euro possède la même valeur pour une personne pauvre que pour une personne riche, que la richesse constitue un facteur de bonheur et que le niveau de satisfaction de l'individu dépend de ce qu'il possède en propre. Ce sont de simples présupposés.

Cet outil s'avère en fait mal adapté pour procéder à l'évaluation des législations à vocation distributionnelle, et il doit être réservé aux législations secondaires ou fédérales. Il convient en outre de disposer d'un modèle général pour pouvoir mener une analyse coût-bénéfice. Cela suppose des modèles extrêmement riches en données et qui ne se révèlent pas toujours exacts à long terme. Cet outil reste très incomplet car il se focalise uniquement sur l'efficacité, sans prendre en considération les impacts distributionnels ni le comportement des êtres humains vis-à-vis de la loi. Il faut mener une approche sophistiquée qui prenne en compte l'économie et les comportements. Lorsque nous effectuons une analyse coût-bénéfice, nous ne tenons pas compte des impacts produits sur les autres législations.

Quant aux obstacles procéduraux, ils tiennent à ce que les parlements rencontrent des difficultés à opérer une évaluation ex-ante. Les décisions prises résultent parfois de compromis politiques et de nombreux amendements sont apportés à la législation budgétaire chaque année. Tout change. Nous n'avons donc aucune idée de la législation jusqu'au dernier moment. L'Italie constitue un champion en la matière. Nous avons adopté de très nombreuses législations, notamment sur le commerce des médicaments, dans un délai particulièrement court. Il s'avère très difficile de prévoir comment évoluera la législation. Parfois, les parlements travaillent à partir de comités, d'une matière très dispersée. Il en est ainsi par exemple au sein du Parlement européen. A l'inverse, certains parlements ne disposent pas d'organes dédiés. Parfois, lorsque ces organes existent, ils souffrent d'une pénurie de ressources et bénéficient d'un niveau de confiance très faible. Le recours à des consultations reste extrêmement difficile pour les parlements.

Il existe, enfin, des obstacles politiques. Les décisions ne sont jamais prises en fonction de leur efficacité. Elles sont plutôt le fruit d'un compromis politique. Publier un document exige que le parlement prenne la responsabilité de ses décisions. Effectuer cet exercice en fonction d'une analyse coût-bénéfique est voué à l'échec. Nous avons connu ces problèmes au sein du Parlement européen et nous avons mené plusieurs expériences pour y remédier. J'ai élaboré la première étude d'impact réglementaire pour le Parlement européen. Peut-être suis-je donc responsable de la situation... Ce n'est qu'en 2012 que le Parlement a décidé d'assumer pleinement son rôle et qu'il a créé un organe interne chargé de surveiller la législation, d'émettre des propositions législatives et de conduire des évaluations.

Les parlements sont-ils appelés à surveiller les études d'impact réglementaires du gouvernement ? Je pense qu'il faut répondre positivement à cette question. La crise financière a conduit aux parlements de plusieurs pays à déléguer l'activité législative au gouvernement. La rapidité avec laquelle les lois doivent être adoptées place les parlements dans une situation très délicate. Ils jouent en principe le rôle de gardien dont nous avons besoin car la qualité conférée par le gouvernement aux agences gouvernementales s'avère insuffisante. Nous essayons de vérifier la cohérence de certaines propositions émises par la Commission européenne par exemple. Nous devons également vérifier si la substance et le fond de ces textes sont en phase avec ce qui a été proposé.

Les problèmes que connaît l'Union européenne se sont également produits dans d'autres pays. Le Royaume-Uni dispose d'un organisme similaire, le Better Regulation Executive (BRE). Il en est de même aux États-Unis avec l'Office of Information and Regulatory Affairs (OIRA). Ces organismes sont chargés de vérifier la qualité de la réglementation. Je pense que les parlements s'avèrent tout à fait capables de tenir ce rôle. Ils ne doivent pas se fier uniquement à l'analyse coût-bénéfice mais développer une méthodologie beaucoup plus large.

Les parlements doivent également vérifier la manière dont procède le gouvernement et déterminer si ce dernier accomplit bien ce qu'il s'était engagé à faire. Pour ce faire, ils doivent disposer de ressources et de compétences. Aujourd'hui, les parlements tendent à réaliser une évaluation ex-post et produisent des rapports. Ils analysent également la mise en oeuvre et l'applicabilité d'une législation individuelle. Dans différents pays, les cours des comptes jouent également un rôle dans l'évaluation. Il en est ainsi par exemple du National Audit Office (NAO) au Royaume-Uni ou de la Cour des comptes de l'Union européenne. Ces organismes peuvent conduire une évaluation ex-post. Ces évaluations ne relèvent pas uniquement du rôle des parlements. Ceux-ci peuvent évaluer toutes les propositions du gouvernement. Ils élaborent des rapports sur l'adoption de la législation et sur sa performance.

À cette évaluation ex-post s'ajoute une évaluation ex-ante individuelle. Dans ce cadre, les parlements sont impliqués en amont, avec le gouvernement, dans la rédaction de la législation et dans le contrôle de son efficacité et de son efficience. Ce dernier modèle reste le plus controversé mais aussi le plus prometteur. Il sera également le plus utile, s'il est validé. Nous éprouvons toutefois quelques difficultés avec ce modèle ex-ante. Le besoin accru de ressources représente d'ailleurs une difficulté supplémentaire dans un contexte de réduction des coûts. Il convient enfin de revoir la méthodologie. Les parlements ne peuvent travailler avec le gouvernement sur la base d'une analyse coût-bénéfique.

Les parlements doivent-ils réaliser une étude d'impact sur la législation proposée ? S'agit-il d'une mission impossible ? Je pense que nous avons besoin d'une réforme du travail préparatoire, de planification et de dialogue entre les comités. Nous devons conduire une réflexion méthodologique sur le sujet. Les économistes doivent être davantage impliqués avec les juristes du parlement. Nous sommes tous régis par des traditions juridiques différentes mais les juristes dominent nos institutions. L'économiste ne constitue pas un métier très populaire. Pourtant, nous avons besoin d'intégrer, dans nos institutions, de bons économistes possédant aussi une certaine sensibilité juridique. Grâce à eux, nous pourrons nous éloigner de cette analyse coût-bénéfice pour conduire plutôt une approche intégrée et améliorer ainsi l'efficacité de nos analyses. Cette approche nous permettra également de vérifier si les propositions nous aident à atteindre les objectifs à long terme d'une façon efficace et cohérente. Elle doit être menée en toute transparence. À défaut, le potentiel de parvenir à une meilleure réglementation serait perdu et l'objectif totalement voué à l'échec.

Enfin, les parlements nationaux doivent-ils réaliser une étude d'impact sur la législation européenne ? Il s'agirait sans doute d'une étape tout à fait naturelle. Elle permettrait de mettre en place une gouvernance multilatérale au niveau européen. Il existe trois modèles possibles. Selon le premier modèle ex-ante, les parlements nationaux des États membres formulent un projet de mise en oeuvre. Je viens de terminer l'élaboration d'un guide sur l'analyse coût-bénéfice pour la Commission. À Bruxelles, la Commission européenne prend rarement en compte la phase de mise en oeuvre, qui dépend plutôt des États membres. Le travail commence lorsque la commission finalise l'étude d'impact, qui va constituer la matière première pour les amendements apportés par le Parlement européenne dans le processus de codécision. Dans le deuxième modèle ex-ante lors de la transposition, les institutions européennes doivent fournir aux États membres un document d'étude d'impact mis à jour. Or à l'heure actuelle, ce document reste très succinct et incomplet. Le Parlement vient à peine de commencer l'étude d'impact et tous les amendements ne s'y reflètent pas.

Suivant le dernier modèle ex-post, enfin, les parlements nationaux analysent, en coopération avec le gouvernement, la performance d'une législation. Ils dressent un rapport à l'attention de la Commission européenne pour une évaluation ex-post. L'utilisation de ce modèle reviendrait à refermer le cercle vertueux qu'évoquait Monsieur Lasvignes. Ce modèle se concentre sur la mise en oeuvre, l'application et la conformité de la législation.

Charles-Henri MONTIN

Grâce à vous, nous avons pu appréhender combien il s'avérait difficile pour les parlements d'utiliser les outils traditionnels de la better regulation, c'est-à-dire les outils d'analyse des impacts, avant et après, pour s'assurer de l'efficacité des textes normatifs. Monsieur Renda s'est référé au concept adopté au niveau européen, qui constitue aujourd'hui une référence commune. Monsieur Lasvignes a opposé le modèle traditionnel français à tous les efforts consentis récemment pour opérer un rapprochement vers une la conception européenne, plus large. L'OCDE recourt fréquemment à des chercheurs pour l'aider à synthétiser la masse des expériences nationales. Les universitaires sont souvent bien placés pour conduire ce travail de réflexion, moins pris dans le « feu de l'action » que les fonctionnaires que nous sommes. Nous sommes très heureux d'accueillir le Professeur Dominique Rousseau.

Dominique ROUSSEAU, Professeur des universités
(Paris 1 Panthéon Sorbonne)

Je suis très honoré d'être invité par la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois. Les interventions de mes prédécesseurs se situaient au coeur du sujet. La mienne se tiendra plutôt à sa périphérie dans la mesure où contrairement à eux qui sont tous des hauts fonctionnaires et des praticiens je ne possède pas d'expérience pratique en cette matière. Du reste, lorsque j'avais été sollicité pour participer à cette table ronde, ma première réaction avait été de demander à quel titre !

Mais si, comme vous le pensez, les universitaires peuvent, par leur recul, contribuer à votre réflexion, ma première approche sera de questionner l'intitulé même de cette rencontre : « évaluation et qualité de la législation »... Première question : quelle qualité s'agit-il d'évaluer ? La réponse permettra également de répondre à une seconde question : quelle institution pour évaluer ? Je ne suis pas sûr qu'il revienne au Parlement d'évaluer la qualité de la loi et je vais tenter de vous le démontrer.

Quelle qualité ? Ce terme de qualité n'a pas un sens en soi, qui serait évident pour chacun. Il m'apparaît donc nécessaire de l'interroger aussi. De quelle qualité parlons-nous en évoquant la qualité de la législation ? J'ai identifié trois qualités différentes : la qualité juridique, la qualité normative et la qualité politique.

La qualité juridique est un attribut que l'on reconnaît à la loi lorsqu'elle respecte la répartition des compétences définie par la Constitution, selon qu'elle relève du domaine réglementaire ou du domaine législatif et suivant qu'elle empiète sur le domaine du Gouvernement ou, au contraire, qu'elle reste bien au sein de son champ de compétences, tel qu'il est déterminé par l'article 34 de la Constitution. C'est, vous le savez, un domaine aux frontières variables : pour certaines matières, le législateur doit poser les règles ; pour d'autres, il définit simplement les principes.

La qualité juridique de la loi repose aussi sur sa qualité rédactionnelle. La loi doit répondre au principe constitutionnel de clarté et d'intelligibilité, qui implique qu'elle soit claire, compréhensible pour le citoyen et intelligible. Puisque nul n'est censé ignorer la loi, le citoyen doit pouvoir, à la lecture de la loi, appréhender la façon dont il doit se comporter.

Incombe-t-il au Parlement de contrôler cette qualité juridique dans ses deux dimensions de respect des compétences et d'intelligibilité ? Oui, un peu. Mais la qualité juridique relève aussi en amont du Conseil d'État, qui reçoit tous les projets de loi et qui peut aussi, désormais, être consulté sur les propositions de loi : c'est à lui d'apprécier, avant leur examen devant les assemblées, leur qualité rédactionnelle, leur respect de la répartition des compétences et leur clarté. L'examen de la qualité juridique de la loi s'opère ainsi en amont mais également en aval, par le Conseil constitutionnel. Il lui appartient, lorsqu'il est saisi a priori, d'examiner le respect par le législateur du principe constitutionnel de clarté et d'intelligibilité de la loi. La décision 468 DC du 3 avril 2003 sur la réforme du mode de scrutin des élections des conseillers régionaux me semble à cet égard emblématique. Les sénateurs avaient saisi le Conseil constitutionnel, au motif que la très grande complexité du mode de scrutin choisi rendait la loi inintelligible pour les citoyens. Le Conseil constitutionnel a reconnu que la rédaction se révélait compliquée, a noté que la complexité de ce mode de scrutin découlait de la conciliation qu'avait voulu effectuer le législateur entre la représentation proportionnelle et la représentation de tous les territoires, et il a dressé une liste de principes à respecter dans la mise en application de ce texte : « considérant toutefois qu'il incombera aux autorités compétentes de prévoir toute disposition utile pour informer les électeurs et les candidats sur les modalités du scrutin et sur le fait que c'est au niveau régional que la représentativité d'une liste doit être appréciée ... ». Ainsi, d'autres autorités que le Parlement (le Conseil d'État, le Conseil constitutionnel...) sont là pour examiner la qualité juridique des lois, en amont et en aval.

La qualité normative, quant à elle, détermine la portée effective de la loi. Lorsque le législateur vote une loi, il s'attend à ce que les acteurs publics et privés voient leur comportement normé par celle-ci. Ainsi, la loi doit, comme l'indique le Conseil constitutionnel dans une décision d'octobre 2010, « avoir une portée effective » sur le comportement des acteurs sociaux. Cette appréciation de la qualité normative de la législation est-elle du ressort du Parlement ? Là encore, un peu, mais pas totalement.

C'est par les études d'impact que le Parlement peut essayer d'apprécier la portée normative que présentera la loi votée, en essayant d'anticiper les effets de cette loi sur les acteurs. Il paraît très difficile pour le Parlement d'apprécier cette qualité normative car, une fois votée, la loi lui échappe. Les acteurs en font ce qu'ils souhaitent. La loi sur le PACS, par exemple, a davantage servi aux couples hétérosexuels qu'aux homosexuels auxquels elle était pourtant principalement destinée. De même, on s'attendait à ce qu'avec la QPC, le Conseil constitutionnel conserve le monopole du contrôle de constitutionnalité de la loi ; or le Conseil d'État et la Cour de Cassation sont devenus les juges constitutionnels de droit commun !

Enfin, la qualité politique de la loi réside dans la bonne traduction des promesses électorales, dans le respect de la volonté populaire telle qu'elle s'est exprimée, dans l'accomplissement du programme politique soumis au peuple lors des élections. Revient-il au Parlement d'apprécier cette qualité politique ? Non. C'est au peuple qu'il revient d'apprécier la qualité politique de la loi ; si les élus n'ont pas traduit dans la loi le programme sur lequel ils se sont fait élire, la loi est de mauvaise qualité politique ; au contraire, si les élus l'ont bien traduit, leur loi est de bonne qualité politique, et les élus peuvent être reconduits.

En conclusion, j'attirerai votre attention : derrière ce discours à la mode sur l'évaluation, ne confondons pas les rôles. Revenons au coeur du métier parlementaire et à la fonction initiale du Parlement. Puisque vous avez invité un universitaire, laissez-le vous lire une citation ! Relisons ensemble Bagehot : le Parlement n'a pas pour rôle premier de voter la loi mais de contrôler l'usage qui est fait des impôts et donc de contrôler l'exécutif. C'est pour cela qu'on a inventé le Parlement ! Il représente également le lieu de pédagogie qui permet à la société de prendre conscience d'elle-même et des règles nécessaires à la vie en commun. Il ne faut pas que le Parlement se perde dans d'autres missions, sous peine de mettre à mal son coeur de métier, c'est-à-dire son rôle de représentation des citoyens. Le travail des parlementaires est contrôlé par les citoyens et d'autres institutions (la Cour des comptes, le Conseil d'État, le Conseil constitutionnel, les associations, etc.). Comme nous le savons bien à l'Université, on ne peut pas s'autoévaluer : l'évaluation ne peut qu'être effectuée en externe, par un organisme extérieur chargé d'apprécier de manière impartiale, objective et neutre la production de l'institution. Il apparaît nécessaire, pour apprécier la qualité de la législation, de trouver d'autres instruments et d'autres institutions que le Parlement. Il peut avoir un rôle à jouer, mais ça n'est pas son coeur de métier.

Charles-Henri MONTIN

Vous avez grandement facilité mon travail en nous ramenant aux fondamentaux, en formalisant les questions de fond de cette réflexion et en y apportant une réponse, pour le cas non conventionnelle. Vous avez ainsi ouvert la discussion. J'espère que les Parlements présents ici pourront réagir.

Discussion et échanges avec la salle

Joëlle SIMON, MEDEF

Monsieur Renda a évoqué la question des études d'impact sur les propositions de loi, un sujet trop rarement abordé. Depuis la réforme constitutionnelle, ces propositions de loi ont pris une grande importance et suscitent de nombreux débats, à l'occasion desquels nous sommes de plus en plus souvent consultés. Nous avons ainsi été entendus cette semaine, dans cette assemblée, sur une proposition visant à introduire une forme de recours collectif pour lutter contre les discriminations. Or cette proposition reste très ouverte et n'est pas assortie d'étude d'impact, ce qui, à nos yeux, pose problème. De même, si tous les amendements n'ont pas nécessairement à faire l'objet d'une étude d'impact, un amendement qui étendrait de manière conséquente le champ d'application d'une loi devrait être accompagné d'une telle étude. Il me semble qu'au Parlement européen, dans des cas très particuliers, des études d'impact sont réalisées sur des amendements.

Mme Corinne BOUCHOUX, sénatrice

Je suis sénatrice de Maine-et-Loire. La contradiction posée entre les deux sens de la qualité me semble uniquement apparente. Comme l'a dit le Professeur Rousseau, la vraie question est « cette loi correspond-elle à l'intérêt général ? ». C'est ainsi que je conçois la qualité de la loi. Je m'interroge dès lors sur le poids des lobbies dans l'élaboration de la loi qui, immanquablement, aura un impact sur sa qualité. Quid de l'impact des transactions en amont qui peuvent peser d'une manière importante sur un texte ? On découvre, quand on arrive comme moi dans cette maison, qu'il y a des « deals », une sorte de « Monopoly législatif » avec des échanges d'amendements pour aboutir à ce qui est parfois une cote mal taillée ! La qualité de la loi pose la question des conflits d'intérêts : la loi répond-elle au problème d'une société en touchant tous ses acteurs, améliore-t-elle le bien commun ou ne reflète-t-elle que la position de tel ou tel lobby ? Enfin, il existe une distorsion de concurrence entre les lois déposées par le Gouvernement qui dispose d'un ensemble de structures pour le conseiller à commencer par le Conseil d'État et les lois déposées par les groupes parlementaires, moins bien armés. Ne risquons-nous pas, dès lors, de faire apparaître deux types de loi de qualité différente ?

David ASSOULINE

Professeur Rousseau, vous évoquiez le rôle du Parlement dans le contrôle de l'exécutif. La séparation des pouvoirs constitue le fondement même de notre Constitution et de nos institutions. Dans notre discussion, il peut y avoir des confusions entre les domaines de l'exécutif et du législatif. Nous devons veiller à ne pas entretenir ces confusions. Le principal handicap à l'exercice de la fonction de contrôle du Parlement inscrite désormais en toutes lettres dans la Constitution réside dans la nécessité, pour les assemblées, de disposer des moyens du contrôle. Nous ne saurons donner pleinement effet à cette disposition constitutionnelle que si le Parlement dispose d'assez de moyens humains et matériels pour contrôler l'application de la loi par l'exécutif.

La qualité politique traduit-elle le respect du suffrage universel ? Il n'existe pas de mandat impératif. Cette question pose en fait celle du contrôle de la volonté du législateur lorsqu'il a adopté la loi. Nous connaissons tous les effets pervers d'une loi qui ne poursuit pas les buts affichés. Il existe aussi des cas où, malgré les objectifs affichés, l'exécutif n'a pas consenti les moyens nécessaires pour que la loi entre dans la vie quotidienne du citoyen. Cette situation peut résulter d'un manque de précision de la part du législateur, qui a posé un objectif sans en définir les instruments de mise en oeuvre, mais ça peut aussi être le fait de l'exécutif, qui n'a pas la volonté d'y affecter les moyens voulus.

Dans ce domaine de la politique pure, le concept de volonté générale reste très subjectif et varie suivant les courants politiques. Nous ne pouvons pas nous en tenir strictement à la volonté populaire exprimée lors des élections, ce qui poserait d'ailleurs incidemment la question du rôle du Sénat, puisqu'il n'est pas renouvelé au même rythme que l'Assemblée nationale. La problématique de notre colloque sur la qualité se révèle donc peut-être un peu biaisée.

La qualité doit faire référence à l'attention particulière portée par le législateur aux conséquences de la loi qu'il vote. Le législateur légifère pour que le texte soit appliqué et non seulement pour donner un point de vue politique sur tel ou tel sujet. C'est la raison pour laquelle je m'inscris en faux contre le terme de « rentabilité » de la loi, en vogue à l'OCDE et employé dans tous les domaines économiques. Il convient de privilégier davantage l'effectivité. La loi, pour jouer un rôle pédagogique, doit se révéler suffisamment crédible et légitime au regard des citoyens y compris au niveau européen, où cette question pourrait devenir primordiale. Si le citoyen a le sentiment que les décisions prises dans la sphère parlementaire censée la représenter ne revêtent pas de sens, ne s'appliquent pas ou pas suffisamment ou même sont détournées de leur vocation première, la distance entre le citoyen et le Parlement et donc entre le citoyen et la loi augmentera au point de miner nos acquis démocratiques.

Marie-Antoinette COUDERT, Avocat fiscaliste au Barreau de Paris

Les politiques ont-ils vraiment pris conscience des difficultés que peuvent poser, dans les lois de finances et les lois à portée fiscale, des dates d'effet différentes selon les articles et, plus généralement, du problème récurrent de la rétroactivité de certaines dispositions fiscales ? Je me rends bien compte des raisons politiques qui motivent cette pratique, dès lors que la fiscalité est un des instruments aux mains du pouvoir politique, mais ne pourriez-vous pas consentir un effort pour que citoyens et praticiens y voient plus clair ? Ces éléments ne posent-ils pas la question de la qualité normative de la loi fiscale ?

Jean-Pierre DUPRAT, Professeur émérite à l'Université Montesquieu Bordeaux IV

Il me paraît un peu vain de distinguer l'évaluation en termes de politique publique et en termes de législation. L'erreur de la réforme tentée avec l'Office parlementaire d'évaluation de la législation reposait en partie sur cette dichotomie. Une loi comporte nécessairement des éléments propres à la technique législative et juridique et des éléments propres à l'objet et au contenu de la législation. La loi constitue un moyen pour mettre en oeuvre une politique publique, les deux aspects restant indissolublement liés. Le nouvel article 24 de la Constitution, en mentionnant l'évaluation des politiques publiques, suffit à englober l'évaluation législative.

On doit distinguer entre une démarche sur le plan méthodologique ou conceptuel et une démarche sur le plan pratique. Sur le plan méthodologique, nous avions déjà dissocié la fonction de contrôle et la fonction d'évaluation lors d'une précédente rencontre ici même. Or les deux sont liées du point de vue temporel puisque l'évaluation ne sert qu'à préparer le contrôle. Je ne partage pas l'idée d'une spécialisation du Parlement dans la seule fonction de contrôle. Le Parlement a un rôle actif à jouer dans la fonction législative. Pour mettre en place les mécanismes, il faut disposer d'une vision conceptuelle claire de la situation mais la mise en oeuvre pratique nécessite des coordinations et l'association de différentes institutions. Que le Conseil d'État ou le Secrétaire général du Gouvernement jouent un rôle actif dans l'évaluation, cela n'exclut pas pour autant le contrôle du Parlement. Les difficultés qu'on a pu observer au Parlement tiennent essentiellement à des rivalités internes de la part des commissions permanentes à l'égard des délégations. En outre, un travail bicaméral doit être organisé en coordination avec le Conseil d'État et la Cour des comptes, même si la formule des délégations communes soulève de grandes difficultés.

Thierry RENOUX, Professeur à l'Université Paul Cézanne, Aix-Marseille

En tant que praticien, je suis étonné de l'absence d'un représentant de la Cour des comptes à notre matinée de réflexion. Les politiques publiques se déclinent en politiques législatives, et l'analyse économique du droit que nous effectuons à travers les études d'impact se heurte à de grandes difficultés. L'OCDE a établi depuis 2005 une liste de critères de qualité mais le praticien est confronté à une carence de données statistiques fiables et récentes pour bâtir une étude d'impact satisfaisante. En France, nous avons l'avantage de pouvoir disposer des statistiques établies par l'Insee. Le Parlement pourrait peut-être davantage user de cet instrument dans l'évaluation. De la même manière, nous n'avons pas abordé la notion de coût. Or je crois que nous sommes redevables devant le justiciable du coût de la législation, y compris au Parlement. Devons-nous nécessairement passer par le Parlement pour évaluer ? Le Parlement peut s'autoévaluer dans son domaine mais d'autres institutions peuvent intervenir dans d'autres domaines, en particulier le Conseil d'État et la Cour des comptes.

Dominique ROUSSEAU

Pour moi, le Parlement intervient essentiellement en amont, dans la captation des besoins de la société pour les transformer en loi, dans la recherche d'intelligibilité de la loi. Pour le reste, que vous le vouliez ou non, tout objet échappe à son créateur, comme le constatait déjà Thucydide : une fois votée, la loi vous échappe en grande partie, elle est captée par les acteurs qui l'utilisent parfois d'une manière étonnante pour le législateur. Il importe donc que certaines institutions puissent procéder à une évaluation. Aux yeux d'un universitaire, les rapports de la Cour des comptes, du Conseil d'État et de la Cour de cassation apparaissent comme un bon reflet de la qualité normative ou rédactionnelle de la loi. Sur le plan juridique, cette qualité se mesure notamment au nombre de contentieux qu'une loi génère.

Christian VIGOUROUX

Je partage l'avis du Professeur Renoux sur les chiffres. Le ministère de l'Intérieur a créé un nouveau service de statistique ; le ministère de la Justice a consenti d'importants moyens pour améliorer ses statistiques et la direction de l'Office national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) a dernièrement été confiée à l'Insee, marquant ainsi une grande transformation en ce domaine. Le Parlement présente la spécificité d'être généraliste. Dans certains secteurs, nous faisons face à une pléthore de contrôles spécialisés, y compris par les ONG. Il y a un cumul de contrôles, et si ces contrôles se révèlent tous nécessaires, il importe que le Parlement dépasse l'approche des différents ministères et même de ses propres commissions pour dégager une vue globale, garante de qualité.

Andrea RENDA

Le droit économique n'est pas seulement l'affaire des économistes. Ceux-ci travaillent avec les juristes et nous devons sans cesse chercher à améliorer cette collaboration. Au-delà des problèmes internes, les Parlements ont tendance à déléguer l'activité législative au Gouvernement. Or ce mécanisme exige un certain contrôle. Même si celui-ci semble aller au-delà de sa capacité législative, le Parlement doit exercer son contrôle sur la substance de la loi. Propositions et amendements doivent être examinés en toute transparence vis-à-vis de toutes les parties prenantes et en pleine responsabilité. Les Parlements sont responsables du coût de la législation, non seulement du point de vue budgétaire mais également vis-à-vis la société, à la différence des cours des comptes. Quant aux données, je pense qu'il faut, y compris au niveau de l'OCDE, chercher la façon d'impliquer les organismes statistiques dans le travail gouvernemental. L'Allemagne offre un excellent exemple sur ce point.

Serge LASVIGNES

Nous pourrions parfaitement imaginer que des amendements, s'ils viennent modifier substantiellement une loi, soient soumis à une évaluation rapide, avec l'accord du Parlement. Plus généralement se pose la question de la cohérence de la démarche législative : pour légiférer efficacement, il conviendrait avant tout d'élaborer des lois courtes et homogènes. Un des « drames législatifs » les plus frappants réside dans ces textes portant diverses dispositions sur un peu tout... S'agissant des lobbies, n'allons pas imaginer que la solution pour lutter contre leur influence consisterait à légiférer dans une démarche autiste. La phase de consultation, très directement liée aux questions de qualité de la loi, doit être assumée, formalisée et transparente pour qu'on puisse résister aux pressions des lobbies plus efficacement.

David ASSOULINE

S'engage aujourd'hui une mise à plat de notre fiscalité. Le débat fait s'élever de nombreuses voix exigeant un impôt lisible et donc stable. Indépendamment des différences de choix que nous pouvons opérer dans l'élaboration du budget, en fonction des volontés politiques et des alternances, il faut absolument viser la lisibilité et la stabilité des dispositions. Le MEDEF a signalé l'absence d'étude d'impact sur la loi visant à lutter contre les discriminations au sein de l'économie et de l'entreprise. En revanche, l'effet dévastateur des discriminations dans l'économie est totalement avéré depuis plusieurs décennies. La nécessité d'agir est donc apparue d'elle-même.

À aucun moment nous ne saurions nous exonérer de ces études d'impact sur des questions de société ou tout autre sujet. Il ne s'agit pas d'empêcher la loi mais d'en mesurer les effets. Il existe en Europe et dans le monde des cultures parlementaires très différentes. L'OCDE travaille au rapprochement dans l'évaluation des politiques publiques en établissant des grilles d'évaluation communes. Cela ne gomme pas pour autant des cultures politiques parlementaires très diverses. Dans notre pays, nous n'avons pas pour tradition de porter aux nues le rôle du Parlement. Si nous nous concentrions sur notre fonction de contrôle, nous ne pourrions pas peser, faute de moyens. De ce point de vue, nous sommes fort éloignés du modèle américain. Pour ce qui est du contrôle de l'exécutif, nous ne pouvons que souhaiter de nous en rapprocher, à l'échelle européenne, sans que ce rapprochement se limite à des évaluations techniques, normées, ni qu'il fasse abstraction des spécificités parlementaires de nos différents États.

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