EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

A l'initiative du président Christian Poncelet, le Sénat est appelé à examiner la proposition de loi constitutionnelle relative à la libre administration des collectivités territoriales et à ses implications fiscales et financières.

Cosignée par nos collègues Jean-Paul Delevoye, président de l'Association des Maires de France, Jean-Pierre Fourcade, président du Comité des finances locales, Jean Puech, président de l'Assemblée des départements de France et Jean-Pierre Raffarin, président de l'Association des régions de France, cette proposition de loi a pour objet de garantir l'autonomie fiscale des collectivités locales dans notre Constitution, et d'y inscrire le principe de compensation intégrale des transferts de compétences.

Elle consacre également le rôle de représentant des collectivités territoriales dévolu au Sénat par la Constitution, en proposant de conférer à notre Haute assemblée un pouvoir législatif équivalent à celui de l'Assemblée nationale pour les projets et propositions de loi relatifs à l'administration des collectivités locales.

" Donner un coup d'arrêt au processus actuel de remise en cause de la fiscalité locale ", telle est la philosophie de la présente proposition de loi constitutionnelle, ainsi que l'a exposé le président Christian Poncelet dans son allocution prononcée devant le Sénat le 6 octobre dernier.

Enoncé à l'article 72 de la Constitution, le principe de libre administration des collectivités territoriales n'a pu véritablement trouver sa signification qu'avec la globalisation des emprunts et des dotations versées par l'Etat aux collectivités locales ainsi qu'à travers le vote par celles-ci des impôts directs locaux.

Les lois de décentralisation lui ont donné sa pleine dimension en opérant une nouvelle redistribution des pouvoirs dans l'Etat unitaire, en améliorant l'efficacité de l'action publique et en permettant l'émergence d'une démocratie de proximité .

Libérant les initiatives locales, la décentralisation a constitué une réforme bénéfique. S'affirmant comme des acteurs économiques de premier plan, les collectivités locales assurent désormais environ les deux tiers de l'investissement public. Elles ont su développer une gestion financière saine , apportant ainsi une contribution décisive au respect des critères fixés par le Traité de Maastricht pour l'entrée dans la monnaie unique. Plus que jamais les défis économiques et sociaux auxquels l'action publique est confrontée justifient de renforcer le processus de décentralisation.

Mais ce processus ne peut jouer tout son rôle que s'il est fondé sur des principes clairs assurant un véritable contrat de confiance entre l'Etat et les collectivités locales au service de l'intérêt général.

Or, sur le rapport de notre collègue Michel Mercier, les remarquables travaux de la mission sénatoriale d'information, présidée par notre collègue Jean-Paul Delevoye, ont parfaitement mis en lumière que le système de financement des collectivités locales ne garantissait plus l'autonomie locale .

Depuis l'adoption des lois de décentralisation, les collectivités locales doivent subir des manquements répétés au principe de la compensation intégrale et concomitante des compétences transférées. Des compensations insuffisantes ou qui n'évoluent pas à hauteur des charges, des charges nouvelles imposées aux collectivités sans même qu'une compensation soit établie, remettent en cause les principes de la décentralisation.

Plus récemment, les collectivités ont dû subir une réduction très forte de leur pouvoir fiscal avec la suppression partielle des droits de mutations à titre onéreux, la mise en extinction de la part " salaires " de la taxe professionnelle, la suppression de la part régionale de la taxe d'habitation et celle annoncée de la vignette automobile.

Elles doivent ainsi supporter les conséquences de l'absence de réforme de la fiscalité locale , pourtant programmée par la loi du 2 mars 1982 mais qui n'a jamais vu le jour. Au lieu de moderniser les impôts locaux, les gouvernements successifs ont préféré opérer une amputation progressive de la fiscalité locale, lui substituant des concours versés par l'Etat.

L'exposé des motifs de la proposition de loi souligne, à juste titre, que " ce processus de recentralisation des ressources des collectivités territoriales porte, à l'évidence, atteinte à la substance même du principe constitutionnel de libre administration ".

Un telle évolution ne peut, en effet, que dénaturer gravement l'esprit de la décentralisation en plaçant les collectivités locales en situation de dépendance et en les soumettant à une véritable tutelle budgétaire. Si elle devait se poursuivre, elle aurait pour effet de décourager les élus locaux, en les privant de toute responsabilité sur l'évolution de leurs ressources.

Ce processus de recentralisation met en évidence les limites du dispositif constitutionnel relatif à la libre administration des collectivités territoriales. En dehors de la règle institutionnelle d'une administration par des conseils élus, l'article 72 de la Constitution ne définit pas le contenu de ce principe et se borne à renvoyer à la loi ordinaire le soin de préciser les conditions de sa mise en oeuvre.

Si le renforcement de la compétence législative dans la définition des compétences et les modalités de leur exercice avait pu apparaître comme une garantie importante pour les collectivités locales, les atteintes successives aux principes initiaux démontrent que cette garantie est insuffisante. Prévenir pour l'avenir de nouvelles remises en cause passe par une véritable affirmation des règles fondamentales de l'autonomie locale dans la Constitution.

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I. DES ATTEINTES GRAVES À L'AUTONOMIE FISCALE ET FINANCIÈRE QUI SOULIGNENT LES LIMITES DU DISPOSITIF CONSTITUTIONNEL RELATIF À LA LIBRE ADMINISTRATION DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES

A. DES ATTEINTES GRAVES

1. Le démantèlement de la fiscalité locale constitue une remise en cause des principes de la décentralisation

a) La place de la fiscalité locale dans le processus de décentralisation

Le renforcement de l'autonomie financière des collectivités locales a constitué une caractéristique majeure de la décentralisation .

Avant même les lois de décentralisation, ce mouvement avait été engagé dans le cadre du plan de développement des responsabilités locales présenté sous le gouvernement de M. Raymond Barre, par le ministre de l'Intérieur, notre excellent collègue Christian Bonnet.

Deux réformes importantes ont traduit la place de la fiscalité dans le système de financement local. D'une part, la loi de finances pour 1979 , qui a supprimé le versement représentatif de la taxe sur les salaires, remplacé par la dotation globale de fonctionnement issue des dispositions de la loi du 3 janvier 1979 , a conservé à cette dernière dotation le caractère d'un prélèvement sur les recettes de l'Etat, marquant ainsi le principe d'un financement des collectivités locales par la fiscalité. D'autre part, la loi du 10 janvier 1980 portant aménagement de la fiscalité directe locale a permis aux collectivités locales de voter le taux d'imposition propre à chacune des taxes locales, alors que jusque là elles ne votaient qu'un produit fiscal dont la charge était répartie entre les différents impôts par les services fiscaux de l'Etat.

Plusieurs dispositions des lois de décentralisation ont tendu à mieux concrétiser le principe de libre administration des collectivités territoriales. Elles ont ainsi rendu exécutoires de plein droit les actes budgétaires, prévu la globalisation des subventions d'équipement à travers la création de la dotation globale d'équipement (DGE), permis aux élus locaux ordonnateurs de réquisitionner leur comptable si celui-ci refuse de payer une dépense ou de percevoir une recette et supprimé les régimes de contrôle et d'approbation préalable en matière d'emprunts.

En matière fiscale, les lois de décentralisation ont étendu le principe du vote des taux aux impôts transférés aux collectivités locales en contrepartie des transferts de compétences.

Elles ont, par ailleurs, fixé le principe selon lequel les charges transférées seraient compensées aux collectivités locales par des transferts d'impôts d'Etat et, seulement pour le solde, par l'attribution d'une dotation générale de décentralisation ( article L. 1614-4 du code général des collectivités territoriales). Ces transferts d'impôts d'Etat doivent représenter la moitié au moins des ressources attribuées par l'Etat à l'ensemble des collectivités locales ( article L. 1614-5 ).

Ce faisant, les lois de décentralisation ont traduit l'idée essentielle que la liberté de la dépense ne saurait suffire à une pleine expression de la libre administration des collectivités territoriales. Ce constat est particulièrement vrai dans un pays qui, comme la France, a vécu une expérience multiséculaire de centralisation administrative.

La libération des initiatives locales que permet la décentralisation exige que les collectivités locales disposent de marges de manoeuvre quant à l'évolution de leurs ressources, sous le contrôle du suffrage universel appelé en définitive à apprécier l'efficacité de la gestion locale.

La part de la fiscalité locale dans les recettes locales peut ainsi influer sur le volume de l'investissement public local dont on a souligné le poids dans l'investissement public global.

L'existence d'une fiscalité locale représentant une part significative des ressources globales des collectivités locales est aussi un enjeu majeur pour la démocratie locale. Elle permet de renforcer le lien entre l'élu et le citoyen également contribuable.

Cette place réservée à la fiscalité dans l'ensemble des ressources locales explique que la part des recettes fiscales correspondant à des impôts dont les collectivités locales votent les taux, rapportée aux recettes totales hors emprunt des collectivités locales françaises, soit plus importante en France que dans la plupart des autres Etats de l'Union européenne. Si l'on définit la marge de manoeuvre fiscale comme la capacité des collectivités à influencer le montant de leurs recettes fiscales en votant le taux de leurs impôts, on constate qu'en 1995, selon une étude réalisée par le Crédit local de France, seules les collectivités locales suédoises avaient une marge de manoeuvre fiscale (60%) supérieure à celle des collectivités locales françaises (54%).

La France ne se distingue pas, en revanche, de ses voisins européens en ce qui concerne les modalités de vote des taux. De manière générale, la liberté de voter les taux apparaît plus encadrée dès lors qu'elle s'applique à une fraction importante des recettes fiscales.

Ainsi les Etats ( Belgique, Pays-Bas et Grande Bretagne ) qui reconnaissent une liberté totale en matière de vote des taux sont aussi ceux dans lesquels les impôts concernés représentent moins de la moitié des recettes fiscales des collectivités locales.

A l'inverse, lorsque les collectivités votent les taux de la plupart des impôts qu'elles perçoivent, leur liberté est encadrée par des mécanismes de plafonnement des taux ( Danemark, Italie ).

Deux Etats ont une situation plus spécifique : l'Allemagne où les collectivités sont soumises à un dispositif d'encadrement très restrictif alors que les impôts concernés ne représentent qu'une faible part de leurs recettes fiscales ; l'Espagne où les collectivités votent librement les taux d'impôts qui représentent près de 60% de leurs recettes fiscales totales.

Au regard de ces différentes situations, celle de la France se rapproche de celle du Danemark et de l'Italie. Le produit des quatre taxes directes locales représentait en 1999 environ 70% du total des recettes fiscales des collectivités. Mais la liberté de ces dernières de voter les taux de leurs impôts est encadrée.

b) Un démantèlement progressif de la fiscalité locale

La part des recettes fiscales correspondant à des impôts dont les collectivités locales votent les taux dans leurs recettes totales hors emprunt s'élevait à 54% en 1995.

Cette proportion se réduit peu à peu sous l'effet de différents mesures adoptées dans la période récente, qui ont eu pour effet soit de supprimer certains impôts locaux, soit de priver les collectivités de la faculté de voter les taux d'autres impôts ou de réduire les bases auxquelles s'appliquent les taux.

L'article 53 de la loi de finances pour 1993 a supprimé les parts régionales et départementales de la taxe foncière sur les propriétés non bâties.

L'article 29 de la loi de finances pour 1999 a supprimé la taxe additionnelle régionale aux droits de mutation à titre onéreux , soit plus de 10% des recettes fiscales totales des régions.

Le même article a réduit le taux des droits de mutation à titre onéreux des départements sur les locaux à usage professionnel et, de fait, leur capacité à voter les taux de cet impôt.

L'article 44 de cette même loi de finances a supprimé la fraction de l'assiette de la taxe professionnelle assise sur les salaires, soit environ un tiers de l'assiette de cet impôt dont le produit représente environ la moitié du produit des quatre taxes directes locales. Au terme de cette réforme, les collectivités locales auront été amputées du sixième de leur pouvoir fiscal.

L'article 9 de la loi de finances pour 2000 a poursuivi la réforme des droits de mutation , engagée en 1999, en unifiant les taux départementaux des droits de mutation à titre onéreux sur les locaux d'habitation.

La loi de finances rectificative pour 2000 a supprimé la part régionale de la taxe d'habitation , soit près de 15% des recettes fiscales totales des régions et 22% du produit des quatre taxes.

En outre, la loi de finances pour 2001 prévoit de supprimer la vignette automobile, soit 5% des recettes totales des départements et près de 10% de leurs recettes fiscales.

La part de la fiscalité locale dans les ressources globales hors emprunt aura été au total réduite à 36% pour les régions, 43% pour les départements et à 48% pour les communes.

Sous l'effet de ces différentes réformes, en particulier celle de la taxe professionnelle, le poids des compensations versées aux collectivités par l'Etat s'est accentué. Il en est résulté une déconnexion croissante entre l'évolution des ressources locales liées à la fiscalité locale et celle du produit fiscal proprement dit. Ainsi, en 1999, la somme du produit fiscal et des compensations a progressé de 4,2% tandis que le produit fiscal des quatre taxes n'augmentait que de 0,7%.

Au total, le montant des compensations aura été multiplié par 13 depuis 1983 et par 3,3 depuis 1987. Compte tenu de la suppression de la part régionale de la taxe d'habitation, les compensations s'élèvent à 66,4 milliards de francs en 2000 , soit près de 20% du montant total du produit de la fiscalité directe locale qui atteint 345,4 milliards de francs.

Ce mouvement de recentralisation des ressources locales s'est traduit par un brouillage entre fiscalité et compensations. C'est ainsi que la suppression de la part " salaires " de la taxe professionnelle a mis en cause la fiabilité du critère du potentiel fiscal, qui constitue le principal indicateur de richesse des collectivités locales. La loi du 28 décembre 1999 relative à la prise en compte du recensement général de population de 1999 dans la répartition des dotations de l'Etat aux collectivités locales a dû intégrer la compensation de la part " salaires " dans la définition du potentiel fiscal afin de neutraliser les effets de la réforme de la taxe professionnelle.

Cette substitution de mécanismes de compensation à la fiscalité locale est très largement le fruit de l'absence de réforme de cette dernière. Selon un processus inexorable, faute de réformer les bases de l'impôt local, c'est sa suppression graduelle qui est mise en oeuvre. L'Etat commence par accorder des allègements aux contribuables qu'il compense aux collectivités à travers la procédure du dégrèvement. Puis il accorde des exonérations qui annoncent l'extinction progressive de l'impôt local.

Plaider pour le rôle indispensable de la fiscalité locale dans le processus de décentralisation ne signifie pas souhaiter le maintien en l'état d'un dispositif dont les défauts sont légitimement relevés. Tout au contraire, la réforme de la fiscalité locale et son adaptation aux nouvelles réalités économiques et sociales sont le gage de sa pérennité.

Les réformes récentes mises en oeuvre en Italie et en Espagne mettent en lumière qu'il est possible de réunir les conditions d'une autonomie fiscale dans un Etat qui conserve une structure unitaire.

Les réformes de la fiscalité locale en Italie et en Espagne

En Italie , quasiment tous les impôts perçus par les collectivités avaient été supprimés en 1972. Avait alors été adopté le principe de " finances dérivées " caractérisées par le versement de plus en plus de concours de l'Etat. De 1989 à 1997, la part relative des recettes fiscales dans les ressources des collectivités locales ne s'établissait en moyenne qu'à 20% tandis que celle des concours de l'Etat s'élevait à 69%.

Ce mouvement a été inversé dans la décennie 90. Pour les communes, la création d'un impôt communal sur les immeubles, en 1993, leur a assuré des recettes autonomes représentant environ 30% de leur budget courant, en moyenne nationale. Depuis le 1 er janvier 1999, les communes perçoivent un impôt additionnel sur les revenus à un taux fixe déterminé par l'Etat et à un taux variable fixé par les communes. Cette dernière réforme est intervenue en conséquence des trois lois dites " BASSANINI " renforçant l'autonomie locale. Les provinces ont bénéficié du transfert d'importants impôts d'Etat (sur les primes d'assurance automobile et sur l'enregistrement des véhicules), très dynamiques, leur conférant le degré d'autonomie le plus fort des trois niveaux d'administration. Les provinces doivent aussi percevoir une partie de l'impôt sur les revenus pour financer la mise en oeuvre des lois " BASSANINI ". Pour les régions ordinaires, la loi du 13 mai 1999 a fixé le principe de la suppression des transferts de l'Etat, toutes les dépenses régionales devant être financées par des ressources régionales, dans le contexte d'une péréquation entre collectivités riches et pauvres. Les régions ont, en conséquence, bénéficié de nouvelles taxes. Surtout a été institué, à compter du 1 er janvier 1998, un impôt régional sur les activités productives. Proportionnel à la valeur ajoutée, cet impôt dont le taux n'est que de 4,5% a un très fort rendement. Au total, en 1999, la part des recettes fiscales dans les ressources des collectivités locales atteignait 47,7%, la part des concours de l'Etat régressant à 46,7%.

En Espagne, les collectivités locales bénéficient d'une participation aux recettes de l'Etat. Les Lois des 27 et 30 décembre 1996 ont doté les communautés autonomes de capacités normatives sur des impôts précédemment considérés comme octroyés par l'Etat. Il a été décidé que le barème de l'impôt sur le revenu diminuerait de 15% et que subsisteraient trois tarifs : un tarif général (jusqu'à 85%) pour l'Etat ; un tarif complémentaire (de 15%) pour les Communautés ne souhaitant pas de modification ; un tarif autonome , correspondant au tarif complémentaire de 15%, susceptible de variations d'ampleur de plus ou moins 20%. Les Communautés autonomes peuvent décider sur la base fiscale soumise à ce tarif de 15% d'accorder des abattements, dans les conditions fixées par la loi. Un fonds de garantie a été institué : garantie d'évolution des ressources de l'impôt sur le revenu (pas moins de la croissance du PIB nominal et, pour chaque communauté, de 90% de l'augmentation de l'impôt sur le revenu ; garantie de " suffisance dynamique " (pour toutes les ressources - impôt sur le revenu, participation aux recettes de l'Etat, impôts octroyés - pas moins de la moyenne de l'accroissement des ressources de toutes les communautés) ; garantie de couverture de la demande de services publics (les ressources par habitant de chaque communauté ne pouvant être inférieures à 90% de la ressource moyenne correspondante de toutes les communautés).

Comme l'a parfaitement souligné le rapport de notre collègue Michel Mercier, au nom de la mission sénatoriale d'information sur la décentralisation, certaines inégalités générés par les impôts directs locaux apparaissent comme le reflet de la diversité des territoires et la contrepartie du principe d'autonomie fiscale des collectivités locales. Les écarts entre les taux ou les bases des impôts directs locaux, de l'ordre de un à deux ou de un à trois, se retrouvent en matière d'impôt sur le revenu.

D'autres inégalités sont, en revanche, injustifiables. L'obsolescence de l'assiette de la taxe d'habitation, qui repose sur les valeurs locatives, est légitimement mise en cause. Or les dispositions du code général des impôts ( articles 1516 et 1518 ) qui prévoient que les valeurs locatives doivent être révisées tous les six ans et revalorisées chaque année au moyen de coefficients forfaitaires ne sont pas appliquées. Bien que revalorisées chaque année en loi de finances, les valeurs locatives n'ont été actualisées qu'une fois, en 1980, et n'ont pas été révisées depuis 1970. Dans ces conditions, l'évolution des bases de la taxe d'habitation ne prend pas en compte l'évolution des loyers qu'elle est pourtant censée refléter.

Comme on le sait, après que la loi du 30 juillet 1990 eut posé le principe d'une révision générale des bases de cet impôt, des travaux de révision ont été menés, financés par une majoration des frais d'assiette et de recouvrement perçus par l'Etat sur le produit des impôts locaux. Le Comité des finances locales, que préside notre excellent collègue Jean-Pierre Fourcade, a formulé des propositions équilibrées pour éviter que cette révision n'aboutisse à des transferts de charges excessifs entre contribuables. L'article 68 de la loi d'orientation du 4 février 1995 pour l'aménagement et le développement durable du territoire a précisé que " les résultats de la révision générale des évaluations cadastrales seront incorporés dans les rôles d'imposition au plus tard le 1 er janvier 1997 ". Or le Gouvernement a, en définitive, renoncé à cette réforme.

Le rapport sur la taxe d'habitation, remis au Parlement en application de l'article 28 de la loi de finances pour 2000, fait valoir que les travaux de simulation réalisés à partir des résultats de la révision des bases de 1990 " ont mis en évidence que cette réforme conduit à des transferts entre contribuables, insatisfaisants, tant sur le plan de l'efficacité économique que sur le plan de la justice sociale ".

Pour autant, le même rapport souligne le vieillissement des valeurs locatives et le caractère inéquitable de la répartition de l'impôt entre les contribuables, en raison de la divergence croissante entre les valeurs locatives et les réalités économiques. Ce qui aboutit, selon le rapport, à des transferts " cachés " et injustifiés entre les contribuables des quatre taxes et entre contribuables d'une même taxe.

En 1999, sur les 71,4 milliards de francs perçus par les collectivités locales au titre de la taxe d'habitation, seulement 60,2 milliards de francs ont été acquittés par les contribuables de cette taxe. La différence, représentant 11,2 milliards de francs, a été prise en charge par le budget de l'Etat à travers les dégrèvements.

Les conséquences négatives de cette absence de réforme peuvent également être observées en matière de taxe professionnelle .

Depuis sa création par la loi du 29 juillet 1975 , le régime de cette taxe a été régulièrement modifié, soit pour garantir les ressources des collectivités locales, soit pour alléger la charge imposée aux contribuables. Au total, la mode de calcul de l'assiette et les divers mécanismes de dégrèvements et d'exonérations conduisaient à dispenser de contribution au titre de cette taxe 1,5 million d'entreprises en 1997. Le nombre de redevables s'élève à 2,1 millions. 10% des entreprises acquittent 80% du produit de la taxe professionnelle. La charge est très inégalement répartie entre les secteurs d'activité.

En 2000, l'Etat a pris en charge, au titre de la taxe professionnelle, 45,8 milliards de francs à travers les dégrèvements. Le coût du seul plafonnement en fonction de la valeur ajoutée s'établit à près de 40 milliards de francs. L'Etat verse, en outre, 22,8 milliards de francs au titre de la compensation de la suppression de la part " salaires " de la taxe professionnelle et 11,8 milliards de francs au titre de la dotation de compensation de la taxe professionnelle qui a notamment pour objet de compenser l'abattement général de 16% sur les bases décidé en 1986. A ces sommes s'ajoute la prise en charge par l'Etat des exonérations décidées en matière d'aménagement du territoire, dont le coût estimé pour 2000 atteint 172 millions de francs.

L'absence de réforme aboutit, en conséquence, au résultat paradoxal que l'Etat prend en charge une part croissante de la fiscalité locale et qu'il devient ainsi en quelque sorte le premier contribuable local.

Comme l'a parfaitement démontré le rapport de notre collègue Michel Mercier, au nom de la mission sénatoriale d'information sur la décentralisation, cette situation est préjudiciable tout à la fois au budget de l'Etat et aux collectivités elles-mêmes.

Le coût des dégrèvements pour l'Etat est passé de 18,3 milliards de francs en 1983 à 63 milliards de francs en 2000 . Si les compensations d'exonérations ont connu un rythme moins rapide jusqu'à la fin des années 90, elles ont fortement augmenté dans la période récente, passant de 29,7 milliards de francs en 1998 à plus de 60 milliards de francs en 2000 , soit un doublement en deux ans. La part des compensations dans les concours de l'Etat aux collectivités locales est passée de 12,6% en 1995 à 20,7% en 2000, tandis que celle des dotations a diminué de 66,4% à 60,4% et celle des dégrèvements est restée stable (environ 20%).

En conséquence, la politique actuelle de substitution de subventions aux impôts locaux aboutit à rigidifier la structure des dépenses publiques et à réduire les marges de manoeuvre budgétaires en créant des dépenses nouvelles pour lesquelles l'Etat s'engage sur une très longue durée.

Quant aux collectivités locales, les mécanismes d'indexation des compensations leur font subir une perte préjudiciable de recettes . En effet, à la différence des dégrèvements, dont le montant évolue en fonction des bases et des taux votés par les collectivités locales, les compensations ne prennent plus en compte la " dynamique " des bases et les décisions prises par les assemblées délibérantes en matière de taux.

En conséquence, elles aboutissent à des résultats défavorables aux collectivités locales. Lorsque les compensations évoluent en fonction des bases réelles et des taux de l'année d'entrée en vigueur de la mesure, les collectivités locales subissent une perte dès lors que les taux de l'année en cours sont supérieurs à ceux de l'année d'entrée en vigueur de la mesure.

Lorsque les compensations sont indexées sur la dotation globale de fonctionnement, un manque à gagner est constaté dès lors que les bases ou le produit de l'impôt augmentent plus vite que le taux d'évolution de la dotation globale de fonctionnement.

Ainsi comparant l'évolution du produit de la part régionale de la taxe d'habitation et le taux d'évolution de la dotation globale de fonctionnement sur lequel sera indexée la compensation de la suppression de cet impôt, notre collègue Michel Mercier a-t-il pu constater, dans son rapport précité, que l'indexation sur la dotation globale de fonctionnement n'aurait été favorable aux régions qu'une seule fois en quatre ans.

En outre, le souci de limiter le coût des compensations pour l'Etat a conduit à la mise en place de dispositifs dits de " réfaction " des compensations d'exonération de fiscalité locale. Ces dispositifs aboutissent à réduire le montant des compensations lorsque le montant des recettes fiscales d'une collectivité augmente dans des proportions que l'État juge suffisamment importantes.

Les collectivités locales n'ont aucune garantie quant au maintien des compensations qui leur sont versées en contrepartie de mesures réduisant leur fiscalité.

L'utilisation de la dotation de compensation de la taxe professionnelle comme variable d'ajustement de l'enveloppe normée des concours de l'Etat aux collectivités locales a eu ainsi un impact direct sur le montant des compensations versées aux collectivités locales. Le montant de cette dotation est, en effet, passé de 17,6 milliards de francs en 1996 à 11,8 milliards de francs en 2000.

Ces évolutions traduisent une dépendance croissante des collectivités locales à l'égard des décisions de l'Etat.

Constatées pour les concours " passifs " de l'Etat destinés à compenser des exonérations de fiscalité locale, elles marquent également les concours dits " actifs " inclus dans l'enveloppe normée mise en place dans le cadre du " pacte de stabilité " auquel a succédé le " contrat de croissance et de solidarité ".

Les modes d'indexation restrictifs retenus pour ces concours aboutissent en effet à la pratique des " rallonges " accordées au coup par coup, selon le bon vouloir de l'Etat. Dans le cadre de la loi de finances pour 2000, les abondements exceptionnels, extérieurs à l'enveloppe normée ont atteint 1,35 milliard de francs.

Les collectivités locales apparaissent ainsi de plus en plus comme la variable d'ajustement du budget de l'Etat.

De telles pratiques, si elles ont le mérite de compenser l'insuffisance des indexations, ne paraissent pas conforme à l'esprit de la décentralisation, qui veut que les collectivités locales disposent de recettes stables, prévisibles et évolutives .

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