B. LA NAISSANCE D'EADS

Les objectifs fixés par les responsables politiques européens n'avaient pas été atteints lorsque votre commission des finances avait adopté le rapport précité.

Les obstacles aux processus d'intégration envisagés n'avaient pas été surmontés. Certaines initiatives malheureuses avaient de surcroît contrarié l'aboutissement nécessaire des restructurations.

Ayant évalué les difficultés à surmonter, votre commission avait formulé plusieurs recommandations. La naissance de la société européenne d'aéronautique de défense et spatial (EADS) a constitué depuis un événement majeur dont les suites méritent examen.

1. Les difficultés d'une unification aéronautique européenne

Il était apparu à votre commission que malgré d'immenses difficultés, l'unification de l'aéronautique européenne était un projet viable.

Les entreprises européennes présentaient des caractéristiques propres qui rendaient leur union difficile.

Le point d'achoppement principal est venu de la question de la structure de l'actionnariat de la future EADS.

Le constat d'une grande hérérogénéité des structures d'actionnariat des différentes entreprises concernées pouvait être fait. A l'époque de la confection du rapport :

Aérospatiale était détenue à 99 % par l'Etat français (directement ou indirectement).

BAe était totalement privée, et cotée en bourse, avec des actionnaires très diversifiés sans actionnaire de " référence ". Le Gouvernement britannique disposait d'une action avec droit de véto (" golden share ") limité essentiellement à la détention d'actions par des étrangers à hauteur de 49,5 %.

CASA était détenue à 99% par l'Etat espagnol, le gouvernement espagnol ayant l'intention de privatiser la société, sans en avoir encore décidé les conditions.

DASA était controlée par des actionnaires privés (environ 94 % par Daimler-Benz AG, 6 % par Freie und Hansestadt Hamburg et d'autres actionnaires privés minoritaires), le Gouvernement allemand ne détenant aucune action avec droit de véto.

Cette diversité des formes d'actionnariat a fait naître des divergences entre les industriels portant sur la conception de l'actionnariat de la future EADC.

BAe et CASA ont pu considéré que celui-ci devait reposer sur la base d'un actionnariat distribué et d'investisseurs institutionnels.

De leur côté, les actionnaires de DASA et d'Aérospatiale ont pu conditionner la fusion de leurs actifs à la conservation de la propriété directe de leur participation sans dilution des droits attachés aux actions.

En fait, un progrès décisif vers la résolution des difficultés est intervenu avec la cession par l'Etat d'une part majoritaire du capital d'Aérospatiale et l'entrée dans le groupe d'un actionnaire privilégié extérieur au secteur public et doté de prérogatives importantes de gestion.

Un autre conflit latent portait sur la valorisation des actifs apportés par les différents industriels, valorisation constituant en elle-même une variable décisive pour déterminer les droits des actionnaires dans la future entreprise unifiée.

L'exigence posée par BAe de voir retenue pour évaluer ses apports la capitalisation boursière de l'entreprise, concept non extensible à DASA qui n'était pas cotée ni " a fortiori " à Aérospatiale et à CASA, entreprises encore publiques alors, était susceptible de susciter nombre d'objections compte tenu de son aspect exagérément simplificateur.

Une démarche fondée sur d'autres variables s'imposait tout particulièrement en l'espèce en ce sens que deux des principaux acteurs concernés n'avaient pas de " vécu financier " autonome. La cotation d'Aérospatiale n'était en effet acquise que depuis peu et ne pouvait refléter le potentiel de l'entreprise qui, appartenant au secteur public, n'a pas été gérée selon les canons des entreprises privées du secteur. Quant à DASA, elle faisait partie, comme indiqué plus haut d'un groupe beaucoup plus vaste.

Le caractère hétéroclite des différentes entreprises rajoutait une difficulté supplémentaire.

La situation des entreprises européennes variait beaucoup au regard de la nature de leur activité .

BAe était essentiellement tournée vers les métiers de la défense quand Aérospatiale avait une vocation Airbus affirmée, un peu atténuée depuis la fusion avec MHT, partagée à un moindre degré par DASA.

Chiffre d'affaires généré par Airbus en 1997
pour les trois grandes sociétés

(en millions de francs)

Aérospatiale

27.025

BAe (1)

13.387 (1)

DASA (1)

14.383 (2)

(1) Sur la base d'une livre britannique = 9,80 francs.

(2) Sur la base d'un DM = 3,36 francs.

Les données du tableau ci-dessus en témoignent. Elles indiquaient aussi qu'en marge des règles de retour à chaque industriel au sein du GIE Airbus -voir supra-, il existe une disproportion entre les chiffres d'affaires générés par Airbus chez Aérospatiale et DASA au profit de la première quand, pourtant, les deux entreprises ont des droits équivalents dans le consortium (37,9 %).

Cette situation est d'ailleurs à l'origine de différents conflits dont l'un, important, tient aux divergences d'intérêt qu'elle fait naître entre les partenaires. On sait, en effet, que les entreprises du GIE bénéficient de deux types de rémunérations du fait de leur participation dans Airbus : l'une qui provient des ventes au consortium qu'elles réalisent ; l'autre qui provient de la redistribution des profits du consortium en fonction de leurs droits sociaux.

Les entreprises dont l'activité au profit du GIE est proportionnellement supérieure à leurs droits dans Airbus ont intérêt à pratiquer les prix de cession les plus élevés alors que la situation inverse prévaut pour les autres.

En tout cas, la dépendance de chaque entreprise par rapport à Airbus était très variable comme le montre le tableau ci-après réalisé avant les opérations Aérospatiale-MHT et BAe-GEC.

Part du chiffre d'affaires Airbus dans le total du chiffre d'affaires
des trois grandes sociétés en 1997

Aérospatiale

48 %

BAe

16 %

DASA

28 %

Le panorama offert par les industriels pourrait être résumé à partir des caractéristiques suivantes :

une industrie britannique dominée par une entreprise fortement orientée vers la défense et intégrée verticalement (BAe) ;

une industrie française animée par une entreprise à vocation plus commerciale qui, du fait des concentrations récentes, a diversifié ses activités (Aérospatiale - MHT) ;

une industrie allemande disposant d'une entreprise au portefeuille d'activités de dimension très significative et diversifiées qui doit néanmoins faire des choix stratégiques ;

des industries, l'espagnole, l'italienne, la suédoise, abritant des acteurs disposant de savoir-faire incontestables mais sous-dimensionnés et parfois insuffisamment intégrées aux alliances européennes.

Enfin, l'une des difficultés majeures à résoudre résultait de la concurrence existant entre les productions des industriels européens.

Cette difficulté importante lorsqu'on envisage le portefeuille d'activités de l'industrie italienne vouée aux productions américaines atteint une ampleur considérable avec la coexistence de deux avions de combat concurrents, le Rafale et l'Eurofighter.

2. L'EADS, une étape majeure qui mérite examen

L'EADS devrait résulter d'une mise en commun de tous les actifs des deux entreprises française et allemande, à l'exception notable du motoriste allemand MTU et d'un transfert de liquidités de 3,4 milliards d'euros 10 ( * ) de DASA vers Daimler-Chrysler, sa maison-mère. Son chiffre d'affaires, augmenté des apports de CASA et d'Alenia, atteindrait 22,5 milliards d'euros.

La création de la société entraînerait donc l'intégration européenne totale d'une large gamme d'activités aéronautiques et spatiales, au terme de laquelle l'entreprise gérerait le troisième groupe mondial, loin toutefois derrière Boeing (53 ,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires) mais proche de Lockheed Martin (25 milliards d'euros de chiffre d'affaires).

La structure capitalistique d'EADS résumée dans le graphique ci-dessous serait la suivante : 34,5 % en bourse ; 30 % à Aérospatiale-Matra ; 30 % à DASA ; 5,42 % à la SEPI (CASA).

Situation du groupe

Lagardère

3 %

37 %

Sogepa
(Etat français)

50 %

Holding française
Sogeade

SEPI

MTU

Public
30,65 % 45,82 %

8,36 %

100 %

Investisseurs institutionnels français

13 %

Holding

45,82 %

Daimler Chrysler

65,5 %

1,14 %

EADS

36,1 %

Marché

Cet agencement s'accompagnerait d'une participation de l'Etat français dans EADS de 15 %, soit un peu plus que ses droits arithmétiques.

3. Des questions subsistent

Votre commission des finances s'était réjoui qu'une étape majeure sur la voie d'une industrie européenne unifiée ait ainsi été franchie.

Elle avait déploré, en revanche, qu'un tel projet ait pu être conduit sans qu'une quelconque information lui ait été spécifiquement adressée.

Elle regrette aussi que cette fusion franco-allemande puisse déboucher sur le choix d'une localisation du siège de la nouvelle entreprise aux Pays-Bas, et elle y voit une nouvelle confirmation du bien-fondé de ses analyses sur la concurrence fiscale en Europe.

Elle souhaite rappeler certaines questions.

Les parités retenues entre Aérospatiale-Matra et DASA peuvent susciter quelques interrogations.

Il faut également s'interroger sur les conditions dans lesquelles seront résolus les problèmes résultant des perspectives d'une offre monopolistique.

La constitution d'une grande entreprise aéronautique en Europe offre en effet une perspective qui n'est jamais réjouissante pour un client, celle de se trouver face à un unique fournisseur.

Or, les Etats européens sont appelés à être clients d'une entreprise, souhaitée par eux, qui se retrouverait dans une telle situation.

On rappelle que cette éventualité considérée avec défaveur par le Pentagone a suscité aux Etats-Unis des initiatives des pouvoirs publics destinées à garantir la coexistence d'au moins deux fournisseurs.

L'aversion au monopole s'appuie sur deux considérations principales :

les difficultés à se procurer dans un tel cas des équipements au meilleur prix :

le danger d'une " anesthésie " du progrès technique, le monopole supprimant toute incitation à la recherche de produits de meilleure qualité que ceux de la concurrence.

Ces objections ne sont évidemment pas infondées. Cependant, elles ne doivent pas être exagérées et ne peuvent en Europe déboucher sur les mêmes décisions qu'aux Etats-Unis.

La capacité des Etats européens à développer des moyens tels qu'au moins deux entreprises puissent concourir pour un même grand programme d'avion militaire n'existe pas plus que la capacité de chaque entreprise européenne à assumer seule les coûts d'un tel programme.

L'exemple de la coexistence des programmes Rafale et Eurofighter démontre qu'une telle option est excessivement coûteuse pour les finances publiques.

Elle prive en outre des moyens de poursuivre des programmes diversifiés alors que l'Europe a précisément besoin de se doter d'une capacité industrielle élargie.

Dans l'arbitrage entre une diversité d'entreprises ou une diversité de programmes, le second terme l'emporte évidemment.

Mais il est nécessaire de mettre en place les moyens pour surmonter les risques du monopole. Etant observé que celui-ci ne sera pas parfait -des offres non-européennes demeureront- l'on doit alors souhaiter la mise en oeuvre d'un strict contrôle des coûts des programmes ainsi que d'une politique de soutien à la recherche vigilante sur le degré d'incorporation du progrès technique aux produits commandés.

Les gains d'efficience attendus des consolidations industrielles seront aussi d'autant mieux mobilisés que les Etats européens seront capables de gérer les incitations nécessaires à la bonne gestion de tout programme militaire.

Il faudra enfin résoudre divers problèmes d'accompagnement.

Les interdépendances entre l'industrie aéronautique et les pouvoirs publics sont grandes. L'européanisation de la base industrielle suppose une européanisation de l'action des pouvoirs publics. :

L'intégration des industries aéronautiques européennes nécessite suppose des progrès décisifs sur plusieurs fronts :

- dans le secteur militaire , sur l'harmonisation des spécifications, l'engagement de financements à long terme et la direction des programmes par une agence intergouvernementale du type de l'Occar ;

- dans le domaine du soutien à l'industrie aéronautique, sur la constitution de fonds européens d'avances remboursables pour le lancement des nouveaux programmes et l'élaboration d'une politique commune de promotion des exportations et d'aide à la restructuration ;

- dans le domaine de la police administrative sur l'édiction de règles harmonisées concernant la sécurité nationale, la sécurité d'approvisionnement, et le contrôle des exportations.

Dans le domaine fiscal , il conviendra de mieux veiller qu'aujourd'hui à ce que les Etats partenaires reçoivent un revenu sur une base juste.

Enfin, la capacité de l'Etat à assurer la défense de ses intérêts d'actionnaire au sein d'EADS reste une interrogation. On remarquera à ce sujet que le capital de la Sogeade, holding française du groupe, est réparti par moitié entre l'Etat et deux groupes d'actionnaires privés, Lagardère SCA et BNP-Paribas et Axa.

On observera que la Sogeade est représentée dans EADS par les intérêts privés. On n'en conclura pas pour autant que ceux-ci s'abstiendront de défendre les intérêts de la Sogeade dans son ensemble, se contentant de noter le relatif éloignement de l'actionnaire public par rapport aux " parties chaudes " du système.

* 10 22,3 milliards de francs.

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