N° 125

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2000-2001

Annexe au procès-verbal de la séance du 6 décembre 2000

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des Affaires sociales sur la proposition de loi de
MM. Alain GOURNAC, Jean ARTHUIS, Pierre LAFFITTE, Henri de RAINCOURT et Josselin de ROHAN permettant de faire face aux
pénuries de main-d'oeuvre et de lever les obstacles à la poursuite de la croissance économique ,

Par M. Alain GOURNAC,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : MM. Jean Delaneau, président ; Jacques Bimbenet, Louis Boyer, Mme Marie-Madeleine Dieulangard, MM. Guy Fischer, Jean-Louis Lorrain, Louis Souvet, vice-présidents ; Mme Annick Bocandé, MM. Charles Descours, Alain Gournac, Roland Huguet, secrétaires ; Henri d'Attilio, François Autain, Jean-Yves Autexier, Paul Blanc, Claire-Lise Campion, Jean-Pierre Cantegrit, Bernard Cazeau, Gilbert Chabroux, Jean Chérioux, Philippe Darniche, Claude Domeizel, Jacques Dominati, Michel Esneu, Alfred Foy, Serge Franchis, Francis Giraud, Alain Hethener, Claude Huriet, André Jourdain, Roger Lagorsse, Dominique Larifla, Henri Le Breton, Dominique Leclerc, Marcel Lesbros, Jacques Machet, Max Marest, Georges Mouly, Roland Muzeau, Lucien Neuwirth, Philippe Nogrix, Mme Nelly Olin, MM. Lylian Payet, André Pourny, Mme Gisèle Printz, MM. Henri de Raincourt, Bernard Seillier, Martial Taugourdeau, Alain Vasselle, Paul Vergès, André Vezinhet, Guy Vissac.

Voir le numéro :

Sénat : 44 (2000-2001)

Travail

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

Notre pays se trouve aujourd'hui dans une situation paradoxale. Comme tous les pays d'Europe, il connaît une reprise de la croissance économique. Comme partout ailleurs, cette augmentation de l'activité s'accompagne d'une baisse importante du chômage.

Même s'il demeure supérieur d'un demi-point à la moyenne de la zone euro, le taux de chômage français est ainsi revenu à 9,4 % de la population active à la fin du mois d'octobre. En un an, de juin 1999 à juin 2000, ce sont près de 650.000 emplois qui ont été créés, ce qui a permis une diminution du nombre de demandeurs d'emplois de près de 430.000 personnes.

Ces chiffres sont importants mais ils ne suffisent pas à expliquer pourquoi, alors que notre pays compte encore plus de 2,2 millions de chômeurs, auxquels s'ajoutent plusieurs centaines de milliers de personnes bénéficiant d'un emploi aidé, nos entreprises connaissent des difficultés à recruter.

Ces difficultés ont de multiples origines, le brusque retour de la croissance et les insuffisances du système de formation n'en sont pas les moindres. Les trente-cinq heures ont jusqu'à présent eu une influence limitée sur le phénomène, ceci d'autant plus qu'elles ne concernent encore qu'un petit nombre d'entreprises, 3 % des entreprises employant au moins un salarié et 29 % des entreprises employant plus de 20 salariés.

Le gros du problème se situe devant nous. Au 1 er janvier 2001, le taux de la bonification pour rémunération des quatre premières heures supplémentaires passera de 10 à 25 % alors que le seuil de déclenchement du contingent d'heures supplémentaires sera abaissé à 36 heures. Au 1 er janvier 2002, les PME seront à leur tour concernées par l'abaissement de la durée légale du travail.

Cette pénalisation du recours aux heures supplémentaires a pour objet d'inciter les entreprises à embaucher des salariés, ceci alors même que la plupart rencontre des difficultés à pourvoir les offres d'emplois pour satisfaire les commandes qui augmentent avec la croissance.

L'aggravation des pénuries de main-d'oeuvre du fait de la mise en place des 35 heures apparaît donc inéluctable.

Cette situation confirme par ailleurs le caractère procyclique des trente-cinq heures qui risquent de favoriser la " surchauffe " de l'économie et donc les tensions inflationnistes préjudiciables à une baisse durable du taux de chômage structurel.

Votre commission des Affaires sociales a souhaité répondre aux soucis exprimés par l'ensemble des entreprises, en particulier les plus petites, que le maintien des règles en vigueur contrarie au regard à la fois de la poursuite de la croissance et de la baisse du chômage.

Faisant taire ses objections de fond à la loi du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail qui demeurent pourtant, elle a souhaité proposer des assouplissements du dispositif en vigueur qui ne remettent pas en cause la loi adoptée par le Parlement.

Ces assouplissements prendraient la forme d'une prolongation, pendant trois ans, d'une bonification de la rémunération des quatre premières heures supplémentaires au taux de 10 % et du maintien pendant deux ans du seuil de déclenchement du contingent d'heures supplémentaires à partir de la 37 e heure de travail hebdomadaire.

Votre commission a finalement décidé, après avoir entendu l'ensemble des interlocuteurs intéressés de privilégier des assouplissements de la loi du 19 janvier 2000 de préférence à un moratoire qui aurait pu présenter des inconvénients pour les PME.

Ces propositions constituent donc un geste fort de la part de la majorité sénatoriale en faveur de la poursuite de la croissance et de la baisse du chômage ; elles appellent une réponse claire de la part du Gouvernement.

Votre commission propose un texte clair et simple qui satisfait l'ensemble des organisations professionnelles et permet d'accompagner la réduction du temps de travail des salariés et d'en sauvegarder l'avenir. Aussi souhaite-t-elle que le débat s'engage et que ces propositions de bon sens aboutissent.

Taux de chômage internationaux harmonisés

(en %)

Données CVS

Août 1999

Août 2000

Variation sur un an en point

Allemagne

8,8

8,3

- 0,5

Autriche

3,7

3,2

- 0,5

Belgique

9,1

8,6

- 0,5

Danemark

5,2

4,8

- 0,5

Espagne

15,7

14,5

- 1,2

Finlande

10,0

9,4

- 0,6

France

11,2

9,6

- 1,6

Irlande

5,6

4,4

- 1,2

Italie

11,3

10,5 a

- 0,8

Luxembourg

2,4

2,2 a

- 0,1

Pays-Bas

3,3

2,5 a

- 1,0

Portugal

4,4

3,8

- 0,6

Royaume-Uni

6,0

5,4 b

- 0,6

Suède

7,1

5,9

- 1,2

Ensemble Union Européenne

9,1

8,3

- 0,8

Etats-Unis

4,2

4,1

- 0,1

Japon

4,7

4,5

- 0,2

Source : Eurostat (Europe), OCDE (autres pays)

a) juillet 2000

b) juin 2000

I. LA PLUPART DES ENTREPRISES SONT AUJOURD'HUI CONFRONTÉES À DES " DÉSAJUSTEMENTS " SECTORIELS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

A. UN PHÉNOMÈNE HABITUEL EN PÉRIODE DE CROISSANCE

1. La réalité des difficultés de recrutement est aujourd'hui établie

La reprise de l'emploi, associée à l'accélération conjoncturelle de la mobilité professionnelle, a dynamisé la croissance des embauches. Comme simultanément le chômage régresse, les recrutements dans certains métiers se révèlent plus difficiles qu'auparavant. Des donnée statistiques existent à travers notamment l'enquête emploi de l'INSEE. La DARES fait état depuis plusieurs mois de " difficultés plus ou moins vives suivant les métiers recherchés " 1 ( * ) .

Sur l'année 1999, elle estime en particulier que ces difficultés de recrutement étaient sensibles dans les métiers ouvriers de la construction, dans quelques domaines professionnels de l'industrie, comme la mécanique et le travail des métaux, l'électricité et l'électronique ainsi que l'informatique et l'hôtellerie-restauration.

Selon l'enquête menée par l'INSEE auprès des chefs d'entreprise du bâtiment, 67 % d'entre eux déclaraient rencontrer de telles difficultés à la fin de 1999 contre 28 % fin 1996 et 50 % fin 1998. Déjà fin 1999, cet indicateur se rapprochait du niveau record (79 %) atteint au milieu de l'année 1990. La DARES explique cette situation notamment par la forte mobilité des salariés du bâtiment et l'érosion, accélérée par la croissance, du nombre de demandeurs d'emploi employés dans le secteur.

Fin 1999, les difficultés de recrutement étaient également réelles dans l'industrie bien que moindres que celles rencontrées dans le bâtiment. Le problème apparaissait alors comme conjoncturel.

Le rapport des offres sur les demandes d'emploi s'est également accru entre 1998 et 1999 dans l'informatique, le transport et le tourisme sans pour autant provoquer des difficultés importantes de recrutement. Le problème était déjà aigu dans le secteur des métiers de bouche et de l'hôtellerie-restauration où la hausse de l'emploi a donné une importance supplémentaire à des difficultés de recrutement structurelles dans ce secteur du fait des conditions de travail exigeantes et de la forte mobilité des salariés.

Le marché du travail en octobre 2000

(en milliers)

Données CVS

Oct. 1999

Sept. 2000

Oct. 2000

Variation sur un mois

Variation sur un mois

Demandes d'emploi en fin de mois (DEFM)

Demandes de catégorie I

2.666,2

2.270,2

2.215,5

- 2,4 % (1)

- 16,9 %

Demandes de catégorie I + 6

3.177,6

2.722,0

2.695,5

- 1,0 %

- 15,2 %

Chômeurs au sens du BIT

2.880,0

2.490,0

2.457,0

- 1,3 %

- 14,7 %

Taux de chômage

11,0 %

9,5 %

9,4 %

- 0,1 pt

- 1,6 pt

(1) L'évolution à la baisse des DEFM de catégorie I est surestimée d'environ 1 point

Depuis quelques mois, les " indicateurs de tension " élaborés par la DARES qui mesurent les déséquilibres du marché de l'emploi font apparaître des difficultés croissantes de recrutement dans un nombre de plus en plus important de secteurs d'activité. Dans une étude de septembre dernier 2 ( * ) , la DARES a confirmé la réalité des difficultés de recrutement dans les secteurs de l'informatique et des hôtels, cafés, restaurants. Elle a observé une forte progression du rapport des offres sur les demandes d'emploi entre les premiers semestres 1999 et 2000 dans les domaines du tourisme, des transports, des banques et des assurances ainsi que dans les domaines de l'électricité, de l'électronique, de la mécanique, du travail des métaux et du BTP.

Par ailleurs, une enquête de l'INSEE a montré dernièrement que, dans l'industrie, 52 % des chefs d'entreprise rencontraient des difficultés de recrutement en octobre 2000 alors qu'ils étaient 29 % dans ce cas en juillet 1999 et 15 % en juillet 1997. Dans le bâtiment et les travaux publics, cette proportion était de 84 % en juillet 2000, contre 65 % en octobre 1999.

Les difficultés de recrutement en juin 2000




Emploi
en mars 2000
(en milliers)



Taux de demandes d'emploi
en mars 2000



Evolution du stock de demandes d'emploi des catégories 1, 2 et 3




Taux d'écoulement
sur un an des DEFM


Evolution des offres d'emploi enregistrées entre janv.2000 et juin 2000 par rapport à celles enregistrées sur la




Part des CDI et des CDD de plus de 6 mois dans les offres d'emploi enregistrées de



Offres enregistrées
sur demandes enregistrées

(en %)

entre juin 1999
et juin 2000 (en %)

en juin 2000 (en %)

même période
1 an auparavant
(en %)

janv.2000 à juin 2000 (en %)

de janv. 1999
à juin 1999

de janv. 2000
à juin 2000

Agriculture, marine, pêche

410

15

- 9

64

16

16

1,6

1,8

Bâtiment, travaux publics

1.610

12

- 23

69

12

42

0,9

1,1

Electricité, électronique

301

8

- 23

69

31

36

0,8

1,1

Mécanique, travail des métaux

1.280

9

- 23

70

18

42

0,8

1,0

Industries de process

1.107

6

- 9

63

25

32

0,9

1,0

Industries légères (bois, industries graphiques)

485

17

- 14

59

16

48

0,5

0,6

Maintenance

615

9

- 18

70

12

57

0,8

0,9

Ingénieurs et cadres de l'industrie

129

10

- 12

65

8

77

0,5

0,6

Tourisme et transports

1.780

13

- 16

64

23

42

0,8

1,0

Gestion et administration

2.428

16

- 14

62

- 3

48

0,6

0,6

Informatique

372

4

6

66

- 13

81

1,9

1,4

Etudes et recherches

253

5

- 14

69

18

83

0,3

0,4

Banques et assurances

550

3

- 14

65

20

69

0,9

1,1

Commerce

2.259

17

- 11

62

9

56

0,7

0,8

Hôtellerie, restauration, alimentation

810

18

- 16

70

8

47

1,5

1,7

Services aux particuliers (empl.familiaux, sécurité,...)

2.497

19

- 9

55

13

51

0,5

0,6

Communication, information, spectacles

358

31

0

51

- 5

14

0,9

0,9

Santé, action sociale, culturelle et sportive

1.565

7

- 10

67

10

43

1,0

1,1

Ensemble

18.808

14

- 13

62

10

45

0,8

0,9

Source : DARES

2. Difficultés de recrutements, pénuries de main-d'oeuvre ou désajustements sectoriels ?

Si les difficultés de recrutement sont donc établies et en voie d'aggravation, d'aucuns réfutent l'expression de " pénurie de main-d'oeuvre " et lui préférer celle de " difficultés de recrutement ". On peut s'étonner de voir se développer cette querelle sémantique puisque les deux expressions semblent désigner des réalités proches. Le mot " pénurie " désigne " un manque de ce qui est nécessaire ", selon " Le Robert ". Or, l'expression " difficultés de recrutement " semble bien signifier que les entreprises n'arrivent pas à recruter les salariés dont elles ont besoin.

Pour preuve que l'utilisation de l'une ou de l'autre des deux expressions ne devrait pas provoquer tant d'émois, on peut rappeler que l'ANPE avait utilisé l'expression " pénuries de main-d'oeuvre " dans l'une de ses études 3 ( * ) de l'hiver dernier. Au demeurant, cette étude considérait que " les difficultés de recrutement dans certains secteurs d'activité, s'intensifiaient souvent en période de croissance de l'emploi " 4 ( * ) .

L'auteur de cette étude, M. Guillaume Delvaux, estimait par ailleurs que ces difficultés de recrutement risquaient de " s'intensifier dans certains secteurs du fait, en particulier, de la poursuite attendue de la croissance, de l'évolution à la baisse de la démographie et de l'impact de la diminution du temps de travail " 5 ( * ) .

En fait, il apparaît que les pourfendeurs de l'expression " pénurie de main-d'oeuvre " la contestent sur le fondement du fait qu'elle ne serait pas appropriée pour caractériser une économie dans laquelle le taux de chômage est supérieur à 9 %.

Cette position est compréhensible mais n'enlève pas sa pertinence à l'analyse qui constate des " pénuries sectorielles de main-d'oeuvre ", à condition que soit précisé que ces pénuries sont temporaires et résultent de difficultés d'adaptation de l'offre à la demande de travail qui peuvent être en partie résolues par des incitations à la mobilité géographique et la mise en place de formations adaptées.

Dans ce cas, l'argument de l'existence d'un grand nombre de chômeurs change de signification puisqu'il met en évidence les problèmes liés à l'inadaptation de la main-d'oeuvre, au mauvais fonctionnement du marché du travail et, somme toute, à l'inadéquation de la politique de l'emploi menée par le Gouvernement avec la situation du marché du travail.

Votre rapporteur considère que la référence à des " pénuries de main-d'oeuvre " a eu pour mérite d'attirer l'attention sur un phénomène qui promet d'avoir des conséquences dramatiques sur l'évolution de la croissance et la poursuite de la baisse du chômage s'il n'est pas pris en considération avec détermination.

Afin de faciliter le débat sur cette question et pour éviter que cette question sémantique occulte le contenu de la proposition de loi, votre rapporteur vous propose de faire référence à des " désajustements " sectoriels pour désigner ce phénomène qui dépasse les simples " difficultés de recrutement " sans constituer au sens strict une pénurie généralisée de main-d'oeuvre qui nécessiterait la mise en oeuvre d'une politique favorisant la hausse de la population active à travers, par exemple, le recours à l'immigration.

L'expression de " désajustements " sectoriels (" mismatch ") désigne une situation dans laquelle le marché du travail ne permet pas à l'offre d'équilibrer la demande de travail du fait que les demandeurs d'emploi et les emplois à pouvoir ne se situent pas dans une même zone géographique ou ne correspondent pas en termes de formation requise ou de profil de poste 6 ( * ) .

Les " désajustements " sectoriels du marché du travail ne sont pas incurables mais ils constituent un obstacle structurel à la baisse du chômage qui nécessite du temps et des politiques appropriées pour être levé.

* 1 DARES - Première informations de premières synthèses, " Recruter en 1999, des difficultés plus ou moins vives suivant les métiers recherchés ", 2000-06 n° 22-1.

* 2 DARES - Premières informations et premières synthèses, " les difficultés de recrutement de juin 2000 ", septembre 2000 - n° 39-1

* 3 L'Observatoire de l'ANPE " Y a-t-il des pénuries de main-d'oeuvre dans certains secteurs ?, Guillaume Delvaus, février 2000.

* 4 Ibidem.

* 5 Ibidem.

* 6 " Macroeconomics, a european text ", Michael Burda and Charles Wyplosz, Oxford University Press, 1 st Edition, p. 466.

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