B. LA JURISPRUDENCE COMMUNAUTAIRE RELATIVE AUX INCOMPATIBILITÉS ENTRE LE SECTEUR DES TRAVAUX PUBLICS ET CELUI DES MÉDIAS

Dans un arrêt C-213/07 Symvoulio tis Epikrateias en date du 16 décembre 2008, relatif aux mesures nationales instituant une incompatibilité entre le secteur des travaux publics et celui des médias d'information, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a rappelé que le premier alinéa de l'article 24 de la directive 93/37/CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux 4 ( * ) doit être interprété en ce sens qu'il énumère, de manière exhaustive, les causes fondées sur des considérations objectives de qualité professionnelle, susceptibles de justifier l'exclusion d'un entrepreneur de la participation à un marché public de travaux.

Toutefois, le juge communautaire a estimé, au regard du principe de proportionnalité, que le droit communautaire s'oppose à une disposition nationale qui , tout en poursuivant les objectifs légitimes d'égalité de traitement des soumissionnaires et de transparence dans le cadre des procédures de passation de marchés publics, instaure une présomption irréfragable d'incompatibilité générale entre le secteur des médias d'information et celui des marchés publics 5 ( * ) , sans laisser aux entrepreneurs la possibilité de démontrer l'absence de risques réels pour la transparence et la concurrence dans la passation des marchés.

On peut dès lors estimer que le texte de la présente proposition de loi, en introduisant une incompatibilité de principe entre la détention d'un titre de presse ou d'un service de radio ou de télévision et l'exercice d'une activité significativement assurée par l'exécution d'une commande pour le compte d'une personne morale du secteur public, présente le risque d'apparaître comme une mesure disproportionnée au sens du droit communautaire, et devrait être réexaminée à la lumière de la jurisprudence communautaire précédemment évoquée.

C. EN DERNIER RESSORT, L'INDÉPENDANCE DE LA PRESSE EST CONDITIONNÉE PAR L'INDÉPENDANCE DES RÉDACTIONS

L'indépendance éditoriale des titres de presse est essentiellement l'affaire des rédactions. Elle est conditionnée par l'étendue et l'effectivité des garanties dont jouissent les journalistes dans l'exercice de leur liberté d'expression, consacrée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen 6 ( * ) . À ce titre, les journalistes se sont vu reconnaître un certain nombre de droits destinés à leur permettre de rechercher dans les meilleures conditions la vérité, d'analyser les faits et d'exposer différents points de vue afin de garantir aux lecteurs le droit à une information libre, plurielle et honnête .

Les droits et les devoirs des journalistes sont ainsi consacrés par la convention collective nationale de travail des journalistes , établie le 1 er novembre 1976 et refondue le 27 octobre 1987, qui garantit notamment aux journalistes deux droits emblématiques : la clause de conscience et la clause de cession . Ces deux clauses garantissent l' autonomie de la rédaction vis-à-vis des propriétaires du titre de presse . Elles fondent la liberté intellectuelle des journalistes, en leur permettant d'opposer leur droit moral et de quitter leur publication, en percevant le cas échéant des indemnités dans des conditions déterminées par voie d'accord collectif, lorsque celle-ci a fait l'objet d'un changement de caractère ou d'orientation ou lorsqu'une modification du contrôle de la société les employant tend à porter préjudice à leurs intérêts moraux.

Le rapport de la commission présidée par le professeur Alain Lancelot sur les problèmes de concentration dans le domaine des médias, de décembre 2005, souligne, à cet égard, qu'en vertu de l'article L. 761-7 du code du travail, l'employeur d'une publication (dans les secteurs de la presse et de l'audiovisuel) est tenu au versement d'une indemnité alors même que la résiliation du contrat de travail survient par le fait du journaliste, dans le cas, notamment, où celle-ci est motivée par la cession du titre ou par un « changement notable dans le caractère ou l'orientation du journal ou périodique si ce changement crée, pour la personne employée, une situation de nature à porter atteinte à son honneur, à sa réputation ou, d'une manière générale, à ses intérêts moraux ».

Le pôle « Métiers du journalisme » des États généraux de la presse écrite a réaffirmé, pour sa part, que la clause de conscience et la clause de cession constituent « des droits essentiels du métier de journaliste, garantissant leur indépendance et donc, aux yeux du public, leur crédibilité ».

À la suite des États généraux de la presse écrite, un code unique de déontologie des journalistes a été élaboré par un comité de « sages », réunissant une dizaine de personnalités représentant les journalistes et les éditeurs de presse, et présidé par M. Bruno Frappat, journaliste, afin d'être annexé à la convention collective. En effet, plusieurs textes comportent déjà un certain nombre d'exigences déontologiques applicables à l'ensemble de la profession, tels que les chartes d'origine syndicale françaises de 1918 et 1938 et le texte de Munich de 1971, mais il leur a, en général, été reproché d'être dépourvus jusqu'ici de toute valeur juridique contraignante.

Un projet de code de déontologie des journalistes a ainsi été présenté le 27 octobre 2009. Il comporte notamment des provisions concernant l'indépendance du journaliste vis-à-vis du pouvoir politique et du secteur économique :

« - Le journaliste garde recul et distance avec toutes les sources d'information et les services de communication, publics ou privés. Il se méfie de toute démarche susceptible d'instaurer entre lui-même et ses sources un rapport de dépendance, de connivence, de séduction ou de gratitude.

[...]

« - Le journaliste s'interdit toute activité lucrative, extérieure à l'exercice de son métier, pouvant porter atteinte à sa crédibilité et à son indépendance. »

Il appartient désormais aux partenaires sociaux et aux éditeurs de presse de négocier l'annexion de ce texte à la convention collective afin de conférer aux exigences déontologiques fondamentales du métier de journaliste une valeur juridique plus significative.

Les débats sur l'indépendance rédactionnelle des titres de presse ont également abordé la question de la reconnaissance juridique des rédactions afin de garantir, dans le droit positif, leur autonomie vis-à-vis des propriétaires d'un titre de presse.

Sur le fondement de l'article 14 de la loi n° 84-937 du 23 octobre 1984 visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, toute publication quotidienne d'information politique et générale était ainsi tenue de comporter sa propre équipe rédactionnelle permanente, composée de journalistes professionnels au sens de l'article L. 716-2 du code de travail, cette équipe devant, comme le rappelle le rapport de la commission « Lancelot », être « suffisante pour garantir l'autonomie de conception de cette publication ».

Mais cette disposition comportait un certain nombre d'effets pervers qui ont conduit le législateur à l'abroger dans le cadre de la loi n° 86-897 du 1 er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse.

Votre rapporteur rappelle que la perspective d'une reconnaissance juridique des rédactions a de nouveau été écartée par la profession à l'issue des débats des États généraux de la presse écrite. À l'occasion de son discours de clôture des États généraux de janvier 2009, le Président de la République a ainsi prévenu contre le danger qui consiste à donner l'impression de vouloir maintenir systématiquement à l'écart les éditeurs et les actionnaires, existants et potentiels, de la conception de la ligne éditoriale d'un journal, au risque de décourager a priori d'éventuels investisseurs.

* 4 Dans sa rédaction issue de la directive 97/52/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 octobre 1997.

* 5 Communiqué de presse n° 92/08 du 16 décembre 2008 de la Cour de justice des Communautés européennes : http://curia.europa.eu/fr/actu/communiques/cp08/aff/cp080092fr.pdf .

* 6 L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen stipule que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

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