Rapport n° 278 (2010-2011) de M. Jean-René LECERF , fait au nom de la commission des lois, déposé le 2 février 2011

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N° 278

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2010-2011

Enregistré à la Présidence du Sénat le 2 février 2011

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de loi de MM. Yvon COLLIN, Nicolas ALFONSI, Gilbert BARBIER, Jean-Michel BAYLET, Jean-Marie BOCKEL, Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, Denis DETCHEVERRY, François FORTASSIN, Mme Françoise LABORDE, MM. Daniel MARSIN, Jean MILHAU, Jean-Pierre PLANCADE, Robert TROPEANO, Raymond VALL et François VENDASI tendant à reconnaître une présomption d' intérêt à agir des membres de l' Assemblée nationale et du Sénat en matière de recours pour excès de pouvoir ,

Par M. Jean-René LECERF,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Jacques Hyest , président ; M. Nicolas Alfonsi, Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, MM. Patrice Gélard, Jean-René Lecerf, Jean-Claude Peyronnet, Jean-Pierre Sueur, Mme Catherine Troendle, M. François Zocchetto , vice-présidents ; MM. Laurent Béteille, Christian Cointat, Charles Gautier, Jacques Mahéas , secrétaires ; MM. Jean-Paul Amoudry, Alain Anziani, Mmes Éliane Assassi, Nicole Bonnefoy, Alima Boumediene-Thiery, MM. François-Noël Buffet, Gérard Collomb, Pierre-Yves Collombat, Jean-Patrick Courtois, Yves Détraigne, Mme Anne-Marie Escoffier, MM. Hubert Falco, Louis-Constant Fleming, Gaston Flosse, Christophe-André Frassa, Bernard Frimat, René Garrec, Jean-Claude Gaudin, Mme Jacqueline Gourault, Mlle Sophie Joissains, Mme Virginie Klès, MM. Antoine Lefèvre, Dominique de Legge, Mme Josiane Mathon-Poinat, MM. Jacques Mézard, Jean-Pierre Michel, François Pillet, Hugues Portelli, Bernard Saugey, Simon Sutour, Richard Tuheiava, Alex Türk, Jean-Pierre Vial, Jean-Paul Virapoullé, Richard Yung.

Voir le(s) numéro(s) :

Sénat :

203 (2010-2011)

LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DES LOIS

Réunie le mercredi 2 février 2011, sous la présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président, la commission des lois a examiné le rapport de M. Jean-René Lecerf sur la proposition de loi n° 203 (2010-2011), présentée par M. Yvon Collin et plusieurs de ses collègues, tendant à reconnaître une présomption d'intérêt à agir des parlementaires en matière de recours pour excès de pouvoir.

M. Jean-René Lecerf, rapporteur , a indiqué que la proposition de loi entendait trancher une question importante à laquelle s'était toujours soustrait le Conseil d'Etat : un parlementaire jouit-il es qualité d'un intérêt pour agir en matière de recours pour excès de pouvoir lorsqu'est en jeu la défense des prérogatives du Parlement ?

Il a souligné que le texte visait à doter les membres du Parlement d'une présomption d'intérêt à agir dans la voie du recours contentieux, dans trois hypothèses :

- celle où le pouvoir réglementaire empièterait sur une matière constitutionnellement réservée au pouvoir législatif ;

- celle où une mesure réglementaire méconnaîtrait la loi ;

- celle, enfin, où le pouvoir réglementaire ne prendrait pas dans un délai raisonnable les mesures d'application d'une loi.

Il a relevé que sous des dehors techniques, cette proposition soulevait des questions essentielles , tant en ce qui concerne les moyens d'action des députés et sénateurs pour la défense des prérogatives du Parlement que sur le rôle et la place de la haute juridiction : la proposition de loi s'inscrit-elle dans le droit-fil de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 dont l'ambition affichée était de rééquilibrer les institutions en faveur du Parlement ? Le parlementaire a-t-il vocation à agir sur le terrain judiciaire pour défendre les droits du Parlement ? Par ailleurs, le dispositif proposé est-il conforme à l'office du juge administratif ? Pourrait-il conduire le Conseil d'Etat à devenir l'arbitre de conflits politiques entre des parlementaires et le Gouvernement ?

En outre, le rapporteur s'est interrogé sur la constitutionnalité du dispositif, au regard en particulier du titre V de la Constitution relatif aux « rapports entre le Parlement et le Gouvernement » et de la séparation des pouvoirs .

Votre commission a estimé que la proposition de loi soulevait trop de difficultés pour être, en l'état, acceptable . Elle a décidé de ne pas adopter de texte afin que la discussion en séance publique porte sur le texte de la proposition de loi en application de l'article 42 de la Constitution

EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

« Le parlementaire frappe depuis plusieurs décennies à la porte de votre prétoire ; il ne sait toujours pas si elle lui est ouverte ou fermée. »

C'est dans ces termes que Rémi Keller, rapporteur public, s'est exprimé dans ses conclusions sur l'affaire récente - et abondamment commentée - dite « Fédération nationale de la libre pensée » 1 ( * ) .

Le rapporteur public ajoutait : «Pour notre part, nous croyons que la considération que l'on doit à la fonction parlementaire doit vous conduire à renoncer aux subterfuges et à dire clairement ce qu'il en est. ». Il invitait ainsi le Conseil d'Etat à trancher la question suivante : un député ou un sénateur peut-il se prévaloir de sa seule qualité de parlementaire pour contester devant la haute juridiction un acte réglementaire qu'il considère comme portant atteinte aux prérogatives du Parlement ?

Cependant, le Conseil d'Etat a, une nouvelle fois, refusé de répondre à cette question, la requête des parlementaires ayant été rejetée au fond « sans qu'il soit besoin de se prononcer sur sa recevabilité ».

En conséquence, le parlementaire ne sait toujours pas aujourd'hui s'il dispose es qualité d'un droit de recours lorsqu'est en jeu la défense des prérogatives du Parlement .

C'est pour répondre à cette incertitude jurisprudentielle que M. Yvon Collin et plusieurs de ses collègues ont déposé la proposition de loi n° 203 (2010-2011), tendant à reconnaître une présomption d'intérêt à agir des parlementaires en matière de recours pour excès de pouvoir.

Ce texte propose de modifier l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires pour y introduire un article 4 ter ainsi rédigé :

« Les membres de l'Assemblée nationale et du Sénat sont réputés justifier d'une qualité leur donnant intérêt à agir par la voie du recours pour excès de pouvoir contre une mesure réglementaire édictant une disposition relevant du domaine de la loi, une mesure réglementaire contraire à une disposition législative, ou contre le refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative. »

Le texte proposé vise donc à doter les membres du Parlement d'une présomption d'intérêt à agir dans la voie du recours contentieux, dès lors qu'est en jeu la défense des prérogatives du Parlement . Sont ainsi distinguées trois hypothèses de recevabilité du recours :

- celle où le pouvoir réglementaire empièterait sur une matière constitutionnellement réservée au pouvoir législatif ;

- celle où une mesure réglementaire méconnaîtrait la loi ;

- celle, enfin, où le pouvoir réglementaire, par son inaction à prendre les mesures réglementaires nécessaires dans un délai raisonnable, rendrait de fait une loi inapplicable.

Le texte entend ainsi trancher une question importante à laquelle s'est toujours soustrait le Conseil d'Etat.

Sous des dehors techniques, cette proposition soulève des questions essentielles , tant en ce qui concerne les moyens d'action des députés et sénateurs pour la défense des prérogatives du Parlement que sur le rôle et la place de la haute juridiction : la proposition de loi s'inscrit-elle dans le droit-fil de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 dont l'ambition affichée était de rééquilibrer les institutions en faveur du Parlement, notamment en renforçant ses pouvoirs de contrôle de l'action du Gouvernement ? Le parlementaire a-t-il vocation à agir sur le terrain judiciaire pour défendre les droits du Parlement ?

Par ailleurs, le dispositif proposé est-il conforme à l'office du juge administratif ? Pourrait-il conduire le prétoire du Conseil d'Etat à se transformer en un lieu d'affrontements politiques entre des parlementaires et le Gouvernement ?

Enfin, le dispositif est-il constitutionnel, au regard en particulier du titre V de la Constitution relatif aux « rapports entre le Parlement et le Gouvernement » et de la séparation des pouvoirs ? Autrement dit, le législateur ordinaire peut-il doter les parlementaires d'un nouveau moyen de contrôle du Gouvernement ?

I. LA PROPOSITION DE LOI : TRANCHER UNE QUESTION À LAQUELLE LE CONSEIL D'ETAT S'EST TOUJOURS DÉROBÉ

1. La double stratégie du contournement et de l'évitement, ou comment éluder une question importante

La proposition de loi soumise à notre examen vise à doter les membres du Parlement d'une présomption d'intérêt à agir en matière de recours pour excès de pouvoir, dès lors qu'est en jeu la défense des prérogatives du Parlement

Étonnamment, le Conseil d'Etat ne s'est jamais prononcé sur l 'intérêt pour agir d'un parlementaire invoquant une atteinte aux prérogatives du Parlement.

Rappelons que l'intérêt à agir est un intérêt invoqué par le requérant pour présenter un recours administratif contentieux. Il conditionne la recevabilité de ce recours et doit être légitime, pertinent, directement et certainement lésé par la décision attaquée.

Comme l'a rappelé le rapporteur public, Rémi Keller, dans ses conclusions sur l'affaire récente dite « Fédération nationale de la libre pensée » 2 ( * ) , les rares décisions refusant expressément un intérêt pour agir à un parlementaire portent sur des affaires où l'acte contesté était à l'évidence trop éloigné de l'intérêt invoqué , comme la nomination du président du Conseil de la concurrence 3 ( * ) , ou encore une délégation de signature d'un ministre 4 ( * ) .

Pour le reste, en dépit des exhortations qui lui ont été faites par plusieurs commissaires du gouvernement 5 ( * ) , le Conseil d'Etat a toujours éludé la question en adoptant deux attitudes qu'une partie de la doctrine qualifie d'attitudes de « contournement » et d' « évitement ». 6 ( * )

L'attitude du « contournement » consiste pour le juge administratif à contourner le problème en reconnaissant aux parlementaires requérants une autre qualité, fût-elle fort répandue.

Les exemples sont légion .

Ainsi, à un député qui demandait l'annulation des décrets organisant le référendum du 28 octobre 1962, la haute assemblée a admis un intérêt pour agir en sa qualité d'électeur 7 ( * ) .

De même, lorsque notre collègue sénateur M. Jean-Pierre Fourcade a contesté un décret relatif au fonds de compensation pour la TVA, le Conseil d'Etat a retenu sa qualité de président du comité des finances locales 8 ( * ) .

En outre, en 2002, le Conseil d'Etat a reconnu au député Didier Migaud la qualité de « consommateur de produits pétroliers » afin de lui permettre de contester le refus du ministre du Budget de mettre en oeuvre le mécanisme dit de la « TIPP flottante » 9 ( * ) .

Par ailleurs, notre collègue député François Bayrou a été reconnu en 2006 comme « actionnaire d'une société d'autoroute » dans une affaire portant sur la privatisation d'une société autoroutière 10 ( * ) .

Enfin, très récemment, dans un arrêt du 11 février 2010, le Conseil d'État s'est explicitement penché sur la question de la recevabilité du recours présenté par divers parlementaires, dont notre collègue sénatrice Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, arguant de leur seule qualité de parlementaire, contre une lettre du ministre de la Culture et de la Communication adressée au président-directeur général de France Télévisions qui a eu pour effet la suppression anticipée de la publicité en soirée sur les chaînes télévisées du groupe, alors que la loi prévoyant cette suppression était encore en discussion au Parlement ; mais c'est en relevant leur qualité d' usagers du service public de la télévision que le Conseil d'État reconnaît l'intérêt à agir des requérants 11 ( * ) . Autrement dit, le juge administratif préfère masquer le parlementaire derrière l'administré, en l'espèce l'usager du service public, pour ne pas traiter la question de la recevabilité de la requête.

Quant à l'attitude de l' « évitement », elle consiste à statuer directement sur le fond après avoir précisé qu'il n'est pas nécessaire de se prononcer sur la recevabilité de la requête. Cette technique contentieuse peut paraître étonnante puisqu'elle conduit à l'inversion de l'ordre normal d'examen des questions. Elle est toutefois assez fréquente car elle évite de laisser accroire au requérant dont la requête serait jugée irrecevable, sur la forme, qu'il aurait pu obtenir, sur le fond, l'annulation recherchée si sa requête avait été jugée recevable.

Certains commentateurs ont déduit de cette double stratégie de contournement/évitement que le Conseil d'Etat refusait de reconnaître par principe l'intérêt pour agir des parlementaires.

C'est également ce que laisse entendre l'exposé des motifs de la présente proposition de loi :

« Il apparaît néanmoins clairement ressortir de la jurisprudence du Conseil d'Etat que des membres de l'Assemblée nationale ou du Sénat ne peuvent exciper de cette seule qualité pour avoir intérêt à agir ».

En réalité, comme l'a confirmé, lors de son audition, M. Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d'Etat, la haute juridiction n'a jamais tranché la question .

2. L'affaire dite « Fédération nationale de la libre pensée », une occasion manquée pour clarifier la situation

Récemment, l'affaire précitée dite « Fédération nationale de la libre pensée » a offert l'occasion au Conseil d'Etat de trancher la question de l'intérêt pour agir d'un parlementaire invoquant une atteinte aux prérogatives du Parlement.

Dans cette espèce, le Conseil d'État était en effet saisi par 57 sénateurs et 14 députés se prévalant de leur seule qualité de parlementaires. Ils mettaient en avant la méconnaissance, par le décret du 16 avril 2009 publiant un accord entre la France et le Saint-Siège, du droit des parlementaires d'exercer leur compétence dans la mesure où la ratification de l'accord aurait dû être autorisée par une loi.

Dans ses conclusions, le rapporteur public Rémi Keller consacre de longs développements à la question de la recevabilité des requêtes des parlementaires.

Par une formule imagée, il rappelle le refus constant du Conseil d'Etat de se prononcer sur cette question sensible :

« Le parlementaire frappe depuis plusieurs décennies à la porte de votre prétoire ; il ne sait toujours pas si elle lui est ouverte ou fermée. »

Il ajoute solennellement :

«Pour notre part, nous croyons que la considération que l'on doit à la fonction parlementaire doit vous conduire à renoncer aux subterfuges et à dire clairement ce qu'il en est. ».

Il invite ainsi le Conseil d'Etat à trancher enfin la question de savoir si les députés et sénateurs peuvent se prévaloir de la seule qualité de parlementaire pour contester devant la haute juridiction un acte réglementaire qu'ils considèrent comme portant atteinte aux prérogatives du Parlement.

Le Conseil d'Etat n'a pas suivi le rapporteur public sur cette voie. Il s'est contenté d'une formule des plus expéditives : «sans qu'il soit besoin de statuer sur la recevabilité des requêtes des parlementaires » 12 ( * ) , adoptant ainsi l'attitude de l' « évitement » décrite plus haut.

Comme l'a déploré une partie de la doctrine, ce refus d'examiner la recevabilité de la requête est très difficile à interpréter .

Extraits de la note précitée de M. Thierry Rambaud et Mme Agnès Roblot-Troizier 13 ( * )

« Ce refus d'examiner la recevabilité de la requête maintient l'ambiguïté.

« Il peut signifier l'absence d'intérêt à agir des parlementaires en cette qualité. À l'appui d'une telle interprétation, on relèvera que, en l'espèce, deux particuliers, qui, selon le rapporteur public, ne justifiaient « d'aucun intérêt leur donnant qualité pour agir », avaient déposé des requêtes pourtant examinées au fond comme celles des parlementaires. (...)

« Le silence de l'arrêt Fédération nationale de la libre pensée sur la question de la recevabilité peut tout aussi bien signifier que le Conseil d'État admet les requêtes présentées par des parlementaires, comme il admet celle des autres requérants se prévalant de leur qualité d'universitaire, d'associations agissant au nom de la défense de la laïcité et de syndicats intervenant dans le domaine de l'enseignement supérieur. (...)

« Pouvant être interprété dans un sens comme dans un autre, l'arrêt laisse planer le doute, alors que le rapporteur public incitait le Conseil d'État à prendre une position explicite. »

3. La proposition de loi : une réponse à ces incertitudes jurisprudentielles

Le texte qui nous est soumis entend apporter une réponse aux incertitudes jurisprudentielles mentionnées plus haut et trancher ainsi une question importante à laquelle, on l'a dit, le Conseil d'Etat s'est toujours soustrait.

Il est composé d'un article unique qui modifie l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires afin d'y introduire un article 4 ter ainsi rédigé :

« Les membres de l'Assemblée nationale et du Sénat sont réputés justifier d'une qualité leur donnant intérêt à agir par la voie du recours pour excès de pouvoir contre une mesure réglementaire édictant une disposition relevant du domaine de la loi, une mesure réglementaire contraire à une disposition législative, ou contre le refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative. »

En conséquence, la solution proposée par le texte pour sortir des ambigüités relevées par votre rapporteur consiste à doter les membres du Parlement d'une présomption d'intérêt à agir en matière de recours pour excès de pouvoir, dès lors qu'est en jeu la défense des prérogatives du Parlement . Sont ainsi distinguées trois hypothèses de recevabilité du recours :

- celle où le pouvoir réglementaire empièterait sur une matière constitutionnellement réservée au pouvoir législatif, violant ainsi une prérogative du Parlement ;

- celle où une mesure réglementaire méconnaît la loi ;

- celle, enfin, où le pouvoir réglementaire, par son inaction à prendre les mesures réglementaires nécessaires dans un délai raisonnable, rend de fait une loi inapplicable.

II. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION

A. UNE QUESTION PRÉALABLE : L'INTERVENTION DU LÉGISLATEUR EST-ELLE JUSTIFIÉE ?

Comme indiqué précédemment, le texte qui nous est soumis vise à apporter une réponse législative aux incertitudes jurisprudentielles quant à l'intérêt à agir du parlementaire en cette seule qualité.

Une autre solution aurait pu consister à attendre que le Conseil d'Etat se prononce sur cette question avant d'envisager le recours à la loi.

En effet, si la haute juridiction a éludé cette question jusqu'à présent, elle ne pourra éternellement adopter une telle d'attitude. Elle aura nécessairement un jour à connaître d'un recours de parlementaires qui sera accepté sur le fond et qui, sur la forme, ne lui permettra pas de s'appuyer sur une autre qualité que celle de parlementaire (telle que président de comité, contribuable, usager d'un service public...). Il lui faudra alors déterminer sa position et tracer les limites de l'intérêt à agir du parlementaire en cette seule qualité.

Dans une récente chronique, Sophie-Justine Liéber et Damien Botteghi, tous deux maîtres des requêtes au Conseil d'Etat, estiment ainsi que « dans l'arrêt Fédération de la libre pensée, le choix a été de réserver la question pour l'affronter quand il sera nécessaire de le faire. » 14 ( * ) .

Il serait alors loisible à la représentation nationale de modifier ou préciser les règles fixées par la haute juridiction si elle ne les juge pas satisfaisantes.

Par ailleurs, certains jugent préférable la solution jurisprudentielle à l'intervention du législateur. Ils opposent la souplesse de la jurisprudence à la rigidité de la loi.

Dans leur chronique précitée, Sophie-Justine Liéber et Damien Botteghi considèrent ainsi que « l'intérêt à agir du parlementaire devrait ressortir de la méthode traditionnelle du juge administratif et gagnerait à ne pas devenir un abcès de fixation, à la recherche, probablement chimérique, d'une conceptualisation a priori pouvant donner une illusion de maîtrise. »

De la même manière, le président Daniel Labetoulle, dans un article paru récemment 15 ( * ) estime que « les difficultés juridiques qu'il y aura à préciser les critères et les limites de la recevabilité du parlementaire ne sont pas d'une nature différente de celles que connaît la théorie générale de l'intérêt pour agir, rebelle à la systématisation ».

Il est vrai que la jurisprudence du Conseil d'Etat en matière d'intérêt à agir, complexe et nuancée, pourrait difficilement être traduite dans un texte. Ces mêmes difficultés apparaitraient si la juridiction du Palais Royal devait un jour être contrainte de tracer les frontières de l'intérêt à agir des parlementaires en cette seule qualité.

Cette question renvoie aux hypothèses dans lesquelles l'intérêt à agir des parlementaires pourrait être reconnu, question qui sera examinée plus loin.

Toutefois, votre rapporteur estime que la question de l'intérêt à agir des parlementaires est une question trop sensible pour la confier au Conseil d'Etat et qu'il est même possible de considérer que le refus de la haute juridiction de trancher cette question jusqu'à présent est un appel à une intervention normative.

A cet égard, votre rapporteur ajoute que le dispositif envisagé par la proposition de loi, bien que touchant à la procédure contentieuse administrative, ne ressortit pas à la compétence du pouvoir réglementaire. En effet, le texte fixe des règles concernant les droits des parlementaires à l'égard de l'exécutif et relève, en conséquence, au minimum de la loi ordinaire 16 ( * ) .

Dès lors qu'est admise la nécessité d'une intervention du législateur, trois options sont possibles :

- dénier , par principe, tout intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité ;

- reconnaître un très large intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité : c'est l'option retenue par la proposition de loi.

- reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires dans des hypothèses restreintes : c'est la position de votre commission .

Votre rapporteur a examiné successivement les trois options.

B. UNE PREMIÈRE OPTION : DÉNIER, PAR PRINCIPE, TOUT INTÉRÊT À AGIR AUX PARLEMENTAIRES EN CETTE SEULE QUALITÉ

Sous des dehors techniques, la présente proposition de loi pose des questions essentielles , tant en ce qui concerne les moyens d'action des députés et sénateurs pour la défense des prérogatives du Parlement que sur le rôle et la place du Conseil d'Etat.

Une première option consiste à dénier, par principe, tout intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité, afin d'éviter une dénaturation tant de la fonction parlementaire que de la fonction juridictionnelle du Conseil d'Etat.

1. Une dénaturation de la fonction parlementaire

En premier lieu, certaines personnes entendues par votre rapporteur considèrent que la présente proposition de loi conduit à une dénaturation de la fonction parlementaire.

C'est également la position de M. Patrick Ollier, ministre chargé des relations avec le Parlement. Ce dernier, lors du débat sur l'édiction des mesures règlementaires d'application des lois, organisé au Sénat le 12 janvier 2011, s'est exprimé sur la présente proposition de loi.

Il a craint qu'une telle initiative n'« instaure une confusion des rôles ». Il a ajouté que cela correspondrait, selon lui, « à un renoncement au pouvoir du Parlement en la matière. La Constitution donne en effet aux parlementaires, notamment aux sénateurs, la possibilité de s'engager dans le contrôle de l'application des lois. Le ministre chargé des relations avec le Parlement vous le dit : vous ne devez pas renoncer à ce pouvoir au bénéfice des tribunaux. Ils ne sont pas là pour cela. C'est votre rôle ! »

Autrement dit, le parlementaire n'aurait pas, selon lui, vocation à agir sur le terrain judiciaire pour défendre les droits du Parlement, mais uniquement sur le terrain politique et ce par les moyens reconnus aux parlementaires par la Constitution et les règlements des assemblées (motion de censure, questions écrites et orales, rapports...).

En paraphrasant Clausewitz, on pourrait résumer ainsi cette position :

« Le recours pour excès de pouvoir n'a pas pour finalité la continuation, par d'autres moyens, du débat parlementaire ».

2. Un dévoiement de la fonction juridictionnelle

En second lieu, certaines personnes entendues redoutent que la présente proposition de loi ne conduise à un afflux de litiges et à une dénaturation de la fonction juridictionnelle du Conseil d'Etat.

C'est le second point qui a suscité le plus d'interrogations lors des auditions : le dispositif proposé est-il conforme à l'office du juge administratif ? Pourrait-il conduire le prétoire du Conseil d'Etat à se trouver arbitrer entre des parlementaires et le Gouvernement ? Le Conseil d'Etat n'exercerait-il pas alors une fonction politique plus que juridique ? N'y a-t-il pas un risque d'instrumentalisation de la haute juridiction ? de dérive vers un « gouvernement des juges » ?

Comme le soulignent très justement M. Thierry Rambaud et Mme Agnès Roblot-Troizier dans la note précitée 17 ( * ) , le Conseil d'Etat « entend ne pas faire figure d'arbitre entre les pouvoirs publics, sanctionnant, sur demande d'un parlementaire, l'empiètement du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif. Car, lorsque, saisi par un requérant lambda, le juge administratif annule un décret qui empiète sur la compétence législative, il est le censeur d'un acte pris par une autorité administrative et contesté par un administré. Si le requérant se prévaut de sa qualité de parlementaire et invoque l'atteinte aux prérogatives du Parlement, ce n'est plus l'administré qui est protégé mais le Parlement, ce n'est plus l'autorité administrative qui est sanctionnée mais le pouvoir exécutif. Bien sûr, la réalité juridique est parfaitement identique et cette différence n'est que symbolique, mais admettre l'intérêt à agir des parlementaires en cette qualité, c'est prendre le risque d'apparaître comme une juridiction exerçant une fonction politique ».

Par ailleurs, comme l'a relevé, lors de son audition, M. Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d'Etat, le dispositif envisagé par la proposition de loi revient à créer pour les parlementaires un recours sui generis dont la recevabilité est appréciée au regard, non de la nature de l'acte, mais de la nature des moyens soulevés, ce qui constituerait une innovation forte en matière de procédure administrative contentieuse. Autrement dit, le recours du parlementaire ne serait recevable que si le Conseil d'Etat estime que le moyen invoqué est bien tiré d'une atteinte aux prérogatives du Parlement.

C. UNE DEUXIÈME OPTION : RECONNAÎTRE UN TRÈS LARGE INTÉRÊT À AGIR AUX PARLEMENTAIRES EN CETTE SEULE QUALITÉ

Une deuxième option consiste à écarter les arguments évoqués plus haut afin de reconnaître un très large intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité, c'est-à-dire un droit de saisine . C'est l'option retenue par la présente proposition de loi.

1. Les arguments en présence
a) Renforcer l'efficacité du parlementaire dans la défense des prérogatives du Parlement et le contrôle de l'action du Gouvernement

On l'a dit, il est possible de considérer que le parlementaire n'a pas vocation à agir sur le terrain judiciaire pour contrôler l'action de l'exécutif, mais uniquement sur le terrain politique.

Les tenants de la thèse inverse mettent en avant les arguments suivants :

- en premier lieu, le contrôle politique et le contrôle judiciaire sont deux modalités d'exercice complémentaires - et non concurrentes - de la fonction parlementaire. C'est ce que défend l'exposé des motifs de la proposition de loi :

« L'ouverture d'un tel recours constituerait un prolongement logique et nécessaire de la mission assignée au Parlement par l'article 24 de la Constitution. » ;

- en deuxième lieu, l'introduction, à côté des outils de contrôle politique existants, d'un nouvel outil de contrôle, juridictionnel cette fois, s'inscrit dans le droit-fil de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui avait pour ambition affichée de rééquilibrer les institutions en faveur du Parlement , notamment en renforçant ses pouvoirs de contrôle de l'action du Gouvernement ;

- en troisième lieu, les parlementaires disposent d'ores-et-déjà de moyens de contrôle à caractère juridique , à travers la saisine du Conseil constitutionnel par voie d'action, qui leur permet parfois d' « avoir juridiquement raison même quand ils ont politiquement tort », selon la formule de notre collègue Robert Badinter ;

- enfin - et surtout - les tenants de la reconnaissance de l'intérêt à agir des parlementaires mettent en avant l'efficacité de l'action juridictionnelle qui peut aboutir à l'annulation d'un acte de l'exécutif. C'est en particulier ce que notre collègue Jean-Pierre Sueur a souligné lors du débat sur l'édiction des mesures règlementaires d'application des lois, organisé au Sénat le 12 janvier 2011 :

« On peut émettre tous les voeux possibles - c'est la saison ! -, concernant le Gouvernement et le Parlement, lequel fait d'ailleurs son travail - et nous veillons à ce qu'il en soit ainsi -, à travers les diverses procédures de questions et la publication de nombreux rapports. Cependant, monsieur le ministre, on ne s'en sortira pas s'il n'existe pas de mesure plus coercitive !

«  À cet égard, il convient de travailler dans deux directions. La première solution consiste à emprunter la voie qu'offre le Conseil d'État. En effet, celui-ci peut condamner le Gouvernement pour non-application de la loi. Je souhaite que de telles procédures se multiplient parce que c'est un moyen d'obtenir satisfaction. Je suis d'ailleurs totalement favorable à votre suggestion, monsieur Collin... ».

b) Une telle évolution ne constituerait pas un dévoiement de la fonction juridictionnelle du Conseil d'Etat

Comme indiqué précédemment, certains considèrent que le fait de reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité conduirait non seulement à une dénaturation de la fonction parlementaire mais également à celle de la fonction juridictionnelle du Conseil d'Etat, ce dernier devenant alors l' arbitre d'oppositions politiques et devant faire face à un afflux de litiges.

Toutefois, de nombreux auteurs, y compris des membres du Conseil d'Etat, relativisent ce double risque .

En premier lieu, ils considèrent comme fort peu probable que la consécration de l'intérêt à agir des parlementaires vienne encombrer la haute juridiction, ne serait-ce qu'en raison du temps nécessaire pour préparer et étayer un recours. Comme l'indique le rapporteur public Rémi Keller dans l'affaire « Libre pensée » précitée :

« Il faut écarter une dernière objection, qui s'élève immanquablement lorsque vous envisagez d'ouvrir un champ nouveau d'intérêt pour agir : faut-il craindre un afflux de litiges (...) ? Nous ne le pensons pas »

En second lieu, dans ces mêmes conclusions, Rémi Keller souligne qu'il croit peu au risque de politisation :

« Après tout, votre jurisprudence libérale sur l'intérêt pour agir des conseillers municipaux n'a pas transformé votre prétoire en un champ d'affrontement entre conseillers et maires, ni entre conseillers de sensibilités différentes 18 ( * ) . Vous pourrez d'ailleurs remarquer qu'aucun parlementaire n'est venu aujourd'hui s'affronter à ses collègues en défendant cet accord qui a pourtant fait l'objet, hors du Parlement, de débats passionnés. »

De la même façon , dans leur chronique précitée, Sophie-Justine Liéber et Damien Botteghi, maîtres des requêtes au Conseil d'Etat, indiquent que « l'argument « politique » est exagéré : le juge, surtout administratif, est par sa nature même appelé à régler des problèmes d'ordre politique ; vivre avec son instrumentalisation fait partie de son office ».

2. La proposition de loi : reconnaître un très large intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité

Les tenants de la deuxième option - dont, rappelons-le fait partie l'auteur de la présente proposition de loi - souhaitent, pour les raisons présentées plus haut, reconnaître un très large intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité.

Selon la proposition de loi, l'action de parlementaires serait présumée recevable dans trois hypothèses :

a) Le cas d'une mesure réglementaire contraire à une disposition législative

Il s'agirait de permettre à un député ou un sénateur d'attaquer une mesure réglementaire qu'il estime contraire à une disposition législative. Ce cas d'ouverture, particulièrement large, permettrait d'attaquer tous les actes réglementaires au motif qu'ils méconnaissent une loi, qu'il s'agisse des actes de l'exécutif (hors ceux relevant du pouvoir réglementaire autonome) ou des actes administratifs pris par des autorités locales, décentralisées ou déconcentrées (arrêtés municipaux, arrêtés préfectoraux).

b) Le cas d'une mesure réglementaire édictant une disposition relevant du domaine de la loi

La proposition de loi prévoit une deuxième hypothèse qui permettrait à un parlementaire d'agir dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir : il s'agit du cas de « mesures réglementaires édictant une disposition relevant du domaine de la loi », c'est-à-dire de mesures réglementaires qui méconnaissent la compétence du législateur.

Qu'entend-on par domaine de la loi ?

Le Conseil constitutionnel a rappelé que le domaine délimité par l'article 34 de la Constitution n'était pas exhaustif : d'autres articles de la Constitution et de son préambule déterminent les matières législatives (déclaration de guerre, état de siège, autorisation de ratification de certains traités, dispositions des articles 72 à 74 relatives aux collectivités territoriales). La charte de l'environnement, qui fait référence à la loi (notamment à ses articles 3, 4 et 7), étend également la compétence du législateur.

Le domaine de loi a été étendu par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.

Ainsi, l'article 1 er permet désormais à la loi de favoriser l'égal accès des femmes et des hommes non seulement aux mandats électoraux et fonctions électives mais aussi aux responsabilités professionnelles et sociales.

L'article 4 prévoit que la loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation.

En vertu de l'article 51-2 la loi détermine les règles d'organisation et de fonctionnement des commissions d'enquête.

À l'article 34, ont été ajoutés :

- la liberté, le pluralisme et l'indépendance des médias ;

- le régime électoral des instances représentatives des Français établis hors de France ;

- les conditions d'exercice des mandats électoraux et des fonctions électives des membres des assemblées délibérantes des collectivités territoriales ;

- les orientations pluriannuelles des finances publiques.

Le domaine de la loi a été étendu concomitamment à la création de nouvelles procédures. Il appartient ainsi au législateur :

- de déterminer les emplois ou fonctions pour lesquels, en raison de leur importance pour les droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation, le pouvoir de nomination du Président de la République s'exerce après avis de la commission permanente compétente de chaque assemblée (article 13 de la Constitution) ;

- de fixer la composition, l'organisation et le fonctionnement de la commission indépendante chargée de rendre un avis sur les projets délimitant les circonscriptions pour l'élection des députés ou modifiant la répartition des sièges de députés ou de sénateurs (article 25).

Parmi l'ensemble des actes réglementaires susceptibles d'être attaqués par un parlementaire en cette seule qualité, les ordonnances méritent un traitement particulier .

L'exposé des motifs de la proposition de loi vise les cas où « le pouvoir réglementaire empièterait sur une matière constitutionnellement réservée au pouvoir législatif, violant ainsi une prérogative du Parlement ». Il semble donc que l'intention des auteurs de ce texte soit de ne pas donner aux parlementaires intérêt à agir dans le cas d'ordonnances, même si ceux-ci se bornent à soutenir que l'ordonnance ne respecte pas l'habilitation accordée par le Parlement. En effet, une ordonnance intervient, par définition, sur une matière constitutionnellement réservée au pouvoir législatif mais avec l'accord de ce dernier.

Toutefois, il semble que, par son caractère général, la référence aux « mesures réglementaires édictant une disposition relevant du domaine de la loi » donne bien intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité pour contester une ordonnance, et même de fonder leur recours sur tout moyen, et donc pas simplement dans l'hypothèse où l'ordonnance ne respecte pas l'habilitation accordée par le Parlement.

c) Le cas du refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative

La proposition de loi prévoit une troisième et dernière hypothèse qui permettrait à un parlementaire d'agir en cette seule qualité dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir : il s'agit du cas du refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative.

La jurisprudence du Conseil d'Etat
en matière de carence du pouvoir réglementaire

Longtemps incertaine, la jurisprudence du Conseil d'Etat en matière de carence du pouvoir réglementaire s'est affirmée au début des années 1960 par deux arrêts :

- en 1962, l'arrêt du Conseil d'Etat Kevers-Pascalis annule pour la première fois un refus d'édicter les règlements nécessaires à l'application d'une ordonnance législative, après un retard de 12 ans ;

- en 1964, l'arrêt du Conseil d'Etat Veuve Renard condamne pour la première fois l'Etat à une indemnité réparatrice du préjudice causé par un retard de 13 ans dans l'édiction de règlements d'application d'un décret.

En 2000, le Conseil d'Etat a précisé que « l'exercice du pouvoir réglementaire comporte, non seulement le droit, mais aussi l'obligation de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu'implique nécessairement l'application de la loi, hors le cas où le respect des engagements internationaux de la France y ferait obstacle » (arrêt France nature environnement).

Toutefois, le juge ne censure que les « carences caractérisées » de l'administration, c'est-à-dire lorsque celle-ci dépasse le « délai raisonnable » dans l'application du texte. Le caractère raisonnable ou non du délai est apprécié in concreto par le Conseil d'Etat qui tient compte des difficultés d'élaboration des règlements et de l'ensemble des circonstances.

D. UNE TROISIÈME OPTION : RECONNAÎTRE UN INTÉRÊT À AGIR AUX PARLEMENTAIRES EN CETTE SEULE QUALITÉ MAIS DANS DES HYPOTHÈSES RESTREINTES

Votre commission n'a retenu aucune des deux options opposées évoquées plus haut.

Sur proposition de son rapporteur, elle a examiné dans quelle mesure un moyen terme pourrait être envisagé : reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité mais dans des hypothèses plus restreintes que celles prévues par la proposition de loi.

La question des limites à donner à cette reconnaissance est une question éminemment sensible qui explique sans doute la très grande prudence du Conseil d'Etat en la matière.

Ainsi que l'écrit le président Daniel Labetoulle, dans l'article précité, « la question de la recevabilité du parlementaire ne passe pas plus par le : « jamais » que par le : « toujours » mais seulement par le : « quand ? » ».

Pour tenter de tracer les frontières acceptables de l'intérêt à agir des parlementaires, il convient de reprendre les trois hypothèses de la proposition de loi.

a) Le cas d'une mesure réglementaire contraire à une disposition législative

En premier lieu, la proposition de loi entend permettre à un député ou un sénateur d'attaquer une mesure réglementaire qu'il estime contraire à une disposition législative.

Ce cas d'ouverture très large a été très critiqué par l'ensemble des personnes entendues.

Admettre la recevabilité d'un parlementaire à contester un acte administratif en ne se prévalant que de sa seule qualité de parlementaire reviendrait à admettre l' action populaire par la voie du représentant de la Nation, ce qui n'est pas souhaitable pour trois raisons principales.

Tout d'abord, l'action populaire constituerait une innovation - pour ne pas dire une révolution - procédurale que rien ne justifie : la violation de la loi doit demeurer un moyen d'annulation d'un acte et non un critère de recevabilité du recours.

Par ailleurs, le parlementaire serait soumis à de fortes pressions exercées par des élus, des associations, des syndicats, des habitants... pour qu'il porte une action devant le Conseil d'Etat, puisqu'à la différence des autres personnes physiques et morales, il bénéficierait es qualité d'un intérêt à agir.

Enfin, sur le plan constitutionnel, l'hypothèse d'un intérêt à agir en cas de mesures réglementaires contraires à la loi est tellement large qu'elle est probablement inconstitutionnelle car contraire :

- au titre V de la Constitution (articles 34 à 51-2) relatif aux « rapports entre le Parlement et le Gouvernement » ; en effet, les relations entre le Parlement et le Gouvernement sont régies par ce seul titre de la Constitution et non par la loi ordinaire ; il n'est donc pas possible de donner aux parlementaires en cette seule qualité une possibilité très large de recours judiciaire à l'encontre du Gouvernement alors que les seuls moyens d'action des parlementaires sont prévus par la Constitution ;

- à la séparation des pouvoirs dès lors que le dispositif peut s'analyser comme une injonction du législateur au juge, sommé de reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires pour contester la quasi-totalité des actes administratifs ;

- à l'objectif de valeur constitutionnelle de « bonne administration de la justice » , objectif consacré en 2009 par le Conseil constitutionnel 19 ( * ) . En effet, le dispositif proposé permettrait aux parlementaires de multiplier les recours et d'encombrer le prétoire du Conseil d'Etat.

Pour l'ensemble de ces raisons, votre commission n'a pas approuvé la reconnaissance d'un intérêt à agir du parlementaire dans l'hypothèse où il estime une mesure réglementaire contraire à une disposition législative.

b) Le cas d'une mesure réglementaire édictant une disposition relevant du domaine de la loi

La proposition de loi prévoit une deuxième hypothèse qui permettrait à un parlementaire d'agir dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir : il s'agit du cas de « mesures réglementaires édictant une disposition relevant du domaine de la loi ».

Sur le fond, votre rapporteur considère que l'atteinte alléguée à une compétence du législateur constitutionnellement garantie constitue un cas où la reconnaissance d'un intérêt à agir pourrait être pertinente .

A titre d'exemple, l'intérêt à agir d'un parlementaire en cette seule qualité ne fait guère de doute lorsqu'un acte administratif intervient dans le domaine de la loi, alors même qu'une loi portant sur le même sujet est en cours de discussion , comme dans l'arrêt dit « Mme Borvo Cohen-Seat » précité du 11 février 2010.

De la même façon, on peut également citer le cas du droit pénitentiaire , que le Gouvernement a longtemps considéré comme devant être régi par des circulaires alors même qu'il touchait aux garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques et qu'à ce titre il relevait du domaine de la loi, conformément à l'article 34 de la Constitution. Le législateur a repris cette compétence en votant la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009. Si un Gouvernement venait, demain, à modifier cette loi par une circulaire, un parlementaire serait, selon votre rapporteur, fondé à contester l'atteinte qui serait ainsi portée au domaine de la loi.

Notons enfin que la reconnaissance de cet intérêt à agir serait cohérente avec le fait que le Conseil d'Etat admet depuis plus d'un siècle le fait qu'un conseiller municipal est recevable à attaquer un acte du maire dont il soutient qu'il entre dans les compétences du conseil municipal 20 ( * ) . Il en va de même des membres d'autres organismes collégiaux, tels que les établissements publics ou les organes consultatifs 21 ( * ) . La reconnaissance d'un intérêt à agir dans cette circonstance milite en faveur de la consécration d'un intérêt à agir pour les parlementaires en cas d'atteinte alléguée au domaine de la loi .

Toutefois, votre commission note - là encore - qu'une telle consécration serait probablement inconstitutionnelle car contraire à la séparation des pouvoirs et à l'objectif de valeur constitutionnelle de « bonne administration de la justice » ( cf. supra ), mais également, en creux, à l'article 37, deuxième alinéa, de la Constitution. Ce dernier permet au Gouvernement de demander au Conseil constitutionnel de délégaliser (ou déclasser) des dispositions législatives postérieures à 1958 lorsqu'elles présentent un caractère réglementaire. Le Gouvernement fait d'ailleurs un usage régulier - et parfois étonnant 22 ( * ) - de cette faculté. Institué en 1958, cette dernière s'inscrivait dans la logique du « parlementarisme rationnalisé ». L'existence, dans la Constitution, d'un mécanisme de protection du pouvoir réglementaire peut légitimement laisser supposer que le mécanisme inverse - la protection du pouvoir législatif - ne peut être prévu que par la Constitution elle-même.

A cet égard, votre rapporteur estime qu'à l'occasion d'une prochaine révision constitutionnelle, pourrait être posée la question de l'insertion d' un troisième alinéa à l'article 37 permettant, par exemple au Conseil d'Etat, saisi par 60 députés ou 60 sénateurs 23 ( * ) , de prononcer l'annulation d'un texte de forme réglementaire qui présenterait un caractère législatif. Ce mécanisme, pendant de la procédure de déclassement, pourrait constituer un prolongement logique et nécessaire du rééquilibrage des institutions au profit du Parlement, voulu en 2008 par le Constituant.

c) Le cas du refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative

La proposition de loi prévoit une troisième et dernière hypothèse qui permettrait à un parlementaire d'agir en cette seule qualité dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir : il s'agit du cas du refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative.

A la différence des deux autres hypothèses, votre rapporteur considère que cette hypothèse pourrait être traitée par un texte législatif ( cf infra ) et, sur le fond, la juge opportune : il considère que l'inaction du pouvoir réglementaire, parce qu'elle revient à faire échec à la volonté du Parlement , donne qualité à agir aux parlementaires, d'autant que cette inaction peut tout à fait être volontaire comme l'ont indiqué de nombreux intervenants lors du débat organisé au Sénat le 12 janvier 2011 sur l'application des lois.

On peut à cet égard citer notre collègue Patrice Gélard : « N'oublions pas non plus qu'un certain nombre de textes adoptés par nos assemblées ne plaisent pas au Gouvernement et que, par conséquent, celui-ci « traîne » un peu les pieds avant de publier les règlements adéquats. »

Par ailleurs, votre rapporteur appelle le Conseil d'Etat à avoir une conception exigeante du « délai raisonnable » dans l'hypothèse -fréquente- où le texte a été adopté selon la procédure d'urgence, désormais dénommée « procédure accélérée ». En effet, la logique conduisant le Gouvernement à engager cette procédure devrait également l'amener à prendre les mesures d'application dans des délais brefs.

d) La position de votre rapporteur : vers un dispositif restreint mais constitutionnel ?

Au total, il ressort du présent rapport que la proposition de loi soulève trop de difficultés pour être, en l'état, acceptable .

Au moins deux des trois hypothèses proposées ne pourraient probablement être mises en oeuvre que par une révision constitutionnelle .

En outre, le régime de présomption proposé (« les membres de l'Assemblée nationale et du Sénat sont réputés justifier d'une qualité leur donnant intérêt à agir... ») ne mérite pas d'être approuvé. En effet, il donnerait lieu à d'interminables débats contentieux sur le point de savoir dans quels cas et selon quels critères la présomption peut être combattue par la partie adverse.

En revanche, votre rapporteur croit possible de trouver un dispositif de compromis qui offre de fortes garanties de constitutionnalité.

Il s'agirait de consacrer un intérêt à agir de plein droit des parlementaires dans deux cas très circonscrits :

- en cas de refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative ;

- lorsqu'un acte réglementaire a autorisé la ratification ou l'approbation d'un traité alors que cette autorisation aurait dû être accordée par la loi en vertu de l'article 53 de la Constitution.

Votre rapporteur estime que dans ces deux hypothèses, il existe une atteinte - réelle, directe, légitime et certaine - à l'activité du Parlement et qu'en conséquence le parlementaire doit pouvoir, s'il le souhaite, intervenir de plein droit dans l'intérêt du Parlement.

Il considère que ce dispositif offre de sérieuses garanties de conformité à la Constitution pour trois raisons principales :

- le champ de l'intérêt à agir des parlementaires serait très restreint, limité à deux hypothèses peu fréquentes ;

- il n'existe pas pour ces deux cas de figure de procédures comparables ou voisines dans la Constitution laissant penser que le dispositif devrait trouver sa place dans notre loi fondamentale (cf commentaire plus haut sur la procédure de déclassement) ;

- dans les deux cas visés plus haut, le parlementaire ne peut pas reprendre sa compétence violée par le pouvoir réglementaire. Ce point mérite que l'on s'y arrête.

Lorsqu'un acte réglementaire porte atteinte au domaine de la loi, le législateur peut généralement récupérer sa compétence par le vote d'une loi, surtout depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a prévu le partage de l'ordre du jour entre le Parlement et le Gouvernement. Tel n'est pas le cas dans les deux hypothèses visées plus haut.

En particulier, votre rapporteur estime qu'un parlementaire justifie d'un intérêt à agir pour contester un décret autorisant la ratification d'un traité alors qu'il estime qu'une loi était nécessaire pour une telle autorisation.

En effet, dans cette hypothèse, l'intérêt à agir des parlementaires est justifié par une double atteinte aux prérogatives du Parlement :

- d'une part, parce que si l'accord modifie des dispositions de nature législative, il aurait dû être soumis au Parlement en application de l'article 53 de la Constitution qui dresse la liste des traités qui « ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu'en vertu d'une loi » ;

- d'autre part, parce que le décret a pour effet d'introduire dans l'ordre juridique national une norme qui s'imposera au législateur en vertu de l'article 55 de la Constitution.

En conséquence, le législateur ne pourra pas reprendre sa compétence par le vote d'une loi, ce qu'ont reconnu toutes les personnes entendues par votre rapporteur.

*

* *

Votre commission a estimé que la proposition de loi soulevait trop de difficultés pour être, en l'état, acceptable . Elle a décidé de ne pas adopter de texte afin que la discussion en séance publique porte sur le texte de la proposition de loi en application de l'article 42 de la Constitution

EXAMEN EN COMMISSION

MERCREDI 2 FÉVRIER 2011

_______

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - Le Sénat est saisi de la proposition de loi présentée par M. Yvon Collin et plusieurs de ses collègues tendant à reconnaitre une présomption d'intérêt à agir des membres de l'Assemblée nationale et du Sénat en matière de recours pour excès de pouvoir.

Cette proposition invite à trancher la question suivante : un député ou un sénateur peut-il se prévaloir de sa seule qualité de parlementaire pour contester devant le juge de l'excès de pouvoir une mesure règlementaire qu'il considère comme portant atteinte aux prérogatives du Parlement ? Paradoxalement, la juridiction administrative n'a jamais tranché la question et s'est jusqu'à présent réfugiée dans une stratégie de contournement ou d'évitement.

L'attitude de contournement du juge administratif consiste à reconnaître au parlementaire requérant une autre qualité, fût-elle fort répandue. Ainsi, à un député qui demandait l'annulation des décrets organisant le référendum du 28 octobre 1962, la Haute juridiction a admis dans l'arrêt Brocas un intérêt pour agir en sa seule qualité d'électeur. De même, lorsque notre collègue M. Jean-Pierre Fourcade a contesté un décret relatif au Fonds de compensation pour la TVA, le Conseil d'État a retenu sa seule qualité de président du Comité des finances locales. En outre, en 2002, il a reconnu au député Didier Migaud la qualité de « consommateur de produits pétroliers » afin de lui permettre de contester le refus du ministre du Budget de mettre en oeuvre le mécanisme dit de la « TIPP flottante ». Notre collègue député François Bayrou a été reconnu en 2006 comme « actionnaire d'une société d'autoroute» dans une affaire portant sur la privatisation d'une société autoroutière. Enfin, très récemment, dans un arrêt du 11 février 2010, le Conseil d'État s'est explicitement penché sur la question de la recevabilité du recours présenté par divers parlementaires, dont notre collègue sénatrice Mme Nicole Borvo-Cohen-Seat, arguant de leur seule qualité de parlementaire, contre une lettre du ministre de la Culture et de la Communication adressée au président-directeur général de France Télévisions, lettre qui avait eu pour effet la suppression anticipée de la publicité en soirée sur les chaînes télévisées du groupe, alors que la loi prévoyant cette suppression était encore en discussion au Parlement. C'est en relevant leur qualité d'usagers du service public de la télévision que le Conseil d'État a reconnu l'intérêt à agir des requérants. Autrement dit, le juge administratif préfère masquer le parlementaire derrière l'administré, en l'espèce l'usager du service public, pour ne pas traiter la question de la recevabilité de la requête.

Quant à l'attitude de 1'évitement, elle consiste à statuer directement sur le fond après avoir précisé qu'il n'est pas nécessaire de se prononcer sur la recevabilité de la requête. Cette technique contentieuse peut paraître étonnante puisqu'elle conduit à l'inversion de l'ordre normal d'examen des recours. Elle est toutefois assez fréquente car elle évite de laisser le requérant croire qu'il aurait pu obtenir l'annulation recherchée si sa requête avait été, sur la forme, jugée recevable.

Très récemment, une affaire dite « Fédération nationale de la libre pensée », a offert l'occasion au Conseil d'État de trancher la question de l'intérêt à agir d'un parlementaire invoquant une atteinte aux prérogatives du Parlement. Dans cette espèce, le Conseil d'État était en effet saisi par 57 sénateurs et 14 députés se prévalant de leur seule qualité de parlementaires. Ils mettaient en avant la méconnaissance, par le décret du 16 avril 2009 publiant un accord entre la France et le Saint-Siège, du droit des parlementaires d'exercer leur compétence dans la mesure où la ratification de l'accord aurait dû être autorisée par une loi. Dans ses conclusions, le rapporteur public Rémi Keller consacre de longs développements à la question de la recevabilité des requêtes des parlementaires. Par une formule imagée, il rappelle le refus constant du Conseil d'État de se prononcer sur cette question sensible : « Le parlementaire frappe depuis plusieurs décennies à la porte de votre prétoire; il ne sait toujours pas si elle lui est ouverte ou fermée. » Il ajoute solennellement: « Pour notre part, nous croyons que la considération que l'on doit à la fonction parlementaire doit vous conduire à renoncer aux subterfuges et à dire clairement ce qu'il en est. ». Il invite ainsi le Conseil d'État à trancher enfin la question de savoir si les députés et sénateurs peuvent se prévaloir de leur seule qualité de parlementaire pour contester devant la Haute juridiction un acte réglementaire qu'ils considèrent comme portant atteinte aux prérogatives du Parlement. Le Conseil d'État n'a pas suivi son rapporteur et s'est contenté de poursuivre sa stratégie d'évitement.

Ces jurisprudences sont étonnantes au vu de la largesse avec laquelle le juge administratif ouvre son prétoire, qu'il s'agisse de la reconnaissance de décisions faisant grief ou d'une appréhension très compréhensive de l'intérêt à agir. On cite par exemple une jurisprudence Casanova de 1901 qui reconnaît l'intérêt à agir d'un contribuable communal en cette seule qualité pour attaquer l'ensemble des délibérations du conseil municipal, ou bien un arrêt de 1971 reconnaissant l'intérêt à agir d'un hôtelier contre le ministre de l'Éducation nationale qui avait fixé la durée des congés scolaires. Il est donc paradoxal que nous soyons devant ce type d'incertitude jurisprudentielle.

Le texte proposé vise donc à doter les membres du Parlement d'une présomption d'intérêt à agir par la voie du recours contentieux, dès lors qu'est en jeu la défense des prérogatives du Parlement. Sont ainsi distinguées trois hypothèses de recevabilité du recours : celle où le pouvoir réglementaire empièterait sur une matière constitutionnellement réservée au pouvoir législatif ; celle où une mesure réglementaire méconnaîtrait la loi ; celle, enfin, où le pouvoir réglementaire, faute de prendre les mesures réglementaires nécessaires dans un délai raisonnable, rendrait de fait une loi inapplicable.

Sous des dehors techniques, cette proposition soulève des questions essentielles, tant en ce qui concerne les moyens d'action des députés et sénateurs pour la défense des prérogatives du Parlement que sur le rôle et la place de la Haute juridiction. La proposition de loi s'inscrit-elle dans le droit fil de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 dont l'ambition affichée était de rééquilibrer les institutions en faveur du Parlement, notamment en renforçant ses pouvoirs de contrôle de l'action du Gouvernement ? Le parlementaire a-t-il vocation à agir sur le terrain judiciaire pour défendre les droits du Parlement ? En outre, le dispositif proposé est-il conforme à l'office du juge administratif ?

Une question préalable : l'intervention du législateur en la matière est-elle justifiée ? On pouvait attendre - encore longtemps - que le Conseil d'État se prononce sur la question. Le juge administratif aura forcément un jour à connaître d'un recours de parlementaires qui sera accepté sur le fond et qui ne lui permettra pas de s'appuyer sur une autre qualité que celle de parlementaire. Il lui faudra alors déterminer sa position et tracer les limites de l'intérêt à agir des parlementaires en cette seule qualité. Comme l'écrit le président Daniel Labetoulle, « la question de la recevabilité des parlementaires ne passe pas plus par le « jamais » que par le « toujours » mais seulement par le « quand » », « quand » signifiant « à quelle date ? » mais aussi « dans quelles hypothèses ?».

Votre rapporteur estime que la question de l'intérêt à agir des parlementaires est une question trop sensible pour la confier au Conseil d'État et qu'il est même possible de considérer que le refus de la Haute juridiction de trancher cette question jusqu'à présent est un appel à une intervention normative. A cet égard, le dispositif envisagé par la proposition de loi, bien que touchant à la procédure contentieuse administrative, ne relève pas de la compétence du pouvoir réglementaire. En effet, le texte fixe des règles concernant les droits des parlementaires à l'égard de l'exécutif et relève, en conséquence, au minimum de la loi ordinaire.

Dès lors qu'est admise la nécessité d'une intervention du législateur, trois options sont possibles : dénier, par principe, tout intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité ; reconnaître un très large intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité - c'est l'option retenue par la proposition de loi  d'Yvon Collin ; reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires dans des hypothèses restreintes - c'est la position de votre rapporteur.

La première option dénie par principe tout intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité, afin d'éviter une dénaturation tant de la fonction parlementaire que de la fonction juridictionnelle du Conseil d'État. C'est la position de M. Patrick Ollier, ministre chargé des relations avec le Parlement. Ce dernier, lors du débat sur l'édiction des mesures règlementaires d'application des lois, organisé au Sénat le 12 janvier 2011, a craint qu'une telle initiative n'« instaure une confusion des rôles ». Il a ajouté que cela correspondrait « à un renoncement au pouvoir du Parlement en la matière. La Constitution donne en effet aux parlementaires, notamment aux sénateurs, la possibilité de s'engager dans le contrôle de l'application des lois. Le ministre chargé des relations avec le Parlement vous le dit : « Vous ne devez pas renoncer à ce pouvoir au bénéfice des tribunaux. Ils ne sont pas là pour cela. C'est votre rôle! ».

En paraphrasant Clausewitz, on pourrait résumer ainsi cette position : « Le recours pour excès de pouvoir n'a pas pour finalité d'être la continuation, par d'autres moyens, du débat parlementaire ».

En second lieu, cette proposition de loi provoquerait un afflux de litiges et entraînerait une dénaturation de la fonction juridictionnelle du Conseil d'État. Pourrait-il conduire le Conseil d'État à arbitrer entre des parlementaires et le Gouvernement? Le Conseil d'État n'exercerait-il pas alors une fonction politique plus que juridique? N'y a-t-il pas là un risque d'instrumentalisation de la Haute juridiction, de dérive vers un « gouvernement des juges» ? Comme le soulignent très justement les professeurs de droit public, M. Thierry Rambaud et Mme Agnès Roblot- Troizier : « Si le requérant se prévaut de sa qualité de parlementaire et invoque l'atteinte aux prérogatives du Parlement, ce n'est plus l'administré qui est protégé mais le Parlement, ce n'est plus l'autorité administrative qui est sanctionnée mais le pouvoir exécutif. Bien sûr, la réalité juridique est parfaitement identique et cette différence n'est que symbolique mais, admettre l'intérêt à agir des parlementaires en cette qualité, c'est prendre le risque d'apparaître comme une juridiction exerçant une fonction politique ». Par ailleurs, comme l'a relevé, lors de son audition, M. Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d'État, le dispositif envisagé par la proposition de loi revient à créer pour les parlementaires un recours sui generis dont la recevabilité est appréciée au regard, non de la nature de l'acte, mais de la nature des moyens soulevés, ce qui constituerait une innovation forte en matière de procédure administrative contentieuse. Autrement dit, le recours du parlementaire ne serait recevable que si le Conseil d'État estime que le moyen invoqué est bien tiré d'une atteinte aux prérogatives du Parlement.

La deuxième option consiste à écarter les arguments évoqués plus haut afin de reconnaître un très large intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité. C'est l'option retenue par la présente proposition de loi. Les tenants de cette thèse mettent en avant les arguments suivants : en premier lieu, le contrôle politique et le contrôle judiciaire sont deux modalités d'exercice complémentaires, et non concurrentes, de la fonction parlementaire ; en deuxième lieu, l'introduction, à côté des outils de contrôle politique existants, d'un nouvel outil de contrôle, judiciaire cette fois, s'inscrit dans le droit fil de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui avait pour ambition affichée de rééquilibrer les institutions en faveur du Parlement, notamment en renforçant ses pouvoirs de contrôle de l'action du Gouvernement ; en troisième lieu, les parlementaires disposent déjà de moyens de contrôle à caractère judiciaire, à travers la saisine du Conseil constitutionnel ; enfin - et surtout - les tenants de la reconnaissance de l'intérêt à agir des parlementaires mettent en avant l'efficacité de l'action juridique qui peut aboutir à l'annulation d'un acte de l'exécutif. C'est en particulier ce que notre collègue Jean-Pierre Sueur a souligné lors du débat sur les mesures règlementaires d'application des lois, de janvier 2011 : « On peut émettre tous les voeux possibles concernant le Gouvernement et le Parlement, lequel fait d'ailleurs son travail - et nous veillons à ce qu'il en soit ainsi -, à travers les diverses procédures de questions et la publication de nombreux rapports. Cependant, monsieur le ministre, on ne s'en sortira pas s'il n'existe pas de mesure plus coercitive ! .À cet égard, il convient de travailler dans deux directions. La première solution consiste à emprunter la voie qu'offre le Conseil d'État. En effet, celui-ci peut condamner le Gouvernement pour non-application de la loi. Je souhaite que de telles procédures se multiplient parce que c'est un moyen d'obtenir satisfaction .».

Selon les tenants de cette argumentation, une telle évolution ne constituerait pas un dévoiement de la fonction juridictionnelle du Conseil d'État. Rémi Keller, rapporteur public dans l'affaire « Libre pensée », ne craint pas que cela provoque un afflux de recours, ne serait-ce qu'en raison du temps nécessaire pour préparer et étayer un recours. Et il croit peu au risque de politisation. Il est rejoint sur ce point par deux maîtres des requêtes qui écrivent : « l'argument politique est exagéré: le juge, surtout administratif, est par sa nature même appelé à régler des problèmes d'ordre politique ; vivre avec son instrumentalisation fait partie de son office ». On pourrait aussi citer l'arrêt Rubin de Servens, décision directement d'ordre politique ; lorsque, la veille de l'exécution, le Conseil d'État annule la décision du Président de la République de créer un tribunal militaire spécial, le garde des sceaux, Jean Foyer, déclare qu'il faut une réforme radicale de la Haute juridiction.

M. Patrice Gélard . - La réforme de 1963 renforça ses pouvoris !

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - La troisième option, qui a ma préférence, consiste à reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires en cette seule qualité mais dans des hypothèses restreintes. Pour tenter de tracer les frontières acceptables pour l'intérêt à agir des parlementaires, il convient de reprendre les trois hypothèses de la proposition de loi.

En premier lieu, la proposition de loi entend permettre à un député ou un sénateur d'attaquer une mesure réglementaire qu'il estime contraire à une disposition législative. Ce cas d'ouverture très large a été très critiqué par l'ensemble des personnes entendues. Admettre la recevabilité d'un parlementaire à contester un acte administratif en ne se prévalant que de sa seule qualité de parlementaire reviendrait à admettre l'action populaire par la voie du représentant de la Nation, ce qui n'est pas souhaitable pour trois raisons principales. Tout d'abord, l'action populaire constituerait une innovation - pour ne pas dire une révolution - procédurale que rien ne justifie : la violation de la loi doit demeurer un moyen d'annulation d'un acte et non un critère de recevabilité du recours. Par ailleurs, le parlementaire serait soumis à de fortes pressions exercées par des élus, des associations, des syndicats, des habitants, pour qu'il porte une action devant le Conseil d'État, puisqu'à la différence des autres personnes physiques et morales, il bénéficierait ès qualité d'un droit de saisine. Enfin, sur le plan constitutionnel, l'hypothèse d'un intérêt à agir en cas de mesures réglementaires contraires à la loi est tellement large qu'elle est probablement inconstitutionnelle car contraire au titre V de la Constitution, au principe de la séparation des pouvoirs et à l'objectif de valeur constitutionnelle de « bonne administration de la justice ». Pour toutes ces raisons, votre rapporteur y est défavorable.

La proposition de loi prévoit une deuxième hypothèse qui permettrait à un parlementaire d'agir dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir : il s'agit du cas de «mesures réglementaires édictant une disposition relevant du domaine de la loi ». Sur le fond, je considère que l'atteinte alléguée à une compétence du législateur constitutionnellement garantie constitue un cas où la reconnaissance d'un intérêt à agir est pertinente. A titre d'exemple, l'intérêt à agir d'un parlementaire en cette seule qualité ne fait guère de doute lorsqu'un acte administratif intervient dans le domaine de la loi, alors même qu'une loi portant sur le même sujet est en cours de discussion, comme dans l'arrêt dit «Mme Borvo Cohen-Seat» précité. De même, on peut citer le cas du droit pénitentiaire, que le Gouvernement a longtemps considéré comme devant être régi par des circulaires alors même qu'il touchait aux garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques et qu'à ce titre il relevait du domaine de la loi, conformément à l'article 34 de la Constitution. Le législateur a repris cette compétence en votant la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009. Si un Gouvernement venait, demain, à modifier cette loi par une circulaire, un parlementaire serait fondé à contester l'atteinte ainsi portée au domaine de la loi. Notons enfin que la reconnaissance de cet intérêt à agir serait cohérente avec le fait que le Conseil d'État admet depuis plus d'un siècle le fait qu'un conseiller municipal est recevable à attaquer un acte du maire dont il soutient qu'il entre dans les compétences du conseil municipal.

Pourtant je n'y suis pas favorable : une telle consécration serait probablement inconstitutionnelle car contraire à la séparation des pouvoirs, à l'objectif de valeur constitutionnelle de « bonne administration de la justice», et également, en creux, à l'article 37 alinéa 2 de la Constitution. Ce dernier permet au Gouvernement de demander au Conseil constitutionnel de déclasser des dispositions législatives postérieures à 1958 lorsqu'elles présentent un caractère réglementaire. Institué en 1958, il s'inscrivait dans la logique du « parlementarisme rationalisé ». Le Gouvernement fait d'ailleurs un usage régulier - et parfois étonnant - de cette faculté. Il me plaît de rappeler que, à l'initiative du Sénat, la loi du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne avait prévu la création, auprès de Matignon, d'un comité consultatif des jeux. Or, quelques mois à peine après le vote de la loi, le Gouvernement a demandé au Conseil constitutionnel, qui l'a accepté, de déclasser la disposition concernée afin de placer ce comité des jeux sous la responsabilité des ministères du budget et de l'intérieur.

L'existence, dans la Constitution, d'un mécanisme de protection du pouvoir réglementaire peut légitimement laisser supposer que le mécanisme inverse - la protection du pouvoir législatif - ne peut être prévu que par la Constitution elle-même. Je ne suis pas hostile à ce que, à l'occasion d'une prochaine révision constitutionnelle, soit inséré un troisième alinéa à l'article 37 ouvrant la saisine du Conseil d'État à 60 députés ou 60 sénateurs pour demander l'annulation d'un texte de forme réglementaire qui présenterait un caractère législatif.

La proposition de loi prévoit une troisième et dernière hypothèse qui permettrait à un parlementaire d'agir en cette seule qualité dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir ; il s'agit du cas du refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative. A la différence des deux autres hypothèses, je considère que cette hypothèse est constitutionnelle - et je ne suis pas le seul puisque Bernard Stirn, président de la section du contentieux, est du même avis - et, sur le fond, je la juge opportune. Je considère que l'inaction du pouvoir réglementaire, parce qu'elle revient à faire échec à la volonté du Parlement, donne qualité à agir aux parlementaires, d'autant que cette inaction peut tout à fait être volontaire comme l'a indiqué, lors du débat organisé au Sénat en janvier 2011 sur l'application des lois, notre collègue Patrice Gélard : « N'oublions pas non plus qu'un certain nombre de textes adoptés par nos assemblées ne plaisent pas au Gouvernement et que, par conséquent, celui-ci traîne un peu les pieds avant de publier les règlements adéquats. »

Au total, la proposition de loi soulève trop de difficultés pour être, en l'état, acceptable. Deux des trois hypothèses proposées sont probablement entachées d'inconstitutionnalité. En revanche, votre rapporteur croit possible de trouver un dispositif de compromis qui offre de fortes garanties de constitutionnalité. Il s'agirait de consacrer un intérêt à agir de plein droit des parlementaires dans deux cas très circonscrits : en cas de refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable les mesures réglementaires d'application d'une disposition législative ; lorsqu'un acte réglementaire a autorisé la ratification ou l'approbation d'un traité alors que cette autorisation aurait dû être accordée par la loi en vertu de l'article 53 de la Constitution. J'estime que, dans ces deux hypothèses, il existe une atteinte - réelle, directe, légitime et certaine - à l'activité du Parlement et qu'en conséquence le parlementaire doit pouvoir, s'il le souhaite, intervenir de plein droit dans l'intérêt du Parlement. Ce dispositif offre de sérieuses garanties de conformité à la Constitution pour trois raisons principales : le champ d'intérêt à agir des parlementaires serait très restreint, limité à deux hypothèses peu fréquentes ; il n'existe pas pour ces deux cas de figure de procédures comparables ou voisines dans la Constitution laissant penser que le dispositif devrait trouver sa place dans notre loi fondamentale ; dans les deux cas visés plus haut, le parlementaire ne peut pas reprendre sa compétence violée par le pouvoir réglementaire.

Ce point mérite que l'on s'y arrête. Lorsqu'un acte réglementaire porte atteinte au domaine de la loi, le législateur peut généralement récupérer sa compétence par le vote d'une loi, surtout depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a prévu le partage de l'ordre du jour entre le Parlement et le Gouvernement. Ce n'est pas le cas dans les deux hypothèses visées plus haut. En particulier, un parlementaire justifie selon moi d'un intérêt à agir pour contester un décret autorisant la ratification d'un traité quand il estime qu'une loi était nécessaire pour une telle autorisation. En effet, dans cette hypothèse, l'intérêt à agir des parlementaires est justifié par une double atteinte aux prérogatives du Parlement : d'une part, parce que, si l'accord modifie des dispositions de nature législative, il aurait dû être soumis au Parlement en application de l'article 53 de la Constitution qui dresse la liste des traités qui « ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu'en vertu d'une loi » ; d'autre part, parce que le décret a pour effet d'introduire dans l'ordre juridique national une norme qui s'imposera au législateur en vertu de l'article 55 de la Constitution. En conséquence, le législateur ne pourra pas récupérer sa compétence par le vote d'une loi, ce qu'ont reconnu toutes les personnes entendues par votre rapporteur. Il y a sur ce point un vide juridique.

Par ailleurs, j'estime qu'il conviendrait de laisser au Conseil d'État le soin d'apprécier si les parlementaires ont intérêt à agir en cette seule qualité dans d'autres hypothèses que les deux présentées plus haut. En effet, ces dernières n'épuisent pas toutes les hypothèses dans lesquelles un parlementaire pourrait avoir ès qualité intérêt à agir. Ils ne constituent que des cas où l'atteinte aux prérogatives du Parlement est incontestable et justifie un intérêt à agir de plein de droit, mais il ne faut pas totalement fermer l'hypothèse d'un intérêt à agir dans d'autres cas.

Voilà la proposition que j'avance avec prudence et humilité.

M. Yves Détraigne - Je remercie le rapporteur pour cet intéressant exposé. Son amendement reconnaît un intérêt à agir contre un refus du Premier ministre de prendre les mesures règlementaires d'application d'une loi. Or, le recours pour excès de pouvoir aboutit obligatoirement à l'annulation d'un acte. Comment, ici, le recours peut-il être opérant s'agissant d'une absence d'acte ?

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - Il faut demander au Premier ministre de prendre les mesures d'application. S'il ne répond pas dans les deux mois, il s'agit d'une décision implicite de rejet et c'est cette décision qui fait l'objet du recours pour excès de pouvoir. S'il répond qu'il ne veut pas, on attaque devant le Conseil d'État dans les deux mois suivant le refus. Il y a là un problème de liaison du contentieux, classique dans les décisions négatives.

M. Jean-Jacques Hyest , président . - La proposition de loi n'y change rien : elle traite de l'intérêt spécifique à agir des parlementaires. Le reste relève du droit commun du contentieux administratif.

M. Christian Cointat - On se trouve un peu dans la même situation que le citoyen avant la réforme constitutionnelle et l'institution de la question prioritaire de constitutionalité. Ici, on peut violer les droits du Parlement sans qu'il puisse réagir. Je suis d'accord avec le rapporteur pour son choix du troisième cas de la proposition de loi mais, pour les deux premiers, je reste sur ma faim. On ne peut laisser un gouvernement, quel qu'il soit, violer les droits du Parlement sans rien faire ! Certes, pour qu'il n'empiète plus sur le domaine de la loi, on pourrait ajouter un troisième alinéa à l'article 37 de la Constitution. Mais lorsqu'il y a violation de la loi, pourquoi ne pourrions-nous pas réagir en tant que parlementaires ? Que faire, dans ce texte ou dans un autre, pour ne pas laisser violer la loi votée ?

M. François Zocchetto - Je ne vois pas pourquoi, d'un côté, on n'aurait pas d'intérêt à agir lorsqu'une mesure règlementaire édicte une mesure de nature législative, mais, de l'autre, on aurait cet intérêt lorsqu'il s'agit de la ratification ou de l'approbation d'un traité. Il est anormal que nous ne puissions pas agir - la question prioritaire de constitutionalité n'étant pas ici utilisable - lorsqu'une mesure règlementaire empiète sur le domaine législatif.

M. Jean-Pierre Sueur - Le 1° de l'amendement du rapporteur peut avoir un effet considérable, compte tenu du nombre de lois qui restent sans décrets d'application ou dont les décrets paraissent avec retard. Cette absence de décret revient à permettre à tout gouvernement, quel qu'il soit, de s'arroger le droit de ne pas appliquer la loi. Dès lors que, dans un tel cas, les parlementaires seraient fondés à agir auprès du Conseil d'État, est-ce le Premier ministre ès qualité qui serait responsable de la publication de tous les décrets, de tous les ministères ? Si ce texte était voté, nous aurions une forte capacité à agir ; mais resterait le problème du qualificatif « raisonnable ».

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - C'est la jurisprudence du Conseil d'État : le délai raisonnable dépend de la complexité de la matière. On peut imaginer de un à trois ans.

M. Jean-Pierre Sueur - Donc, après quatre ans, on ne serait plus dans un délai raisonnable. Le rapporteur nous dit avoir opté pour un champ restreint ; ce n'est pas du tout restreint ; cela nous donnerait une considérable capacité d'agir. D'autant, que, lorsque le Premier ministre recevra notre lettre, cela l'incitera peut-être à sortir le décret. Ce n'est pas du tout restreint.

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - C'est moins large que la proposition de loi.

M. Jean-Pierre Sueur - Mais cela s'appliquerait à tout décret.

M. Laurent Béteille - Je trouve positif que les parlementaires aient ce droit à agir sans être obligés de prouver qu'ils sont abonnés au gaz. Cela dit, on pourrait agir sur le délai de parution du décret et on ne le pourrait pas si le décret est contraire à la loi ? Avec cette proposition de loi, le Parlement s'octroie des droits nouveaux qui modifient l'équilibre des pouvoirs. Je ne suis pas certain que ce soit possible par une loi ordinaire.

M. Richard Yung - Le 1° de l'amendement du rapporteur a une portée très large et il règle notre problème d'application de la loi. Je signale qu'en Allemagne les décrets sont publiés en même temps que la loi, ce qui éclaire les parlementaires et peut même modifier leur point de vue. J'ai une question sur le 2° de l'amendement : quelle est la différence entre ratification législative et ratification par acte règlementaire ?

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - D'après l'article 53 de la Constitution, « les traités de paix, les traités de commerce, les traités ou accords relatifs à l'organisation internationale, ceux qui engagent les finances de l'État, ceux qui modifient des dispositions de nature législative, ceux qui sont relatifs à l'état des personnes, ceux qui comportent cession, échange ou adjonction de territoire, ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu'en vertu d'une loi ». S'ils sont ratifiés par un décret, le Parlement perd toute possibilité de les modifier par une proposition de loi, il perd toute possibilité de récupérer sa compétence et l'article 55 l'oblige à respecter les traités en question.

M. François Pillet - Le législateur peut-il ès qualité se doter d'un nouveau pouvoir par une loi ordinaire ? Le 1 ° de l'amendement crée un intérêt à agir légal, il ne présente pas de risque particulier pour le gouvernement. En revanche, l'argument de M. Béteille m'inquiète davantage, quand il s'étonne de voir le Parlement s'octroyer de nouveaux pouvoirs par une simple loi.

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - La Constitution prévoit des modalités de protection du domaine règlementaire. N'oublions pas que son premier objectif, en 1958, était la « rationalisation du parlementarisme », ce qui, en termes polis, désigne l'abaissement des pouvoirs du Parlement. La dernière réforme constitutionnelle a procédé à un rééquilibrage des pouvoirs. Mais je suis gêné par l'article 37, deuxième alinéa, de la Constitution. Les dispositions qui permettent au gouvernement d'intervenir sont constitutionnelles et je ne vois pas comment le législateur, seul, pourrait y porter remède. La Constitution ne prévoit pas de procédure symétrique. Nous ne faisons là que reconnaître un intérêt à agir spécifique pour faire respecter la séparation des pouvoirs et l'obligation, pour le gouvernement, de prendre les mesures d'application de la loi.

M. Jean-Jacques Hyest , président . - L'intérêt à agir suppose qu'un intérêt matériel ou moral d'une personne ou d'un groupement soit lésé. Je ne vois pas quel est, en tant que parlementaire, mon intérêt spécifique à agir. Ce qui m'inquiète le plus, c'est la dérive possible vers le « gouvernement des juges ». Le Conseil d'État finira par être juge de nos divergences avec le Gouvernement. J'admire le travail du rapporteur, travail d'orfèvre, mais, même s'il est plus restrictif par rapport à la proposition de loi, je ne voterai pas le texte qu'il nous présente. Je n'y vois pas un progrès pour la démocratie, contrairement à ce qu'il en était pour la question prioritaire de constitutionalité. Je vous mets en garde...

M. Jean-René Lecerf , rapporteur . - Il est arrivé que soient mis en place des dispositifs renforçant les pouvoirs du Parlement et qui n'étaient pas prévus dans la Constitution : les commissions d'enquête par exemple, ou les offices et délégations. Et le juge administratif est quand même un juge particulier ; on apprend encore aux étudiants en droit public que juger l'administration, c'est encore administrer. S'il n'y avait pas dans la balance le poids de l'intérêt général et de l'intérêt particulier il n'y aurait plus besoin de juge administratif et on unifierait les juridictions.

M. Jean-Jacques Hyest , président . - Le juge va donner une injonction au Premier ministre. Est-ce au parlementaire de s'occuper de cela ?

M. François Zocchetto . - Les contentieux entre pouvoirs exécutif et législatif ne peuvent être résolus par le juge administratif. Le Parlement a d'autres moyens de traiter avec l'Exécutif. Mieux vaut renforcer ces moyens. La discussion est passionnante mais je suis d'accord avec le président.

M. Jean-Jacques Hyest , président . - Je propose de ne pas établir de conclusions dans l'immédiat. Ainsi, le texte viendra en séance dans la rédaction d'origine. Il appartiendra au rapporteur, ou aux auteurs de la proposition, de proposer ultérieurement des amendements en vue de la séance et la commission donnera un avis.

M. Jean-Pierre Sueur - Je serais d'avis d'adopter tout de suite l'amendement du rapporteur pour faire de son texte le texte de la commission, parce que l'avancée sur les traités et sur la possibilité d'intervenir en cas de refus de faire paraître les décrets est très positive.

M. Jacques Mézard - Je n'ai pas cosigné cette proposition de loi mais son auteur serait désormais d'accord avec la position du rapporteur.

M. Jean-Pierre Sueur - Où est le problème ?

M. Jean-Jacques Hyest , président . - Il n'y a pas forcément unanimité.

M. François Pillet - C'est typiquement le texte sur lequel une exception d'irrecevabilité ne serait pas aberrante Dans un tel cas, mieux vaudrait qu'elle porte sur l'ensemble du texte. Donc je me rallie à la position du président.

M. Jean-Jacques Hyest , président . - Donc nous ne concluons pas aujourd'hui. Le texte viendra en discussion dans sa rédaction d'origine et nous verrons si des amendements seront déposés.

ANNEXE - LISTE DES PERSONNES ENTENDUES PAR LE RAPPORTEUR

_______

Auteur de la proposition de loi

- M. Yvon COLLIN

Secrétariat général du Gouvernement

- M. Serge LASVIGNES , secrétaire général du Gouvernement

- M. Thierry-Xavier GIRARDOT , directeur, adjoint au secrétaire général du Gouvernement.

Conseil d'Etat

- M. Bernard STIRN , président de la section du contentieux

Ministère de la justice et des libertés

- M. Emmanuel MEYER , conseiller auprès du garde des sceaux en charge des juridictions administratives et des questions constitutionnelles du ministre

Universitaires

- Mme Agnès ROBLOT-TROIZIER , professeur à l'Université d'Évry


* 1 Arrêt du Conseil d'Etat, 9 juillet 2010, n° 327663.

* 2 CE, 9 juill. 2010, n° 327663. Les conclusions du rapporteur public ont été publiées (RFDA, 2010, p. 980 et suivantes).

* 3 CE 20 nov. 1981, Schwartz et autres, Lebon p. 437.

* 4 CE 27 févr. 1987, Noir, Lebon p. 84.

* 5 M.-A. Latournerie (Schwartz et autres, précité) ; M. Roux (Labbé et autres, précité) ; M. de Saint Pulgent (CE, ass., 9 nov. 1988, Fourcade et autres, Lebon p. 398).

* 6 Voir la note de Thierry Rambaud, Professeur de droit public à l'Université de Strasbourg et d'Agnès Roblot-Troizier, Professeur de droit public à l'Université d'Evry-Val d'Essonne (RFDA, p. 995 et suivantes).

* 7 CE, ass., 19 oct. 1962, Brocas, Lebon p. 553.

* 8 CE, ass., 9 nov. 1988, Fourcade et a., Lebon p. 398 .

* 9 CE 14 mars 2003, M. Migaud, req. n° 251935, D. 2003. 947, et les obs. ; RFDA 2003. 520, note Y. Gaudemet ; ibid. 2004. 971, concl. J.-H. Stahl.

* 10 CE 27 sept. 2006, Bayrou et autres , req. n° 290716, Lebon 404 ; AJDA 2006. 2056, chron. C. Landais et F. Lenica ; RFDA 2006. 1147, concl. E. Glaser.

* 11 CE 11 févr. 2010, Madame Borvo, n° 324233, RFDA 2010. 629, chron. A. Roblot-Troizier, T. Rambaud.

* 12 Arrêt du Conseil d'Etat, 9 juill. 2010, n° 327663.

* 13 RFDA, 2010, p. 996.

* 14 « La question de l'intérêt à agir des parlementaires... ou la jurisprudence cachée », AJDA 2010, p 1635.

* 15 Le recours pour excès de pouvoir du parlementaire, RJEP mai 2010. 51.

* 16 Nous verrons plus loin que cette question relève même, dans une large mesure, du pouvoir constituant ; a fortiori elle ne saurait être traitée par le pouvoir réglementaire, même s'il est habituellement compétent en matière de procédure contentieuse administrative.

* 17 RFDA, 2010, p. 996.

* 18 En effet, nous verrons plus loin que le Conseil d'Etat admet depuis plus d'un siècle le fait qu'un conseiller municipal est recevable à attaquer un acte du maire dont il soutient qu'il entre dans les compétences du conseil municipal.

* 19 Décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009 sur la loi organique relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution.

* 20 CE 1 er mai 1903, Bergeon et a., Lebon p. 329, concl. Romieu ; voir également CE, sect., 30 oct. 1998, Ville de Lisieux , Lebon p. 375.

* 21 CE, sect., 22 mars 1996, Paris et Roignot, Lebon p. 99.

* 22 Rappelons, à titre d'exemple, qu'à l'initiative du Sénat, la loi n° 2010-476 du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne avait prévu la création « auprès » de Matignon d'un Comité consultatif des jeux. Or, quelques mois à peine après le vote de la loi, le Gouvernement a demandé au Conseil constitutionnel, qui l'a accepté, de déclasser la disposition concernée afin de placer ce Comité des jeux sous la responsabilité des ministères du budget et de l'intérieur (décision n° 2010 221 L du 14 décembre 2010).

* 23 Par parallélisme avec le seuil exigé par l'article 61 de la Constitution pour la saisine du Conseil constitutionnel.

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