B. UN RÉGIME COMPLÉTÉ PAR UNE JURISPRUDENCE UNIFICATRICE, PROTECTRICE DES FORCES DE L'ORDRE

1. La réinterprétation jurisprudentielle de l'article L.2338-3 du code de la défense

La Cour de cassation a une approche formelle de l'article L.2338-3 du code de la défense, en vérifiant tout d'abord que les gendarmes qui agissent dans le cadre de cet article sont intervenus alors qu'ils étaient en service et même en tenue 20 ( * ) .

Par ailleurs, la Cour de cassation a interprété les dispositions de l'article L.2338-3 du code de la défense selon les exigences de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui impose une condition « d'absolue nécessité » 21 ( * ) pour que soit portée une atteinte à la vie. Dans un arrêt du 18 février 2003, la Cour de cassation a ainsi estimé que le fait de se trouver dans le cadre de l'article L.2338-3 du code de la défense ne dispense pas les juges du fond de rechercher si l'usage de la force était « absolument nécessaire en l'état des circonstances de l'espèce » 22 ( * ) , cette expression étant la reprise de la condition posée par la Cour européenne des droits de l'homme pour justifier l'usage de la force.

L'interprétation restrictive par la Cour de cassation des dispositions de l'article 2338-3 du code de la défense était la seule solution pour en préserver l'existence. Cet article aurait pu être autrement jugé par la Cour européenne des droits de l'homme contraire à la convention, comme l'illustre l'arrêt Ülüfer contre Turquie rendu le 5 juin 2012 23 ( * ) .

Dans cet arrêt , la Cour a estimé que la disposition en cause, similaire à celles de l'article L.2338-3 du code de la défense, était contraire à la convention au regard de l'interprétation faite par les juridictions internes turques de cette disposition 24 ( * ) . La conformité de l'article L.2338-3 du code de la défense avec la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme est aujourd'hui posée devant la Cour européenne des droits de l'homme, une procédure ayant été diligentée contre la France, dans le cadre de l'affaire Guerdner 25 ( * ) .

La Cour de cassation a interprété l'article L.2338-3 du code de la défense à l'aune de la légitime défense et de l'état de nécessité en imposant les conditions identiques à celles retenues pour reconnaître la légitime défense. Autrement dit, elle continue de considérer que l'intervention effectuée dans le cadre de cet article est une cause objective d'irresponsabilité pénale, mais en ne la fondant en réalité plus sur l'ordre de la loi mais sur la légitime défense.

Selon certains auteurs, l'appréciation de la légitime défense au regard de cet article est analogue aux exigences de la Cour de cassation en matière de légitime défense des biens 26 ( * ) , donc plus rigoureuse encore qu'en matière de légitime défense des personnes (l'agression doit être en cours d'exécution et la riposte « strictement nécessaire» 27 ( * ) , ce qui rend pratiquement toujours disproportionnée une atteinte à la vie dans ce cadre).

Ainsi, les gendarmes ne bénéficient pas en pratique d'un régime juridique différent du régime de droit commun de la légitime défense ou de l'état de nécessité 28 ( * ) .

La mission Guyomar 29 ( * ) , instituée en juin 2012 à l'initiative du ministre de l'intérieur, a ainsi pu constater que « les critères de la légitime défense priment finalement la question du respect des cas légaux d'ouverture du feu puisque, quoi qu'il en soit du respect du cadre légal, l'atteinte à la vie doit toujours, sous le contrôle des juges, être strictement proportionnée à la menace qui la justifie . »

2. Un régime dont la souplesse est aussi une garantie pour les forces de l'ordre

Si l'interprétation restrictive de la Cour de cassation des conditions caractérisant les causes objectives d'irresponsabilité pénale peut sembler de prime abord peu favorable aux forces de l'ordre, l'absence de distinction entre les particuliers et les forces de l'ordre dans l'appréciation de la légitime défense, souvent critiquée, est en définitive un élément protecteur de celles-ci.

Le caractère protecteur de la jurisprudence à l'égard des forces de l'ordre se décline en particulier selon trois aspects : dans l'appréciation des circonstances dans lesquelles la riposte intervient, dans l'appréciation de la proportion de cette riposte et enfin dans le fait que des actes involontaires commis au cours de l'exécution de l'acte prescrit par la loi ou par le règlement puissent entraîner l'irresponsabilité pénale de la personne en cause.

En premier lieu, la Cour de cassation ne s'attache pas à la qualité de l'auteur des faits, mais aux seules circonstances entourant l'acte commis. L'analyse par la Cour de cassation des circonstances montre tout d'abord que cette jurisprudence est protectrice des forces de l'ordre.

La qualité de membre des forces de sécurité, qui pourrait conduire à une approche plus restrictive que pour un particulier, en considérant par exemple que le gendarme ou le policier est plus aguerri, plus entrainé, plus au fait des procédures et du droit applicable que ne l'est le particulier placé dans les mêmes circonstances, n'est en effet pas prise en compte.

La notion de légitime défense putative, qui permet de considérer qu'il y a eu légitime défense parce que l'auteur de l'infraction se croyait légitimement menacé, joue également au bénéfice des forces de l'ordre. C'est la réaction d'un « homme moyen » 30 ( * ) qui sera prise en compte, quelles que soient sa qualité ou ses fonctions.

En outre, la Cour de cassation a bien rappelé que l'appréciation des circonstances ayant donné lieu à la riposte est le seul élément pris en compte pour déterminer s'il y a irresponsabilité pénale ou non.

Dès lors, la jurisprudence se révèle être un instrument souple, prenant en compte les contraintes des forces de l'ordre.

En deuxième lieu, dans l'appréciation du caractère proportionné de la riposte, la Cour de cassation se refuse à toute appréciation de l'équilibre entre le dommage évité grâce à l'intervention et la conséquence du geste contesté.

La Cour de cassation a ainsi rappelé que « les conditions dans lesquelles les policiers ont mis en place, en amont, l'opération de surveillance et les conditions dans lesquelles ils ont décidé de procéder à l'interpellation de Nicolas X... n'ont pas à interférer sur l'appréciation de l'état de légitime défense, lequel doit être examiné, (...) au moment précis de l'atteinte ; que, par ailleurs, la notion de proportionnalité ne doit être appréhendée qu'entre l'atteinte injustifiée et l'acte commandé par la légitime défense et nullement, (...) entre le mal que l'on cherchait à éviter et le préjudice effectif. » 31 ( * )

La Cour de cassation estime ainsi que l'action est proportionnée lorsqu'un policier, pour sauver la vie de son collègue sur lequel fonce délibérément un véhicule, blesse mortellement le conducteur, par des tirs directs 32 ( * ) . Dans un arrêt très récent 33 ( * ) , la Cour de cassation retient également l'irresponsabilité pénale d'un gendarme en constatant que « son acte qui visait principalement sa défense et l'immobilisation du véhicule, n'apparaît ainsi nullement disproportionné face au péril imminent auquel il a dû faire face. ». Dans une autre espèce, la Cour de cassation retient, dans un arrêt très motivé, la légitime défense au bénéfice du militaire en situation de maintien de l'ordre qui utilise son fusil d'assaut contre un forcené qui l'attaque à mains nues, en considérant que « les moyens de défense utilisés étaient proportionnés à la gravité de l'atteinte et ne dépassaient pas les limites rendues nécessaires par la défense légitime de soi-même et d'autrui. » 34 ( * )

L'appréciation de la manière dont l'opération a été menée par les forces de l'ordre, son utilité, son opportunité, ou sa justification au regard de la dangerosité de la personne recherchée n'a donc aucune incidence sur l'appréciation des circonstances par la Cour de cassation 35 ( * ) . La jurisprudence de la Cour de cassation ne constitue donc pas un frein à l'action des forces de l'ordre.

En matière d'état de nécessité, la Cour de cassation a la même approche, car « un fait justificatif s'apprécie au moment où est accompli l'acte reproché, indépendamment de ses conséquences effectives . » 36 ( * )

La Cour de cassation maintient enfin une approche plus favorable du régime de l'article L.2338-3 du code de la défense, puisque tout en exigeant les conditions qui sont celles de la légitime défense, elle rappelle cependant que « la cause d'irresponsabilité pénale (...) s'étend aux fautes involontaires , commises au cours de l'exécution de l'acte prescrit ou autorisé par la loi ou le règlement 37 ( * ) , alors même que seule les actes volontaires peuvent caractériser une situation de légitime défense 38 ( * ) . Ainsi, « un tir instinctif (...) porté de manière particulièrement imprudente et maladroite quant à sa direction et sa hauteur » 39 ( * ) , - donc caractérisant une faute involontaire - peut justifier l'acte commis dans les conditions prévues par cet article.

Le rapport de la mission Guyomar a ainsi souligné que la souplesse permise par la jurisprudence permettait de prendre en compte les sujétions particulières des forces de l'ordre, non en raison de leur seule appartenance, mais parce qu'elles interviennent dans des circonstances particulières, difficiles, que le juge apprécie au cas par cas : « L'étude de la jurisprudence de la Cour de cassation montre ainsi que c'est dans le cadre de l'appréciation casuistique des circonstances de chaque espèce, et dans l'évaluation de « l'impression de danger » dont l'auteur de l'acte a pu être légitimement saisi, que les spécificités et les difficultés des missions du policier ou du gendarme sont utilement prises en compte. »

Ce caractère protecteur de la jurisprudence et la prise en compte des circonstances particulières par la Cour de cassation est corroboré par le faible nombre de condamnations de membres de forces de l'ordre ayant fait usage de leurs armes, les peines prononcées étant quant à elle relativement modérées.

Au regard des statistiques transmises par le ministère de l'Intérieur, seuls quelques cas d'usage des armes ont donné lieu à des mises en cause et les condamnations ne dépassent pas quelques cas.


* 20 Crim., 16 janv. 1996, Bull. crim., n° 22.

* 21 CEDH 27 sept. 1995 Mac Cann, Farell et Savage C/ RU.

* 22 Crim., 18 fév. 2003, 02-80.095, Bull. crim., 2003 N° 41 p. 154 « ...les juges d'appel retiennent que, confronté à un automobiliste refusant de s'arrêter, le prévenu était autorisé par l'article 174 du décret du 20 mai 1903 à faire usage de son arme de service ; Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, sans rechercher si cet usage était absolument nécessaire en l'état des circonstances de l'espèce, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ; ».

* 23 Requête n° 23038/07.

* 24 « Vu la teneur de l'article 16 de la loi n° 2559, telle qu'interprétée par les juridictions répressives , la Cour conclut qu'un tel cadre juridique est fondamentalement insuffisant et qu'il se situe bien en deçà du niveau de protection « par la loi » du droit à la vie requis par la convention dans les sociétés démocratiques aujourd'hui en Europe. »

* 25 En se fondant sur l'article L.2338-3 du code de la défense, la cour d'assises du Var, par une décision du 17 septembre 2010, a retenu l'irresponsabilité pénale d'un gendarme ayant tiré sur une personne tentant de s'évader.

* 26 Pradel (J.), Varinard (A.), Les grands arrêts du droit pénal général, Dalloz, 8 ème éd., 2012., p. 315, ou Desportes (F.), Le Gunehec (F.), Droit pénal général, Economica, 2009.

* 27 « La riposte choisie doit être l'unique moyen d'empêcher l'infraction » selon Desportes (F.), Le Gunehec (F.), Droit pénal général, Economica, 2009.

* 28 L'arrêt du 12 mars 2013 illustre particulièrement ce rapprochement en retenant la légitime défense et l'ordre de la loi pour retenir l'irresponsabilité pénale du gendarme en cause, et en constatant dans les deux cas le caractère « absolument nécessaire » de l'usage de l'arme. Crim., 12 mars 2013, pourvoi n° 12-82683, publié au Bulletin.

* 29 La mission indépendante de réflexion sur la protection fonctionnelle des policiers et des gendarmes , présidée par M. Mattias Guyomar avait pour objectif de réfléchir à des dispositifs pour assurer une meilleure protection fonctionnelle des policiers et des gendarmes quand leur faute personnelle n'est pas avérée. Cette mission a rendu son rapport au ministre de l'intérieur le 13 juillet 2012.

* 30 Pradel (J.), Varinard (A), Grands arrêts du droit pénal général, Dalloz 8 ème éd., 2012., p. 313.

* 31 Crim., 10 octobre 2007, pourvoi n° 06-88. 426, arrêt n° 5421.

* 32 Crim., 10 octobre 2007, pourvoi n° 06-88. 426, arrêt n° 5421.

* 33 Crim., 12 mars 2013, pourvoi n° 12-82683, publié au Bulletin.

* 34 Crim., 9 février 2010, pourvoi n° 09-81399, non publié au Bull.

* 35 Dans l'espèce précitée, la Cour de cassation relève que le militaire n'a aucune formation en matière de maintien de l'ordre, n'a aucun autre équipement que son fusil d'assaut « inapproprié à la mission », et n'était accompagné d'aucun policier ou d'un autre membre de service d'ordre, sans que ces éléments ne jouent dans la reconnaissance ou non de la légitime défense.

* 36 Commentaire sous Crim., 16 juillet 1986, D, 1988. 390 note Dekeuwer.

* 37 Crim., 5 janvier 2000, n° de pourvoi 98-85700, Bull. crim., 2000, n° 3 p. 4.

* 38 Selon la jurisprudence constamment réaffirmée de l'arrêt Cousinet du 16 février 1967.

* 39 Crim., 5 janvier 2000, n° de pourvoi 98-85700, Bull. crim., 2000, n° 3 p. 4.

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