B. FACE AU PHÉNOMÈNE DE L'OCCUPATION SANS TITRE, LE RÉGIME DE LA ZONE DES CINQUANTE PAS GÉOMÉTRIQUES A ÉTÉ MODIFIÉ À PLUSIEURS REPRISES ET DE FAÇON CONTRADICTOIRE

? L'occupation sans titre de la zone des cinquante pas géométriques des Antilles est un phénomène ancien .

Comme le notait notre ancien collègue Jean Huchon, « dès la fin du XVIII ème siècle, les marins, les réparateurs de navires, les menuisiers avaient été autorisés par le roi à se loger sur la bande côtière avec leurs familles. Puis les grands propriétaires fonciers exploitant la canne à sucre, le café et la banane ont toléré une telle occupation, au bénéfice des employés de leurs domaines. Ce mouvement séculaire s'est renforcé, au vingtième siècle, du fait de l'exode rural et de la pénurie des logements sociaux » 13 ( * ) .

Un rapport de l'Inspection générale de l'administration (IGA) et du Conseil général des Ponts et chaussées (CGPC) de 2004 a souligné que l'abolition de l'esclavage a conduit les travailleurs des plantations à se diriger vers les terres disponibles de la montagne et du littoral pour s'y établir, faute des moyens nécessaires pour acquérir les terrains mieux situés. Dès le début du XIX ème siècle, l'administration a délivré des autorisations d'installation - révocables en principe - fondées sur des motivations économiques. Ces installations sont devenues progressivement définitives. Ceci explique que « la zone a été très vite identifiée dans beaucoup de consciences comme un territoire qui, n'appartenant à personne (sauf au roi ou à la République) constituait un bien collectif ouvert » 14 ( * ) .

? Dans ces conditions, le régime de la zone des cinquante pas a été modifié à plusieurs reprises pour tenter d'apporter des solutions au phénomène de l'occupation sans titre :

- sous la III ème République, une exception à la règle de l'inaliénabilité du domaine public a été introduite par des décrets du Président de la République , pris sur le fondement du sénatus-consulte du 3 mai 1854. Ces décrets autorisent, sous certaines conditions, la délivrance aux occupants de terrains bâtis de titres de propriété définitifs et incommutables et l'octroi, sur les terrains non bâtis, de concessions irrévocables. L'article 1 er du décret du 21 mars 1882 dispose ainsi que « sont modifiées (...) les dispositions aux termes desquelles, à la Guadeloupe et dépendances, aucune portion des cinquante pas géométriques réservés sur le littoral ne peut être échangée ni aliénée ». Un décret du 4 juin 1887 rend applicable le décret précédent à la Martinique ;

- sous la IV ème République, le décret n° 55-885 du 30 juin 1955 15 ( * ) opère le transfert de la zone des cinquante pas géométriques dans le domaine privé de l'État , à l'exception notamment des parcelles appartenant en pleine propriété à des particuliers en vertu de titres antérieurs et reconnus valables par une commission juridictionnelle. Ce texte met ainsi fin à l'imprescriptibilité de la zone, permettant donc de vendre à certains occupants des parcelles 16 ( * ) et de faire jouer au bénéfice d'autres les dispositions du code civil relatives à la prescription acquisitive 17 ( * ) ;

- sous la V ème République, la « loi littoral » du 3 janvier 1986 a réincorporé dans le domaine public de l'État les parcelles de la zone des cinquante pas géométriques qui se situaient encore dans le domaine privé de l'État . Ses articles 35 à 39 visent ainsi à protéger les espaces naturels tout en facilitant la cession aux communes et aux particuliers : les terrains situés dans cette zone peuvent, dans des conditions strictes, être déclassés au profit de communes ou d'occupants de bonne foi.

En l'espace d'un siècle, le régime de la zone des cinquante pas géométriques a donc été modifié à trois reprises par des textes en partie contradictoires .

Comme l'indiquaient nos collègues Marc Massion et Éric Doligé à l'occasion de l'examen du projet de loi pour le développement économique de l'outre-mer, « en raison d'une accumulation de plusieurs textes contradictoires, des incertitudes juridiques relatives au statut des propriétés appartenant à cette zone sont apparues » 18 ( * ) .

La mission IGA/CGPC de 2004 notait quant à elle que « la gestion [des] héritages [historiques] assez disparates, sinon contradictoires, s'est révélée quasi-impossible dans de bonnes conditions , entre la réaffirmation de l'inaliénabilité et de l'imprescriptibilité de la zone, son basculement (...) dans le domaine privé de l'État, l'hétérogénéité des procédures d'attribution ou de reconnaissance des titres, la pratique non maîtrisée de l'occupation spontanée » 19 ( * ) . Ainsi s'est creusé « un fossé entre le droit positif et la réalité du terrain, à la fois imprécise et enchevêtrée, de laquelle il ressort principalement que des dizaines de milliers de nos concitoyens ont construit leurs habitations sur des parcelles qui ne leur appartenaient pas » 20 ( * ) .


* 13 Rapport n° 113 (1995-1996), Ibid., p. 8.

* 14 « Rapport sur les cinquante pas géométriques en Guadeloupe et en Martinique », Inspection générale de l'administration, Conseil général des Ponts et chaussées, février 2004, p. 8.

* 15 Décret n° 55-885 du 30 juin 1955 relatif à l'introduction dans les départements de la Guadeloupe, de la Guyane française, de la Martinique et de la Réunion, de la législation et de la réglementation métropolitaine concernant le domaine public maritime et l'exécution des travaux mixtes, et modifiant le statut de la zone dite « des cinquante pas géométriques » existant dans ces départements.

* 16 L'exposé des motifs de ce décret indique, à propos de la zone des cinquante pas géométriques, que « son régime, extrêmement complexe du fait, notamment, des nombreux empiètements commis par des particuliers depuis plus de deux siècles, constitue de toute évidence un anachronisme ». Il indique que « en vue de régulariser la situation des occupants détenteurs d'un titre régulier ou ayant élevé des constructions, l'administration sera amenée, dans certains cas, à céder amiablement aux intéressés les terrains dans ils disposent. Des cessions devront également être consenties aux entreprises qui désirent créer des établissements présentant un intérêt économique, ainsi qu'aux collectivités locales, pour la réalisation de leurs installations d'intérêt public et général et de leurs plans d'urbanisme et d'aménagement ». Votre rapporteur relève qu'on retrouve dans l'exposé des motifs de ce décret l'esprit de la loi de 1996 qui sera évoquée par la suite.

* 17 L'article 5 reporte cependant le point de départ des prescriptions des articles 2262 et 2265 du code civil à la date de clôture des opérations de délimitation de cette zone. En l'absence d'arrêté portant clôture de ces opérations, le délai de la prescription acquisitive ne fut jamais ouvert, sauf à La Réunion dont la zone avait été délimitée au XIX ème siècle.

* 18 Rapport n° 232 (2008-2009) fait au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation sur le projet de loi pour le développement économique de l'outre-mer, MM. Marc Massion et Éric Doligé, Tome I : Rapport, p. 151.

* 19 « Rapport sur les cinquante pas géométriques en Guadeloupe et en Martinique », Ibid., p. 8.

* 20 Ibid.

Page mise à jour le

Partager cette page