II. DES INJUSTICES ET UN MANQUE DE LISIBILITÉ QUI PERDURENT

Depuis les années 1970, le niveau de vie moyen des retraités a connu une forte progression sous l'effet de la montée en charge des régimes de retraite, en particulier complémentaires, et du minimum vieillesse, de l'amélioration des carrières et de la revalorisation des pensions. Si l'on tient compte des revenus du patrimoine, il rejoint aujourd'hui le niveau de vie moyen des actifs.

Mais malgré cette évolution positive qui a permis de réduire significativement le taux de pauvreté des personnes âgées dans la deuxième moitié du XX e siècle, le système de retraite reste marqué par de fortes injustices car il ne s'est pas suffisamment adapté à la diversité des parcours professionnels et à une demande accrue de justice sociale.

La nécessité d'améliorer la prise en compte dans les droits à la retraite de la situation des assurés ayant souffert de pénibilité au travail s'impose aujourd'hui comme une évidence.

La situation des femmes face à la retraite appelle également une attention accrue.

Enfin, il convient de rendre le système plus intelligible et d'accroître la lisibilité des droits à retraite dans le cadre de la mise en oeuvre du droit à l'information.

A. UN DISPOSITIF DE PRISE EN COMPTE DE LA PÉNIBILITÉ DANS LES DROITS À RETRAITE QUI S'EST AVÉRÉ TROP RESTRICTIF

1. L'influence incontestable des conditions de travail sur la santé à la retraite

Si nul ne conteste les effets que le travail peut avoir sur la santé à court terme et la nécessaire mutualisation des risques concernés par la branche accidents du travail - maladies professionnelles (AT-MP) de la sécurité sociale, la mise en évidence objective de l'impact de certaines conditions de travail sur l'espérance de vie en bonne santé et la qualité de vie à la retraite est le résultat de travaux scientifiques datant de moins de trente ans.

Comme le souligne l'étude d'impact annexée au projet de loi, les hommes occupant les professions les plus qualifiées ont, à cinquante ans, une espérance de vie en bonne santé supérieure de 9 ans à celle des ouvriers, contre seulement 4,8 ans pour l'espérance de vie en général. L'activité professionnelle n'est bien sûr pas le seul facteur à l'origine de cet écart, mais elle contribue fortement à cette inégalité sociale face à la mort.

L'exposition à des conditions de travail pénibles peut être la cause, des années après avoir cessé, de pathologies chez ceux qui l'ont subie. Le rapport 11 ( * ) établi par Gérard Lasfargues en 2005 a ainsi souligné que certains travaux pénibles peuvent entraîner des effets à long terme et irréversibles sur la santé . Les horaires alternants, le travail de nuit ou à la chaîne, les tâches physiques comme la manutention ou encore l'exposition à des agents toxiques cancérogènes sont tout particulièrement concernés.

L'auteur du rapport en conclut que « les conséquences sur la santé sont mesurables, suivant les situations, en termes d'augmentation de morbi-mortalité 12 ( * ) pour les principales causes de décès comme les maladies cardiovasculaires ou les cancers, de diminution de l'espérance de vie sans incapacité, de vieillissement prématuré ou d'altération de la qualité de vie au grand âge ».

En conséquence, une légitimité sociale existe pour essayer de prévenir et, lorsqu'elle est avérée, compenser cette « usure par le travail » dont les effets se font ressentir à l'issue de la vie active. Sans nier le caractère multifactoriel, associant risques professionnels et facteurs extérieurs au monde du travail, que peuvent revêtir certaines pathologies, les nuisances physiques qui peuvent résulter de l'activité d'un salarié sont indéniables . Les temps de latence peuvent être très longs, comme le rappelle le rapport Lasfargues concernant l'exposition aux agents cancérogènes, puisqu'ils sont pour certains cancers professionnels qui y sont liés de 20 voire 40 ans.

2. La naissance progressive d'un consensus sur la définition de la pénibilité

La notion de pénibilité connaissant plusieurs définitions, les systèmes de retraites ne peuvent traiter tous leurs effets. Serge Volkoff, statisticien et ergonome au centre de recherche et d'études sur l'âge et les populations au travail (Creapt), membre du Cor, l'a rappelé lors de la table ronde organisée par votre commission 13 ( * ) sur la pénibilité : il faut distinguer trois acceptions qui ne sont pas similaires mais peuvent coexister .

Au sens courant du terme, est pénible ce qui est vécu comme tel par le salarié dans l'organisation ou les conditions de son travail. De telles nuisances influent sur les choix de sortie anticipée du monde du travail en fin de vie professionnelle mais leur impact sur l'espérance de vie et la santé à long terme n'est pas établi, les symptômes disparaissant le plus souvent avec la cessation d'activité.

La pénibilité peut également être due à l'état de santé. Avec l'âge, les problèmes de santé augmentent, ce qui n'est pas compatible avec certains emplois. Toutefois, dans ce cas précis, la dégradation de l'état de santé n'est pas forcément la conséquence directe de l'activité professionnelle mais diminue la capacité du salarié d'exercer celle-ci dans de bonnes conditions.

Enfin, peut faire l'objet de mesures de prévention et de compensation dans le cadre d'un assouplissement des règles relatives à l'âge légal de départ à la retraite la pénibilité entendue au sens des expositions professionnelles à des facteurs de risques « pesant sur l'espérance de vie sans incapacité et/ou la qualité de vie au grand âge » (rapport Lasfargues) ou, comme la définit le rapport Moreau, résultant de « contraintes ou nuisances, rencontrées tout au long de la vie professionnelle, et qui peuvent avoir des effets à long terme sur la santé, y compris après la retraite, voire sur l'espérance de vie ».

L'article 12 de la loi portant réforme des retraites 14 ( * ) de 2003 invitait, dans un délai de trois ans après la publication de la loi, les organisations professionnelles et syndicales représentatives au niveau national à engager une négociation interprofessionnelle sur la « définition et la prise en compte de la pénibilité ». Ayant débuté leur travaux en 2005, les partenaires sociaux se sont séparés plus de deux ans plus tard, après dix-huit réunions, sur un constat d'échec, malgré un projet d'accord national interprofessionnel (Ani) sur l'amélioration des conditions de travail et la réduction de la pénibilité au travail présenté en juillet 2008.

Ce document comprend néanmoins, à son article 10, une définition objective et partagée de la pénibilité, qui fait consensus entre les parties . Tout d'abord, elle résulte de « sollicitations physiques et/ou psychiques de certaines formes d'activités professionnelles, qui laissent des traces durables, identifiables et irréversibles sur la santé des salariés et susceptibles d'influer sur leur espérance de vie ». Ensuite, elle est la conséquence de trois types de conditions de travail : des contraintes physiques marquées, un environnement agressif ou certains rythmes de travail.

En 2010 15 ( * ) , le législateur a repris cette définition lorsqu'il a introduit la pénibilité dans le code du travail (art. L. 4121-3-1) et fait de sa prévention et de son suivi, par le biais d'une fiche individuelle pour chaque salarié, l'une des obligations de l'employeur. C'est l'exposition à des facteurs de risques professionnels, dont la liste a été établie par décret, qui caractérise la pénibilité du travail.

Reprenant les travaux des partenaires sociaux (articles 11, 12 et 13 du projet d'Ani de 2008), ces facteurs sont, selon l'article D. 4121-5 16 ( * ) du code du travail :


• au titre des contraintes physiques :

- les manutentions manuelles de charges ;

- les postures pénibles définies comme positions forcées des articulations ;

- les vibrations mécaniques.


• au titre de l'environnement physique agressif :

- les agents chimiques dangereux ;

- les activités exercées en milieu hyperbare ;

- les températures extrêmes ;

- le bruit.


• au titre de certains rythmes de travail :

- le travail de nuit ;

- le travail en équipes successives alternantes ;

- le travail répétitif.

Selon l'étude d'impact annexée au projet de loi, 18,2 % des salariés du secteur privé sont aujourd'hui exposés à au moins l'un de ces facteurs , soit 3,3 millions de personnes.

Tableau n° 9 : Part des salariés exposés aux facteurs de risques professionnels définis par le code du travail

Ensemble de la population

24 ans
et moins

Entre 25
et 39 ans

Entre 40
et 49 ans

Entre 50
et 59 ans

60 ans
et plus

Manutentions manuelles
de charges

6,10 %

7,80 %

6,19 %

5,85 %

5,81 %

4,40 %

Vibrations mécaniques

1,10 %

1,15 %

1,12 %

1,05 %

1,08 %

0,38 %

Postures pénibles

6,50 %

6,95 %

6,31 %

7,02 %

6,39 %

3,41 %

Agents toxiques

1,10 %

1,37 %

0,95 %

1,18 %

1,30 %

0,45 %

Températures extrêmes

0,60 %

0,72 %

0,60 %

0,76 %

0,52 %

0,08 %

Bruit

1,20 %

1,47 %

1,06 %

1,23 %

1,35 %

0,62 %

Travail répétitif

2,80 %

4,07 %

2,46 %

2,60 %

3,08 %

2,25 %

Travail de nuit

2,20 %

2,06 %

2,37 %

2,26 %

1,96 %

2,31 %

Horaires alternants

2,90 %

1,77 %

3,22 %

3,14 %

2,50 %

1,23 %

Exposition à au moins l'un des facteurs

18,20 %

20,48 %

18,39 %

18,44 %

17,41 %

12,29 %

-  une exposition

13,40 %

14,62 %

13,78 %

13,40 %

12,55 %

9,93 %

-  deux expositions

3,70 %

5,00 %

3,53 %

3,85 %

3,48 %

1,94 %

- trois expositions et plus

1,10 %

0,86 %

1,08 %

1,19 %

1,39 %

0,42 %

Source : Etude d'impact annexée au projet de loi

D'après les données communiquées à votre rapporteure par la direction générale du travail (DGT), l'industrie est le secteur le plus touché par la pénibilité avec 900 000 salariés concernés, soit 25 % des effectifs . Les transports (345 000 salariés exposés, soit 26 %), l'agriculture (56 000 salariés exposés, soit 23 %) et les activités de service administratif et de soutien, dont font partie les activités de nettoyage (300 000 salariés exposés, soit 23 %), font également partie des activités où la prévalence des facteurs de risques professionnels est la plus élevée.

3. Des dispositions législatives récentes insuffisantes malgré une priorité politique affichée

La prévention de la pénibilité et sa prise en compte dans le cadre de la retraite ont fait l'objet d'importants débats en 2010, lors de l'examen de la réforme des retraites présentée par le gouvernement de François Fillon. La définition des facteurs de risques professionnels et l'instauration d'une fiche individuelle de prévention des expositions , qui permet d'améliorer la traçabilité des conditions de pénibilité, constituent des avancées notables.

De même, l'obligation, pour les entreprises d'au moins cinquante salariés et dont au moins 50 % de l'effectif est exposé à ces facteurs de risques professionnels, d'être couvertes par un accord ou un plan d'action relatif à la prévention de la pénibilité fait de cette question un objet du dialogue social en leur sein. De plus, la pénalité dont sont redevables les entreprises n'ayant pas conclu d'accord ni adopté de plan d'action, qui peut atteindre 1 % de la masse salariale, constitue une incitation forte à négocier sur ce thème et à prendre des mesures pour atténuer les effets des conditions de travail pénibles. Les entreprises comptant entre cinquante et trois cents salariés sont dispensées de cette obligation si elles sont couvertes par un accord de branche étendu portant sur le même thème.

Néanmoins, ces deux dispositions ne sont entrées en vigueur que le 1 er janvier 2012 . Les chiffres du ministère du travail font état, au 30 septembre 2013, de plus de 5 000 accords d'entreprise ou plans d'action et de deux accords de branche étendus sans que cela soit significatif du fait de la nouveauté que constitue ce thème pour les entreprises. Bien que des mises en demeure aient été signifiées par des inspecteurs du travail, aucune pénalité n'aurait à ce jour été infligée . Quant à la fiche individuelle de prévention des expositions, elle resterait encore très largement virtuelle dans de nombreuses entreprises, en particulier les plus petites d'entre elles.

Par ailleurs, la loi de 2010 a créé 17 ( * ) , au titre de la « compensation de la pénibilité » un dispositif de retraite anticipée pour les salariés justifiant d'un taux d'incapacité permanente supérieur à 20 % résultant d'une maladie professionnelle ou d'un accident du travail ayant entraîné des lésions identiques.

Les personnes dont le taux d'incapacité permanente est d'au moins 10 % et qui ont été exposées pendant dix-sept ans ou plus à l'un des facteurs de risques professionnels y sont également éligibles, dès lors qu'elles établissent que leur incapacité permanente est directement liée à l'exposition à ces facteurs et qu'elles recueillent l'avis favorable d'une commission pluridisciplinaire.

Les bénéficiaires peuvent partir à la retraite à soixante ans avec une pension à taux plein, quelle que soit leur durée d'assurance. Entre son entrée en vigueur le 1 er juillet 2011 et le 30 août 2013, 6 359 personnes ont vu leur demande acceptée pour 9 238 dossiers déposés, dont 19 % rejetés. Seulement 300 à 400 dossiers sont déposés chaque mois auprès de la Cnam alors que celle-ci liquide environ 50 000 pensions de retraite dans la même période, tous âges et motifs confondus.

Au vu du nombre total de salariés exposés aux facteurs de risques professionnels, ce mécanisme n'a pas atteint sa cible. D'après l'étude d'impact annexée au projet de loi, il entre en concurrence avec d'autres modalités de départ précoce comme la retraite anticipée pour carrière longue. Qui plus est, il repose sur une conception restrictive de la pénibilité, qui l'assimile à l'invalidité et au développement d'une pathologie avant la retraite.

Au contraire, c'est l'impact des travaux pénibles sur l'espérance de vie en bonne santé et la qualité de vie au grand âge qui doit être compensé . De plus, certains facteurs de risques qui ne sont pas la cause directe de pathologies spécifiques sont, de fait, exclus du champ du dispositif. Le travail de nuit en est un exemple, alors que le rapport Lasfargues met en lumière ses effets irréversibles et incapacitants qui peuvent se faire sentir au-delà de la vie professionnelle. Le dispositif de 2010 semble ignorer l'un des aspects centraux de la pénibilité : la dégradation différée de la santé de ceux qui l'ont subie. Pour reprendre la formule du rapport Moreau, cette mesure a posé un « problème d'orientation » qui n'est pas résolu.


* 11 Gérard Lasfargues, Départs en retraite et « travaux pénibles » : l'usage des connaissances scientifiques sur le travail et ses risques à long terme pour la santé, Centre d'études de l'emploi, avril 2005.

* 12 C'est-à-dire d'augmentation des facteurs de risques, de la mortalité due à ces maladies.

* 13 Le mercredi 2 octobre 2013.

* 14 Loi n° 2003-775 du 21 août 2003 portant réforme des retraites.

* 15 Loi n° 2010-1330 du 9 novembre 2010 portant réforme des retraites, article 60.

* 16 Créé par le décret n° 2011-354 du 30 mars 2011 relatif à la définition des facteurs de risques professionnels.

* 17 Article 79 de la loi n° 2010-1330 du 9 novembre 2010 portant réforme des retraites, insérant un article L. 351-1-4 dans le code de la sécurité sociale.

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