1ÈRE PARTIE : L'IRAK, UN ÉTAT EN GRANDE DIFFICULTÉ

I. UN PAYS EN PROIE À LA GUERRE CIVILE

Fondée sur des motifs contestables et avec des objectifs hors d'atteinte, l'intervention des États-Unis et de ses alliés en Irak en 2003 a mis fin au régime autoritaire et brutal de Saddam Hussein, caractérisé par son bellicisme tant à l'égard de pays voisins (guerre contre l'Iran de 1980 à 1988, invasion du Koweït et guerre du Golfe en 1990-1991), que contre sa propre population (massacres, utilisation d'armes chimiques ou nucléaires appauvries contre la partie kurde et le sud).

Pour autant, elle n'a pas permis de stabiliser la situation politique intérieure. Le pays, profondément divisé entre les populations arabes (75%), kurdes (20%) et turkmènes et assyriennes (5%), entre les appartenances religieuses chiites (majoritaire, 60 à 65%) et sunnites (30 à 35%), mais aussi chrétiennes, yézidis... et tribales, est confrontée à des tensions exacerbées.

A. UN ETAT DIVISÉ

L'Irak a certes recouvré sa pleine souveraineté en 2005 après l'adoption par referendum d'une Constitution qui instaure une république fédérale démocratique et parlementaire 4 ( * ) , mais la situation intérieure reste d'une grande complexité, d'une grande instabilité et d'une grande insécurité.

1. Des divisions politiques profondes

Cette situation a conduit à de fortes tensions institutionnelles et a entravé l'action du gouvernement Al-Maliki qui a plutôt accentué les clivages qu'il n'a cherché à rapprocher les positions en menant une politique de plus en plus répressive et autoritaire.

En outre, nombre d'anciens cadres du régime baasiste ou de l'armée irakienne sous le régime précédent restent exclus des fonctions publiques, nombre de groupes s'appuient sur des milices armées, et des groupes terroristes, notamment dans les provinces sunnites, plus ou moins liés à Al-Qaida n'ont jamais cessé leurs activités.

Depuis 2012, le pays traverse une importante crise politique en raison de l'opposition au Premier ministre M. Nouri Al-Maliki très critiqué par ses adversaires sunnites et kurdes qui lui reprochent l'absence de mise en oeuvre de certaines dispositions de l'accord d'Erbil de novembre 2010 (désignation des ministres en charge des questions de sécurité, création du Conseil national des politiques stratégiques), ses méthodes expéditives, son sectarisme, sa volonté de concentration des pouvoirs marginalisant leurs communautés. Au sein même du camp chiite, de vives critiques se sont fait jour de la part des principaux rivaux du Premier ministre, MM. Amar al-Kakin et Moqtada al-Sadr.

A l'issue des élections législatives du 30 avril 2014, la scène politique apparaît fortement fragmentée, selon des lignes confessionnelles et communautaires.

Ceci a eu pour conséquences de pousser la communauté kurde à privilégier la carte de l'autonomie la plus large et de précipiter la communauté sunnite dans la rébellion comme on a pu le constater dès le début de l'année 2014.

2. Une autonomisation plus grande du Kurdistan irakien

Dans le cadre de cette république fédérale, la Constitution prévoit la possibilité pour un ou plusieurs des 18 gouvernorats, de constituer une région sur proposition qui doit être approuvée par un référendum local. Il n'existe pour l'instant qu'une seule région constituée, la région autonome du Kurdistan irakien qui regroupe les trois gouvernorats de Dohuk, Erbil et Salaheddine et qui est administrée par le Gouvernement régional kurde.

Cette région, qui compte près de six millions d'habitants, connaît, depuis 2003, un développement économique important qui s'appuie sur une situation sécuritaire stable, un secteur privé dynamique et une politique d'ouverture aux investissements étrangers.

Alors que l'Irak est confronté à une grave crise sécuritaire et politique, les autorités kurdes expriment aujourd'hui ouvertement la possibilité d'une indépendance.

La scène politique est dominée par le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK). Outre le Président de la région M. Massoud Barzani, son neveu, M. Nechirvan Barzani, en est le premier ministre depuis 2011, après avoir occupé le même poste de 2006 à 2009. Les résultats de l'élection du Parlement de la région du 21 septembre 2013 sont venus confirmer cette situation : le PDK a recueilli 38% des suffrages contre 18% à l'Union Patriotique du Kurdistan (UPK), rivale historique du PDK affaiblie par l'absence, pour raison de santé depuis novembre 2012, de son chef, le précédent Président de l'Irak M. Jalal Talabani. Dans le même temps, le parti Gorran, une scission de l'UPK apparue en 2009 et devenue le principal parti d'opposition, rassemblait 24% des voix et les partis islamistes 15%.

Après plusieurs mois de tractations, un nouveau gouvernement a été formé le 18 juin 2014. M. Nechirvan Barzani a été reconduit dans ses fonctions de Premier ministre et un accord a été trouvé pour associer l'UPK, Gorran et les partis islamistes. Au début de l'année, M. Massoud Barzani avait vu son mandat prolongé jusqu'au 19 août 2015, alors que l'élection du Président de la région devait se tenir en novembre 2013. La Constitution kurde, adoptée en 2009, qui aurait rendu possible un nouveau mandat pour M. Barzani, n'a toujours pas été ratifiée en l'absence de consensus sur la nature présidentielle ou parlementaire du régime de la région autonome.

Du fait de sa situation sécuritaire relativement bonne 5 ( * ) jusqu'à l'offensive de Daech au cours de l'été 2014, de l'émergence d'un secteur privé et d'une politique d'ouverture affichée vis-à-vis de l'extérieur, le Kurdistan a bénéficié d'une situation économique favorable qui a renforcé sa capacité d'autonomie (près d'un tiers des réserves pétrolières irakiennes se trouveraient au Kurdistan).

Plusieurs différends alimentent toutefois les tensions entre Erbil et Bagdad : la question des « territoires disputés », zones de population mixte, dont les Kurdes demandent le rattachement à leur région ; la question de l'intégration des peshmergas, les forces armées kurdes, au sein des forces armées fédérales ; les questions budgétaires et pétrolières, la volonté de la région kurde d'exporter directement le pétrole produit sur son territoire. Un accord signé avec la Turquie en ce sens en novembre 2013 a suscité l'ire de Bagdad 6 ( * ) . Le renforcement des relations entre la Turquie et le Gouvernement régional kurde (GRK) constitue une autre source de tensions. Après des années de conflit larvé, la Turquie est en effet devenue le premier investisseur au Kurdistan irakien alors qu'Erbil apporte un soutien précieux au gouvernement turc, dans son processus de résolution de la question kurde. Ce dialogue étroit est perçu par Bagdad comme un facteur de division interne.

3. Une politique extérieure très marquée par les enjeux internes

Si la politique étrangère de l'Irak est marquée par la volonté de réintégrer son environnement régional et de recouvrer sa stature internationale, elle reste entravée par les difficultés internes.

Les relations avec les pays du Golfe ont connu une forme de normalisation mais restent difficiles, en particulier avec l'Arabie saoudite et le Qatar, inquiets de l'émergence d'un pouvoir chiite à Bagdad. Les relations avec le Koweït se sont améliorées avec le règlement, en 2013, de plusieurs différends issus de la guerre du Golfe.

Les relations avec la Turquie restent difficiles, le développement des liens économiques, notamment en matière énergétique, entre Ankara et la région du Kurdistan, constitue le principal irritant. En ce qui concerne les velléités indépendantistes kurdes, les autorités turques ont exprimé leur souhait de préserver l'unité de l'Irak, même si un retour au statu quo ante est jugé impossible. A défaut d'un réel système fédéral pour l'Irak, avec plus de prérogatives pour Erbil, notamment dans le domaine énergétique, la Turquie pourrait s'accommoder, in fine , d'un Kurdistan irakien indépendant. Paradoxalement, un tel scénario, que la Turquie souhaite toutefois retarder le plus possible, pourrait présenter un certain intérêt pour Ankara, tant sur le plan sécuritaire qu'économique.

Les relations avec l'Iran sont bonnes. Téhéran déploie en Irak une influence politique, économique et religieuse en s'appuyant sur les liens établis avec l'actuelle classe politique irakienne avant 2003 et sur la proximité culturelle entre les deux pays. Des irritants demeurent cependant : le souvenir de la guerre irako-iranienne (1980-1988), la crainte de voir ressurgir un rival pétrolier et un concurrent spirituel puisque les principaux lieux saints chiites sont situés en Irak, la question du partage des eaux du Chatt Al Arab.

4. La crise syrienne constitue un facteur de déstabilisation supplémentaire

Elle exacerbe la division du pays selon les lignes confessionnelles : les chiites redoutent l'émergence d'un pouvoir sunnite à Damas alors que les sunnites irakiens espèrent une chute rapide du régime alaouite de M. Bachar Al-Assad ; des combattants irakiens sont engagés au soutien des deux camps en Syrie. Les Kurdes privilégient les intérêts des Kurdes syriens.

L'Etat islamique de l'Irak et du Levant (Daech) est engagé fortement en Syrie, où il se taille un territoire à la frontière irakienne qui va servir de base arrière à son intervention de plus en plus active en Irak, liant ainsi les deux théâtres.

5. Depuis le retrait négocié des forces américaines, le gouvernement irakien n'a pas été capable de maintenir la sécurité intérieure

L`accord de retrait des forces américaines, adopté par le Parlement irakien le 27 novembre 2008, a abouti au départ des forces américaines de combat d'Irak, le 31 août 2010. 50 000 soldats américains sont restés sur place après cette date pour des actions de formation et d'encadrement.

Mais un retrait complet est intervenu le 18 décembre 2011 à la demande des autorités irakiennes, de façon sans doute un peu précipitée, ne permettant pas la mise sur pied d'une armée nationale efficace.

Après le retrait des forces américaines en décembre 2011, l'administration américaine s'est efforcée de changer la nature de l'engagement américain en Irak pour le rendre essentiellement civil. Un accord-cadre stratégique concernant l'assistance civile structure la relation bilatérale. Cet engagement couvre les domaines de coopération possible entre Washington et Bagdad en fonction des besoins (promotion de « l'intégration des forces kurdes parmi les forces nationales », soutien aux tribus sunnites qui luttent contre les groupes terroristes, règlement des différends frontaliers entre Kurdes et Arabes notamment autour de la ville de Kirkuk, adoption d'une loi sur les hydrocarbures, retour sur la scène régionale et internationale de l'Irak, règlement des différends avec le Koweït). En 2013, le département d'État disposait d'un budget de plus d'un milliard de dollars pour mener différents programmes d'aide économique et d'échanges éducatifs et culturels. Les Etats-Unis sont le 4 e pays d'accueil des étudiants irakiens (derrière la Jordanie, la Malaisie et le Royaume-Uni).


* 4 S'appuyant sur la majorité du Conseil des Représentants, le Premier ministre est le responsable de la conduite des affaires de l'Etat et le chef des armées.

* 5 Un attentat, le premier depuis 2007, a toutefois frappé Erbil le 29 septembre 2013.

* 6 Cet accord prévoyant l'acheminement du pétrole kurde directement vers la Turquie, a été conclu le 27 novembre 2013 entre Ankara et Erbil. Alors que les premières exportations ont débuté au début de l'année, Bagdad a saisi la Chambre de commerce internationale (ICC), dénonçant des transferts illégaux et contraires à la Constitution irakienne et entrainant des mesures de rétorsion du gouvernement fédéral en janvier 2014 comme la suspension du paiement des fonctionnaires de la région.

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