B. LES LIMITES DU PIB

Simon Kuznets lui-même soulignait qu' en l'absence de critères de « productivité sociale », la mesure de la richesse ne pouvait restituer la contribution du système économique aux besoins des individus 11 ( * ) - aussi ce dernier souhaitait-il que la mesure comptable de l'activité économique ne tienne compte que des éléments concourant au bien-être, qui excluent donc, par exemple, les dépenses d'armement 12 ( * ) . De même, l'approche exclusivement économique retenue dans le cadre du PIB inspirait à Bertrand de Jouvenel la remarque suivante : « Selon notre manière de compter nous nous enrichirions en faisant des Tuileries un parking payant et de Notre-Dame un immeuble de bureaux » 13 ( * ) - soulignant ainsi l'absence de prise en compte des contributions non monétaires de ces lieux.

En dépit d'une corrélation non négligeable entre le PIB et les différentes mesures du bien-être qui existent à ce jour (cf. supra ), il n'en demeure pas moins que ces deux notions restent, par construction, distinctes. Tout d'abord, cette mesure intègre l'ensemble des flux économiques résultant de comportements ou d'évènements ne participant aucunement à la progression du bien-être des individus - Kuznets donnant, à cet égard, l'exemple de l'indemnisation des cambriolages, ou encore de la vente de stupéfiants. À l'inverse, le PIB ne décompte pas certaines contributions au bien-être , voire à l'activité économique, à l'instar des activités bénévoles
- qui doivent être entendues dans un sens large, c'est-à-dire en y intégrant, entre autres, le prêt gratuit d'objets, ou la mise à disposition gracieuse d'une production intellectuelle - et des travaux domestiques. À cet égard, l'enquête Emploi du temps 2009-2010 menée par l'Insee fait apparaître que le travail domestique représente près de trois heures par jour en moyenne et par individu. Ensuite, le PIB ne permet pas de distinguer les « résultats » de la croissance économique , en particulier sur les perceptions des individus ; ceci est clairement mis en évidence par le paradoxe d'Easterlin 14 ( * ) , selon lequel une hausse du PIB ne se traduit pas nécessairement par un accroissement du bien-être ressenti par les individus. Enfin, le PIB ne tient pas compte des inégalités et de leurs évolutions , une croissance économique vigoureuse pouvant essentiellement profiter aux classes les plus aisées de la population.

Par ailleurs, dès lors qu'il s'agit d'une mesure des flux économiques, le PIB n'appréhende en rien la variation des « stocks » de capitaux, qu'ils soient économiques et financiers, environnementaux, ou humains et sociaux , pour reprendre la typologie proposée par la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social présidée par Joseph Stiglitz 15 ( * ) - qui permettent de rendre compte de la soutenabilité du bien-être. À titre d'illustration, le PIB ne permet pas de restituer les dégradations portées à l'environnement par les activités économiques.

* * *

Ainsi, si le PIB constitue une mesure utile de la performance économique - qui, elle-même, n'est pas sans lien avec le bien-être des individus -, en particulier pour permettre aux autorités publiques d'évaluer la situation de l'économie et d'adapter leurs politiques en conséquence, cet indicateur n'a pas été conçu pour appréhender la qualité de vie ou encore la soutenabilité du bien-être, autant d'éléments qui présentent, pourtant, un intérêt déterminant. C'est pourquoi, sans remettre en question l'existence même du PIB, il serait opportun que celui-ci puisse être complété de nouveaux indicateurs , qui permettraient, en particulier, de porter un regard différent et complémentaire sur la manière dont sont menées les politiques publiques.


* 11 S. Kuznets, cité par K. Stewart, « National Income Accounting and Economic Welfare: The Concepts of GNP and MEW », Federal Reserve Bank of St. Louis Review , 1974, p. 18-24.

* 12 D. Pilling, « Has GDP outgrowth its use? », Financial Times , 4 juillet 2014.

* 13 B. de Jouvenel, Arcadie : Essais sur le mieux-vivre , Paris, SEDEIS, 1968, p. 267-268.

* 14 R. Easterlin, « Does Economic Growth Improve the Human Lot? », in P.A. David et M.W. Reder, Nations and Households in Economic Growth : Essays in Honor of Moses Abramovitz , New York, Academic Press, 1974, p. 89-125.

* 15 Cf. rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, conduite par J.E. Stigliz, président, A. Sen, conseiller, et Jean-Paul Fitoussi, coordinateur, septembre 2009.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page