EXAMEN EN COMMISSION

(Mercredi 10 juin 2015)

M. Philippe Bas, président . - Nous examinons à présent le rapport sur la proposition de loi relative à la lutte contre la discrimination à raison de la précarité sociale.

M. Philippe Kaltenbach, rapporteur . - Le nombre de Français en dessous du seuil de pauvreté va croissant. D'après l'Insee, il est de 4,9 millions - ou de 8,5 millions, selon que le critère retenu est de 50 % ou 60 % du revenu médian. Au premier trimestre 2015, 10 % de la population active était au chômage. Enfin, la presse a révélé hier que 20 % des enfants en France, soit 3 millions, vivent en dessous du seuil de pauvreté.

La notion de précarité recouvre cependant de nombreux aspects et sa traduction en droit est donc complexe. Or, pour protéger les personnes précaires de la discrimination, ce qui est l'objet de la proposition de loi de Yannick Vaugrenard et du groupe socialiste, une définition juridique claire de la précarité est indispensable.

Les personnes en situation de pauvreté ou de précarité peuvent faire l'objet de perceptions négatives, voire d'un traitement différent. C'est d'autant plus inacceptable que la France a inscrit l'égalité sur le fronton de ses bâtiments publics et dans sa devise républicaine. Pour reprendre l'expression d'Alexis de Tocqueville, il y a en France une « passion pour l'égalité ».

M. Pierre-Yves Collombat . - Une passion contrariée !

M. Philippe Kaltenbach, rapporteur . - Dans le domaine juridique, une discrimination est une distinction fondée sur des raisons ou des critères spécialement prohibés par la loi. En l'espèce, bien qu'elle ait fait l'objet de nombreux rapports et tentatives de définition, la notion de précarité reste mal cernée juridiquement.

Dans son rapport remis en 1987 au Conseil économique et social, Grande pauvreté et précarité économique et sociale , le père Joseph Wresinski en proposait une définition. « La précarité est l'absence d'une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l'emploi, permettant aux personnes et familles d'assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. L'insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l'existence, qu'elle devient persistante, qu'elle compromet les chances de réassumer des responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible. » Définition très longue et difficilement transposable dans le droit...

La précarité est pourtant un vecteur très fort de stigmatisation, au point que l'on utilise, dans le langage courant, l'expression de « racisme anti-pauvre ». Selon une enquête de l'association ATD Quart Monde, 97 % des Français nourrissent au moins un préjugé à l'égard des plus pauvres, 63 % jugent les minima sociaux dissuasifs pour la recherche de travail, 51 % pensent que les pauvres ont des enfants parce que les allocations augmentent leur pouvoir d'achat, 32 % sont d'avis que les pauvres fraudent plus que les autres. Pour ATD Quart Monde comme pour le Secours catholique ou le Secours populaire, ces préjugés infondés sont source de discrimination.

En 1993, la Commission nationale consultative des droits de l'homme soulignait que « certaines personnes sont victimes d'une discrimination caractérisée quand tout à la fois la responsabilité de leur situation leur est imputée, leur passé de misère et d'exclusion leur est reproché, leur parole est discréditée, leurs entreprises ou leurs comportements sont dénigrés », ajoutant que « cette discrimination sociale et politique engendre chez ceux qui la subissent des sentiments de honte, de culpabilité et de souffrance ». Enfin, notait la commission, « elle cultive chez ceux qui la reproduisent, même de façon passive, une banalisation du mépris ou de l'indifférence à l'encontre des plus pauvres ».

Le rapport rappelle les fondements juridiques de la lutte contre la discrimination : la Déclaration des droits de l'homme et l'article 1 er de la Constitution, aux termes duquel la France « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion ». En 1994, le Conseil constitutionnel a reconnu comme principe à valeur constitutionnelle la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation. Au niveau international, ces fondements ont été posés dans la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale en 1965, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1996 et l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui interdit toute forme de discrimination. La France a mis en place ses propres systèmes de lutte contre les discriminations. En 1939, le décret-loi Marchandeau a introduit dans la loi sur la presse de 1881 les infractions d'injure et de diffamation liées à l'origine, à la race et à la religion.

L'article L. 225-1 du code pénal retient dix-neuf motifs de discrimination, dont la race, le sexe, l'âge, le handicap, les moeurs, le lieu de résidence... Progressivement, la notion de discrimination est entrée dans les autres branches du droit : le code du travail, qui retient dix-neuf critères, le code civil.

Il existe différentes voies de lutte contre les discriminations. La voie pénale n'est pas la plus aisée, car l'établissement de la preuve est difficile. Au total, on ne relève qu'une vingtaine de condamnations par an, principalement sur le critère de l'origine ethnique ou raciale.

La proposition de loi très largement poussée par les associations vise, en introduisant un vingt-et-unième critère, à reconnaître symboliquement cette forme de discrimination et à la faire reculer. Certains contestent la vocation d'affichage et de communication du droit pénal. Cependant, on sait bien que la pauvreté engendre un non-recours au droit. Les bénéficiaires de la couverture maladie universelle (CMU), rencontrant des difficultés pour obtenir des rendez-vous médicaux, ont tendance à renoncer à faire valoir ce statut.

Il s'agit donc également de faire passer un message pour faire évoluer les mentalités, dissuader les attitudes discriminatoires et promouvoir la solidarité. Enfin, l'objectif est de renforcer les actions de sensibilisation pour lutter contre la pauvreté.

Au-delà de nos différences politiques, nous constatons tous une augmentation des discriminations fondées sur la pauvreté. Cependant, la notion de précarité sociale utilisée dans la proposition de loi ne convient pas et son manque de précision pourrait donner prise à des contestations devant le Conseil constitutionnel.

Mon travail a consisté à proposer une définition plus précise et opérante. La première solution consisterait à choisir une définition issue du droit international. La Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention européenne des droits de l'homme se réfèrent à l'origine sociale et la fortune - terme quelque peu daté et dépourvu de portée juridique. La Cour européenne des droits de l'homme l'a invoqué dans un arrêt de 1999 qui portait sur un conflit relatif aux droits de chasse opposant gros et petits propriétaires terriens : c'est dire que le terme est peu adapté en l'espèce... De même, la notion d'origine sociale est trop étroite et semble impliquer que l'ascenseur social ne fonctionne plus. La notion de condition sociale est utilisée en Espagne et au Québec mais elle ne nous convient pas non plus. Le Québec reconnaît même un statut d'assisté social. En France, ce concept heurterait la notion de solidarité nationale et pourrait renforcer la stigmatisation.

Autre option : utiliser des critères précis, à partir du seuil de pauvreté ou des minima sociaux, mais ils introduiraient une forme de couperet. C'est pourquoi je propose de remplacer la notion de précarité sociale par celle de « vulnérabilité résultant de la situation économique ». La vulnérabilité à raison de la situation sociale ou économique est prise en compte dans le code pénal comme condition préalable à l'infraction ou comme circonstance aggravante.

Ainsi, la loi du 22 juillet 1992 a introduit deux incriminations tendant à protéger les personnes en situation de dépendance, en particulier économique, qui sont soumises à des conditions de travail ou d'hébergement contraires à la dignité de la personne. La loi de 2012 contre le harcèlement sexuel retient « la particulière vulnérabilité ou dépendance résultant de la précarité de sa situation économique ou sociale » comme un facteur aggravant.

Pour toutes ces raisons, je propose de remplacer dans le texte « précarité sociale » par « vulnérabilité résultant de la situation économique ». Je présenterai d'autres amendements destinés à parer au risque de censure du texte par le Conseil constitutionnel et à lutter de manière plus opérationnelle contre les cas les plus flagrants de discrimination à l'encontre des pauvres ou des exclus.

La proposition de loi, que j'ai cosignée, doit contribuer à la lutte contre la stigmatisation et encourager les personnes en situation de précarité et d'exclusion à faire valoir leurs droits. Le ministère des affaires sociales et de la santé a déjà agi dans ce sens en créant un « Rendez-vous des droits ». Nous voulons changer le regard sur l'assistance et la protection sociale, faire en sorte que les exclus retrouvent leur dignité et puissent se réinsérer dans la société.

M. Jean-Pierre Sueur . - Je vous remercie pour les précisions apportées dans le rapport. Je salue également le travail extrêmement fouillé réalisé par M. Vaugrenard dans son rapport d'information. Dans sa décision du 4 mai 2012, le Conseil constitutionnel a rappelé que le principe constitutionnel de légalité des délits et des peines exige une définition des crimes et délits en des termes suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire. Notre groupe votera la proposition de loi, signée par sept des membres de la commission des lois. Il faut cependant parer à tout effet boomerang qui ferait reculer la cause de la lutte contre les discriminations. C'est la raison d'être de ces amendements. La question doit être traitée avec tout le sérieux requis.

M. Philippe Bas, président . - C'est en effet une question sérieuse.

M. Yves Détraigne . - Cette proposition de loi revêt une forte valeur symbolique. A-t-elle été assortie d'une étude d'impact évaluant les conséquences de l'introduction de ce nouveau type de discrimination ?

M. Thani Mohamed Soilihi . - Ce qui pose problème dans les discriminations, c'est la révélation de leur manifestation. Quand bien même il y aurait peu de condamnations, nous pouvons avancer sur le sujet, même symboliquement. L'Unicef a présenté hier un rapport sur la pauvreté des enfants, particulièrement révoltante. Nous ne pouvons pas l'éradiquer ; ce genre de proposition de loi n'en reste pas moins un progrès.

M. Philippe Kaltenbach, rapporteur . - On protègera les personnes en inscrivant dans le code pénal que c'est un délit de les discriminer au prétexte qu'elles sont en difficulté sociale. Dernièrement, lors d'une visite organisée par ATD Quart Monde au Musée d'Orsay, une famille en a été chassée, au motif de mauvaises odeurs. Autre exemple, certains propriétaires bailleurs refusent de prendre en compte les revenus issus des minima sociaux. Les familles en difficultés sont de plus en plus rejetées par la société. Il est nécessaire de légiférer.

EXAMEN DES AMENDEMENTS

Article unique

M. Philippe Kaltenbach, rapporteur . - La précarité sociale est un concept trop vague, tout le monde en convient. Pour éviter la censure du Conseil constitutionnel, je vous propose de retenir la notion de vulnérabilité, qui a été validée par le ministère de la justice dans d'autres textes. On parlait autrefois de nécessiteux...

M. Philippe Bas, président . - ...ou d'indigents.

M. Philippe Kaltenbach, rapporteur . - C'est encore plus stigmatisant. La définition que nous proposons dans l'amendement n° COM-1 est plus solide.

M. René Vandierendonck . - Très bien.

M. Pierre-Yves Collombat . - Mais « précarité sociale » est plus précis que « vulnérabilité ».

M. François Grosdidier . - Je dirais presque l'inverse. À trop rebaptiser les concepts, on s'y perd. Une situation précaire est d'abord instable, hélas les gens se stabilisent parfois dans la pauvreté, de génération en génération.

L'amendement n° COM-1 est adopté.

M. Philippe Kaltenbach, rapporteur . - L'amendement n° COM-3 prévoit d'introduire dans le code du travail des mesures d'action positive en faveur des personnes que leur situation économique rend vulnérables. Des mesures similaires existent en faveur des personnes handicapées ou les habitants de certaines zones géographiques.

L'amendement n° COM-3 est adopté.

M. Philippe Kaltenbach, rapporteur . - La loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse ne retient que six des vingt critères de discrimination enregistrés par la loi. Cette loi vise essentiellement à lutter contre le racisme et l'antisémitisme. Évitons de l'affaiblir en agglomérant les catégories. Entre le code pénal, le code du travail et la loi de 2008, nous disposons de supports juridiques suffisants. Tel est le sens de l'amendement n° COM-2 qui supprime l'introduction de ce critère dans la loi du 29 juillet 1881.

L'amendement n° COM-2 est adopté.

M. Philippe Kaltenbach, rapporteur . - Il serait plus justifié d'insérer le critère lié à la situation économique au deuxième alinéa de l'article 2 de la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, plutôt qu'au premier. Il figurerait ainsi dans la liste recensant l'ensemble des critères de discriminations prohibés par le code pénal. L'amendement n° COM-4 donne plus de souplesse au dispositif.

L'amendement n° COM-4 est adopté.

Intitulé de la proposition de loi

M. Philippe Kaltenbach, rapporteur . - L'amendement n° COM-5 clarifie l'intitulé de la proposition de loi : « proposition de loi visant à lutter contre la discrimination en raison de la situation économique » me semble plus parlant.

M. Philippe Bas, président . - N'est-ce pas un peu court ? Il faudrait préciser qu'il s'agit de « la situation économique des plus discriminés ».

M. René Vandierendonck . - La formulation n'est sans doute pas formidable, mais elle est juridiquement valable !

M. François Grosdidier . - La connotation sociale est plus large que la connotation économique, qui est objective. On ne pourra pas reprocher à un propriétaire de ne pas louer son bien pour des raisons économiques.

M. Philippe Kaltenbach, rapporteur . - Soit. Nous pourrions nous en tenir, pour l'intitulé uniquement, à la version initiale : « contre la précarité sociale ».

M. Jean-Pierre Sueur . - C'est préférable, à moins d'inclure dans le titre tout ce qui figure dans les amendements.

M. Pierre-Yves Collombat . - N'y a-t-il pas un paradoxe à supprimer la « précarité sociale » dans le texte mais la conserver dans le titre ? Serait-ce l'effet d'une illumination soudaine ?

M. Jean-Pierre Sueur . - C'est l'effet d'affichage qui prévaut.

M. Alain Richard . - Cette proposition de loi est issue d'un travail collectif de notre assemblée. La « précarité sociale » ne convient pas pour définir un délit de discrimination, mais le titre fait la transition entre les textes existants et les nouveaux articles, qui seront insérés - sans ce titre - dans le code pénal.

M. Philippe Bas, président . - Nous sommes sur le point d'ajouter un vingt-et-unième critère de discrimination dans la loi. Notre commission remplit-elle son office en poursuivant dans cette approche énumérative ? N'aurions-nous pas intérêt à lancer une réflexion plus synthétique ?

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique

M. KALTENBACH, rapporteur

3

Définition d'un critère fondé sur la particulière vulnérabilité résultant de la situation économique

Adopté

M. KALTENBACH, rapporteur

2

Suppression de l'introduction dans la loi
du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse

Adopté

M. KALTENBACH, rapporteur

1

Possibilité de mesures de discrimination positive dans le code du travail

Adopté

M. KALTENBACH, rapporteur

4

Suppression de l'introduction d'un nouveau critère concernant les discriminations en matière de protection sociale

Adopté

Intitulé de la proposition de loi

M. KALTENBACH, rapporteur

5

Clarification du titre de la proposition de loi

Retiré

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