III. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION

Votre rapporteur est favorable au toilettage qui vise à décorréler la priorité d'emploi et la présence de dockers intermittents sur une place portuaire, puisque ceux-ci sont en voie de disparition. Il est indispensable de lever l'ambiguïté juridique qui est à l'origine de l'affaire de Port-la-Nouvelle, tous les acteurs en sont conscients. Malheureusement, la proposition de loi dépasse cette seule ambition .

L'ensemble des acteurs entendues par votre rapporteur s'accorde à dire qu'il ne faut pas perturber les pratiques existantes , variables d'une place portuaire à l'autre. Nos ports ont effectivement besoin de stabilité et de fiabilité : leur activité s'améliore peu à peu depuis 2011 grâce à la forte baisse de la conflictualité sociale. En dépit de ces signaux encourageants, la reconquête des parts de marché perdues pendant des décennies s'annonce difficile . Il convient d'éviter autant que possible de perturber l'équilibre précaire qui s'est installé depuis quelques années.

Parts de marché des grands ports maritimes par façade

(tonnage brut total)

Source : DGITM

Évolution de la conflictualité sociale dans les grands ports maritimes

Source : DGITM

Pour autant, alors que tout le monde revendique un statu quo , cette proposition de loi fait exactement le contraire . En effet, l'article 6 ainsi que les projets de décret et de charte nationale qui en découlent, apportent des modifications substantielles à la définition du périmètre d'emploi des dockers . Le texte est présenté, à la fois par le groupe de travail de Martine Bonny et par la majorité gouvernementale, comme une évidence technique faisant l'objet d'un consensus total , mais votre rapporteur a entendu un certain nombre de voix dissonantes .

Les modifications proposées sont en réalité le fruit d'une entente entre le syndicat majoritaire chez les dockers et les entreprises de manutention du port du Havre et de Marseille-Fos : elles entérinent globalement le mode opératoire existant dans nos deux plus grands ports, dans lesquels les acteurs préfèrent payer une rente de monopole aux dockers , qu'ils refactureront à leurs clients, pour assurer la stabilité de la place portuaire .

La situation est différente du point de vue des ports de taille intermédiaire et de certaines entreprises utilisatrices , à l'instar des céréaliers. Le mode opératoire de ces acteurs est le fruit d'une négociation locale adaptée aux spécificités du terrain, et les solutions au cas par cas fonctionnent . C'est notamment le cas à Rouen ou Dunkerque. Pour eux, la réécriture du périmètre d'emploi des dockers constitue une véritable menace : elle peut remettre en cause les montages actuels et engendrer de véritables pertes de compétitivité , dans des secteurs où les marges sont déjà réduites sous l'effet de la concurrence internationale.

A fortiori , la charte nationale, présentée comme une innovation juridique, est totalement contreproductive. Elle risque de faire fuir tout investisseur privé : beaucoup d'industriels et de porteurs de projets ne comprennent pas d'être dans l' obligation de devoir négocier avec un syndicat avant même d'envisager une implantation industrielle. Pourtant, nos ports ont énormément besoin d'investissements privés , que la réforme de 2008 visait précisément à encourager.

Par conséquent, la sagesse commande de s'en tenir au droit actuel sur le sujet du périmètre d'emploi. Les précisions qui découlent de l'article 6 ne feront probablement rien gagner au Havre ou à Marseille mais risquent de pénaliser en revanche tous les autres ports . S'il s'agit d'apporter de la lisibilité aux dispositions en vigueur, il est sans doute préférable de s'en tenir à une circulaire explicative. Cette solution est probablement moins dangereuse qu'une modification législative sans étude d'impact , et de surcroît en procédure accélérée alors qu'aucune situation d'urgence ne le nécessite.

Quant à l' argument de la compatibilité avec le droit européen, il n'est pas recevable : contrairement à la Belgique ou l'Espagne, notre réglementation n'a fait l'objet d' aucune mise en demeure de la Commission européenne à ce stade. D'ailleurs, si l'objectif est réellement d'offrir des garanties de compatibilité avec le droit européen, alors il faudrait également ouvrir le chantier de la formation et de la qualification des dockers dans cette proposition de loi : c'est en effet le corollaire de l'exigence de sécurité des personnes et des biens qui justifie les dérogations aux principes du droit de la concurrence, de la liberté d'installation et de la libre prestation de services. Or des discussions sont prévues en 2016 au comité du dialogue social sectoriel européen pour les travailleurs portuaires , afin d' élaborer des lignes directrices pour la formation des ouvriers dockers et d'éviter le dumping social : aucune urgence ne justifie d'anticiper les conclusions de ce dialogue européen.

À cela s'ajoute la nouvelle définition des dockers occasionnels, qui revient à renforcer sans le dire le monopole de main d'oeuvre . Puisque ceux-ci sont désormais obligatoirement identifiés par un CDD d'usage constant régi par la convention collective nationale unifiée (CCNU) applicable aux entreprises de manutention portuaire, le système de double priorité d'embauche rend plus difficile le recours à l'intérim , tel qu'il est pratiqué dans certains ports grâce à la souplesse du cadre juridique actuel.

Autrement dit, entre un docker occasionnel et un intérimaire qui aurait également effectué cent vacations au cours des douze mois précédent, l'employeur devra systématiquement recruter le docker occasionnel en premier . Cette définition ajoute bien une nouvelle strate au monopole de main d'oeuvre des dockers, qui n'est pas dans l'esprit des réformes de 1992 et 2008. Une telle rigidité supplémentaire ne penche pas en faveur de la compétitivité de nos entreprises. Au contraire, elle renforce le poids du corporatisme et marque un retour vers l'esprit du statut de 1947 dont nos ports paient encore les dérives.

En résumé, cette proposition de loi devrait se limiter à corriger l'ambiguïté juridique qui découle de l'extinction progressive de l'intermittence, rien d'autre. Les amendements proposés par votre rapporteur ont pour objectif de ramener ce texte à l'objectif initial , en écartant toute autre modification susceptible d'avoir des effets de bords notamment sur les questions relatives au périmètre d'emploi, aux implantations industrielles en bord à quai et aux dockers occasionnels.

Votre rapporteur souhaite ainsi se prémunir contre toute tentation technocratique de vouloir rendre le code des transports parfait , de vouloir border toute situation par une norme précise. Il y a le droit, et il y a la pratique. Chaque port à sa propre culture , ses propres rapports de force , sa propre manière de résoudre les problèmes. Aucune loi ne saurait embrasser parfaitement cette réalité. L'important est de préserver l'existant qui fonctionne, car c'est d'une réelle stabilité dont nos ports ont besoin.

La qualité du travail effectué par Martine Bonny n'est pas pour autant remise en cause. Il convient simplement de le séparer en deux phases : la correction de l'ambiguïté juridique à l'origine de l'affaire de Port-la-Nouvelle qui doit être effectuée dès à présent , et les propositions sur le périmètre d'emploi, la qualification professionnelle des dockers et les implantations industrielles en bord à quai. Ces dernières ont vocation à s'inscrire dans une réflexion globale sur le fonctionnement de nos ports : il est judicieux d'attendre les éclairages européens et une étude d'impact sur leur mise en oeuvre concrète dans chaque port , que ni le rapport de Martine Bonny ni le Gouvernement ne fournissent, avant de légiférer.

Suivant cette position, votre commission a supprimé la nouvelle définition des dockers occasionnels à l'article 5, supprimé l'article 6 traitant du périmètre d'emploi et de la charte nationale, réécrit l'article 7 sur la double priorité d'emploi, et supprimé l'article 9 relatif à la demande de rapport sur la charte nationale.

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