B. LA PUBLICITÉ EST CONSIDÉRÉE COMME UN OUTIL COMPLÉMENTAIRE DE LUTTE CONTRE LES STRATÉGIES D'OPTIMISATION FISCALE

1. Une publicité des déclarations déjà prévue pour certains secteurs d'activités

La publicité des déclarations d'activités pays par pays constitue une proposition ancienne , portée depuis une dizaine d'années par certaines organisations non gouvernementales, dans la lignée des travaux de Richard Murphy du Tax Justice Network . Pour ses partisans, elle permettrait de prendre un double relais , face à la difficulté à la fois de faire évoluer la législation nationale de certains États non coopératifs et, pour l'administration fiscale, d'avoir une prise juridique sur des stratégies s'intégrant dans les failles du droit fiscal. Les administrations fiscales peuvent parfois hésiter à poursuivre une entreprise en justice pour non-respect de ses obligations fiscales, une telle action étant longue, complexe et à l'issue incertaine, la frontière de la légalité étant difficile à évaluer en la matière.

Le rôle conféré à la publicité des déclarations par ses partisans repose sur le poids de la société civile et de l'espace public . Alors que les actions conduites au niveau politique et administratif se heurtent encore à certains obstacles, l'utilisation de l'espace public au travers du processus « nommer et pointer du doigt » participerait d'une réponse adaptée au phénomène d'optimisation fiscale d'entreprises mondialisées. À l'appui de cette conception, la plupart des découvertes concernant de tels montages fiscaux ces dernières années est issue de travaux de la société civile, organisations non gouvernementales ou consortium de journalistes d'investigation. Ces enquêtes sont réalisées à une échelle supranationale, suggérant que l'espace public pertinent pour l'utilisation effective de la publicité dépasse le cadre traditionnel de l'État. Toutefois, les risques inhérents à un emballement médiatique et à une mauvaise interprétation des données doivent être pris en compte.

Récemment, ces revendications anciennes ont été reprises par certains États , dans le cadre d'un mouvement plus généralisé d'extension de la transparence dans les démocraties occidentales. Des traductions juridiques ont même été votées , à l'initiative notamment de la France, conduisant à soumettre à des déclarations publiques d'activité deux secteurs d'activités spécifiques .

Dans le cadre du renforcement des obligations prudentielles encadrant l'activité des banques et des établissements financiers en réponse à la crise financière de 2008, la directive CRD IV du 26 juin 2013 a introduit une déclaration publique d'activité pour les entreprises du secteur bancaire . La publicité de ces déclarations n'était pas prévue dans le projet initial de la Commission européenne, mais a été introduite par voie d'amendement au Parlement européen.

La France a particulièrement contribué au vote de la publicité, ouvrant la voie par l'adoption de la loi n° 2013-672 de séparation et de régulation des activités bancaires du 26 juillet 2013. Son article 7 modifie l'article 511-45 du code monétaire et financier, qui prévoit désormais que les banques « publient une fois par an, en annexe à leurs comptes annuels ou, le cas échéant, à leurs comptes annuels consolidés ou dans leur rapport de gestion, des informations sur leurs implantations et leurs activités (...) dans chaque État ou territoire » , en particulier le produit net bancaire, les effectifs, le bénéfice et le montant des impôts. L'exercice 2014 a donné lieu à une première expérience de déclaration en France uniquement, sous une forme simplifiée, l'exigence européenne n'entrant en vigueur que pour l'exercice 2015. Selon la direction générale du Trésor et l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, qui en assure le suivi, les premiers retours d'expérience ne font état d'aucune difficulté particulière, même si le dispositif demeure récent et non stabilisé à ce stade.

Par ailleurs, le chapitre X de la directive 2013/34/UE du 26 juin 2013 relative aux états financiers annuels, aux états financiers consolidés et aux rapports y afférents de certaines formes d'entreprises prévoit une obligation de déclaration publique pays par pays pour les entreprises du secteur minier, pétrolier, gazier ou forestier . Cette obligation a été transposée en droit français par l'article 12 de la loi n° 2014-1662 du 30 décembre 2014 portant diverses dispositions d'adaptation de la législation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière. Elle est applicable pour l'exercice 2015, de sorte que les premières déclarations sont en cours de publication. Quelques trente entreprises seraient concernées en France par cette obligation. Toutefois, tant le manque de recul que la spécificité des données exigées et du but poursuivi limitent les enseignements à tirer de ces dispositions.

2. Une réflexion autour de sa possible extension et du contenu des données à rendre publiques

À la suite de ces dispositifs de publication mis en oeuvre dans deux secteurs d'activités, un mouvement appelant à l'extension de la publicité des déclarations a été récemment renforcé par de nouvelles informations concernant les territoires à fiscalité avantageuse. Déjà, le 10 avril 2013, dans le contexte des discussions sur la transparence des activités des banques, le président de la République François Hollande déclarait : « Les banques françaises devront rendre publique, chaque année, la liste de toutes leurs filiales, partout dans le monde, et pays par pays. Elles devront indiquer la nature de leurs activités. (...) L'ensemble de ces informations seront publiques et à la disposition de tous. Je veux que cette obligation soit également appliquée au niveau de l'Union européenne et, demain, étendue aux grandes entreprises ». Lors de la présentation du paquet de mesures contre l'évasion fiscale le 28 janvier 2016, le commissaire européen aux affaires économiques et financières, à la fiscalité et à l'Union douanière Pierre Moscovici a indiqué, à propos de la publicité des déclarations d'activité des grandes entreprises : « je peux vous dire que cela verra le jour, car ça me parait aller tout simplement dans le sens de l'histoire. Et on ne résiste pas à ce vent-là » .

Dans ce contexte, les entreprises tendent à considérer la fiscalité comme un élément constitutif de la réputation et de la communication qu'elles entendent promouvoir. Les enquêtes concernant les politiques fiscales des grands groupes se multiplient : une enquête conduite par le cabinet KPMG en 2014 mettait en évidence que, pour 40 % des entreprises ayant un chiffre d'affaires de plus de 10 milliards de dollars, leur fiscalité a fait l'objet d'un traitement médiatique au cours des douze derniers mois 6 ( * ) . Certaines entreprises soutiennent une évolution des règles fiscales internationales afin de garantir les conditions d'une concurrence effective . Entendue par la commission des finances du Sénat le 1 er juillet 2015, Catherine Henton, directrice fiscale du groupe Sanofi, déclarait : « nous sommes convaincus chez Sanofi-Aventis que la publication des données n'est qu'une question de temps - peut-être est-ce préférable, et il vaut mieux s'y préparer ».

Pour autant, dans la mesure où les déclarations publiques d'activités s'inscrivent dans une perspective différente des déclarations à destination des administrations fiscales prévues par l'action 13 du projet BEPS, transcrites en droit français et en cours de transcription en droit européen, se pose la question de leur contenu . L'objectif et le public de destination étant différents , la liste des informations ne saurait être identique. Prenant en compte les travaux en cours de l'OCDE et à la suite des déclarations publiques sectorielles récemment introduites, la Commission européenne a engagé, en juin 2015, une analyse d'impact évaluant la possibilité d'une plus grande transparence en matière d'impôts sur les bénéfices des sociétés . Cette analyse s'intéresse notamment au rapport coût-avantage entrainé par la publication selon les données considérées , résumé dans le tableau ci-dessous.

Rapport coût-avantage entrainé par la publication des données

Source : Analyse d'impact de la Commission européenne évaluant la possibilité d'une plus grande transparence en matière d'impôts sur les bénéfices des sociétés publiée le 12 avril 2016

Les principales conclusions de cette étude soulignent que les données portant sur les ventes, les achats, les prix de transferts ne peuvent pas être dévoilées au public sans risque. Le problème porte sur la révélation indirecte des taux de marge , qui suscite des risques pour les entreprises concernées. L'exemple-type est celui d'une filiale opérant sur un seul produit dans un pays : la divulgation des chiffres de ventes et d'achats dans ce pays dévoilerait le taux de marge réalisé sur ce marché, suscitant un risque vis-à-vis de ses concurrents. L'analyse d'impact de la Commission européenne fournit deux enseignements :

- d'une part, les risques inhérents à la publication de certaines données sont doubles : ils portent à la fois sur le dévoilement de la stratégie globale de l'entreprise et sur l a possibilité d'une mauvaise interprétation des informations soumises au public ;

- d'autre part, le nécessaire équilibre entre avantages et coûts de la publication des déclarations suppose d'atteindre un certain seuil d'entreprises soumises à cette obligation.

S'appuyant sur cette analyse d'impact et dans un contexte marqué par une nouvelle enquête d'un consortium de journalistes d'investigation, la Commission européenne a présenté, le 12 avril 2016, une proposition de révision de la directive 2013/34/UE relative à la communication, par certaines entreprises et succursales, d'informations relatives à l'impôt sur les bénéfices, allant au-delà du champ couvert par le projet BEPS et visant à introduire des déclarations d'activité spécifiques rendues publiques .

3. La proposition de la Commission européenne concernant la publicité de déclarations d'activités pour les grandes entreprises internationales

La proposition de la Commission européenne du 12 avril 2016 s'inscrit dans le double contexte de réflexion autour de la publicité des déclarations d'activités , étayée par l'analyse d'impact, e t d'enquête issue des Panama papers , concernant l'évasion fiscale des particuliers par le biais de sociétés écrans au Panama.

Le texte, porté par le commissaire européen Jonathan Hill, a pour finalité de résoudre les distorsions de concurrence qui nuisent au marché unique. Il se fonde sur l'article 50 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), conduisant à l'a pplication de la majorité qualifiée au Conseil et non de la règle de l'unanimité, en vigueur pour la fiscalité. La proposition obligerait les entreprises multinationales qui exercent leurs activités dans l'Union et dont le chiffre d'affaires global dépasse 750 millions d'euros par an à publier des informations clés, pays par pays, sur le lieu où elles réalisent leurs bénéfices et celui où elles paient leurs impôts dans l'Union . Les mêmes règles s'appliqueraient aux multinationales non européennes exerçant des activités en Europe . Aucun seuil de nombre d'employés n'est prévu, ce qui permet d'inclure certaines entreprises du secteur tertiaire, et notamment du numérique. La présentation des déclarations d'activités varierait selon trois groupes de pays :

- les données relatives aux pays de l'Union européenne seraient présentées pays par pays ;

- les données relatives aux pays hors-Union européenne seraient présentées de façon agrégée , sans distinction selon les pays ;

- une exception à ce principe est prévue pour les pays figurant dans la future « liste noire » commune des juridictions non-coopératives , encore en projet. Cette exception a été introduite de façon tardive par la Commission dans la proposition de révision de la directive, dans le sillage des révélations de Panama papers . La Commission entend convaincre dans les six prochains mois les États membres de s'accorder sur des critères de choix communs définissant des pays et territoires non-coopératifs. Le déploiement de la liste se ferait en trois étapes, avec l'objectif d'une publication effective début 2019.

Le seuil retenu pour l'assujettissement des entreprises à la déclaration publique d'activités pays par pays reprend celui défini par l'OCDE pour l'action 13 du projet BEPS et confirmé par les conclusions de l'analyse d'impact menée au second semestre 2015 par les services de la Commission. Il participe en ce sens d'une volonté d'assurer une certaine sécurité juridique au profit des entreprises, avec un seuil désormais intégré par celles-ci, et n'entrainant pas de nouvelles obligations dès lors qu'elles sont déjà appelées à établir de telles déclarations au profit des administrations fiscales.

Le principal sujet d'interrogations a plutôt porté sur le contenu des informations publiées . Dès lors que l'objectif visé est différent de celui des déclarations à destination des administrations fiscales, il importait d'établir un corpus de données conciliant bonne utilisation par la société civile et maintien de la compétitivité des entreprises . En s'appuyant sur les enseignements de l'analyse d'impact, la proposition retient sept lignes, contre douze pour les déclarations envoyées aux administrations fiscales . Les éléments relatifs aux échanges intragroupes n'y figurent pas , dans la mesure où leur publication conduirait à divulguer la stratégie de l'entreprise. Les montants des actifs, des achats-ventes et des subventions ne seraient pas publiés. Le contenu de la déclaration aspire à une certaine simplicité d'appréhension tout en rendant possible le calcul du taux effectif d'imposition, ce qui constitue le coeur du dispositif et permet à la société civile de se saisir d'éventuelles discordances dans la localisation des bénéfices et de l'imposition.

Contenu des différentes déclarations prévues, selon leur destination

Source : Commission des finances du Sénat, à partir des textes publiés

Source : Commission des finances du Sénat, à partir des textes publiés

À ce stade et au-delà des débats entre acteurs sur le contenu des informations prévues, certaines lacunes de la proposition de la Commission européenne peuvent être mises en évidence . La principale réside dans la présentation de données agrégées pour les activités des entreprises dans les pays hors-Union européenne . La portée de l'exception introduite dans un second temps pour les pays figurant sur la liste noire commune demeure très incertaine, tant en termes de délais d'entrée en vigueur que concernant le contenu même de la liste. Les États membres ne disposent en effet pas des mêmes degrés d'appréhension des pays non coopératifs, et il sera incontestablement coûteux politiquement d'inclure un territoire dans la liste. Dans ces conditions, la publication d'informations agrégées pour les pays hors-Union européenne pourrait conduire à englober des activités réelles et des activités résultant d'un montage fiscal.

Malgré tout, cette proposition traduit une résolution forte de l'Union européenne dans la lutte contre l'optimisation fiscale des grandes entreprises et sous-tend une volonté d'influer sur les négociations conduites au niveau international . En incluant les entreprises non-européennes ayant une entité ou une activité au sein du marché unique, l'Union européenne exerce au mieux sa capacité d'influence, suivant une stratégie offensive. Si les deux premières puissances économiques mondiales ne sont pas en faveur d'une publication des déclarations d'activités, des entreprises états-uniennes et chinoises pourraient ainsi être concernées par cette obligation introduite au niveau européen.

Le fait d'englober des entreprises étrangères permet de rallier à la proposition certains États membres qui s'interrogeaient sur la possible perte de compétitivité résultant de la publication pour les entreprises européennes. La France soutient l'introduction de ce dispositif au niveau européen 7 ( * ) ; le Royaume-Uni s'y est montré favorable plus récemment, mais de façon résolue comme en témoigne le courrier envoyé par le chancelier de l'échiquier George Osborne avant la réunion du conseil Ecofin des 22 et 23 avril 2016. Les premières réunions techniques sur la proposition ont eu lieu fin avril. Certains États membres ont fait part de leurs inquiétudes sur le volet public des déclarations d'activités, à l'instar de l'Autriche ou de la Suède, s'inscrivant à la suite de la position ambiguë de l'Allemagne . L'inquiétude principale de Berlin portait sur le seuil retenu, afin de préserver son Mittelstand et de ne pas nuire à la compétitivité de ses entreprises de taille intermédiaire qui constituent son principal moteur économique. Agissant de concert avec la France en faveur d'une action résolue contre l'évasion fiscale aux niveaux international et européen entre administrations fiscales, l'Allemagne demeure partagée sur la publicité des déclarations.

Malgré ces incertitudes, les représentants de la direction générale du Trésor ont témoigné de leur optimisme sur la capacité d'avancer rapidement sur ce projet de révision de directive , éventuellement dès la fin de l'année 2016. En effet, l'application de la majorité qualifiée rend nécessaire la réunion d'une minorité de blocage pour s'opposer au texte.


* 6 http://www.kpmg-institutes.com/content/dam/kpmg/taxwatch/pdf/2014/kpmg-tax-transparency-survey-report-2014.pdf

* 7 Christian Eckert déclarait devant le Sénat en séance publique le 18 février 2016 lors de l'examen des conventions fiscales conclues avec Singapour et la Suisse : « Nous militons pour que l'ensemble des pays, européens du moins, adoptent des dispositions tendant à imposer une telle publicité. ».

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page