EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Selon les termes du doyen Jean Carbonnier « prouver un droit, c'est le faire apparaître sinon comme vrai, du moins comme probable » 1 ( * ) .

En proposant d'utiliser la prescription acquisitive pour lutter contre les « désordres fonciers » en Corses, les auteurs de la présente proposition de loi semblent s'être approprié cette formule.

De fait, la Corse se trouve dans une situation tout à fait spécifique, liée à l'inexistence de titres de propriété pour environ 30 % du total des parcelles de l'île.

Cette situation n'est pas sans conséquences pour les Corses, qui ne peuvent jouir pleinement de leur droit de propriété, mais également pour les collectivités territoriales concernées, qui ne peuvent recouvrer l'impôt de manière satisfaisante faute d'identification des propriétaires de certains biens ou prendre les mesures de protection du patrimoine et de la population qui s'imposent (immeubles menaçant ruine, lutte contre les incendies...).

Lors de son discours du 4 juillet 2016 devant l'Assemblée de Corse, M. Manuel Valls, Premier ministre, s'était engagé à agir pour régulariser les titres de propriété et inciter les propriétaires et les héritiers à sortir des indivisions de fait qui résultent de ce défaut de titres. Il avait également prêté une oreille attentive à l'ensemble des élus nationaux et territoriaux de l'île qui s'inquiétaient du terme imminent des dispositifs fiscaux dérogatoires favorisant le « titrement » des biens et tenant compte de la spécificité foncière de la Corse 2 ( * ) .

C'est dans ce contexte que M. Camille de Rocca Serra et plusieurs de ses collègues ont déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale, le 26 octobre 2016, la proposition de loi visant à favoriser l'assainissement cadastral et la résorption du désordre de propriété. Ce texte met en place un dispositif civil permettant de sécuriser la possession des biens par le jeu de la prescription acquisitive et d'assouplir les règles de gestion des indivisions. Ce dispositif s'accompagne de mesures fiscales temporaires visant à inciter les Corses à sortir de cette situation foncière problématique.

Le 16 novembre 2016, le Gouvernement a engagé la procédure accélérée sur ce texte. Il a ensuite été adopté en séance publique le 8 décembre 2016 à l'unanimité des présents.

Compte tenu de leur spécificité, votre commission a délégué au fond l'examen des dispositions fiscales (articles 3 à 6) à la commission des finances, qui a désigné M. Albéric de Montgolfier en qualité de rapporteur

À l'initiative de son rapporteur, votre commission a abordé l'examen de ce texte dans un esprit constructif. Elle a cherché à le préciser et l'enrichir, sans remettre en cause ses objectifs généraux.

I. UN « DÉSORDRE FONCIER » CORSE ANCIEN QUI N'A PU ÊTRE RÉGLÉ PAR LES ACTIONS ENGAGÉES

La situation particulièrement problématique du foncier en Corse est le résultat de l'application pendant plus de deux siècles d'un régime d'imposition des successions sur les biens immobiliers dérogatoire au droit commun.

L'absence de sanction du défaut de déclaration de succession, fondée sur les « arrêtés Miot » de juin 1801, est en grande partie responsable de la situation inextricable dans laquelle se trouve la Corse aujourd'hui. De nombreuses successions anciennes n'ont jamais été réglées, ne permettant pas la transmission de la propriété des biens et des droits qui s'y attachent.

Selon les chiffres adressés à votre rapporteur par les représentants du Groupement d'intérêt public pour la reconstitution des titres de propriété en Corse (GIRTEC), sur 995 386 parcelles cadastrées répertoriées en 2009, 405 727 appartenaient à des propriétaires présumés décédés, soit près de 41 % des parcelles. Depuis que le GIRTEC est en activité, ce pourcentage a diminué pour s'établir à 33 % en 2015.

Brève histoire du régime fiscal dérogatoire corse

En 1801, André-François Miot, administrateur du ministère de la guerre de Napoléon Bonaparte, fut envoyé en Corse pour réprimer les insurrections locales et rétablir le fonctionnement des administrations, notamment financières, afin de recouvrer l'impôt. Dans ce cadre, il prit plus d'une centaine d'arrêtés, qui ont conservé son nom, dont un arrêté du 21 prairial, qui tirait les conséquences de l'impossibilité de se référer en Corse à la valeur vénale des biens pour fixer le montant de la taxe à prélever, en raison de l'inexistence d'un marché foncier.

Cet arrêté mettait en place une évaluation forfaitaire des biens fixée à cent fois la contribution foncière. Ces droits étaient exigibles dès lors que le receveur de l'enregistrement avait « connaissance du décès de l'ex-propriétaire ». Ils étaient recouvrés sur les héritiers. Parallèlement, la peine encourue pour défaut de déclaration d'une succession dans le délai de six mois était abrogée.

Ce texte a été mis en place au seul bénéfice du trésor. Il n'avait pas pour objet de privilégier les Corses mais bien de rattraper un retard d'imposition avec une amnistie sur les pénalités encourues pour inciter les gens à régulariser leur situation.

Il a eu pour effet de mettre fin aux déclarations de succession en Corse.

Par la suite, dans un arrêt de 1992, la Cour de cassation a jugé que la contribution foncière qui servait de base à la taxation des immeubles corses avait été abrogée par un décret du 9 décembre 1948 3 ( * ) . Le législateur n'y ayant pas substitué une nouvelle règle d'imposition, les biens immobiliers ont donc été exonérés de fait de droits de succession.

La loi n° 98-1266 du 30 décembre 1998 de finances pour 1999 a abrogé « les arrêtés Miot » et modifié ce dispositif dérogatoire à compter du 1 er janvier 2000. La dispense de pénalité en cas de non-dépôt de la déclaration de succession a été abrogée. Les règles d'évaluation des biens immobiliers étaient désormais celles du droit commun.

Par la suite, le retour au droit commun a été repoussé chaque année en loi de finances, jusqu'à ce que la loi n° 2002-92 du 22 janvier 2002 relative à la Corse prenne en compte la situation particulière de la Corse liée à l'absence de titres de propriété régulièrement publiés et instaure un dispositif spécifique transitoire. Cette loi rétablissait l'obligation de déclarer les successions comportant un immeuble en Corse, dans un délai de 24 mois. Jusqu'au 31 décembre 2010, les immeubles étaient totalement exonérés de droits de succession. Cette exonération était ensuite portée à 50 % de la valeur du bien jusqu'au 31 décembre 2015.

La loi n° 2008-1443 du 30 décembre 2008 de finances rectificative a prorogé le délai de 24 mois pour la déclaration de succession, l'exonération totale de droits de succession sur les immeubles situés en Corse jusqu'au 31 décembre 2012 et l'exonération à hauteur de 50 % de la valeur de ces immeubles jusqu'au 31 décembre 2017.

Parallèlement, la loi n° 85-1403 du 30 décembre 1985 de finances pour 1986 avait exonéré d'imposition, de manière temporaire, les actes de partage de succession des immeubles situés en Corse. Adopté initialement pour une durée de cinq ans, ce régime avait été prorogé jusqu'au 31 décembre 2014.

La loi n° 2012-1509 du 29 décembre 2012 de finances pour 2013 puis la loi n° 2013-1278 du 29 décembre 2013 de finances pour 2014 ont tenté de proroger à nouveau ces différentes exonérations fiscales.

Dans les deux décisions rendues à propos de ces deux lois, le Conseil constitutionnel a censuré ces dispositions estimant qu'elles méconnaissaient le principe d'égalité devant la loi et les charges publiques 4 ( * ) .

La situation corse se caractérise par une double problématique : des situations d'indivision complexes cumulées à une absence de titres de propriété.

Comme l'ont relevé les représentants du GIRTEC, dans une contribution écrite adressée à votre rapporteur, « l'absence de titre a pour effet de rendre vaine toute velléité de partage et conduit à l'émergence d'une situation d'indivision de fait.

« Par ailleurs, une indivision particulièrement longue peut aboutir à une carence de titres : pertes de titres non enregistrés, dispersion des documents, difficulté de retrouver un acte ayant traversé plusieurs générations pouvant être exploité [...].

« Cette situation a pour résultat la multiplication des situations d'indivisions de fait impossibles à organiser et qui obèrent toutes tentatives de gestion des biens. »

Sans titres, les possesseurs de biens ne peuvent jouir pleinement des droits qui s'attachent à la propriété, notamment en matière de donation entre vifs, de vente, d'établissement de baux, de mise en valeur des biens ou de règlements successoraux.

Pour les collectivités territoriales ensuite, l'impossibilité d'identifier les propriétaires d'un bien constitue un manque à gagner important puisque le recouvrement des impôts locaux est alors impossible. De plus, elles ne peuvent prendre les mesures de protection du patrimoine et de la population qui s'imposent (immeubles menaçant ruine, lutte contre les incendies...).

Dès 1983, des initiatives ont été engagées pour tenter de mettre un terme à ces difficultés. À l'initiative de M. Robert Badinter, garde des sceaux, ministre de la justice, une commission sur l'indivision en Corse fut mise en place. Cette commission avait préconisé de recourir à la prescription acquisitive pour régulariser les titres de propriété et de mettre en place des incitations fiscales au partage successoral. C'est à partir de cette recommandation que s'est développée la pratique notariale des actes de notoriété acquisitive ( cf. infra ).

La loi 2006-728 du 23 juin 2006 relative aux successions et libéralités a autorisé la création d'un groupement d'intérêt public, le GIRTEC, chargé de rassembler tous les éléments propres à reconstituer les titres de propriété en Corse pour les biens fonciers et immobiliers qui en sont dépourvus. Il a toutefois fallu attendre l'arrêté interministériel du 31 octobre 2007 pour que le GIRTEC soit créé.

À l'issue d'une phase préparatoire de plus de deux années, la phase active des travaux du GIRTEC a commencé au début de l'année 2011. Le groupement a atteint sa vitesse de croisière en 2012 avec une capacité de traitement de l'ordre de 600 dossiers par an (un dossier peut concerner le traitement de plusieurs dizaines, voire de plusieurs centaines de parcelles).

La création du GIRTEC a permis d'apporter aux notaires les outils de recherche et d'expertise nécessaires à l'identification des propriétaires de biens afin de réunir les éléments permettant d'établir un acte de notoriété acquisitive.

Parallèlement, la loi du 23 juin 2006 précitée a procédé à un premier assouplissement des règles applicables à la gestion des biens en indivision, en facilitant le partage amiable en présence d'un indivisaire défaillant, incapable ou présumé absent (articles 836 et 837 du code civil) et en abaissant la majorité requise (deux tiers des indivisaires) pour accomplir certains actes conservatoires ou d'administration.

Si les actions engagées, et en particulier la mise en place du GIRTEC, ont amélioré les choses, elles n'ont cependant pas suffi à régler la problématique foncière corse. Aujourd'hui encore la Corse est dans une situation cadastrale et foncière critique du fait de l'absence de titres de propriété.


* 1 J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, PUF, p. 335.

* 2 Discours de M. Manuel Valls, Premier ministre, devant l'Assemblée de Corse, le 4 juillet 2016. Ce discours est consultable à l'adresse suivante :

http://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2016/07/20160704_discours_de_manuel_valls_premier_ministredevant_lassemblee_corse_a_ajaccio_corrige_2.pdf.

* 3 Cour de cassation, chambre commerciale, 28 janvier 1992, n° 90-13.706.

* 4 Dans sa décision n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012 « loi de finances pour 2013 », il a considéré que : « le maintien du régime fiscal dérogatoire applicable aux successions sur des immeubles situés dans les départements de Corse condui [rait] à ce que, sans motif légitime, la transmission de ces immeubles puisse être dispensée du paiement de droits de mutation ; que la nouvelle prorogation de ce régime dérogatoire méconnaî [trait] le principe d'égalité devant la loi et les charges publiques » (considérant 133). Dans sa décision n° 2013-1278 DC du 29 décembre 2013 « loi de finances pour 2014 », il a estimé qu'en majorant la réduction des droits de mutation attachée au régime fiscal dérogatoire applicable aux successions sur des immeubles situés dans les départements de Corse et en prolongeant le bénéfice d'un tel régime dérogatoire du 31 décembre 2017 au 31 décembre 2022, ces dispositions conduiraient « à ce que, sans motif légitime, la transmission de ces immeubles puisse être dispensée du paiement d'une partie des droits de mutation ; qu'en outre, les modifications des caractéristiques du régime fiscal applicable aux successions sur des immeubles situés dans les départements de Corse dont l'extinction est prévue au 31 décembre 2017, accro [îtraient ] son caractère dérogatoire ; que ces dispositions méconnaissent le principe d'égalité devant la loi et les charges publiques » (considérant 140).

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