N° 471

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2017-2018

Enregistré à la Présidence du Sénat le 15 mai 2018

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des finances (1) sur la proposition de résolution européenne, présentée au nom de la commission des finances, en application de l'article 73 quinquies du Règlement, sur les propositions de directives du Conseil de l'Union européenne COM (2018) 147 établissant les règles d' imposition des sociétés ayant une présence numérique significative et COM (2018) 148 concernant le système commun de taxe sur les services numériques applicable aux produits tirés de la fourniture de certains services numériques ,

Par M. Albéric de MONTGOLFIER,

Sénateur

et TEXTE DE LA COMMISSION

(1) Cette commission est composée de : M. Vincent Éblé , président ; M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général ; MM. Éric Bocquet, Emmanuel Capus, Yvon Collin, Bernard Delcros, Mme Fabienne Keller, MM. Philippe Dominati, Charles Guené, Jean-François Husson, Georges Patient, Claude Raynal , vice-présidents ; M. Thierry Carcenac, Mme Nathalie Goulet, MM. Alain Joyandet, Marc Laménie , secrétaires ; MM. Philippe Adnot, Julien Bargeton, Jérôme Bascher, Arnaud Bazin, Yannick Botrel, Michel Canevet, Vincent Capo-Canellas, Philippe Dallier, Vincent Delahaye, Mme Frédérique Espagnac, MM. Rémi Féraud, Jean-Marc Gabouty, Jacques Genest, Alain Houpert, Éric Jeansannetas, Patrice Joly, Roger Karoutchi, Bernard Lalande, Nuihau Laurey, Mme Christine Lavarde, MM. Antoine Lefèvre, Dominique de Legge, Gérard Longuet, Victorin Lurel, Sébastien Meurant, Claude Nougein, Didier Rambaud, Jean-François Rapin, Jean-Claude Requier, Pascal Savoldelli, Mmes Sophie Taillé-Polian, Sylvie Vermeillet, M. Jean Pierre Vogel .

Voir le numéro :

Sénat :

448 (2017-2018)

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

La commission des finances s'est saisie de deux propositions de directives présentées le 21 mars 2018 par la Commission européenne, visant à garantir la juste imposition des activités numériques au sein de l'Union européenne.

Le faible niveau d'imposition des « GAFA » ( Google , Apple , Facebook , Amazon ) et autres multinationales du numérique n'est pas un problème nouveau, mais bien peu d'avancées ont été réalisées à ce jour. On ne peut donc que se féliciter des propositions de la Commission européenne , présentées d'ailleurs à la demande insistante de la France et de trois de ses principaux partenaires (Allemagne, Italie, Espagne).

La commission des finances du Sénat attache depuis plusieurs années une grande attention à ce sujet. La proposition de résolution européenne , présentée en application de l'article 88-4 de la Constitution à l'issue d'une dizaine d'auditions ouvertes au membres du groupe de travail de la commission des finances du Sénat sur les assiettes fiscales et le recouvrement de l'impôt à l'heure du numérique, permet notamment de rappeler et de préciser sa position sur le sujet .

*

Conçues au début du 20 e siècle pour une économie « physique », les règles de la fiscalité internationale des entreprises apparaissent aujourd'hui très largement inadaptées aux spécificités de l'économie numérique, caractérisée par la possibilité de créer de la valeur sans présence sur un territoire, par l'importance des actifs incorporels (algorithmes, données etc.) et par le « travail gratuit » des utilisateurs de ces services.

Par conséquent, d'après les estimations de la Commission européenne, le taux effectif moyen d'imposition des entreprises « numériques » est de 9,5 %, contre 23,2 % pour les entreprises traditionnelles. Google , deuxième entreprise mondiale par sa capitalisation, a payé 6,7 millions d'euros d'impôt sur les sociétés en France en 2015, pour un bénéfice déclaré de 22 millions d'euros, un chiffre sans proportion avec le nombre de ses utilisateurs sur le territoire national. Airbnb , dont Paris est la première destination mondiale, a payé 92 944 euros d'impôt sur les sociétés en France en 2016.

Les tentatives répétées de l'administration de taxer davantage ces entreprises en France , en prouvant qu'elles y disposent d'un « établissement stable », n'ont pour l'heure pas été concluantes . En juillet 2017, le tribunal administratif de Paris a ainsi annulé le redressement de 1,1 milliard d'euros notifié à Google . Avec l'économie numérique, ce n'est pas l'application des règles qui pose problème, ce sont les règles elles-mêmes.

*

Comme pour le projet d'assiette commune consolidée de l'impôt sur les sociétés (ACCIS) relancé en 2016, la Commission européenne a fait le choix d'une double approche, prenant la forme de deux directives.

Premièrement, une réforme des règles d'imposition des bénéfices des sociétés 1 ( * ) , visant à compléter la notion d'établissement stable, qui permet d'imposer une entreprise sur un territoire donné, par un critère de « présence numérique significative » fondé sur l'un des trois seuils suivants au niveau de chaque État membre : 7 millions d'euros de chiffre d'affaires tiré des activités numériques, 100 000 utilisateurs ou 3 000 contrats commerciaux. Il s'agit de la solution à long terme privilégiée par la Commission européenne.

Deuxièmement, et à titre provisoire, la création d'une taxe de 3 % sur le chiffre d'affaires de certaines activités numériques 2 ( * ) . Il s'agit d'une solution temporaire, dans l'attente de la réforme globale, ciblée sur les activités pour lesquelles une grande partie de la valeur est liée à la « contribution des utilisateurs », et qui échappent aujourd'hui largement à l'impôt sur les sociétés : la publicité en ligne, les activités d'intermédiation et la vente de données générées par les utilisateurs.

Cette taxe s'appliquerait aux entreprises qui réalisent un chiffre d'affaires supérieur à 750 millions d'euros au niveau mondial , toutes activités confondues, et supérieur à 50 millions d'euros au sein de l'Union européenne , s'agissant des seules activités numériques imposables.

Avec un taux fixé à 3 %, cette taxe pourrait rapporter environ 5 milliards d'euros aux États membres - le montant reste modeste, mais ce n'est pas l'essentiel.

*

Ces propositions appellent les remarques suivantes.

Tout d'abord, et d'une manière générale, les taxes sur le chiffre d'affaires sont rarement pertinentes d'un point de vue économique. En particulier, elles frappent indifféremment les entreprises qui font du profit et celles qui n'en font pas.

Ceci dit, force est de constater que la solution de « long terme » proposée par la Commission européenne, c'est-à-dire une réforme profonde des règles de l'impôt sur les sociétés, aura des difficultés pour aboutir dans un futur proche - compte tenu notamment de l'opposition des États membres qui tirent profit des règles actuelles, et alors que la fiscalité est soumise à la règle de l'unanimité.

Surtout, cette réforme n'a de sens qu'à la condition qu'elle soit également mise en oeuvre au niveau international - ce que la Commission européenne reconnaît également. Or, en l'état actuel des choses, les négociations à l'OCDE sont bloquées . Les grands pays ont certes pu se mettre d'accord pour éliminer les failles qui aboutissaient à des situations de double non-imposition - c'est le sens du projet BEPS ( Base Erosion and Profit Shifting ), de portée générale -, mais la question bien plus délicate du partage des droits d'imposer entre les États n'a toujours pas été traitée.

Dans ce contexte, et en dépit de son caractère imparfait, une taxe provisoire sur le chiffre d'affaires semble être, sinon la meilleure solution, du moins la seule possible à ce stade.

*

Toutefois, si le principe de cette taxe est justifié, certaines de ses caractéristiques ne manquent pas d'interroger.

Tout d'abord, elle est assise sur les activités qui font intervenir la « contribution de l'utilisateur », c'est-à-dire l'intermédiation, la publicité et la vente de données, mais elle ne concerne ni la vente en ligne de biens matériels (par exemple Amazon en tant que e-commerçant direct etc.), ni la fourniture de services numériques, notamment par abonnement ( iTunes , Netflix , Spotify ...). En d'autres termes, la taxe sur les services numériques est plus proche d'une « taxe GF » (soit Google et Facebook ) que d'une « taxe GAFA ».

Cette limitation a été justifiée par le fait, d'une part, qu'il s'agit d'une première mesure, par définition temporaire et non exhaustive, et, d'autre part, qu'une taxe applicable à toutes les activités en ligne aurait instauré un biais entre le commerce sur Internet et le commerce physique.

Surtout, cette nouvelle taxe conduit à imposer des entreprises qui paient d'ores et déjà leur juste part de l'impôt sur les sociétés en France ou en Europe.

De fait, les entreprises potentiellement concernées par cette taxe sont loin de toutes correspondre aux « GAFA » ou à leurs équivalents. Pourraient ainsi être touchées des sociétés comme Criteo , « licorne » française spécialisée dans le ciblage publicitaire, AccorHotels , dont une grande partie de l'activité relève maintenant de l'intermédiation dans le secteur de l'hôtellerie, le groupe Orange ou encore Solocal (ex- Pages Jaunes ). Des plateformes françaises comme Leboncoin ou Dailymotion atteignent presque les seuils retenus.

En outre, si les start-ups sont a priori « protégées » par les seuils de 750 millions d'euros et 50 millions d'euros, un rachat par un grand groupe pourrait les soumettre ipso facto à la taxe , ce qui dégraderait d'autant leur valeur aux yeux des investisseurs.

Ces entreprises paient pour la plupart leur impôt sur les sociétés en France et dans les pays où elles ont une activité, via un établissement stable. Soumettre celles-ci à la taxe de 3 % sur le chiffre d'affaires en plus de l'impôt sur les sociétés pourrait s'assimiler à une « double peine », bien loin de l'objectif affiché . Par exemple, le groupe Solocal a payé environ 30 millions d'euros d'impôt sur les sociétés en France en 2017 ; avec la nouvelle taxe, le total passerait à 40 millions d'euros, soit une hausse d'un tiers.

La taxe sur les services numériques a pour but de compenser la non-imposition dans l'Union européenne de profits qui y trouvent pourtant leur origine. Elle ne doit pas avoir pour effet de s'ajouter à l'impôt lorsque celui-ci est déjà payé là où la valeur est créée .

*

Certes, la proposition de directive permet aux États membres de rendre la taxe sur les services numériques déductible de l'assiette de l'impôt sur les sociétés , au même titre que toute autre charge déductible (achats, salaires etc.). Mais une déductibilité en charge ne permet pas de neutraliser la double imposition.

La solution idéale consisterait à rendre cette taxe déductible de l'impôt sur les sociétés lui-même, sous la forme d'une réduction d'impôt. Ainsi, cette taxe temporaire ne pèserait que sur les grandes entreprises numériques qui échappent aujourd'hui à l'impôt sur les bénéfices là où la valeur est créée, mais serait neutre pour celles qui le paient déjà.

Cette possibilité n'est pas prévue dans la proposition de directive, au motif qu'une déductibilité de l'impôt sur les sociétés se heurterait aux conventions fiscales internationales , qui permettent seulement de déduire d'un impôt les sommes correspondant au même impôt déjà acquitté dans un autre pays.

Il convient toutefois de rappeler que ce cas de figure ne trouverait à s'appliquer que dans les relations avec des États tiers. Or les entreprises susceptibles d'être soumises à la taxe sur le chiffre d'affaires sont dans leur quasi-totalité établies dans l'Union européenne - fût-ce en Irlande ou au Luxembourg. Le fait que les conventions fiscales priment sur les directives dans les relations avec les États tiers n'interdit en rien de prévoir une déductibilité pleine et entière de l'impôt sur les sociétés au sein de l'Union européenne .

C'est d'ailleurs le raisonnement suivi pour la proposition de directive relative à la réforme de l'établissement stable : celle-ci prévoit des règles incompatibles avec les conventions fiscales, sans que cela fasse obstacle à sa pleine application au sein de l'Union européenne.

Par conséquent, la présente proposition de résolution européenne demande la neutralisation des risques de double imposition créés par la taxe sur les services numériques. À cet effet, celle-ci pourrait être déductible de l'impôt sur les sociétés, sous la forme d'une réduction d'impôt. Elle serait alors conforme à son esprit : taxer les bénéfices là où la valeur est créée, mais ne pas s'ajouter à l'impôt existant lorsqu'il est déjà payé en proportion de la valeur créée.

La déductibilité serait seulement possible dans l'État où l'impôt sur les sociétés est dû , afin d'éviter toute stratégie d'optimisation abusive. Dans le cas contraire, les entreprises pourraient déduire l'intégralité de la taxe dont elles sont redevables dans le seul État membre où elles disposent d'un établissement stable, ce qui reviendrait à priver la mesure de toute efficacité.

Alternativement, d'autres pistes pourraient être explorées, par exemple une « super-déduction » en charge qui aurait, par l'application d'un coefficient approprié, le même effet qu'une déduction du montant de l'impôt.

Ces propositions, bien sûr, n'épuisent pas le sujet . La réforme des règles de l'impôt sur les sociétés reste l'objectif de long terme, qui doit se jouer au niveau international, et ceci dans un contexte où la réforme fiscale américaine bouscule les équilibres . En outre, la faiblesse du système fiscal actuel ne concerne pas seulement l'impôt sur les sociétés ; elle s'étend également à la TVA, dans des proportions de plus en plus inquiétantes, mais aussi aux obligations déclaratives incombant aux plateformes en tant que tiers. La commission des finances du Sénat n'a pas manqué de se saisir de ces sujets.


* 1 Proposition de directive COM(2018) 147 final.

* 2 Proposition de directive COM(2018) 148 final.

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