EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 16 janvier 2019, sous la présidence de M. Christian Cambon, président, la commission a procédé à l'examen du rapport de M. Bernard Fournier et du texte sur la proposition de résolution contenue dans le rapport de M. Jean Bizet, adoptée par la commission des affaires européennes en application de l'article 73 quinquies du Règlement, sur l'appui de l'Union européenne à la mise en place d'un mécanisme de justice transitionnelle à dimension internationale en Irak.

M. Bernard Fournier, rapporteur. - Lorsque nous avions entendu, il y a un an quasiment jour pour jour, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères sur la situation des chrétiens d'Orient et des autres minorités religieuses au Moyen-Orient, nous avions eu l'occasion de rappeler la vigilance et la mobilisation du Sénat en faveur de ces populations fragilisées par des persécutions qui avaient pris, avec l'apparition du califat de Daech, l'ampleur terrible de crimes de masses.

La mobilisation du Sénat s'est traduite notamment par la création, en juin 2015, du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens d'Orient, objet qui s'est étendu ensuite à l'ensemble des minorités de la région et aux Kurdes. Ce groupe de liaison compte aujourd'hui 130 sénateurs, issus de tous les groupes politiques du Sénat sans exception.

Nous avions eu l'occasion d'évoquer, il y a un an, les chiffres terribles de l'épuration religieuse et ethnique qu'a connu l'Irak : en une génération, la population chrétienne d'Irak a diminué de 75 %. 20 siècles d'histoire presque balayés en 20 ans !

Et pourtant, il reste aujourd'hui des populations chrétiennes et membres des minorités religieuses, yézidis, shabbaks ou kakaïs notamment, qui tentent de survivre dans leur pays, en particulier au Kurdistan irakien. Une partie des populations qui ont fui l'arrivée de Daech, en particulier dans la région de la plaine de Ninive, aspire à retourner vivre chez elle et c'est bien légitime.

L'objet de la proposition de résolution européenne qui nous est soumise aujourd'hui est précisément de permettre la survie des minorités qui subsistent, et de favoriser leur retour quand elles ont dû fuir leurs foyers.

Cette proposition s'attache en effet à la question de la justice transitionnelle, c'est-à-dire la justice qui permet d'effectuer une transition entre l'état de guerre civile et d'exactions contre les populations, à l'Etat de droit.

L'idée qu'après le traumatisme des crimes commis contre les populations civiles, la société ne peut revenir à un état normal que s'il est fait justice de ces crimes n'est pas nouvelle. Elle était déjà présente dans l'organisation du procès de Nuremberg.

On la retrouve ensuite dans plusieurs pays dans lesquels la démocratie remplace la dictature militaire, avec des procès des principaux responsables des juntes (en Grèce en 1975, en Argentine en 1983).

On en retrouve enfin des versions récentes plus développées, comme, par exemple, la Commission « Vérité et réconciliation » en Afrique du Sud, mise en place en 1995 pour permettre au pays de tourner la page douloureuse de l'apartheid.

Dans tous ces exemples, on voit que l'idée est la reconnaissance des crimes et la désignation des principaux responsables, pour éviter leur occultation et la perpétuation de l'injustice faite aux victimes.

Il ne s'agit pas de régler les comptes du passé, et de prévoir une vengeance ou une revanche, mais bien au contraire de permettre les conditions du vivre ensemble, pour l'avenir. C'est un point important, qui explique à la fois l'intérêt que l'Union européenne porte à ce sujet, et la proposition de résolution qui nous est soumise : la justice transitionnelle vise en même temps le passé, le présent et l'avenir.

Le passé, car il s'agit de nommer les crimes pour ce qu'ils sont, de les établir de façon claire et précise pour éviter qu'ils ne soient plus tard niés ou contestés.

Le présent, car il faut permettre le retour chez elles des populations persécutées. Or cet objectif, déjà ardu, sera presque impossible à atteindre si ces populations ne peuvent avoir confiance dans une forme de justice et être assurées que leurs droits seront reconnus et respectés.

L'avenir, enfin, car comment imaginer que l'Irak puisse se reconstruire pacifiquement s'il n'est pas rendu justice des exactions passées ?

Reconnaître les victimes et ce qu'elles ont subi, c'est aussi réaffirmer leur légitimité à vivre dans leur pays, à retrouver leurs maisons qui ont souvent été détruites ou occupées par d'autres après leur fuite.

Dans le cas des crimes commis en Irak contre les minorités, on rencontre deux difficultés. Premièrement, l'Irak ne reconnaît pas la compétence de la Cour pénale internationale (CPI). Deuxièmement, le droit pénal irakien ne comprend pas, pour le moment, les qualifications de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité.

C'est pourtant bien à ces qualifications que renvoient la barbarie et l'ampleur des atrocités commises par l'Etat islamique. Je ne m'attarderai pas sur cette sombre réalité qui vous est bien connue. Je rappellerai simplement ce chiffre : un rapport des Nations-Unies de novembre dernier a dénombré en Irak 202 charniers de l'Etat islamique.

Naturellement, il faut rappeler aussi que l'Irak connaît une décrue des combats, et un début de normalisation politique. Si l'Etat islamique n'a pas été éradiqué, il a perdu l'essentiel de son emprise territoriale et ses activistes ont plongé dans la clandestinité dans les zones sous contrôle gouvernemental.

C'est aussi ce début de stabilisation qui rend possible d'envisager la mise en place d'une justice transitionnelle. Cela explique l'intérêt de l'Union européenne pour ce dossier. Il se traduit essentiellement par une communication faite il y a un an par la Commission et par la Haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères, Mme Federica Mogherini, sur la stratégie de l'Union européenne en Irak après le recul de l'Etat islamique. Cette communication a été validée par le Conseil le 22 janvier 2018.

Parmi les six défis que cette communication identifie pour l'Irak, le troisième est celui de la réconciliation nationale, qui suppose d'assurer la protection des minorités et leur intégration normale dans la société. Pour cette raison, l'Union européenne se fixe notamment comme objectif de favoriser la reconstruction du système judiciaire, sur des bases correspondant à un Etat de droit. Naturellement, cet objectif est d'autant plus ambitieux que la longue dictature de Saddam Hussein, qui a précédé la destruction de l'Irak, n'était en rien un Etat de droit- c'est le moins que l'on puisse dire.

Dans la mesure où l'Irak est un Etat souverain qui ne reconnaît pas la compétence sur son territoire de la Cour pénale internationale, une solution possible serait de recourir à un dispositif proche de celui existant au Cambodge pour juger des crimes commis pendant la guerre civile au Cambodge. Un accord entre le Gouvernement cambodgien et les Nations-Unies a prévu la création de trois tribunaux spéciaux associant des juges cambodgiens et des juges étrangers.

Les auteurs de la proposition de résolution suggèrent donc que l'Union européenne s'engage dans cette direction en proposant à l'Irak un tel dispositif, qui permettrait à la fois de respecter sa souveraineté et de faire bénéficier ces tribunaux de l'expertise de magistrats étrangers spécialisés dans le jugement des crimes de masse.

En deuxième lieu, les auteurs de la proposition de résolution proposent d'utiliser la mission d'expertise de l'Union européenne, EUAM Irak, qui vient d'être prolongée et renforcée, pour que celle-ci contribue à ce travail judiciaire, par la formation des forces de sécurité irakienne à la compréhension et à la connaissance de ces crimes, et au recueil des preuves permettant ensuite l'instruction judiciaire.

Enfin, un élément très important du projet de résolution consiste à demander qu'une partie de l'aide apportée par l'Union européenne à la reconstruction de l'Irak soit fléchée en faveur de la mise en place d'une justice transitionnelle. Il s'agit là d'une proposition concrète, qui fait écho à la déclaration de notre collègue Bruno Retailleau, président du groupe de liaison, lors de la création de ce groupe en 2015 : « il ne faut pas que notre groupe reste au niveau de la réflexion. Il y aurait une incongruité à s'en tenir là. Notre ambition est d'être dans l'action concrète ». Je sais que beaucoup d'entre nous partagent cette préoccupation. Naturellement, nous devons garder à l'esprit la nature de ce texte, qui a vocation à devenir une résolution du Sénat, et n'a donc pas la portée normative d'une loi. Toutefois, cette résolution peut avoir une portée très concrète, notamment pour guider l'action de l'Union européenne.

C'est pourquoi, sous le bénéfice de trois amendements que je vous présenterai dans quelques instants, je vous propose d'adopter la proposition de résolution qui nous est soumise.

M. Bruno Sido. - L'absence d'efficacité de la CPI et les non-lieux récents rendus au profit du président Gbagbo comme au Kenya nous laissent perplexes quant à cette instance. Quelles pourraient être les autres outils permettant de juger efficacement les djihadistes pour leurs crimes ?

M. Bernard Fournier, rapporteur. - Il ne faut pas concentrer notre attention sur ces deux jugements de la CPI. La proposition de résolution ne repose pas, en effet, sur le recours à la CPI, mais sur la mise en place d'un dispositif spécifique de nature à permettre que les crimes commis ne resteront pas impunis. Elle formule le souhait que l'Irak soit accompagné, dans le respect de sa souveraineté, par des experts internationaux.

M. Christian Cambon, président. - Je formulerai deux observations, de retour d'Irak où j'accompagnai le ministre de l'Europe et des affaires étrangères : La première est que le pays n'en est pas encore à faire fonctionner normalement son système judiciaire : le gouvernement irakien n'est pas encore complètement constitué. La deuxième est que les Irakiens doivent encore reconstruire leur unité nationale. Cela étant dit, il est bien sûr utile de contribuer à la mise en place d'une justice la plus équitable possible, que la CPI n'est peut-être pas encore en mesure d'apporter.

M. Bernard Cazeau. - Il faut être prudent dans ce dossier. Cette proposition met en quelque sorte la charrue avant les boeufs, car, d'une part, l'Irak n'est pas demandeur d'une telle démarche et, d'autre part, le problème du djihadisme n'est pas encore réglé. Par ailleurs, les dispositifs comme celui du Cambodge prennent du temps. L'Union européenne doit dans l'immédiat concentrer son effort sur la reconstruction du pays plutôt que sur la justice transitionnelle. Les besoins de reconstruction sont considérables. Sur le sujet plus spécifique de la justice, je rappelle que la peine de mort existe en droit irakien, ce qui doit inciter aussi à la prudence. Pour ces différentes raisons, je m'abstiendrai.

M. Bernard Fournier, rapporteur. - Je voudrais vous rassurer sur la question des moyens potentiellement mis en oeuvre pour la justice transitionnelle : ceux-ci restent peu importants par rapport à l'ensemble de l'aide à la reconstruction. Il n'y a donc pas de concurrence entre ces deux objectifs.

M. Pierre Laurent. - Je partage l'avis selon lequel les crimes commis par Daech doivent être punis et que cela est une des conditions à la reconstruction politique du pays. Je formule cependant deux remarques. Tout d'abord, cette proposition ne doit pas se limiter à punir les crimes commis contre les minorités chrétiennes ou religieuses mais bien contre l'ensemble de la population irakienne qui en a été victime. En second lieu, il me semble que la priorité doit être portée sur la reconstruction de l'Etat de droit, préalable indispensable à la justice transitionnelle. La question de la souveraineté irakienne est majeure. Les tribunaux mixtes peuvent être une solution, mais seulement si cela s'inscrit plus généralement dans l'affirmation de l'Etat de droit et d'un pays qui a recouvré sa souveraineté. Pour ces deux raisons, notre groupe s'abstiendra.

M. Yannick Vaugrenard. - La gravité des crimes commis impose à la communauté internationale d'agir sans attendre. La reconstruction de l'Etat irakien va de pair avec le jugement des crimes commis, et il ne faut pas laisser croire qu'il existerait une impunité juridique. Il ne faut donc pas remettre à après la reconstruction le règlement des questions de droit. Compte tenu de son histoire, l'Europe doit démontrer son exigence humaniste. Par ailleurs, s'il est vrai que l'ensemble de la population irakienne a subi les crimes de Daech, il est aussi incontestable que cette organisation avait pris certaines minorités et communautés pour cibles privilégiées, et c'est à elles que cette proposition renvoie. Enfin, la France a été durement frappée par l'Etat islamique, et il est naturel qu'elle incite l'Europe à l'action dans ce dossier. Notre groupe votera donc cette proposition.

M. Jean-Pierre Vial. - Je souscris naturellement à toutes les intentions louables exposées. Mais il est vrai aussi que la communauté internationale a tendance à habiller de leçons de morale sa faiblesse et son hypocrisie. De plus, la souveraineté de l'Etat irakien est incontestable et la justice est une problématique régalienne. Je suis assez dubitatif sur la portée concrète des engagements de la communauté internationale dans ce dossier. C'est la raison pour laquelle je m'abstiendrai.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - La France revendique le titre de pays des droits de l'homme, c'est pourquoi la France doit être mobilisée dans ce dossier. Dès 2014, j'avais avec plusieurs collègues signé une lettre ouverte au Président de la République pour demander que la France appelle la CPI à se saisir des exactions commises dans la région. Nous demandions aussi la création d'une force d'interposition pour protéger ces populations. Cette proposition est l'opportunité de donner un signal et de montrer aux institutions européennes que la France, et notamment son Parlement, veulent des actes dans ce dossier. Naturellement, cela ne s'oppose en rien à la reconstruction de l'Etat irakien, au contraire les deux vont de pair. Il faut aussi montrer que la France n'est pas intéressée que par la dimension économique de la reconstruction. J'espère donc que cette proposition de résolution sera largement soutenue.

M. Christian Cambon, président. - Cette proposition se veut un signal positif donné à l'Irak, qui attend beaucoup de notre pays. Le drame de la communauté yézidie n'est pas terminé. J'ai eu l'occasion lors de la visite que je viens d'effectuer de recueillir des témoignages glaçants quant aux atrocités commises sur les minorités irakiennes, et dont certaines se poursuivent, notamment l'esclavage sexuel.

Nous passons maintenant à l'examen des amendements.

M. Bernard Fournier. - L'amendement COM-1 propose de remplacer au septième alinéa, le mot "accomplis" par le mot "commis".

L'amendement COM-1 est adopté.

M. Bernard Fournier. - L'amendement COM-2 propose à l'alinéa 10, après le mot "commis" de rédiger comme suit la fin de la première phrase : "sur le territoire irakien".

L'amendement COM-2 est adopté.

M. Bernard Fournier. - L'amendement COM-3 suggère à l'alinéa 10, de remplacer les mots : "alignement du droit irakien sur certains" par les mots : "rapprochement du droit irakien des".

L'amendement COM-3 est adopté.

TABLEAU RÉCAPITULATIF SUR LE SORT DES AMENDEMENTS

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

M. Bernard FOURNIER, rapporteur

1

Amendement rédactionnel.

Adopté

M. Bernard FOURNIER, rapporteur

2

Amendement rédactionnel.

Adopté

M. Bernard FOURNIER, rapporteur

3

Amendement d'amélioration rédactionnelle.

Adopté

La proposition de résolution européenne est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission, les Sénateurs des groupes LaREM et CRCE et M. Jean-Pierre Vial s'abstenant .

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