B. LA SÉDIMENTATION DES NORMES, L'UNE DES CAUSES DE L'INSÉCURITÉ JURIDIQUE

1. La sédimentation des normes, contrepartie du principe de pérennité

L'insécurité juridique est souvent présentée comme une conséquence de l'inflation normative , « les lois inutiles affaibliss[a]nt les lois nécessaires » pour reprendre les mots de Montesquieu.

À titre d'exemple, le code du travail comprend désormais plus de 11 100 articles contre 4 981 en 2002, soit une augmentation de 123 % en 17 ans 11 ( * ) . De même, les 308 articles de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 12 ( * ) , dite « loi Macron » , ont entraîné 848 modifications législatives affectant 30 codes et 55 lois ou ordonnances 13 ( * ) .

Les origines de l'inflation normative sont bien connues : force symbolique de la loi, attentes sociales, complexification de la société, diversification des sources du droit, etc .

Moins étudiée, la sédimentation des normes constitue également une difficulté pour la clarté, l'intelligibilité et l'accessibilité du droit .

Une fois adoptées, les normes bénéficient d'un principe de pérennité : sauf exceptions, elles restent applicables « jusqu'à l'entrée en vigueur d'un texte [ultérieur] qui les modifie ou les abroge » 14 ( * ) .

Le droit français conduit ainsi à un « empilement » des règles de droit , comme l'a constaté le professeur Nicolas Molfessis : « survie de la loi ancienne et application immédiate de la nouvelle loi favorisent la coexistence au sein d'un même ordre juridique de plusieurs droits positifs, applicables à des situations identiques [...]. Une même situation se trouve placée sous l'empire de diverses règles spéciales qui s'additionnent pour déterminer, par agglutination en quelque sorte, le droit applicable » 15 ( * ) .

Notre droit comprend, en conséquence, des dispositions devenues inutiles ou sans objet . Dès 2013, Alain Lambert et Jean-Claude Boulard soulignaient que notre « stock normatif ressemble beaucoup à une banquise dangereuse pour sa face cachée. La loi qui apparaît au-dessus de la ligne de flottaison n'est pas toujours l'essentiel » 16 ( * ) .

Les lois visées par la proposition de loi examinée par votre commission illustrent cette difficulté : l'interdiction des casinos à proximité de Paris relève-t-elle de la loi du 31 juillet 1920 17 ( * ) ou de l'article L. 321-1 du code de la sécurité intérieure ? Doit-on appliquer l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881 18 ( * ) qui impose aux administrations « d'adresser un exemplaire de tous documents [qu'elles] feront imprimer [à la bibliothèque du] Conseil de la République » ? La réponse à ces questions n'est jamais évidente, même pour les juristes.

2. Les abrogations implicites : des cas rares et difficiles à identifier

En règle générale, les lois et règlements obsolètes sont abrogés de manière expresse.

À titre d'exemple, le législateur a abrogé en 2013 les dispositions relatives à l'ancienne commission pour la transparence financière de la vie politique, remplacée par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) 19 ( * ) . Mais tel n'est pas toujours le cas, ce qui peut conduire à ce que deux normes ayant le même objet régissent une même situation juridique.

C'est pour résoudre cette difficulté que, de manière subsidiaire, le juge constate « l'abrogation implicite » d'une norme par un texte ultérieur, suivant le principe « cessante ratione legis, cessat ejus dispositio » 20 ( * ) . Dans cette hypothèse, la norme la plus récente abroge implicitement mais nécessairement la règle ancienne qui lui est incompatible.

L'abrogation implicite : deux exemples concrets

- Le droit d'éligibilité des agents de l'administration des eaux et forêts

En 1967, des agents de l'administration des eaux et forêts souhaitent se présenter aux élections municipales de Guagno (Corse-du-Sud).

Reproduisant les dispositions d'une loi de 1791, le code forestier de 1827 leur interdit pourtant d'exercer « toute autre fonction soit administrative, soit judiciaire » et donc de se porter candidats à une élection.

Plus récent, l'article 62 du code de l'administration communale prévoit une simple incompatibilité entre un emploi dans l'administration des eaux et forêts, d'une part, et les fonctions de maire ou d'adjoint dans le département d'affectation, d'autre part.

Ces deux dispositions étant manifestement inconciliables , le juge administratif considère que l'inéligibilité prévue par le code forestier a été implicitement abrogée par le code de l'administration communale, plus récent. Dès lors, il autorise les agents concernés à se présenter aux élections municipales 21 ( * ) .

- Le droit d'abandon

Le 15 décembre 1969, le navire « Romulus » s'échoue près du port de Bayonne. L'épave faisant obstacle à la navigation , l'administration enjoint son armateur à l'enlever dans un délai de dix jours.

L'armateur refuse de s'exécuter, se prévalant du droit d'abandon prévu par le décret du 26 décembre 1961 relatif aux épaves maritimes.

Le juge administratif considère toutefois que ce décret a été implicitement abrogé par la loi n° 67-5 du 3 janvier 1967 portant statut des navires et autres bâtiments de mer, qui ne mentionne aucun droit d'abandon. L'armateur est donc dans l'obligation de dégager l'accès au port de Bayonne 22 ( * ) .

Les exemples d'abrogation implicite sont peu nombreux : interprétant la volonté du législateur, « le juge n'envisage cette possibilité qu'avec circonspection, l'incompatibilité [entre deux normes] devant être absolue pour éviter de favoriser la création de vides juridiques ». En pratique, cette procédure est réservée aux cas « d'opposition les plus extrêmes » 23 ( * ) entre deux textes successifs.

En outre, connaître avec certitude les cas d'abrogation implicite reste difficile car ils ne sont répertoriés par aucune base de données, contrairement aux abrogations explicites.

Certes, le site Légifrance indique que certaines dispositions sont « périmées » 24 ( * ) , ce qui fait référence à une possible péremption de la règle de droit, qui n'est pas identique à son abrogation. En tout état de cause, Légifrance ne précise ni les motifs ni la date de ces abrogations implicites. Aussi, la connaissance des abrogations implicites est-elle souvent réservée « aux initiés, lecteurs assidus et réguliers de la jurisprudence » 25 ( * ) .

Enfin, le Gouvernement s'est parfois prononcé sur l'abrogation implicite de certaines normes législatives. Son interprétation ne fait toutefois pas grief et ne lie pas le juge 26 ( * ) .

À titre d'exemple, une réponse ministérielle de 2013 constate l'abrogation implicite de l'ordonnance du 7 novembre 1800 « concernant le travestissement des femmes ». Cette dernière, qui interdisait aux femmes de porter un pantalon, « est incompatible avec les principes d'égalité entre les femmes et les hommes qui sont inscrits dans la Constitution et les engagements européens de la France » 27 ( * ) .


* 11 Source : secrétariat général du Gouvernement. Même si une part de cette augmentation résulte de la re-codification de ce code en 2008, qui a fait le choix, pour des raisons d'intelligibilité des dispositions du code, de scinder certains articles en plusieurs dispositions autonomes.

* 12 Loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques.

* 13 Source : Hervé Moysan, « La loi, en quelques maux », Semaine juridique, n° 9-10, février 2018.

* 14 Conseil d'État, 13 mai 1949, Bourgoin .

* 15 « Combattre l'insécurité juridique ou la lutte du système juridique contre lui-même », article annexé à l'étude annuelle du Conseil d'État de 2006, op. cit. , p. 392.

* 16 Rapport de la mission de lutte contre l'inflation normative, mars 2013, p. 10.

* 17 Loi portant fixation du budget général de l'exercice 1920.

* 18 Loi du 29 juillet 1881 portant fixation du budget général des dépenses et des recettes de l'exercice 1882.

* 19 Abrogation de plusieurs articles de la loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique, opérée par la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique.

* 20 « Lorsque la raison d'être d'une loi disparaît, la loi ne s'applique plus ». Le Conseil d'État a repris ce principe dès 1799 en affirmant que « c'est un principe éternel qu'une loi nouvelle fait cesser toute loi précédente ou toute disposition de la loi précédente contraire à son texte » (avis du 4 nivôse an VIII).

* 21 Conseil d'État, 7 juillet 1967, Élections municipales dans la commune de Guagno , affaires n os 67479, 67683 et 67836.

* 22 Conseil d'État, 23 juin 1972, Société Maregida Compania Naviera et Sieur Labat , affaire n° 81031.

* 23 Sébastien Ferrari, « De l'art du trompe-l'oeil : l'abrogation implicite de la loi par la Constitution au service d'un continuum constitutionnel », Revue française de droit constitutionnel, 2010, n° 83, p. 498.

* 24 Voir, par exemple, les articles 1 er et 2 de la loi du 17 juillet 1856 relative au drainage.

* 25 Conseil d'État, 10 octobre 2012, SNC Alain Foulon , affaire n° 353186, conclusions de M. Damien Botteghi, rapporteur public.

* 26 Conseil d'État, 20 avril 1956, Sieur Lucard .

* 27 Réponse de la ministre des droits des femmes à la question écrite n° 00692 de notre collègue Alain Houpert ( Journal officiel du 31 janvier 2013).

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