Rapport n° 741 (2018-2019) de M. François BONHOMME , fait au nom de la commission des lois, déposé le 25 septembre 2019

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N° 741

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2018-2019

Enregistré à la Présidence du Sénat le 25 septembre 2019

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de loi tendant à réprimer les entraves à l' exercice des libertés ainsi qu'à la tenue des évènements et à l' exercice d' activités autorisés par la loi ,

Par M. François BONHOMME,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Philippe Bas , président ; MM. François-Noël Buffet, Jean-Pierre Sueur, Mme Catherine Di Folco, MM. Jacques Bigot, André Reichardt, Mme Sophie Joissains, M. Arnaud de Belenet, Mme Nathalie Delattre, MM. Pierre-Yves Collombat, Alain Marc , vice-présidents ; M. Christophe-André Frassa, Mme Laurence Harribey, M. Loïc Hervé, Mme Marie Mercier , secrétaires ; Mme Esther Benbassa, MM. François Bonhomme, Philippe Bonnecarrère, Mmes Agnès Canayer, Maryse Carrère, Josiane Costes, MM. Mathieu Darnaud, Marc-Philippe Daubresse, Mme Jacky Deromedi, MM. Yves Détraigne, Jérôme Durain, Mme Jacqueline Eustache-Brinio, MM. Jean-Luc Fichet, Pierre Frogier, Mmes Françoise Gatel, Marie-Pierre de la Gontrie, M. François Grosdidier, Mme Muriel Jourda, MM. Patrick Kanner, Éric Kerrouche, Jean-Yves Leconte, Henri Leroy, Mme Brigitte Lherbier, MM. Didier Marie, Hervé Marseille, Jean Louis Masson, Thani Mohamed Soilihi, Alain Richard, Vincent Segouin, Simon Sutour, Mmes Lana Tetuanui, Claudine Thomas, Catherine Troendlé, M. Dany Wattebled .

Voir les numéros :

Sénat :

23 et 742 (2018-2019)

LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DES LOIS

Réunie le mercredi 25 septembre 2019 sous la présidence de M. Philippe Bas, président, la commission des lois a examiné le rapport de M. François Bonhomme sur la proposition de loi n° 23 (2018-2019) , tendant à réprimer les entraves à l'exercice des libertés ainsi qu'à la tenue des événements et à l'exercice d'activités autorisés par la loi , présentée par M. Jean-Noël Cardoux et plusieurs de ses collègues.

Depuis quelques années, de nouvelles menaces liées à des groupes extrémistes de défense de la cause animale sont apparues, occasionnant des attaques contre des boucheries ou contre des étals, et même l'incendie d'un abattoir.

Ces actes appellent une réponse des pouvoirs publics, qui peut passer par la réaffirmation d'un grand principe : toutes les activités qui ne sont pas interdites doivent pouvoir être exercées librement, sans que certains tentent d'y apporter des entraves. Tel est l'objet de la proposition de loi, qui vise à répondre à ces problèmes nouveaux par le renforcement de règles de portée générale.

Au cours de la réunion de la commission, des réserves ont cependant été exprimées concernant la formulation du texte, qui pourrait susciter des difficultés, du fait de son caractère très général, au regard de l'exigence constitutionnelle de précision et de clarté de la loi pénale. Des interrogations se sont également fait jour sur le point de savoir s'il était utile d'adopter de nouvelles dispositions législatives dans la mesure où diverses incriminations pénales peuvent déjà être utilisées pour sanctionner ces comportements.

Pour ces raisons, la commission des lois, après avoir adopté un amendement COM-2 du rapporteur tendant à préciser que l'entrave pouvait consister en des actes d'obstruction ou d'intrusion, n'a pas adopté la proposition de loi .

En conséquence, et en application du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion portera en séance sur le texte initial de la proposition de loi.

EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Si chacun a le droit de défendre ses convictions, ce droit ne saurait autoriser certains individus ou certains groupes d'individus à empêcher leurs concitoyens de se livrer à des activités parfaitement licites. Telle est la philosophie qui sous-tend la proposition de loi n° 23 (2018-2019), présentée par Jean-Noël Cardoux et plusieurs de nos collègues du groupe Les Républicains et Union centriste.

La République respecte la liberté et les choix de vie de chacun de ses citoyens : les vegans, les militants antispécistes peuvent s'alimenter comme ils le souhaitent et ils peuvent, naturellement, au nom de la liberté d'expression, défendre leur point de vue et tenter de gagner un plus grand nombre de leurs concitoyens à leur cause, y compris dans le cadre de manifestations. Mais ces activités doivent se dérouler dans le respect des Français attachés à une alimentation et à un mode de vie plus traditionnels, notamment dans les territoires ruraux, où des activités comme la chasse restent largement pratiquées.

Pourtant, notre pays fait face, depuis quelques années, à l'apparition de nouvelles menaces que les pouvoirs publics semblent avoir du mal à maîtriser et à faire cesser. Des mouvements extrémistes commettent ainsi des actions violentes ou perturbent le bon déroulement d'activités au nom de la défense de la cause animale. Outre les saccages de commerces, on se souvient de l'incendie volontaire d'un abattoir en septembre 2018, qui témoigne d'une radicalisation de certains groupuscules. Une réaction des pouvoirs publics s'impose pour mettre un terme à ces dérives, avant qu'elles ne débouchent sur des conséquences plus dramatiques.

I. DIVERSES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES ET RÈGLEMENTAIRES SANCTIONNENT LES ENTRAVES AUX LIBERTÉS

Outre l'article 431-1 du code pénal, que la proposition de loi envisage de modifier, plusieurs dispositions législatives ou réglementaires punissent aujourd'hui les agissements tendant à entraver la liberté d'autrui.

A. UN ARSENAL JURIDIQUE ÉTOFFÉ

1. Le texte visé par la proposition de loi

La proposition de loi tend à modifier l'article 431-1 du code pénal qui vise à garantir l'exercice de certaines libertés fondamentales.

Alors que cet article ne protégeait, à l'origine, que la liberté du travail, il a été étendu, à l'occasion de la recodification du code pénal en 1992, aux libertés d'expression, d'association, de réunion et de manifestation. Depuis 2016, il vise expressément la liberté de création artistique et la liberté de diffusion de la création artistique.

Il protège également le bon fonctionnement de nos institutions démocratiques, en sanctionnant l'entrave au déroulement des débats d'une assemblée parlementaire ou d'une collectivité territoriale.

Quoiqu'en nombre limité, des condamnations sont régulièrement prononcées sur le fondement de cet article : on en dénombrait cinq en 2013, une seule en 2014, six en 2015, trente en 2016 et douze en 2017.

L'augmentation observée en 2016 s'explique principalement par les plaintes déposées contre des groupes de chrétiens intégristes qui ont perturbé les représentations de la pièce Sul concetto di volto nel figlio di Dio ( Sur le concept du visage du fils de Dieu ) du créateur italien Roméo Castelluci, d'abord présentée au festival d'Avignon avant d'être jouée au Théâtre de la Ville à Paris.

Les peines prononcées sont majoritairement des amendes fermes, dont le montant moyen varie, selon les années, entre 500 et 3 000 euros.

2. Les autres dispositions législatives ou réglementaires

Plusieurs dispositions législatives ou réglementaires assurent la protection d'autres droits et libertés.

Dans le code pénal, on peut citer les articles 432-4 à 432-6, qui sanctionnent les atteintes à la liberté individuelle par personnes dépositaires de l'autorité publique ou chargées d'une mission de service public, l'article 433-11, qui sanctionne le délit d'opposition à l'exécution de travaux publics ou d'utilité publique , ou encore le troisième alinéa de l'article 313-6, qui punit l'entrave à la liberté des enchères . Les personnes qui s'introduisent sans autorisation dans un établissement d'enseignement scolaire , dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre dans l'établissement, peuvent enfin être poursuivies sur le fondement des articles 431-22 et suivants du code pénal.

Dans le code de la route, l'article L. 412-1 punit l'entrave à la circulation routière . C'est souvent sur le fondement de cette incrimination que sont poursuivies les opérations de blocage de routes ou les blocages de raffineries ou de dépôts de pétrole qui se produisent à l'occasion de certains mouvements sociaux.

En matière sociale, on peut citer les articles L. 2131-3 et R. 2131-1 du code du travail, qui sanctionnent les entraves à la liberté syndicale , ainsi que l'article L. 2223-2 du code de la santé publique, qui punit l'entrave à l'interruption volontaire de grossesse (IVG).

Sur un sujet plus ponctuel, l'article 32 de la loi du 9 décembre 1905 de séparation des églises et de l'État punit « ceux qui auront empêché, retardé ou interrompu les exercices d'un culte par des troubles ou désordres causés dans le local servant à ces exercices ».

Pour être complet, il convient de mentionner, dans le champ réglementaire, la contravention relative à l'entrave à la chasse . Le décret n° 2010-603 du 4 juin 2010 a inséré dans le code de l'environnement un article R. 428-12-1 qui réprime « le fait, par des actes d'obstruction concertés, d'empêcher le déroulement d'un ou plusieurs actes de chasse ». Cette infraction est punie d'une amende de cinquième classe, dont le montant peut donc atteindre jusqu'à 1 500 euros. Cette disposition est cependant peu appliquée puisqu'une seule condamnation, en 2016, a jusqu'ici été prononcée.

Sur le terrain disciplinaire , des sanctions peuvent également être prises contre les auteurs de comportements fautifs. Ainsi, un salarié responsable d'un blocus commet une faute lourde, qui peut entraîner son licenciement sans indemnité et sans préavis. De même, le blocage par un élève ou par un étudiant de son lycée ou de son université constitue une faute passible de sanctions pouvant aller jusqu'au renvoi.

B. DES ENJEUX IMPORTANTS EN MATIÈRE DE MAINTIEN DE L'ORDRE

Outre le rappel de ces dispositions, votre rapporteur souhaite insister sur l'enjeu que représentent ces entraves en matière de maintien de l'ordre.

Les autorités s'efforcent tout d'abord d'agir de manière préventive . En cas de risque de trouble à l'ordre public, l'autorité administrative peut ainsi interdire une manifestation ou imposer qu'elle se déroule sur un trajet déterminé pour éviter tout risque d'affrontement.

Chaque année, les préfectures veillent par exemple à ce que les manifestations qui sont organisées contre les corridas se déroulent en un lieu suffisamment éloigné des arènes pour éviter tout risque de débordement. De cette manière, peuvent être conciliés le respect de la liberté d'expression et le bon déroulement d'une activité parfaitement licite et qui correspond à une tradition ancrée dans certains territoires. Si les directives de l'autorité administrative ne sont pas respectées, l'organisateur de la manifestation peut être pénalement sanctionné.

Lorsque les actions préventives n'ont pas atteint leur but, l'autorité administrative dispose également de la possibilité de procéder à la dispersion , le cas échéant par l'usage de la force publique et après deux sommations, d'un attroupement, c'est-à-dire d'« un rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public, susceptible de troubler l'ordre public » (art. 431-3 du code pénal).

Les forces de sécurité veillent à concilier la nécessité de mettre fin rapidement aux opérations de « blocage » avec la préoccupation de minimiser les risques de violence et de trouble à l'ordre public, ce qui peut conduire à différer certaines opérations. Celles qui ont été menées, au printemps 2018, pour évacuer la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou pour mettre fin à l'occupation d'universités, de même que les opérations menées, en 2016, pour mettre fin à des blocus organisés dans le cadre des protestations contre le projet de loi « Travail » défendu par la ministre Myriam El Khomri, ont témoigné de la maîtrise et du professionnalisme de nos forces de police et de gendarmerie.

II. LA PROPOSITION DE LOI ENTEND APPORTER UNE RÉPONSE À DE NOUVEAUX TYPES D'ENTRAVES INSUFFISAMMENT PRIS EN COMPTE

Votre rapporteur s'est entretenu avec le premier signataire de la proposition de loi, notre collègue Jean-Noël Cardoux, qui lui a fait part de sa préoccupation face à la multiplication des actes de violence et des dégradations commis par certains militants de la cause animale.

A. L'APPARITION D'UNE NOUVELLE FORME D'EXTRÉMISME DANS LA DÉFENSE DE LA CAUSE ANIMALE

Depuis quelques années, les actions violentes commises par des groupes extrémistes antispécistes, animalistes ou végans se sont multipliées.

Si les premiers signes d'activité des mouvements radicaux de défense des animaux sont apparus en France dès les années 1980, leurs activités sont restées sporadiques jusque dans les années 1990. Elles ont gagné en intensité à partir des années 2000 et donnent lieu désormais à un nombre de dégradations et d'agressions significatif.

La confédération française de la boucherie, boucherie-charcuterie, traiteur, a par exemple recensé une cinquantaine d'attaques au cours de l'année 2018. À Lille, huit commerces spécialisés dans les produits à base de viande ont été dégradés entre le 15 mai et le 3 août 2018 : les vitrines ont été brisées, les murs tagués et du faux sang a été répandu. À Angers, Brest et Épinay-sur-Orge, dans l'Essonne, des boucheries ont également été la cible de dégradations importantes 1 ( * ) . On note également la condamnation, en mars 2018, à sept mois de prison avec sursis, pour apologie du terrorisme, d'une militante vegan qui s'était réjouie, sur les réseaux sociaux, de la mort d'un boucher lors de l'attentat de Trèbes.

Mais le fait le plus grave survenu dans la période récente est sans doute l'incendie volontaire de l'abattoir de Haut-Valromey, dans l'Ain, dans la nuit du 27 au 28 septembre 2018 ; s'il n'a heureusement pas fait de victime, cet incendie a mis au chômage technique les 80 salariés de l'entreprise. Une revendication a ensuite été publiée sur Internet par deux individus se réclamant de l'antispécisme.

En septembre 2019, un incendie volontaire a également détruit des bâtiments destinés à accueillir des volailles dans le département de l'Orne. Les inscriptions laissées sur les lieux du sinistre laissent penser que cet acte a été commis par des opposants à l'élevage industriel.

D'autres actions visent plus particulièrement l'exercice de la chasse, avec des permanences de chasseurs saccagées et des interventions en forêt. Dans l'Oise, le collectif Abolissons la Vènerie Aujourd'hui a par exemple multiplié les actions en forêt de Compiègne depuis quelques années. La forêt du domaine de Chambord est également régulièrement touchée.

Le ministère de l'intérieur a signalé à votre rapporteur un nombre non négligeable d'actions menées contre des manifestations taurines (une soixantaine recensées en 2017, autant en 2018) ou contre des cirques.

Ces évolutions inquiétantes ont conduit les députés Damien Abad, Marc Le Fur, Fabrice Brun et plusieurs de leurs collègues à déposer, le 24 octobre 2018, une proposition de résolution à l'Assemblée nationale tendant à la création d'une commission d'enquête sur les activistes antispécistes violents et les atteintes à la « liberté alimentaire».

Au Sénat, le 2 octobre 2018, notre collègue Jean-Noël Cardoux a interpellé le Gouvernement sur ce sujet lors des questions d'actualité. Le secrétaire d'État aux relations avec le Parlement d'alors, Christophe Castaner, lui a répondu que les groupes radicaux faisaient l'objet d'une surveillance de la part des services de renseignement. Il a également précisé que le ministre de l'intérieur avait donné instruction aux préfets de région, le 5 juillet 2018, de prendre contact avec les représentants des professions concernées pour des échanges réguliers et pour qu'une protection leur soit fournie, le cas échéant. Des instructions ont également été données pour renforcer la vigilance autour des commerces de viande.

Le 28 mai 2019, notre collègue député Didier Le Gac (LREM-Finistère) a interrogé le ministre de l'agriculture et de l'alimentation au sujet de la protection des agriculteurs contre les actions de certaines associations animalistes. Le ministre Didier Guillaume a indiqué en réponse que le Gouvernement ferait preuve « d'une vigilance et d'une sévérité à toute épreuve ». Il a précisé que la garde des sceaux avait adressé une instruction à tous les procureurs de la République pour les inciter à la plus grande fermeté contre ceux qui attaquent les boucheries ou s'introduisent dans les élevages.

Le ministre a également expliqué avoir mis en place dans le département de la Drôme, à titre expérimental, un « observatoire de lutte contre l'agri-bashing », associant tous les acteurs concernés sous l'autorité du préfet et du procureur de la République. La mission de cet observatoire est d'accompagner les agriculteurs dans leurs démarches juridiques, en cas d'intrusion dans leur exploitation ou d'agression verbale ou physique, de sensibiliser le grand public sur l'évolution des pratiques agricoles et de recenser les actes hostiles aux agriculteurs dans le département. Ce dispositif pourrait éventuellement être généralisé à l'ensemble du territoire dans un second temps.

Les auteurs de la proposition de loi souhaitent cependant aller plus loin en renforçant les dispositions pénales réprimant les entraves aux libertés.

B. LE CHOIX D'UNE MESURE D'APPLICATION GÉNÉRALE

Plutôt que de prendre des mesures ciblées sur la protection d'un certain type de commerce ou sur la chasse, les auteurs de la proposition de loi ont fait le choix de proposer des dispositions de portée générale, en modifiant l'article 431-1 du code pénal.

L'article unique de la proposition de loi envisage deux modifications principales, qui ont en commun de chercher à élargir le champ d'application de cet article du code pénal.

La première vise à sanctionner les entraves à tout événement et à toute activité autorisés par la loi. Ainsi, les entraves qui viennent d'être évoquées pourraient être punies, sans que cela empêche de sanctionner à l'avenir des entraves à d'autres activités qui viendraient à apparaître.

La deuxième vise à permettre de sanctionner les entraves quel que soit le moyen utilisé, alors que le code pénal cite aujourd'hui une liste limitative de modes d'action.

L'analyse juridique à laquelle a procédé votre rapporteur l'a conduit à émettre des réserves sur la formulation proposée sur certains points par le texte.

C'est pourquoi la commission a adopté, à l'initiative de son rapporteur, un amendement COM-2 qui vise à préciser que l'entrave peut prendre la forme d'actes d'obstruction ou d'intrusion .

C. UNE DÉMARCHE DONT L'INTÉRÊT A ÉTÉ RÉCEMMENT MIS EN LUMIÈRE

Votre rapporteur rappelle que la proposition de loi avait été inscrite une première fois à l'ordre du jour du Sénat en décembre 2018, dans le cadre d'une semaine d'initiative sénatoriale.

Le groupe Les Républicains avait cependant décidé de le retirer pour tenir compte du contexte politique créé par le mouvement des « gilets jaunes ». Comme notre collègue Jean-Noël Cardoux l'a expliqué en séance publique le 11 avril dernier, le texte avait alors été présenté par certains 2 ( * ) comme une « provocation », alors qu'il « ne visait pas du tout les manifestations de gilets jaunes ».

Les auteurs de la proposition de loi ne souhaitent nullement apporter une réponse pénale aux légitimes revendications sociales qui se sont exprimées au cours de ce mouvement, et qui doivent recevoir une réponse politique. Comme les développements qui précèdent l'ont montré, leurs préoccupations sont d'une toute autre nature et visent à mettre fin à certains excès qui sont le fait de groupes très minoritaires. Dans le contexte de décembre 2018, leur message risquait toutefois d'être peu audible.

Certaines déclarations récentes du Gouvernement ont encouragé les auteurs de la proposition de loi à en demander à nouveau l'inscription à l'ordre du jour.

Lors de la discussion du projet de loi portant création de l'Office français de la biodiversité, Jean-Noël Cardoux et plusieurs de nos collègues ont déposé un amendement tendant à remplacer, dans le code de l'environnement, la contravention pour entrave à la chasse par un délit puni d'un an d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende.

S'exprimant sur cet amendement 3 ( * ) , la secrétaire d'État Emmanuelle Wargon a répondu au sénateur Cardoux qu'il avait déposé une « excellente proposition de loi » qui « pose la question de savoir comment on peut créer un délit d'entrave sur toutes les activités légales, qui doivent pouvoir être exercées de façon paisible dans ce pays et qui, pour une raison ou une autre, font l'objet d'entraves ». Elle l'a invité à retirer son amendement au profit d'une « inscription rapide de ce texte à l'ordre du jour des assemblées », considérant que la question de la chasse pourrait être traitée dans ce cadre et qu'il convenait, sur une question juridique importante, de privilégier une approche transversale .

Notre collègue a maintenu son amendement, qui a été adopté par le Sénat avant d'être supprimé en commission mixte paritaire, de sorte qu'il ne figure pas dans la version du texte qui a été promulguée 4 ( * ) .

*

* *

Au cours de la réunion de la commission, des critiques ont toutefois été exprimées pour la formulation de la proposition de loi, jugée trop générale au regard de l'exigence constitutionnelle de précision et de clarté de la loi pénale. L'adoption de l'amendement de précision présenté par le rapporteur n'a pas suffi, à cet égard, à lever toutes les craintes que le texte a pu susciter en matière de libertés publiques.

Des interrogations ont également été formulées concernant l'utilité d'adopter de nouvelles dispositions législatives alors qu'il existe déjà dans le code pénal, ainsi que dans d'autres textes, diverses dispositions permettant de réprimer efficacement la plupart des infractions visées.

Pour l'ensemble de ces raisons, votre commission n'a pas adopté la proposition de loi n° 23 (2018-2019) tendant à réprimer les entraves à l'exercice des libertés ainsi qu'à la tenue des événements et à l'exercice d'activités autorisés par la loi.

En conséquence, et en application du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution , la discussion portera en séance sur le texte initial de la proposition de loi.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Article unique
(art. 431-1 du code pénal)
Élargissement de la répression du délit d'entrave

1. Le droit en vigueur

L'article 431-1 du code pénal tend à protéger l'exercice des libertés fondamentales, ainsi que le bon fonctionnement des assemblées élues.

a) La protection des libertés fondamentales

L'article 431-1 punit le fait d'entraver l'exercice de la liberté d'expression, du travail, d'association, de réunion et de manifestation. Depuis la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine, il vise de plus explicitement la liberté de la création artistique, ainsi que la liberté de diffusion de la création artistique, dont on peut penser qu'elles étaient auparavant couvertes par la référence à la liberté d'expression.

La sanction encourue varie en fonction des moyens utilisés :

- si l'entrave a été réalisée à l'aide de menaces , la sanction encourue est d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende ;

- si elle a été réalisée à l'aide de coups , violences , voies de fait , destructions ou dégradations , alors la sanction est portée à trois ans d'emprisonnement et à 45 000 euros d'amende.

Dans tous les cas, l'entrave ne peut être punie que si elle résulte d'une action concertée , et non de celle d'un individu unique.

b) Le bon déroulement des débats des assemblées élues

Depuis la loi n° 2011-267 du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, l'article 431-1 punit également le fait d'entraver le déroulement des débats d'une assemblée parlementaire ou d'une collectivité territoriale.

Le code pénal punit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende ce délit d'entrave, sans exiger le recours à une action concertée. L'action d'un individu isolé peut donc être sanctionnée.

En cas de coups, violences, voies de fait, destructions ou dégradations, la sanction est portée à trois ans d'emprisonnement et à 45 000 euros d'amende.

c) L'apport de la jurisprudence

L'examen de la jurisprudence montre que c'est surtout dans le domaine de la protection de la liberté du travail qu'il a été fait application de cet article. Les mouvements de grève s'accompagnent parfois d'opérations de blocage d'usine qui font obstacle au droit des non-grévistes de continuer à travailler, ce qui peut donner lieu à des actions contentieuses.

La jurisprudence a notamment permis de préciser la notion de menace, que la chambre criminelle de la Cour de cassation a définie, dès 1937, comme tout acte d'intimidation qui inspire la crainte d'un mal 5 ( * ) . Les menaces prennent le plus souvent la forme de propos mais peuvent aussi consister en une entrave physique à la liberté du travail. Ainsi, le fait d'organiser un barrage à la porte d'une usine, afin d'y contrôler les cartes des adhérents d'une organisation syndicale et de s'opposer au passage des ouvriers qui n'en sont pas membres, a été jugé constitutif d'une menace au sens du code pénal 6 ( * ) .

La jurisprudence fournit aussi des exemples de voies de fait : le délit a été jugé constitué lorsque des grévistes se sont placés devant un train, sur la voie, pour empêcher son départ, dans la mesure où cette action avait été menée dans le but d'inciter les conducteurs à se joindre à la grève 7 ( * ) .

Quelques affaires mettent en cause la liberté d'expression : le fait de s'opposer, par des violences, menaces et jets d'oeufs, menés de concert par un groupe d'étudiants, à la tenue d'une conférence par un homme politique, constitue ainsi le délit d'entrave à la liberté d'expression 8 ( * ) .

La jurisprudence a également introduit une distinction entre l'entrave, qui est punissable, et le simple trouble , qui ne l'est pas. Le fait de troubler pendant quelques instants, par des cris et la distribution de tracts, la tenue d'une réunion d'un conseil municipal ne saurait constituer le délit d'entrave au déroulement des débats d'un organe délibérant d'une collectivité territoriale 9 ( * ) .

2. Le dispositif de la proposition de loi

Le de l'article unique de la proposition de loi tend à modifier le premier alinéa de l'article 431-1 du code pénal, afin que la référence aux « menaces » soit remplacée par une référence à une entrave pouvant être réalisée « par tous moyens ».

L'intention des auteurs de la proposition de loi paraît claire : craignant que la référence aux menaces, coups, violences, voies de fait, destructions ou dégradations ne permette pas de sanctionner certaines entraves qui emploieraient d'autres modalités, ils proposent de retenir une formulation plus générale, susceptible de s'appliquer à tous les modes d'action.

Il est ensuite proposé de compléter ce même premier alinéa de l'article 431-1 afin de sanctionner le fait d'empêcher la tenue de tout événement ou l'exercice de toute activité autorisé par la loi .

L'objectif poursuivi est à nouveau d'élargir le champ d'application du délit d'entrave afin de pouvoir sanctionner, par exemple, une entrave à la pratique de la chasse ou un obstacle mis à l'organisation d'une manifestation taurine.

Par coordination, le de l'article unique propose, au dernier alinéa de l'article 431-1, de ne plus mentionner les seules « libertés » visées aux alinéas précédents, mais de faire référence « aux droits et libertés ». L'ajout d'une référence aux « droits » paraît justifié par la référence, au premier alinéa, aux événements et activités autorisés par la loi. Cette autorisation confère aux citoyens un droit qui peut être distingué des libertés qui requièrent surtout une abstention de l'État pour pouvoir s'exercer.

3. La position de votre commission

Votre commission partage les préoccupations des auteurs de la proposition de loi : incontestablement, des formes nouvelles d'entraves ont émergé ces dernières années, du fait notamment du développement de la mouvance végan ou antispéciste qui comporte, en son sein, des éléments extrémistes, heureusement minoritaires, auteurs d'intimidations, de dégradations ou de violences inacceptables.

Si les convictions des végans et des défenseurs des animaux sont parfaitement respectables et doivent pouvoir s'exprimer pacifiquement, dans le respect des lois de la République, la volonté d'imposer ces convictions, ou d'empêcher certaines activités par la force ou la menace doit être sanctionnée avec fermeté.

Votre commission n'est toutefois pas certaine que les modifications proposées par la proposition de loi soient véritablement nécessaires pour sanctionner de manière appropriée ces actes délictueux. Les représentants du ministère de la justice comme du ministère de l'intérieur, entendus par votre rapporteur, ont clairement indiqué que le droit en vigueur fournissait une base juridique suffisante.

Ainsi, les attaques contre les boucheries ou les abattoirs, pour prendre ce premier exemple, peuvent déjà être poursuivies sur le fondement de l'article 431-1 du code pénal, puisque cet article vise la liberté du travail. De plus, des procédures ont été diligentées sous d'autres qualifications : violation de domicile 10 ( * ) (en cas d'introduction sur le site d'un abattoir), incendie criminel, dégradation de biens privés en réunion. D'autres qualifications pourraient être invoquées : menaces, provocation à un crime ou à un délit, participation à un groupement en vue de la préparation de destruction ou dégradation de biens, voire association de malfaiteurs dans les cas les plus graves.

En ce qui concerne les entraves à la chasse, elles ne peuvent certes être poursuivies sur le fondement de l'article 431-1, mais peuvent donner lieu à une amende, comme cela a été exposé précédemment. En fonction des circonstances, les actions menées à l'encontre de l'exercice du droit de chasse peuvent également être constitutives de violences volontaires, menaces ou destructions et dégradations de biens.

Dans ce contexte, les modifications proposées, qui visent à prévoir de nouvelles qualifications pénales dont le champ d'application serait très étendu, ne paraissent pas s'imposer.

Elles pourraient même fragiliser l'article 431-1, leur formulation très générale risquant d'être jugée incompatible avec le principe constitutionnel de légalité des délits et des peines .

Ce principe impose que les éléments constitutifs de l'infraction soient définis en des termes clairs et précis. Il est à craindre que la référence à une entrave effectuée par « tous moyens » ou que la mention de « tout événement » ou de « toute activité autorisé par la loi » ne soient jugées trop vagues et exposent, de ce fait, le texte à une déclaration d'inconstitutionnalité.

En 2012, la chambre criminelle de la Cour de cassation a examiné une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur le délit d'entrave à la liberté d'expression. Elle a jugé qu'il n'y avait pas lieu de renvoyer la question au Conseil constitutionnel, considérant que les termes de violences et de voies de fait, qui constituent l'un des éléments constitutifs de l'infraction, étaient suffisamment clairs et précis pour ne pas méconnaître le principe de légalité des délits et des peines. A contrario , on peut donc craindre que la suppression de la référence aux menaces, pour la remplacer par une formule plus vague, ne fasse peser un risque d'inconstitutionnalité sur la définition de l'infraction.

Enfin, l'article 431-1 vise à préserver des libertés fondamentales, ainsi que le bon fonctionnement de la démocratie, et il changerait donc de nature s'il visait désormais tout événement ou toute activité. Cette extension pourrait altérer l'équilibre obtenu jusqu'ici dans la conciliation entre les différentes libertés, peut-être au détriment de la liberté d'expression. Si les organisateurs d'un événement décident de l'annuler face à des protestations exprimées de manière tout-à-fait pacifique, pourrait-on sanctionner les protestataires au motif qu'ils auraient empêché la tenue de l'événement, alors qu'ils auraient seulement fait usage de leur liberté d'expression ?

Tenant compte de ces observations, la commission a d'abord adopté un amendement COM-2 de son rapporteur, qui tend à préciser que l'entrave peut prendre la forme, outre les menaces, coups, violences, voies de fait, destructions ou dégradations déjà mentionnés dans le code pénal, d'actes d'obstruction ou d'intrusion. Cette précision devrait permettre de sanctionner l'ensemble des entraves constatées, quelle qu'en soit la forme, sans menacer la liberté d'expression.

Cette précision n'a cependant pas été suffisante pour lever toutes les réserves suscitées par la proposition de loi au sein de la commission.

Ainsi, le champ d'application du texte, qui couvre tous les événements et activités autorisés par la loi, a fait l'objet de critiques en raison de son caractère très étendu et partant assez imprécis. La crainte a été exprimée que le texte, ainsi formulé, puisse être utilisé pour réprimer l'expression ou la manifestation pacifique d'une position politique. Votre rapporteur a souligné que l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui a valeur constitutionnelle, proclame que « tout ce qui n'est pas défendu par la Loi ne peut être empêché », mais cet argument n'a pas emporté l'adhésion d'une majorité des membres de la commission.

Compte tenu du nombre de dispositions législatives ou réglementaires qui permettent, d'ores-et-déjà, de poursuivre les entraves, mais aussi les menaces, les violences ou les dégradations, la nécessité d'adopter un nouveau texte a également été contestée. Le rapporteur a fait valoir que certaines entraves physiques non accompagnées de violences ni de menaces pouvaient être difficiles à qualifier pénalement, sans parvenir toutefois à dissiper les doutes qui s'étaient exprimés.

Pour l'ensemble de ces raisons, votre commission n'a pas adopté l'article unique de la proposition de loi.

En conséquence, et en application du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution , la discussion portera en séance sur le texte initial de la proposition de loi.

EXAMEN EN COMMISSION

_______________

MERCREDI 25 SEPTEMBRE 2019

M. François Bonhomme , rapporteur . - Les auteurs de la proposition de loi tendant à réprimer les entraves à l'exercice des libertés ainsi qu'à la tenue des événements et à l'exercice d'activités autorisés par la loi souhaitent apporter une réponse plus efficace et plus ferme à deux types d'infractions qui se multiplient à un rythme préoccupant : les violences, les menaces et les dégradations dirigées contre des boucheries ou des abattoirs au nom de la défense de la cause animale et les entraves à la chasse qui se produisent régulièrement dans nos forêts domaniales.

Ces actions violentes sont le fait d'éléments extrémistes, issus de groupes qualifiés d'animalistes, d'antispécistes ou de végans, apparus dès les années 1980, mais dont les activités ont pris de l'ampleur dans les années 2000. Au cours de la seule année 2018, la Confédération française de la boucherie, boucherie-charcuterie, traiteurs a recensé une cinquantaine d'attaques, qui ont pris des formes diverses : vitrines brisées, murs tagués, faux sang répandu dans la boutique, bouchers ou clients menacés ou insultés. Certains événements auraient pu avoir des conséquences dramatiques. Je pense en particulier à l'incendie volontaire, en septembre 2018, d'un abattoir dans le département de l'Ain qui a mis au chômage technique les quatre-vingts salariés de l'entreprise ou, plus récemment, à l'incendie d'un poulailler dans l'Orne. J'ajoute qu'une militante végan a été condamnée, en mars 2018, à sept mois de prison avec sursis pour apologie du terrorisme ; elle s'était réjouie, sur les réseaux sociaux, de la mort d'un boucher lors de l'attentat de Trèbes.

Dans les forêts de Chambord et de Compiègne notamment, des permanences de chasseurs ont été saccagées et des interventions dangereuses pour les cavaliers se sont produites dans le but de perturber des activités de chasse à courre. La chasse reste un loisir apprécié par un grand nombre de nos concitoyens, puisque l'on compte, en France, plus de 1,1 million de détenteurs d'un permis de chasse. Les entraves à la chasse sont réprimées par une simple contravention de cinquième classe - 1 500 euros d'amende au maximum - prévue par le code de l'environnement, ce qui n'est manifestement plus assez dissuasif.

Dans notre République, toutes les opinions peuvent bien entendu s'exprimer et être défendues : les militants animalistes ont parfaitement le droit de s'opposer à la consommation de viande, à la chasse, à la corrida ou à la présence d'animaux sauvages dans les cirques, mais leur combat doit demeurer sur le terrain des idées. Dans un État de droit, nul ne saurait imposer ses opinions par la violence ou l'intimidation.

Même si nos concitoyens sont de plus en plus sensibles à la cause animale, la grande majorité d'entre eux demeurent attachés à nos traditions alimentaires et à la pratique d'activités de loisir comme la chasse. Quoique très actifs et visibles, les groupes animalistes demeurent minoritaires.

Face à la multiplication de ces incidents, le ministre de l'intérieur a demandé aux préfets de région de prendre contact avec les représentants des professions concernées pour des échanges réguliers et pour leur fournir une protection, si nécessaire. Des consignes ont également été données pour renforcer la protection autour des commerces de viande. La Chancellerie a, de son côté, donné instruction aux procureurs de faire preuve de la plus grande fermeté contre ceux qui attaquent des boucheries ou qui s'introduisent dans les élevages.

Les auteurs de la proposition de loi souhaitent cependant aller plus loin en modifiant l'article 431-1 du code pénal pour renforcer notre arsenal législatif. Cet article punit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende le fait d'entraver par des menaces l'exercice de la liberté d'expression, d'association, de réunion, de manifestation ou l'exercice de la liberté du travail. Il punit des mêmes peines les entraves au bon déroulement des débats d'une assemblée parlementaire ou d'une collectivité territoriale. Les peines encourues sont alourdies - trois ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende - lorsque l'entrave a pris la forme de coups, de violences, de voies de fait, de destructions ou de dégradations.

La proposition de loi apporte deux modifications à cet article, afin d'en élargir le champ d'application. Tout d'abord, il est précisé que l'entrave peut être réalisée par tous moyens, de manière à pouvoir sanctionner toutes les entraves, quelle qu'en soit la forme. Par ailleurs, est puni le fait d'empêcher la tenue de tout événement ou l'exercice de toute activité autorisée par la loi, ce qui ouvre un champ d'application potentiellement très large.

Le texte avait déjà été inscrit à l'ordre du jour de notre assemblée en décembre 2018, mais en avait été retiré afin de tenir compte du contexte politique créé par la mobilisation des « gilets jaunes ». Son examen aurait, en effet, pu être perçu comme une initiative dirigée contre ce mouvement social, alors qu'il poursuit un tout autre objectif.

Le Gouvernement a fait part de son intérêt pour cette proposition de loi à l'occasion de l'examen du projet de loi portant création de l'Office français de la biodiversité. Répondant à un amendement de notre collègue Jean-Noël Cardoux créant un délit d'entrave à la chasse, la ministre Emmanuelle Wargon a souhaité une inscription rapide de la proposition de loi à l'ordre du jour des assemblées, afin que la question de la chasse puisse être abordée dans un cadre plus large et de manière transversale.

Sur le fond, je suis en accord avec le message politique qu'exprime cette proposition de loi. Sur le plan juridique, j'ai entendu les critiques adressées au texte au regard du principe constitutionnel de clarté et de précision de la loi pénale. En élargissant le champ d'application de l'article 431-1 du code pénal, la proposition de loi emploie des formulations qui peuvent paraître excessivement floues et l'exposent à un risque d'inconstitutionnalité. Je vous proposerai donc un amendement afin de préciser le modus operandi du délit d'entrave.

Cette proposition de loi répond à une véritable attente de nos concitoyens, de plus en plus exaspérés par certains comportements peu respectueux de notre pacte républicain, et renoue avec le principe énoncé à l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel « tout ce qui n'est pas défendu par la Loi ne peut être empêché ».

M. Philippe Bas , président . - La multiplication des actes d'agression et des intrusions commis par des militants hostiles à la consommation de viande ou souhaitant attirer l'attention sur la condition animale représente un problème réel et sérieux. Il n'est pas acceptable d'exprimer violemment ses opinions dans un État de droit. Néanmoins, nous ne pouvons créer, dans notre droit pénal, une incrimination imprécise, car, alors, la sanction afférente serait imprévisible.

M. Loïc Hervé . - Je remercie le rapporteur pour son exposé. La proposition de loi pose, à mon sens, question au regard du respect des libertés publiques. Le dispositif envisagé, extrêmement général, est-il constitutionnel ? La sanction, qui pourrait s'appliquer à des phénomènes très divers, est-elle bien proportionnée ? Le droit positif ne répond-il pas, par ailleurs, déjà au problème posé par les violences et les dégradations dans le cadre, ou non, d'une entrave ? Je m'interroge également sur la rédaction choisie : en effet, il n'existe, en droit, que des activités interdites ; la notion d'activité autorisée n'a donc aucun sens. Je vous invite, mes chers collègues, à faire preuve de prudence sur ce texte dans sa rédaction actuelle.

M. Philippe Bas , président . - En réalité, le droit pénal ne répond pas intégralement au sujet qui préoccupe les auteurs de la proposition de loi.

Mme Esther Benbassa . - Je remercie également le rapporteur. Ce texte, dont l'article unique et le titre apparaissent particulièrement flous, a, en fait, comme seul objectif d'empêcher tout mouvement spontané de citoyens et de désobéissance civique. Souvenez-vous des suffragettes, pensez à la grève des jeunes en faveur du climat : de telles actions seront-elles désormais interdites ? Je pense aussi à l'action pacifique du mouvement Extinction Rebellion sur le pont de Sully, à Notre-Dame-des-Landes et à Bures... Jusqu'où ira la répression ? J'interroge enfin sur le véhicule juridique choisi
- l'article 431-1 du code pénal - qui sanctionne les entraves.

M. François Grosdidier . - Je ne partage pas l'opinion d'Esther Benbassa, mais j'arrive à une conclusion identique : je ne voterai pas la proposition de loi. Il est exact que l'expression violente des oppositions se généralise, mais il faut modifier le droit commun sans viser les seuls adversaires de la chasse. Notre débat me rappelle celui sur les faucheurs de champs de plantations usant d'organismes génétiquement modifiés (OGM). Pourquoi fallait-il punir spécifiquement ces faucheurs-là en oubliant ceux qui pouvaient s'adonner au même délit dans un autre type de champs ? Veillons à éviter tout délit d'opinion !

L'incendie du poulailler cité par notre rapporteur peut être puni à la fois comme incendie volontaire et comme acte de cruauté envers des animaux. Ce dernier délit reste d'ailleurs souvent trop légèrement sanctionné. Notre société doit cesser de légitimer les violations de la loi pour exprimer une opinion. Dans certaines régions, on chasse illégalement des oiseaux migrateurs, avec la tolérance du préfet. Les militants qui s'opposeraient à une telle pratique seront-ils passibles du délit d'entrave ? Ce texte me choque profondément. Nous devons travailler sur des dispositions plus générales et objectives que ce qui nous est proposé. Pour ma part, je reste opposé à toute action de désobéissance civique en démocratie.

Mme Josiane Costes . - Notre groupe se montre également dubitatif sur une proposition de loi qui pourrait avoir une application fort vaste. L'article 431-1 du code pénal concerne déjà les entraves au travail ; il pourrait donc s'appliquer aux interventions à l'encontre des boucheries.

Mme Laurence Harribey . - Je partage les propos précédemment tenus par mes collègues. Ce texte constitue une parfaire illustration de ce que le doyen Carbonnier désignait comme « l'effet macédonien », soit une réaction générale et abstraite face à une agression concrète et particulière de moins grande ampleur. À nouveau, nous répondons à un problème social par une inflation de la loi...

Le rapporteur s'est montré très honnête dans sa présentation. L'idée que l'entrave délictueuse puisse être réalisée par tous moyens pose effectivement problème et nous soutenons l'amendement qu'il proposera. Notre groupe est également opposé à la définition de l'entrave comme le fait d'empêcher la tenue de tout événement ou activité autorisé. Nous allons criminaliser l'ensemble du champ social ! Nous ne voterons pas ce texte en l'état.

M. Alain Marc . - Je félicite François Bonhomme pour la qualité de son travail. Cette proposition de loi, si elle demeure perfectible, a l'intérêt de permettre un débat sur les phénomènes de violence constatés, en particulier à l'encontre des chasseurs. La chasse représente une activité légale et réglementée. Elle joue un rôle utile dans l'équilibre environnemental des territoires, ce que nos concitoyens ignorent hélas ! trop souvent. J'inaugurais récemment une maison de la chasse dans mon département et j'ai reçu des menaces de mort. Un arsenal juridique existe heureusement et j'ai porté plainte.

M. Alain Richard . - Je souhaite exprimer mon insatisfaction s'agissant du champ couvert par la proposition de loi. Des phénomènes variés transgressent les lois. Il convient certes d'y poser des limites, mais dans le cadre d'une réponse pénale adaptée avec, notamment, des peines accessoires. Il y aurait ici matière à un renvoi en commission.

M. Philippe Bas , président . - En cas de violence, une réponse pénale peut effectivement s'exercer ; mais toutes les entraves ne répondent pas à cette définition, comme interdire l'accès des clients à une boucherie.

M. François Grosdidier . - La loi doit être identique s'il s'agit d'une librairie !

M. Philippe Bas , président . - Les militants usent parfois d'actions assez sournoises. C'est également le cas lorsqu'ils empêchent les chevaux de prendre le départ d'une chasse à courre.

Mme Laurence Harribey . - L'article 431-1 du code pénal punit déjà le délit d'entrave en cas d'action concertée.

M. Philippe Bas , président . - Certes, mais la menace demeure obligatoire.

Mme Laurence Harribey . - Cet article concerne initialement l'accès au travail. Nous pourrions le compléter sans en modifier le fondement.

M. François Grosdidier . - Il s'agit d'un sujet général. Pourquoi ne punir que certaines entraves, alors que les blocages de circulation et d'universités, par exemple, se banalisent ?

M. Philippe Bas , président . - Je vous rappelle que la proposition de loi ne limite pas son champ d'application aux boucheries.

M. Loïc Hervé . - Dans le cadre d'un mouvement social, certaines entraves sont symboliques et de courte durée. Elles ne doivent pas devenir un délit pénal ! Nous irions alors trop loin au regard de la Constitution.

M. François Bonhomme , rapporteur . - Le texte touche effectivement à plusieurs principes constitutionnels. Il répond à des éléments circonstanciels.

Monsieur Hervé, je me suis évidemment interrogé sur la constitutionnalité du dispositif. Il existe des entraves physiques sur la chasse que l'arsenal législatif actuel ne peut que difficilement réprimer. Je vous proposerai un amendement pour revenir sur la formulation « par tous moyens » retenue par le texte, afin de davantage préciser la nature des entraves et de trouver un équilibre entre les différentes libertés en jeu.

Madame Benbassa, je ne vois pas en quoi le texte pourrait conduire à réprimer des actions pacifiques. Il permet, au contraire, de garantir la liberté d'autrui.

Monsieur Grosdidier, nous répondons, avec ce texte, aux sujets que vous avez évoqués.

Madame Harribey, la notion d'activités autorisées a un fondement constitutionnel qui garantit l'équité du dispositif. Le juge appréciera in fine et, quoi qu'il en soit, le texte ne remet nullement en cause la liberté d'expression.

Mme Esther Benbassa . - Nous n'en avons pas la même définition... L'article du code pénal choisi comme véhicule pose question. Du reste, pourquoi punir les entraves à une activité prochainement - j'en suis convaincue - interdite, comme la chasse à courre ?

M. François Bonhomme , rapporteur . - Elle reste, comme la corrida, une activité légale.

Mme Esther Benbassa . - La corrida est de plus en plus mal vue...

M. Philippe Bas , président . - Si la chasse à courre venait à être interdite, celui qui s'y opposerait ne serait pas réprimé.

M. Alain Marc . - L'expression « à l'aide de menaces » me choque... Je préfèrerais « au moyen de menaces ».

EXAMEN DES ARTICLES

Article unique

M. François Bonhomme , rapporteur . - Mon amendement COM-2 précise que l'entrave réprimée à l'article 431-1 du code pénal peut prendre la forme de menaces, coups, violences, voies de fait, destructions ou dégradations, mais aussi d'actes d'obstruction ou d'intrusion, l'obstruction pouvant consister à empêcher de manière passive, par sa seule présence physique, le déroulement d'une activité, sans s'accompagner de menace, de violence ni de voie de fait. Il s'agit de s'assurer que les entraves, quelle que soit leur forme, seront efficacement sanctionnées, tout en retenant une formulation plus précise que celle de la proposition de loi.

L'amendement COM-2 est adopté.

Article additionnel après l'article unique

M. François Bonhomme , rapporteur . - L'amendement COM-1 rectifié crée deux nouveaux délits : un délit d'intrusion dans un bâtiment agricole sans l'accord de son propriétaire et un délit d'incitation à s'introduire dans un bâtiment agricole sans l'accord de son propriétaire, chacun puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. Il me paraît en grande partie satisfait, d'autant, si j'en crois la réponse faite par le ministre de l'agriculture et de l'alimentation à une question d'actualité posée à l'Assemblée nationale, que la Chancellerie aurait donné des instructions de fermeté aux parquets pour le traitement de telles affaires. En outre, il ne me semble pas de bonne pratique législative de multiplier, dans le code pénal, les incriminations spécifiques. Il paraît préférable de conserver un petit nombre d'incriminations de portée générale plutôt que de complexifier le code pénal en créant de nouvelles incriminations dont le champ d'application serait restreint. Mon avis est défavorable.

Mme Laurence Harribey . - Je partage l'avis du rapporteur. Avons-nous précisément connaissance du contenu de l'instruction mentionnée par Didier Guillaume ?

M. François Bonhomme , rapporteur . - Nous allons en demander communication à la Chancellerie.

Mme Jacky Deromedi . - Il conviendra de rester vigilant quant à l'effectivité de son application.

L'amendement COM-1 rectifié n'est pas adopté.

La proposition de loi n'est pas adoptée.

M. Philippe Bas , président . - Nous examinerons donc en séance publique le texte initial de la proposition de loi.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique

M. BONHOMME, rapporteur

2

Précision que l'entrave peut prendre la forme d'actes d'obstruction ou d'intrusion

Adopté

Article additionnel après l'article unique

M. DUPLOMB

1 rect.

Création d'un délit d'intrusion dans un bâtiment agricole sans l'accord de son propriétaire et d'un délit d'incitation à s'introduire dans un bâtiment agricole sans l'accord de son propriétaire.

Rejeté

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

Direction des affaires criminelles et des grâces

M. Francis Le Gunehec , chef du bureau de la législation pénale

Direction des libertés publiques et des affaires juridiques

Mme Pascale Léglise , adjointe au directeur

M. Vincent Plumas , chef du bureau des questions pénales

Conseil national des barreaux

Me Xavier Autain , avocat

Mme Anne-Charlotte Varin , directrice des affaires publiques


* 1 Ces données figurent dans la proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur les activistes antispécistes violents et sur les atteintes à la « liberté alimentaire » présentée à l'Assemblée nationale par les députés Damien Abad, Marc Le Fur, Fabrice Brun et plusieurs de leurs collègues.

* 2 Le groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE) avait notamment diffusé, le 30 novembre 2018, un communiqué de presse affirmant que la droite sénatoriale s'élevait « contre le mouvement citoyen » en présentant cette proposition de loi dirigée contre « le mouvement des gilets jaunes », mais aussi contre « les mouvements lycéens et étudiants, les salariés en lutte, ou encore certains mouvements féministes ».

* 3 Cf. le compte-rendu de la séance du 11 avril 2019.

* 4 Loi n° 2019-773 du 24 juillet 2019 portant création de l'Office français de la biodiversité, modifiant les missions des fédérations des chasseurs et renforçant la police de l'environnement.

* 5 Cass. Crim., 11 juin 1937.

* 6 Cass. Crim, 10 mars 1939.

* 7 Cass. Crim, 21 novembre 1951.

* 8 Cass. Crim., 22 juin 1999.

* 9 Cass. Crim., 11 juin 2013.

* 10 Selon la jurisprudence, un local industriel ou commercial doit être assimilé au domicile, l'accès pouvant en être réglementé et subordonné à l'autorisation du propriétaire ou de l'exploitant.

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