B. UNE DÉMARCHE QUI SOULÈVE DE NOMBREUSES DIFFICULTÉS

1. Une écriture non neutre

L'écriture dite « inclusive » ne répond, fondamentalement, à aucune demande de la population : il ressort des auditions que, sur le site internet du « projet Voltaire », par exemple, outil d'entraînement en orthographe et en expression à l'intention des particuliers et des professionnels, les demandes concernant l'écriture dite inclusive sont très peu nombreuses, quasiment inexistantes. Cette écriture n'est en effet pas le fruit d'une évolution spontanée, mais bien le résultat d'une démarche militante.

Avec l'écriture dite inclusive, la langue perd sa neutralité intrinsèque pour devenir un marqueur politique et idéologique. Les auditions ont montré que les utilisateurs de l'écriture dite inclusive en font un « combat », une « guerre des mots ».

À l'image de ce qui se passe avec le « franglais », l'utilisation de l'écriture dite inclusive, sous toutes ses formes, vous classe parmi les « progressistes », les « jeunes », les « modernistes ». Le refus d'utiliser ce langage vous range a contrario dans les catégories opposées. Son usage au sein de l'État et des services publics pose question au regard du principe de neutralité.

Pour éviter un sentiment d'opprobre, nombreux sont ceux qui se rallient, de plus ou moins bon gré, aux diverses pratiques de l'écriture dite inclusive, moins par conviction que par peur de se voir reprocher de ne pas l'utiliser. Ce langage est particulièrement répandu dans le monde universitaire, sous la pression notamment de certains syndicats étudiants. Le ralliement progressif à l'écriture dite inclusive est d'autant plus inévitable que de nombreuses collectivités, associations et entreprises organisent désormais des formations pour inciter (et parfois contraindre) leurs collaborateurs à utiliser ce langage, dont le maniement, autant que la lecture, ne sont pas toujours simples.

2. Une contrainte importante sur une langue déjà menacée

C'est la première difficulté du langage dit « inclusif » : il est loin d'être évident. Ses usages sont très hétérogènes. Il a ainsi été remarqué, à propos des textes publiés par la Ville de Paris, que ceux-ci « font un usage assez erratique des règles de l'écriture inclusive. À leur décharge il faut reconnaître que, lorsqu'on entre dans le détail, ces règles peuvent s'avérer très complexes »2(*).

L'apprentissage de l'écriture dite inclusive nécessite une formation préalable, puis un auto-contrôle permanent tant à l'écrit qu'à l'oral. Le langage dit inclusif implique des répétitions (le « bégaiement inclusif » dénoncé par Alain Finkielkraut), et des procédés d'évitement (la recherche de termes épicènes en lieu et place des mots genrés). C'est une contrainte importante dans l'utilisation de la langue.

C'est aussi un changement de perception : alors que l'usage d'un masculin générique (« déclaration des droits de l'homme et du citoyen ») témoignait de l'appartenance à un monde commun, les pratiques de l'écriture dite inclusive fragmentent non seulement le langage mais aussi les perceptions, en mettant l'accent sur les différences plutôt que sur l'universel : « les identités se multiplient au détriment du commun, mais également de l'altérité »3(*).

Sauf pour ce qui est de la féminisation déjà ancienne des métiers et fonctions, le langage dit inclusif ne correspond pas à une évolution spontanée du langage oral, comme c'est généralement le cas lorsque le langage évolue. Cette pratique creuse donc l'écart entre l'écrit et l'oral, déjà marqué dans la langue française, et constitue ainsi un obstacle supplémentaire pour les apprenants. C'est un handicap pour la francophonie, car le français, avec ses deux genres et ses accords complexes, est peu adapté à l'écriture dite inclusive, qui déstructure profondément la langue.

« Des changements délibérés risquent de mettre la confusion
et le désordre dans l'équilibre subtil né de l'usage ».

Claude Lévi-Strauss et Georges Dumézil

Le langage dit inclusif n'est évidemment pas la seule menace pesant sur la langue française. La question du « franglais » et d'autres évolutions des pratiques conduisent au constat que la langue française écrite, celle de la littérature des siècles passés, pourrait devenir bientôt une langue morte. Pour quelle proportion de la population ces textes sont-ils encore accessibles ?

Pourra-t-on encore enseigner, demain, des oeuvres utilisant le masculin générique, ou faudra-t-il les considérer comme dépassées, insuffisamment « inclusives » et reflet d'une époque intrinsèquement sexiste ?

3. Une menace pour l'intelligibilité et l'accessibilité des textes

Le développement de l'écriture dite inclusive intervient alors que les indicateurs existants témoignent des difficultés croissantes des jeunes dans les domaines de la lecture et de l'orthographe.

Ainsi, en 2022, 11,2 % des jeunes participant à la Journée défense et citoyenneté (JDC) rencontrent des difficultés dans le domaine de la lecture. Près de la moitié d'entre eux peut être considérée en situation d'illettrisme4(*). En 40 ans, le niveau en orthographe a chuté de façon préoccupante. Sur une même dictée, en 2021, 63 % des élèves ont fait plus de 15 erreurs contre 26 % en 19875(*).

Or le langage dit inclusif n'est pas seulement complexe à écrire ; il est également difficile à lire, voire parfois illisible. Cette illisibilité pose en particulier la question de l'intelligibilité et de l'accessibilité de la norme.

Une tentative de réécriture, dans un sens « inclusif », de deux articles de la Constitution l'illustre de façon flagrante :

La question de l'accessibilité des textes « inclusifs » se pose, en particulier, pour les publics en difficulté.

D'après l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme (ANLCI), environ 2,5 millions de personnes sont illettrées6(*) (chiffre de 2012). Les personnes atteintes de certains handicaps sont également particulièrement concernées : l'écriture dite inclusive se révèle aussi une écriture excluante. Le nombre de personnes aveugles ou malvoyantes dépasse le million (207 000 aveugles et 932 000 malvoyants moyens). Ces personnes peuvent lire les sites internet par le biais d'assistants vocaux, qui ne sont pas programmés pour retranscrire toutes les variantes d'une écriture dite « inclusive » dont les « règles » sont loin d'être fixées (donc difficilement programmables).

Par ailleurs, d'après la Fédération française des Dys (FFDys), les troubles dys (dyslexie, dyspraxie, dysphasie) toucheraient en France 6 % à 8 % de la population.

Nombre de personnes illettrées

Nombre de personnes aveugles ou malvoyantes

 
 

Sources : ANLCI / Fédération des aveugles de France

Pour ces publics, il n'y a pas de combat idéologique « pour » ou « contre » l'écriture dite inclusive. Les difficultés observées sont strictement pratiques et de bon sens.


* 2 Vincent Mazeau, AJDA 2023 p. 951.

* 3 Mazarine Pingeot, « L'Écriture inclusive et ses contresens », dans « Malaise dans la langue française », sous la direction de Sami Biasoni, Les Éditions du cerf, 2022.

* 4 DEPP note n° 23.22.

* 5 DEPP note n° 22.37.

* 6 « On parle d'illettrisme pour des personnes qui, après avoir été scolarisées en France, n'ont pas acquis une maîtrise suffisante de la lecture, de l'écriture, du calcul, des compétences de base, pour être autonomes dans les situations simples de la vie courante » (ANLCI).

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