EXAMEN EN COMMISSION

MERCREDI 25 OCTOBRE 2023

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M. Max Brisson, président. - Nous examinons le rapport de notre collègue Cédric Vial sur la proposition de loi de Pascale Gruny visant à interdire l'usage de l'écriture inclusive.

À la demande du groupe Les Républicains, nous discutons ce texte conjointement avec celui d'Etienne Blanc visant à lutter contre l'écriture inclusive et protéger la langue française. L'examen du texte de la commission en séance plénière est programmé lundi prochain, le 30 octobre, à 21 h 30.

M. Cédric Vial, rapporteur. - Nous allons parler de notre langue, de son usage, de sa compréhension et de son évolution. Si j'évoque la langue, c'est que celle-ci ne peut être résumée à sa forme écrite, qui a toujours vocation à pouvoir être exprimée à l'oral. Nous célèbrerons l'an prochain les 30 ans de la loi du 4 août 1994 relative à l'emploi de la langue française, dite loi Toubon, qui avait trois objectifs : l'enrichissement de notre langue, l'obligation de l'utiliser dans certaines situations et la défense du français comme langue de la République, selon l'article 2 de notre Constitution. La loi Toubon avait été l'occasion d'un débat important et utile dans notre pays, sur le français et sa place dans l'identité française.

Or, la langue française est fragilisée par le triomphe de l'anglais et du franglais, la baisse du niveau des élèves, le recul de l'apprentissage du français dans le monde. La Cité internationale de la langue française, qui sera inaugurée le jour de l'examen de ce texte en séance publique - quelle coïncidence ! - sera-t-elle, demain, le musée d'une langue morte ? L'écriture dite inclusive pose une question supplémentaire : faudra-t-il bientôt considérer la littérature française des siècles passés comme dépassée, car reflet d'une époque intrinsèquement sexiste ?

Il n'y a pas d'académie pour définir ce qu'est l'écriture dite inclusive, mais une série de pratiques. L'analyse de ce qu'on appelle l'écriture « inclusive » comprend plusieurs niveaux. Il y a d'abord la féminisation des noms de métiers et fonctions, acceptée aujourd'hui par tous, y compris, depuis 2019, par l'Académie française. Il y a, ensuite, l'utilisation de termes épicènes, identiques au féminin et au masculin - par exemple « les parlementaires » -, évidemment conformes à la langue française. Il y a la « double flexion », par exemple « les sénatrices et les sénateurs », qui est également assez largement admise et souvent utilisée dans le cadre d'offres d'emploi, par exemple.

Puis il y a l'utilisation du point médian, ou bien de tout autre signe de ponctuation, pour raccourcir la double flexion : on écrira alors « les sénateur.rices » ou bien encore « les sénateur.rice.s » - c'est cet usage qui défraie la chronique et sort de l'usage conforme de la langue française. Enfin, les formes neutres, non binaires - par exemple « iel » -se développent rapidement.

La double flexion et le point médian sont largement répandus, notamment dans la sphère publique : de nombreuses collectivités, des institutions les emploient et ils sont particulièrement utilisés dans le monde universitaire. Le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE), organisme placé auprès du Premier ministre, en recommande l'usage. Alors que le Sénat laisse le choix de féminiser ou non le mot « sénateur », le HCE recommande par exemple d'éviter « Madame le sénateur », ainsi d'ailleurs que « Madame le maire » et de leur préférer « Madame la sénatrice » et « Madame la maire ». Cet organisme a publié un guide pratique qui fait référence dans la sphère publique. Il recommande, et tend donc à diffuser, l'usage du point médian.

À l'université, l'écriture dite inclusive est très couramment répandue. C'est le lieu de toutes les expérimentations, comme le montre ce sujet d'examen en écriture non binaire, donné récemment à l'université Lyon 2 : « Arti est une personne non binaire, en mariage depuis 2018 avec une autre personne non binaire, Maki. Touz* deux sont de nationalité allemande (...). Als* vivent en France (...) Les professionnaels* de santé ont accepté de les prendre en charge médicalement (...) En juillet 2022, lors de la naissance de leur enfant, appelae* Pris (prononcez « prisse »), Maki, qui avait accouché, a été reconnux* à l'état civil comme « mère » (...) ».

Une telle écriture non binaire, au départ réservée à des cercles militants, gagne du terrain, étant désormais très en usage outre-Atlantique, avec l'utilisation du pronom « they » en lieu et place des pronoms genrés. L'écriture dite inclusive me semble poser plusieurs problèmes. D'abord, elle ne répond pas à une demande de la population, ni à une évolution spontanée du langage oral. Sur le site internet du « projet Voltaire », un outil d'entraînement en orthographe, il n'y a d'ailleurs quasiment pas de demandes sur l'écriture dite inclusive. En réalité, cette écriture dite inclusive est recommandée par des militants. Nous en avons rencontré et leur propos est cohérent puisqu'ils considèrent mener un « combat » pour féminiser des termes de notre langue, et rendre ainsi visibles les différents genres. Qui dit « combat », dit « combattants » et « combattus » - ce qui revient à dire que la langue n'est plus neutre, mais qu'elle exprime par elle-même l'opinion du locuteur.

Ensuite, l'écriture dite inclusive menace l'intelligibilité et l'accessibilité des textes. Cette écriture se dit inclusive, mais elle est en réalité plutôt excluante pour la population illettrée ou analphabète, mais aussi pour les « dys », en particulier les dyslexiques, et pour les malvoyants - tous ceux qui ont du mal à lire et dont les difficultés sont renforcées par cette écriture, ce qui pose le problème de l'accessibilité aux informations. Nous ne parlons pas ici de combat idéologique, mais bien de difficultés pratiques, pour des millions de nos compatriotes qui ont déjà du mal avec l'usage de l'écrit.

Or, l'accessibilité et l'intelligibilité de la loi sont, pour le Conseil constitutionnel, des objectifs de valeur constitutionnelle. Comme exercice, je vous propose de lire les articles 8 et 13 de la Constitution en écriture dite inclusive. L'article 8 : « La.Le Président.e de la République nomme la.le Premier.e ministre. Elle.Il (Iel ?) met fin à ses fonctions sur la présentation par celle.celui-ci de la démission du Gouvernement. Sur la proposition de la.du Premier.e ministre, elle.il (iel ?) nomme les autres membres du Gouvernement... ». L'article 13 : « Les conseiller.e.s d'État, la.le grand.e chancelier.e de la Légion d'honneur, les ambassadeur.rice·s et envoyé.e.s extraordinaires, les conseiller.e.s maître.sse.s à la Cour des comptes, les préfet.e.s, les représentant.e.s de l'État dans les collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 et en Nouvelle-Calédonie, les officier.e.s généraux.ales, les recteur.rice.s des académies, les directeur.rice.s des administrations centrales sont nommé.e.s en conseil des ministres. »

Le moins que l'on puisse dire est que le résultat n'est pas très intelligible...

L'exigence d'intelligibilité vaut aussi pour l'accessibilité aux services publics. Or, l'écriture dite inclusive va à l'encontre de toutes les démarches de simplification administrative, notamment la démarche « facile à lire et à comprendre » (FALC), qui vise à favoriser la compréhension des textes par tous.

Nous examinons donc deux propositions de loi bienvenues, déposées respectivement par nos collègues Etienne Blanc et Pascale Gruny. Le texte de Pascale Gruny, qui est celui inscrit à l'ordre du jour, reprend la définition de l'écriture dite inclusive donnée en 2017 par une circulaire du Premier ministre Édouard Philippe : « Les pratiques rédactionnelles et typographiques visant à substituer à l'emploi du masculin, lorsqu'il est utilisé dans un sens générique, une graphie faisant ressortir l'existence d'une forme féminine ».

Le texte proposé s'inscrit dans un cadre juridique déjà existant, fixé notamment par la loi Toubon qui avait fait l'objet, après son adoption, d'une décision du Conseil constitutionnel. Partout où l'anglais est interdit, selon les modalités validées par le Conseil constitutionnel, l'écriture dite inclusive le sera aussi. Dans certains cas, d'ailleurs, le langage dit inclusif s'éloigne tellement du français qu'on peut se demander s'il s'agit encore de français.

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision de 1994, nous laisse une marge de manoeuvre : « S'agissant du contenu de la langue, il était également loisible [au législateur] de prescrire, ainsi qu'il l'a fait, aux personnes morales de droit public comme aux personnes de droit privé dans l'exercice d'une mission de service public l'usage obligatoire d'une terminologie officielle ». Le champ de la loi est donc précis, c'est l'avantage de s'appuyer sur la loi Toubon.

Je vous proposerai trois modifications au texte de cette proposition de loi. D'abord, pour limiter les innovations d'ordre grammatical qui dénaturent la langue et sont inintelligibles - je pense en particulier aux pronoms dits neutres, tels que « iel » (pour « il », « elle », « il ou elle »), ou « celleux » (pour « ceux » ou « celles et ceux »).

Je vous proposerai, ensuite, d'étendre l'interdiction aux publications émanant de personnes publiques ou de personnes privées chargées d'une mission de service public. Ceci car ces publications sont essentielles pour l'information du public et dans les relations entre le service public et ses usagers.

Enfin, je vous proposerai la nullité de plein droit de tout acte juridique non conforme : c'est la sanction que prévoit la proposition de loi d'Étienne Blanc.

Je vous proposerai également, enfin, de modifier l'intitulé du texte, pour mettre l'accent sur la protection de la langue française.

M. Max Brisson, président. - Avant d'ouvrir la discussion générale, j'invite notre rapporteur à nous présenter le périmètre du texte de la commission.

M. Cédric Vial, rapporteur. - Je vous propose le périmètre suivant pour l'application des irrecevabilités prévues par l'article 45 de la Constitution : la définition de l'écriture dite inclusive ; son usage dans les actes juridiques et documents rédigés en français ; les conditions d'application, d'entrée en vigueur et de sanction du dispositif.

Il en est ainsi décidé.

M. Yan Chantrel. - Il est consternant de devoir consacrer du temps parlementaire à une querelle aussi picrocholine, alors que nos compatriotes vivent une crise du pouvoir d'achat inédite et que la guerre sévit aux portes de l'Europe. Des sujets bien plus importants, relatifs à l'éducation nationale et à l'enseignement supérieur, mériteraient toute notre attention.

Ce texte pose plusieurs problèmes de fond et de forme.

Sur le fond, cette proposition de loi est rétrograde et réactionnaire, elle exprime aussi une position très minoritaire dans notre pays. La féminisation des noms de métiers, - que refuse pour elle-même Mme le sénateur Gruny -, et la visibilisation des femmes dans la langue, sont largement sollicitées par les Françaises et les Français. Tous les travaux scientifiques de psycholinguistes depuis 30 ans démontrent que l'usage du masculin générique n'a rien de neutre et qu'il « active immanquablement » des représentations masculines dans notre cerveau.

En réalité, ce texte s'inscrit dans un courant conservateur venu de loin et qui comprend tous ceux et toutes celles qui ont combattu la féminisation des noms de métiers. C'est l'égalité femmes-hommes qui est la vraie cible de votre texte. Il s'attaque au principe d'égalité, et notamment à la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les hommes et les femmes, qui implique l'obligation de prendre en compte cette égalité dans toutes les politiques publiques et notamment les politiques de communication ou de légistique, c'est-à-dire l'écriture des textes juridiques.

Sur la forme, ensuite, on peut avoir un débat sur l'usage du point médian, mais l'écriture inclusive est définie de façon trop large ici et s'attaque à des pratiques rédactionnelles bien admises. L'ensemble des ponctuations médianes et donc aussi les parenthèses qu'on trouve sur les cartes d'identité - par exemple « né(e) le » - ou les formulaires administratifs comme la feuille d'impôts - « Marié(e)s », ou « Divorcé(e)/séparé(e) », ou encore « Veuf(ve) ». Vous interdisez aussi les doubles flexions, c'est-à-dire la juxtaposition d'une forme masculine et d'une forme féminine, qu'on retrouve par exemple à l'article L2 du code électoral : « Sont électeurs les Françaises et Français âgés de dix-huit ans accomplis, jouissant de leurs droits civils et politiques et n'étant dans aucun cas d'incapacité prévu par la loi. ». Dans votre propre texte, vous écrivez, dès la première page : « Sénateurs et Sénatrices » ou encore, à la page 3 : « Mesdames, Messieurs, ». Vous noterez, au passage, que votre texte regorge de termes épicènes : « francophones », « élèves », « jeunes » par exemple.

Autre problème de forme : il n'y a pas lieu de légiférer sur une variante du français. Comme l'a rappelé Jacques Toubon lui-même, le rôle du législateur n'est pas de prescrire ce qui est du bon ou du mauvais français. Ce serait aussi ridicule que de faire une loi pour interdire l'argot, les variantes régionales, ou le verlan dans les textes administratifs.

En réalité, cette proposition de loi fait l'inverse de ce qu'elle préconise, en imposant une norme, alors même qu'aucun texte ni aucune autorité n'oblige à l'usage de l'écriture inclusive.

D'un point de vue juridique, il semblerait que cette proposition soit inconstitutionnelle, en ce qu'elle porte atteinte au principe de libre communication des pensées et des opinions consacré par l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen qui avait déjà valu une censure partielle de la loi Toubon. Elle contrevient aussi aux engagements pris par la France en droit international, en particulier son engagement à assurer l'égalité et la liberté d'expression de chaque personne, comme l'a rappelé le juriste Benjamin Moron-Puech lors des auditions.

Nous voterons donc contre ce texte, car nous nous y opposons tant sur la forme que sur le fond.

M. Max Brisson, président. - En tant qu'élu d'un département disposant d'une langue régionale, je puis vous assurer que cela fait bien longtemps que l'État légifère sur la langue...

Mme Sabine Drexler. - Pour avoir, comme enseignante spécialisée, accompagné en trois décennies des centaines d'élèves en difficulté, je sais combien la langue française peut être difficile à maîtriser à l'écrit. Or, les partisans de l'écriture inclusive, sous couvert d'égalité des genres, ajoutent de la complexité à notre langue, ce qui sera une source supplémentaire d'exclusion scolaire et de stigmatisation, donc un facteur d'exclusion sociale. Mieux vaudrait renforcer les moyens pour donner aux jeunes le goût de la lecture... On ne lutte pas contre les inégalités entre les filles et les garçons avec des points médians. Lutter contre le sexisme et pour l'égalité entre les femmes et les hommes, cela passe par le regard et les actes que la société porte sur ces enjeux, plutôt que par la déconstruction de la langue française. L'académicien Jean-Marie Rouart recommande de ne pas nous servir de la langue française pour des combats qui n'ont rien à voir avec elle.

Nous voterons donc pour cette proposition de loi, telle qu'amendée par notre rapporteur.

Mme Laure Darcos. - Merci pour ce rapport qui n'est pas dénué d'humour, je crois qu'il vaut parfois mieux rire de certaines propositions - et je crois que nous avons raison de débattre de ce sujet, il a son importance.

La langue française évolue, cela fait bien longtemps que des termes féminins sont utilisés dans des environnements tout à fait masculins - on parle ainsi d'une sentinelle, d'une ordonnance... dans l'armée - et la féministe que je suis ne s'offusque pas de la façon dont notre langue fonctionne. Je m'inquiète plutôt que notre langue se complique bien davantage avec cette écriture inclusive, qui en rendrait l'apprentissage bien plus difficile, notamment pour les élèves « dys » et pour les étrangers allophones.

Que vous a dit l'Académie française à ce sujet ? En matière de protection de la langue française, il faudrait d'ailleurs commencer par appliquer le droit actuel.

M. Jean Hingray. - Notre collègue Annick Billon m'a demandé de vous faire part de sa position, avec d'abord cette conviction forte : la condition des femmes n'est pas une histoire de grammaire, elle n'évoluera pas grâce à un point médian - mais grâce à des programmes de lutte contre les violences conjugales, des cours d'éducation à la vie affective et sexuelle adaptés, une prise en charge qualitative de leur santé et surtout grâce à la protection de leurs droits fondamentaux. Notre collègue fait remarquer que l'usage du neutre dans la langue n'est pas un signe d'une plus grande inclusion des femmes, ni d'égalité entre les sexes - en témoignent le chinois et le turc, qui n'accordent pas le verbe au féminin ni au masculin. Or les pays où ces langues sont parlées, la Chine et la Turquie, ne passent pas pour des références en matière de droits des femmes...

J'ajoute, avec Jean Jaurès, que « pour celui qui n'a rien, la patrie est son seul bien » - alors que l'écriture inclusive exclut en réalité de jeunes Français qui rencontrent déjà des difficultés dans l'apprentissage de la langue. Un jeune Français sur neuf est « en difficulté de lecture », dont près de la moitié en situation d'illettrisme.

Alors nous disons non à l'écriture inclusive - le groupe de l'Union centriste votera ce texte.

M. Pierre Ouzoulias. - Sur la forme, je regrette qu'il y ait deux textes venus du même groupe sur le même sujet et avec en partie les mêmes signataires, il aurait fallu commencer par régler le problème en interne...

Je dois vous faire un aveu : en tant que « dys », je ne parviens pas à lire l'écriture inclusive, le résultat en est pour moi tout à fait incompréhensible. Et je ne peux m'empêcher de faire le lien avec les difficultés que les jeunes rencontrent face à l'orthographe : un jeune sur dix arrive en classe de Sixième sans savoir lire ni écrire, n'ajoutons pas de difficulté...

Ensuite, je regrette que ce texte ne résulte pas d'une évaluation précise de l'application de la loi Toubon, qui n'est manifestement pas assez mise en oeuvre. Dans la loi de programmation pour la recherche, nous avions souhaité rendre obligatoire l'usage de la langue française pour la publication des recherches. Il nous a été répondu que c'était peine perdue, tant l'anglais était devenu la langue usuelle, désormais incontournable. Je ne me résous pas, cependant, à voir nos chercheurs publier désormais dans une langue qu'on appelle l'anglais, mais qui n'est en fait qu'un « globish » appauvrissant.

Dans la censure de la loi Toubon, le Conseil constitutionnel dispose que le français est la langue de la République, pas celle de la France, la nuance est de taille. La République a l'obligation d'écrire un français intelligible. Dans le droit actuel, l'exemple que vous donnez d'un concours libellé en écriture inclusive, tombe sous le coup des circulaires que vous avez citées. En réalité, cette proposition de loi porte sur une zone grise qui correspond à la partie censurée de la loi Toubon, cela appelle à une réflexion juridique approfondie.

Pour toutes ces raisons, nous ne participerons pas au vote.

M. Bernard Fialaire. - Je crois qu'on peut défendre la langue française, en tant que langue vivante, qui évolue, sans être pour autant qualifié de « rétrograde » ni de « conservateur ». Pour le sujet d'examen que vous citez, qui n'est effectivement pas conforme aux circulaires, c'est la volonté de respecter la liberté académique qui a retenu le doyen de l'université d'intervenir auprès du professeur à l'origine du libellé - ce professeur est d'ailleurs un militant de cette écriture inclusive. Que l'écriture inclusive fasse l'objet d'études, c'est tout à fait légitime, mais c'est autre chose qu'elle serve dans l'administration, par exemple dans le libellé d'un examen : qu'en pensez-vous ? Peut-on intervenir ? Dans l'exemple cité, il y avait un deuxième sujet, rédigé celui-là en français : n'y a-t-il pas un problème d'égalité, dans le choix même des sujets, selon que l'on comprend ou pas cette écriture inclusive ?

Mme Mathilde Ollivier. - J'exprime moi aussi la consternation de notre groupe devant cette proposition de loi réactionnaire et qui multiplie les approximations. Dans l'exemple que vous donnez du point médian, le double point médian de « les sénateur.rice.s » n'est pas recommandé par le HCE. Dire le contraire, cela induit nos collègues en erreur. Le HCE dit bien que le point médian n'est qu'un élément de l'écriture inclusive, vous faites l'amalgame, alors que la double flexion fait aussi partie de l'écriture inclusive. Vous dites que la place des femmes dans la société n'est pas fonction de la grammaire, c'est pourtant le cas : il est démontré, et les personnes auditionnées nous l'ont dit, que lorsqu'une annonce d'emploi est rédigée en écriture inclusive, davantage de femmes candidatent - et il est établi également que l'usage du masculin générique fait qu'on imagine moins que des femmes soient concernées par ce dont on parle. Ce sont des faits sociaux, vous prétendez en contrer la réalité par l'interdiction de l'écriture inclusive, bon courage...

Enfin, le terme de « combat » se réfère à l'égalité entre les femmes et les hommes, dont j'espère que c'est bien notre objectif à tous dans cette commission - et l'écriture inclusive est un outil pour avancer dans cette voie.

M. Aymeric Durox. - Ce sujet est important et n'a rien d'une lutte picrocholine. L'écriture inclusive a des conséquences importantes, en particulier pour les jeunes. Son usage et sa promotion sont le fait de militants d'extrême-gauche très agressifs dès qu'on touche à leurs lubies, et qu'il nous faut combattre.

Comme ancien professeur, je m'interroge sur l'usage du point médian que l'on constate dans les manuels scolaires : le ministère contrôle-t-il effectivement cet usage et applique-t-il la réglementation en vigueur ? Est-il bien raisonnable de laisser prospérer ce « bégaiement inclusif », comme l'a qualifié Alain Finkielkraut, alors que la moitié des jeunes élèves de Sixième ne savent pas lire le français de manière fluide ? Enfin, est-ce que la recherche scientifique a établi les effets néfastes de cette écriture dans les troubles d'apprentissage ?

M. Jacques Grosperrin. - L'écriture inclusive est un signal politique, militant, qui veut s'imposer par la propagande en instrumentalisant l'orthographe. Dérivée du wokisme, elle en a adopté tous les codes. Elle fait de la langue un outil clivant au service d'une idéologie. Son piège est de forcer les individus à se positionner, dans le camp du « bien » ou dans celui du « mal ».

Comme tous les aspects du wokisme, l'écriture inclusive est pavée de bonnes intentions morales, et de mots prétendument savants que le grand public ne comprend pas mais qui créent des clivages inadmissibles.

La rhétorique de l'écriture inclusive est dangereuse car excluante. Ce n'est pas une théorie de gauche ou progressiste : elle s'en prend directement à l'héritage des Lumières, à l'universalisme et à ce qui fait le commun de la langue française. L'écriture inclusive est source de multiples et nouvelles inégalités, que les linguistes s'accordent à reconnaitre. Elle pose problème à ceux qui ont des difficultés d'apprentissage et à tous les francophones privés de règles et livrés à l'arbitraire. L'exclusion touche tous ceux qui n'ont pas appris cette écriture ... laquelle n'est pas et ne peut pas être enseignée...

Les pratiques inclusives ne tiennent pas compte de la construction des mots. Elles ne relèvent d'aucune logique étymologique et, sous prétexte de féminisation, entrainent des formes fabriquées au hasard, de façon anarchique, posant des questions considérables d'accords, de découpages, de cohérence, de compréhension. Il faut y ajouter l'exclusion de l'oralité. Qu'est-ce qu'une langue qui ne se parle pas ?

L'exclusion touche aussi tous ceux qui souffrent de cécité, de dyslexie, de dysphasie, de troubles divers. Maitrisée par les seules classes privilégiées, l'écriture inclusive ne se soucie ni d'égalité réelle ni des vrais facteurs d'inégalité.

À l'université, je n'ai fort heureusement pas eu à connaître ce phénomène lorsque j'ai passé ma thèse à Lyon 2. Je trouve grave que la non-utilisation de cette écriture puisse pénaliser des étudiants dont le seul tort serait de s'exprimer dans la langue française.

Il doit être mis un coup d'arrêt à cette déconstruction, car il ne faut pas faire d'accommodement avec ce qui exclut. D'où ces questions simples : quelles garanties d'efficacité dans le texte pour mettre un terme à la diffusion de l'écriture inclusive ? Quelle en sera l'évaluation ?

M. Stéphane Piednoir. - Tout a été dit de manière claire : la déconstruction est en marche, livrée à une poignée de militants. Il faut distinguer la féminisation et le point médian. La féminisation n'est pas toujours possible, notre langue utilise « son altesse » ou « sa majesté », qui sont des titres neutres, ce qui était encore récemment le cas pour les titres de maire ou de sénateur - il y a des cas où l'on ne féminise pas, non plus qu'on ne masculinise. Le point médian me parait résulter d'une paresse intellectuelle, alors que la double flexion est admise : nous n'avons pas attendu les injonctions d'une poignée de militants de l'écriture inclusive pour utiliser le « Mesdames et Messieurs » au début de nos discours... Le dogmatisme de cette poignée de militants est tel, qu'on ne leur oppose pas suffisamment cet argument simple qu'on n'écrit pas les documents administratifs en argot, par exemple.

Chacun est libre de s'exprimer comme il le veut, nous parlons ici d'autre chose, et d'abord de sécuriser l'accès à une information intelligible pour tous. La langue évolue, des ajustements sont acceptés, nous avons affaire à autre chose avec la graphie déconstructrice que ce texte veut à raison écarter des documents administratifs. Comment faire, cependant, pour mieux impliquer l'université ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Ce sujet est important puisqu'il concerne la langue française, laquelle est inscrite dans la Constitution depuis 1992 comme langue de la République - aussi avons-nous le devoir d'observer ses évolutions et les textes qui s'y réfèrent. Comme professeur d'anglais, je reconnais avoir eu la partie plus facile grâce à l'usage du neutre dans cette langue et je m'interroge sur la complexité introduite par le point médian : ne risque-t-il pas de constituer un obstacle à la compréhension et à la lecture, qui sont déjà difficiles ?

En réalité, je crois que le vrai sujet, c'est la défense du français, menacé par le Gouvernement lui-même lorsqu'il désigne sa plateforme de santé par Health Data Hub, au point qu'une association obtienne en justice de rétablir le français, ou bien encore lorsqu'il regroupe sa politique d'attractivité sous le label « Choose France »... Je crois qu'à la veille des trente ans de la loi Toubon, et au moment où l'on inaugure à Villers-Cotterêt la Cité internationale de la langue française, il serait bon que notre commission conduise un travail de réflexion sur notre langue et les menaces dont elle fait l'objet.

Quels sont les moyens dont nous disposons, ensuite, pour mieux faire appliquer la loi Toubon ? Enfin, faut-il légiférer - une modification des circulaires ne serait-elle pas plus efficace ?

M. Max Brisson, président. - La loi Toubon est cependant bien appliquée au Pays basque et en Alsace, par exemple, contre les langues régionales...

M. Cédric Vial, rapporteur. - Mes collègues Yan Chantrel et Mathilde Ollivier me qualifient allègrement de « rétrograde » et de « réactionnaire ». Je leur réponds que je préfère parler du fond, c'est ce qui m'intéresse dans notre travail de législateur...

Faut-il légiférer ? Je le pense, d'abord parce que nous avons deux décisions de justice qui se contredisent quelque peu - l'une par le tribunal administratif de Grenoble, l'autre par celui de Paris - et je préfère que le législateur fixe la règle, plutôt que le juge.

J'entends que ce texte voudrait interdire la féminisation des termes, c'est tout à fait inexact, et je le dis d'autant plus tranquillement que même l'Académie française - j'assume l'adverbe - autorise cette féminisation. En réalité, ce texte vise à conserver l'intelligibilité de la règle, des textes administratifs. Nous admettons le masculin générique que certains disent « rétrograde » et « réactionnaire » et qu'ils veulent remplacer par le double genre imposé. Nous n'interdisons pas la double flexion, bien au contraire, mais le point médian, c'est tout autre chose. En fait, nous n'avons rien contre l'usage de la parenthèse, dans des cas comme « cher ami(e) » au début d'une lettre, mais nous sommes également pour continuer à accepter que « chers amis » soit générique, donc incluant le masculin et le féminin. En réalité, notre objectif vise l'intelligibilité des documents administratifs, où parce que le langage doit être commun, il faut être exigeant sur la langue.

Je crois aussi que le droit actuel ne suffit pas, parce que s'il définit bien l'écriture dite inclusive - et c'est pourquoi nous avons repris cette définition -, son champ est trop étroit. Nous l'avons élargi à tous les textes officiels, alors que le droit actuel ne vise que les textes publiés au Journal officiel ; les arrêtés préfectoraux, les arrêtés municipaux, les délibérations municipales ne sont pas publiés au JO, par exemple. Enfin, nous prévoyons une sanction claire : la nullité de l'acte, qui est constatée par le juge. Toute personne pourra contester l'acte officiel, il ne s'agit nullement d'instituer une police administrative de la langue, c'est bien le juge qui prononcera la sanction.

La liberté d'opinion est totale, elle s'exprime par la langue, et non pas dans la langue, la nuance est de taille. Le texte s'appuie sur « ce qui reste » de la loi Toubon après sa censure par le Conseil constitutionnel : c'est pourquoi nous pensons qu'il est conforme à la Constitution.

Le principe de neutralité des agents du service public doit aussi être mentionné. Cette neutralité est religieuse et politique. Or, si la langue utilisée manifeste une appartenance politique, comment garantir la neutralité ? C'est aussi pourquoi il faut une loi - des circulaires auraient suffi si toutes les institutions les avaient reprises à leur compte.

Je n'ai pas suffisamment insisté sur le handicap en matière linguistique. C'est un sujet majeur, l'écriture dite inclusive constitue un obstacle fort pour les « dys », elle renforce les difficultés d'accès au texte. Les difficultés sont également accrues dans l'apprentissage du français par les étrangers, aussi bien que par les enfants. Nous parlons là d'un sujet qui touche directement des millions de personnes, ce n'est pas rien.

L'Académie française s'est penchée sur la question, elle a publié une « Lettre ouverte sur l'écriture inclusive », assez courte, j'espère vous inciter à la lire en vous en citant ces phrases : « Une langue procède d'une combinaison séculaire de l'histoire et de la pratique, ce que Lévi-Strauss et Dumézil définissaient comme « un équilibre subtil né de l'usage ». En prônant une réforme immédiate et totalisante de la graphie, les promoteurs de l'écriture inclusive violentent les rythmes d'évolution du langage selon une injonction brutale, arbitraire et non concertée, qui méconnaît l'écologie du verbe. (...) L'écriture inclusive trouble les pratiques d'apprentissage et de transmission de la langue française, déjà complexes, en ouvrant un champ d'incertitude qui crispe le débat sur des incantations graphiques. En focalisant l'attention sur l'obsession du genre, elle restreint le rapport à la langue en inhibant une expression plus ample de la pensée. Bien loin de susciter l'adhésion d'une majorité de contemporains, elle apparaît comme le domaine réservé d'une élite, inconsciente des difficultés rencontrées au quotidien par les pédagogues et les usagers du système scolaire. L'écriture inclusive installe ainsi un débat de l'entre-soi cantonné à un périmètre limité, au préjudice des étrangers désireux d'apprendre notre langue telle qu'elle leur est souvent transmise par de grands textes patrimoniaux. Dans un monde où la francophonie, principalement sur le continent africain, est appelée à un développement exponentiel, ce mode d'écriture dissuasif est susceptible de renforcer l'anglais comme langue véhiculaire. »

Notre proposition de loi concerne-t-elle aussi l'Université ? Oui, puisque le texte se réfère au code de l'éducation, il s'agit donc bien de viser la langue de l'enseignement, des examens et concours, ainsi que des mémoires de thèses. Il va de soi qu'il n'est pas question d'interdire les travaux de recherche sur l'écriture inclusive, nous voulons simplement éviter son usage qui complique encore la tâche des correcteurs...

Pour les manuels scolaires, la liberté d'édition est totale, mais leur usage peut être réglementé dans l'enseignement : libre aux éditeurs de publier des manuels utilisant l'écriture dite inclusive, mais ces manuels ne sauraient, avec notre proposition de loi, être utilisés dans l'enseignement sans contrevenir au droit.

Le HCE contrevient à la circulaire d'Édouard Philippe de 2017 en préconisant l'usage du point médian. Ce n'est pas du tout pareil que la féminisation, que nous acceptons, d'autant que, je le répète, même l'Académie française l'accepte. Ce que nous faisons avec cette proposition de loi, c'est nous protéger de dérives. Veillons à l'accessibilité de notre langue, ouvrons ce débat nécessaire - et exprimons nos différences au moyen de la langue plutôt que dans la langue. (Applaudissements)

EXAMEN DES ARTICLES

M. Cédric Vial, rapporteur. - Avec l'amendement COM-1, je vous propose de modifier la proposition de loi de notre collègue Pascale Gruny sur trois points : en précisant le champ des pratiques interdites, pour y inclure les néologismes sur les mots grammaticaux, c'est-à-dire sur les déterminants, prépositions, pronoms, conjonctions de coordination et de subordination ; en intégrant les publications émanant de personnes publiques ou de personnes privées chargées d'une mission de service public ; en insérant les dispositions de la proposition de loi déposée le 25 janvier 2022 par M. Étienne Blanc et plusieurs de ses collègues, visant à ce que tout acte juridique qui contreviendrait à l'interdiction d'usage de l'écriture dite inclusive soit nul de plein droit.

M. Yan Chantrel. - Vous dites que ce texte n'interdit pas la double flexion, c'est faux. Vous visez « les pratiques rédactionnelles visant à substituer à l'emploi du masculin, lorsqu'il est utilisé dans un sens générique, une graphie faisant ressortir l'existence d'une forme féminine » : les doubles flexions en font partie ! En fait, en reprenant la circulaire de 2017, qui est très mal rédigée sur ce point, vous interdisez les doubles flexions, c'est une raison supplémentaire pour voter contre cet amendement.

M. Pierre Ouzoulias. - Dans cet amendement, vous visez les néologismes, mais comme la langue de référence n'est pas définie juridiquement, cela n'a pas de portée, certains des néologismes sont déjà « passés » dans la langue... Dans l'objet de l'amendement, vous visez tous les ouvrages ayant bénéficié de subventions publiques, donc toute la production scientifique aidée par l'Agence nationale de la recherche (ANR) et le CNRS ; or, nombre de ces textes sont déjà publiés en anglais : si l'usage du français était rendu plus compliqué, cela ne renforcerait pas le recours à notre langue...

M. Cédric Vial, rapporteur. - Monsieur Chantrel, je crois que nous n'arriverons pas à nous mettre d'accord. Votre lecture de mon texte n'est pas inclusive, puisque vous omettez de dire que les pratiques visées sont « rédactionnelles et typographiques ».

J'entends vos remarques, Monsieur Ouzoulias. La proposition de loi s'applique aux textes qui doivent être écrits en français, au sens de la loi Toubon. Je suis ouvert à vos propositions, pour préserver les chances du français dans les publications académiques, tout en l'épargnant de l'écriture dite inclusive...

L'amendement COM-1 est adopté.

L'article 1er, ainsi modifié, est adopté.

M. Cédric Vial, rapporteur. - Avec l'amendement COM-2, je vous propose de rédiger ainsi l'intitulé de ce texte : « Proposition de loi visant à protéger la langue française des dérives de l'écriture dite inclusive ».

L'amendement COM-2 est adopté.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

N° 

Objet

Sort de l'amendement

Article 1er 

M. Cédric Vial, rapporteur

1

Modification du champ d'application du dispositif et introduction d'une sanction de nullité

Adopté

Intitulé de la proposition de loi

M. Cédric Vial, rapporteur

2

Nouvel intitulé mettant l'accent sur la protection de la langue française

Adopté

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