EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er
Interdiction de se prévaloir de son origine ou de sa religion
pour se soustraire aux lois de la République

L'article 1er de la proposition de loi constitutionnelle entend réaffirmer la prééminence des lois de la République dans le prolongement de la proposition de loi constitutionnelle de Philippe Bas, Bruno Retailleau, Hervé Marseille et plusieurs de leurs collègues, adoptée par le Sénat mais rejetée par l'Assemblée nationale.

Par volonté de cohérence et de clarté, la commission a rétabli le texte adopté le 19 octobre 2020.

1. Lutter contre le séparatisme et le communautarisme

1.1. Un phénomène désormais reconnu et combattu

Les quatre dernières années ont vu la reconnaissance progressive de la réalité du risque posé par le communautarisme et le séparatisme, marquée par les travaux du Sénat parmi lesquels la commission d'enquête sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre2(*) et le discours de Mulhouse du Président de la République du 18 février 2020 qui a popularisé la notion de « séparatisme ».

L'assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020 a marqué un tournant en faisant apparaître de la manière la plus tragique le lien entre contestations fondées sur des croyances religieuses, contre l'enseignement dispensé par l'école publique en l'occurrence, et terrorisme islamiste. L'attaque perpétrée à Arras le 13 octobre 2023 et l'assassinat de Dominique Bernard a ravivé cette plaie toujours vive au sein de la communauté nationale.

La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République3(*) entend apporter des réponses en donnant aux autorités et aux services publics, dont l'école, les moyens de lutter contre les phénomènes de radicalisation et contre l'entrisme au sein du monde sportif et associatif et des institutions religieuses.

Comme le soulignait le rapport de la commission des lois sur la proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République4(*), le phénomène communautariste est une menace pour la cohésion de la société, l'indivisibilité de la République et l'unité du peuple français. Le communautarisme lui-même et son instrumentalisation par les mouvements politiques radicaux et volontiers violents pèsent de manière croissante sur la société française, sur le respect de l'autorité légitime et la force de la loi.

1.2. Un phénomène polymorphe qui touche tous les aspects de la société française

Le phénomène de communautarisme est plus large que le séparatisme qui entend séparer une partie des Français de leurs concitoyens au nom de croyances généralement prétendues religieuses. Il peut revêtir, selon plusieurs des personnes auditionnées par le rapporteur, une dimension conquérante qui se manifeste notamment par la volonté de tester la résistance des institutions publiques, dont l'école mais aussi l'hôpital, aux revendications communautaristes.

La remise en cause de la République ne se limite pas à celle de la laïcité, mais s'étend à ses valeurs fondatrices du vivre ensemble : notamment l'égalité entre les femmes et les hommes et le refus des discriminations et des discours de haine.

De plus, comme l'indiquait le rapport de la commission des lois sur la proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République, les revendications communautaristes portent non seulement sur le rapport aux administrations et à l'État, mais également sur le monde associatif, sportif et les entreprises. Les difficultés rencontrées par les entreprises pour se séparer d'individus radicalisés tendant à imposer leurs croyances sur leur lieu ou dans leurs relations de travail ou dans l'exercice de leurs fonctions demeurent particulièrement difficiles à gérer malgré la jurisprudence5(*). Le Sénat a plusieurs fois été saisi de ces questions, notamment concernant des entreprises de transport.

C'est donc bien l'ensemble des règles communes, publiques et privées, qui régissent le vivre ensemble au sein de la communauté nationale, qui est remis en cause par le communautarisme.

2. Une rédaction qui s'inscrit dans le prolongement des dispositions du bloc de constitutionnalité

2.1. Viser les individus et les groupes remettant en cause l'adhésion à la communauté nationale au nom d'une origine ou d'une religion

La rédaction de l'article 1er diffère sur plusieurs points de celle adoptée par le Sénat dans le cadre de la proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République. Ces différences de formulations qui sont secondaires par rapport à l'objectif commun recherché doivent être examinées.

En premier lieu, l'article vise uniquement les individus alors que la précédente proposition de loi constitutionnelle visait également les « groupes ». L'ajout de cette mention a paru nécessaire à la commission afin de marquer qu'il convient de lutter non seulement contre des comportements individuels mais aussi contre le communautarisme qui entend créer des communautés, groupes ou « sections » au sein du peuple au sens de l'article 3 de la Constitution.

Le fait que ces groupes prétendent se caractériser par une origine ou une religion marque leur spécificité, hors du champ du débat politique. Il ne s'agit pas de partis ou groupements politiques visés par l'article 4 de la Constitution, ni des groupes qui, dans le cadre des institutions, entendent participer à l'expression de la souveraineté par l'action parlementaire, mais de groupes se prévalant d'une existence en dehors de la communauté nationale au nom de principes expressément rejetés par la Constitution elle-même dans son article 1er. Celui-ci dispose en effet que la République « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion ».

Lors de ses auditions, le rapporteur a pu entendre le souhait de certains juristes de reprendre une formulation plus proche de celle figurant à l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et, ainsi, de viser les opinions philosophiques et religieuses, notion par ailleurs utilisée dans plusieurs textes relatifs à la laïcité et aux droits et devoirs des agents publics. Cette formulation a été présentée comme ayant le mérite d'éviter un débat sur ce qui pouvait relever ou non de la religion. La commission a considéré que la clarté de l'affirmation, qui participe du soutien à l'action des acteurs de terrain, se trouvait mieux garantie par le recours au terme « religion ».

2.2. Garantir le respect des règles communes

La notion de règles communes a également fait l'objet de réserves de la part de certaines des personnes auditionnées. Le caractère mal défini de la notion de règles communes a pu être souligné pour évoquer le risque d'une extension jusqu'aux moeurs en général, figées de manière abstraite à un moment donné de la vie de la Nation.

Ces craintes appellent plusieurs réponses. Tout d'abord la notion de règles communes a été consacrée par le Conseil constitutionnel dans son arrêt du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l'Europe6(*) qui dispose (considérant 18) « Les dispositions de l'article 1er de la Constitution aux termes desquelles “la France est une République laïque” [...] interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».

Ensuite cette notion renvoie à des concepts juridiquement établis, comme celui de principes de la République. Si elle ne se résume pas à ces derniers, le périmètre de la règle commune est cependant défini. Comme l'indiquait le rapport sur la proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République : « La notion de « règle commune » intègre, en effet, les lois et règlements de la République mais aussi les règlements intérieurs des services publics, des entreprises et des associations. Elle exclut toutefois les relations entre les particuliers qui n'ont pas à être laïques, au risque de mettre en cause la liberté de conscience ».

Il semble à la commission que la formulation « règle commune » adoptée en 2020 était préférable à celle de « règles communes » qui semble renvoyer à une énumération possible.

La défense de la règle commune contre les volontés de s'y soustraire au nom de l'origine ou de la religion s'inscrit comme une explicitation du texte constitutionnel justifiée par les nouveaux défis auxquels la République est appelée à faire face.

À l'inverse, il n'a pas semblé nécessaire à la commission de retenir dans l'article 1er la référence au respect dû aux lois de la République. Ce principe est déjà suffisamment garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui dispose que la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » et par l'article 3 de la Constitution.

La commission a en conséquence adopté l'amendement COM-8 proposé par le rapporteur, tendant à retenir pour l'article 1er la rédaction déjà adoptée par le Sénat dans le cadre de la proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République.

La commission a adopté l'article 1er ainsi modifié.

Article 2
Extension du champ du référendum aux questions relatives à l'entrée
et au séjour des étrangers en France et au droit de la nationalité

L'article 2 de la proposition de loi constitutionnelle vise à étendre le champ du référendum de l'article 11 de la Constitution aux questions relatives à l'entrée et au séjour des étrangers en France et au droit de la nationalité.

Le rapporteur admet que la reprise en main de la politique migratoire de la France suppose des décisions stratégiques majeures qu'il pourrait être opportun de soumettre au suffrage populaire. Pour autant, l'organisation pratique d'un référendum sur le sujet nécessitera des travaux préparatoires approfondis, pour surmonter notamment le risque d'inadéquation entre une question portant sur une matière techniquement complexe et la réponse, nécessairement binaire, qui pourrait y être apportée par cette voie.

Prenant acte de l'absence de consensus politique sur ce sujet, la commission a supprimé cet article à l'initiative du groupe de l'Union centriste.

1. Prévu dès 1958 par la Constitution, le référendum constitue une modalité alternative d'expression de la souveraineté nationale

1.1. La Constitution du 4 octobre 1958 a prévu la possibilité pour le Président de la République d'organiser des référendums sur une liste limitative de projets de loi progressivement élargie

a) Un pouvoir propre du Président de la République

Découlant de l'article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 qui dispose que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum », le premier alinéa de l'article 11 de la Constitution donne au Président de la République la possibilité d'organiser des référendums relatifs à l'adoption d'un projet de loi.

La décision du Président de la République de soumettre un projet de loi à référendum constitue un pouvoir propre, non soumis au contreseing du Premier ministre en application de l'article 19 de la Constitution.

Le Président de la République peut organiser le référendum soit sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions7(*), soit sur proposition conjointe des deux assemblées.

Cette modalité alternative à la procédure d'examen parlementaire a été d'emblée conçue comme dérogatoire, ou à tout le moins exceptionnelle, eu égard à la stricte limitation de l'objet des projets de loi susceptibles d'être soumis à référendum.

b) Un champ défini positivement et limitativement

En 1958, le champ du référendum de l'article 11 est circonscrit à deux objets : « l'organisation des pouvoirs publics », d'une part, et la « ratification d'un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions », d'autre part.

Le champ des projets de loi susceptibles d'être soumis à référendum par le Président de la République a par la suite été étendu à deux reprises -sans que ces élargissements n'aient remis en cause la nature exceptionnelle de cette procédure dans l'adoption d'une loi. Le champ du référendum a ainsi été élargi aux « réformes relatives à la politique économique et sociale de la nation et aux services qui y concourent » en 19958(*), puis « aux réformes relatives à la politique environnementale de la nation et aux services qui y concourent » en 20089(*).

Du reste, cet élargissement du champ ne s'est pas traduit par un usage accru au référendum : à ce jour, le Président de la République n'a soumis au référendum aucun projet de loi relatif aux objets intégrés depuis 1995 au premier alinéa de l'article 11 de la Constitution.

Les projets de loi soumis à référendum
en application du premier alinéa de l'article 11 de la Constitution

Date

Objet

Issue

Part des suffrages exprimés

8 janvier 1961

Autodétermination de l'Algérie

« oui »

74,99 %

8 avril 1962

Accords d'Évian

« oui »

90,81 %

28 octobre 1962

Élection du Président de la République
au suffrage universel direct

« oui »

62,25 %

27 avril 1969

Réforme du Sénat et régionalisation

« non »

52,41 %

23 avril 1972

Élargissement de la Communauté économique européenne

« oui »

68,32 %

6 novembre 1988

Statut de la Nouvelle-Calédonie

« oui »

79,99 %

20 septembre 1992

Ratification du Traité de Maastricht sur l'Union européenne

« oui »

51,04 %

29 mai 2005

Ratification du traité établissant
une Constitution pour l'Europe

« non »

54,67 %

Source : commission des lois du Sénat

Au bilan, le recours au référendum du premier alinéa de l'article 11 de la Constitution peut être qualifié de modeste, en cohérence avec la visée exceptionnelle de cette disposition constitutionnelle : depuis 1958, seuls huit référendums ont été organisés sur ce fondement - et encore ce chiffre inclut-il les deux référendums visant à modifier la Constitution organisés par le général de Gaulle en 1962 et 1969.

La révision de la Constitution par la voie de l'article 11

La révision de la Constitution est encadrée par l'article 89 de la Constitution, qui dispose notamment que « le projet ou la proposition de révision doit être voté par les deux assemblées en termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum ».

À deux reprises, le Président de la République s'est toutefois appuyé sur l'article 11 pour réviser la Constitution :

- en 1962, le général de Gaulle décide de soumettre au référendum le projet de loi instaurant l'élection du Président de la République au suffrage universel ; le « oui » l'emporte le 28 octobre 1962 ;

- en 1969, le projet de loi constitutionnelle portant sur la régionalisation et la rénovation du Sénat est rejeté10(*).

Le recours à l'article 11 à des fins de révision constitutionnelle a suscité de nombreuses critiques de la part des juristes et responsables politiques de l'époque11(*).

La validité de la révision constitutionnelle de 1962 n'a toutefois pas été remise en cause par le Conseil constitutionnel : saisi par le président du Sénat, celui-ci s'est refusé à vérifier la conformité à la Constitution de la procédure suivie, s'estimant incompétent pour connaître des lois qui « adoptées par le peuple à la suite d'un référendum, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale »12(*).

Depuis, aucun Président de la République n'a recouru à l'article 11 dans l'objectif de réviser la Constitution.

c) Le contrôle du Conseil constitutionnel des projets de loi ayant vocation à être soumis au référendum : un contrôle limité par les textes, qui tend à s'élargir en pratique

Dans sa rédaction actuelle, l'article 61 de la Constitution prévoit la saisine obligatoire du Conseil constitutionnel uniquement pour les propositions de loi mentionnées à l'article 11 avant qu'elles soient soumises au référendum.

Saisi le 3 novembre 1962 par le Président du Sénat à la suite de l'adoption, par le référendum du 28 octobre 1962, de la loi relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, le Conseil constitutionnel s'est déclaré incompétent pour connaître des lois qui, « adoptées par le peuple à la suite d'un référendum, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale »13(*). Il a également rappelé que l'article 11 « ne prévoit aucune formalité entre l'adoption d'un projet de loi par le peuple et sa promulgation par le Président de la République »14(*).

En revanche, le Conseil constitutionnel est responsable, aux termes de l'article 60 de la Constitution et de l'article 46 de l'ordonnance n° 58-1065 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, du contrôle de la régularité des opérations référendaires prévues aux articles 11 et 89.

En outre, en 2000, le Conseil constitutionnel a admis pour la première fois sa compétence juridictionnelle exceptionnelle pour connaître des recours dirigés contre les actes préparatoires au référendum dans certains cas, à savoir lorsque « l'irrecevabilité qui serait opposée à ces requêtes risquerait de compromettre gravement l'efficacité de son contrôle des opérations référendaires, vicierait le déroulement général du vote ou porterait atteinte au fonctionnement normal des pouvoirs publics »15(*). Sont ainsi susceptibles d'être soumis au contrôle du Conseil constitutionnel aussi bien le décret de convocation que les décrets relatifs à l'organisation du référendum16(*).

Prolongeant cette logique, l'actuel président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, a d'ailleurs récemment évoqué la possibilité, pour le Conseil, de s'opposer à la tenue d'un référendum relatif à un projet de loi dont l'objet ne serait pas conforme au champ défini par l'article 11 de la Constitution.

1.2. Créé par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, le référendum d'initiative partagée n'a encore jamais été mis en oeuvre

Issus d'amendements adoptés en première lecture à l'Assemblée nationale lors de l'examen du projet de loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Ve République déposé le 23 avril 2008, les alinéas 3 à 6 de l'article 11 de la Constitution ont créé, de façon inédite dans l'histoire constitutionnelle française17(*), la procédure dite du référendum d'initiative partagée (RIP), à savoir, un référendum organisé - sous certaines conditions - sur une proposition de loi déposée par un cinquième des membres du Parlement, puis soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales18(*).

Le champ du référendum d'initiative partagée est défini en référence au champ du référendum relatif à un projet de loi, le troisième alinéa de l'article 11 précisant qu' « un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé [...] ». En conséquence, en l'état de cette rédaction, toute modification du champ du référendum initié par le Président de la République se traduit automatiquement par une modification identique du champ du référendum d'initiative partagée.

À la différence toutefois du projet de loi pouvant faire l'objet d'un référendum à l'initiative du Président de la République, la proposition de loi référendaire « ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an »19(*). Il s'agit ainsi d'éviter que la procédure du référendum d'initiative partagée ne soit utilisée pour organiser une forme de voie d'appel populaire des décisions du Parlement.

Depuis l'entrée en vigueur de la procédure du référendum d'initiative partagée, le 1er janvier 201520(*), cinq propositions de loi déposées en application du troisième alinéa de l'article 11 de la Constitution ont été transmises au Conseil constitutionnel ; sur ces cinq propositions, seule une a été déclarée conforme à la Constitution21(*), et a été ouverte au recueil des soutiens des électeurs. Le seuil d'un dixième du corps électoral n'a toutefois pas été atteint au terme de la période de recueil des soutiens22(*).

2. L'article 2 de la proposition de loi constitutionnelle vise à étendre le champ du référendum de l'article 11 à deux nouveaux objets : les questions relatives à l'entrée et au séjour des étrangers en France et le droit de la nationalité

L'article 2 de la proposition de loi constitutionnelle tend à élargir le champ des référendums (qu'ils soient relatifs à un projet ou à une proposition de loi) à deux objets supplémentaires : les questions relatives à l'entrée et au séjour des étrangers en France et le droit de la nationalité.

Compte tenu de la rédaction actuelle du troisième alinéa de l'article 11, cette extension du champ concernerait aussi bien le référendum relatif à l'adoption d'un projet de loi que le référendum d'initiative partagée.

Le rapporteur rappelle que l'élargissement du champ du référendum visé par l'article 2 soulève avant tout une question politique de principe qui anime le débat public depuis plusieurs années.

Ainsi, le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, déposé en août 2019, visait à élargir le champ référendaire aux questions de société (hors matière pénale) et proposait de préciser que soit concernée l'organisation des pouvoirs publics « nationaux ou territoriaux »23(*). Cette initiative n'a toutefois pas prospéré, le projet de loi constitutionnelle n'ayant jamais été inscrit à l'ordre du jour du Parlement.

Dans son discours du 4 octobre 2023 au Conseil constitutionnel, le Président de la République a par la suite renouvelé son intention d'élargir le champ du référendum de l'article 11 de la Constitution. À la suite des deuxièmes « rencontres de Saint-Denis », le 17 novembre 2023, ont été toutefois écartées les deux options qui avaient été un temps envisagées à cette fin par le pouvoir exécutif : la définition du champ du référendum « en creux », en en excluant les questions pénales, fiscales et relatives aux libertés publiques, d'une part ; et l'élargissement du champ actuel du référendum aux seules questions relatives à l'immigration, d'autre part.

Si le rapporteur n'est à titre personnel pas opposé à la proposition d'élargir le champ du référendum aux questions relatives à l'entrée et au séjour des étrangers en France ainsi qu'au droit de la nationalité, il rappelle que tout renforcement de l'outil référendaire doit être envisagé avec prudence. La commission des lois s'attache en effet traditionnellement à préserver l'esprit originel de l'article 11 de la Constitution, lequel a été conçu comme une dérogation exceptionnelle aux prérogatives du Parlement qui ne saurait être utilisée que pour trancher des questions capitales et stratégiques.

Toute extension du champ du référendum entraînerait de fait l'élargissement du pouvoir donné au Président de la République de contourner le Parlement. Du reste, cette évolution risquerait de se faire en premier lieu au détriment du Sénat, devant lequel le Gouvernement ne peut engager sa responsabilité pour l'adoption d'un texte.

En outre, le rapporteur rappelle que l'élargissement du champ du référendum n'est pas nécessairement synonyme d'un recours accru à cet outil. Jusqu'à présent, aucun référendum (qu'il soit relatif à un projet de loi ou à une proposition de loi) ne s'est tenu sur les objets ajoutés au champ du référendum respectivement par les révisions constitutionnelles de 1995 et 2008.

Enfin, s'agissant en particulier des questions relatives à l'entrée et au séjour des étrangers en France ainsi qu'au droit de la nationalité, le rapporteur admet que la reprise en main de la politique migratoire de la France suppose des décisions stratégiques majeures qu'il pourrait être opportun de soumettre au suffrage populaire. Pour autant, l'organisation pratique d'un référendum sur le sujet nécessitera des travaux préparatoires approfondis, pour surmonter notamment le risque d'inadéquation entre une question portant sur une matière techniquement complexe et la réponse, nécessairement binaire, qui pourrait y être apportée par cette voie.

Prenant acte de l'absence de consensus politique sur le sujet à ce stade, la commission a adopté un amendement de suppression COM-5 du groupe de l'Union centriste.

La commission a supprimé l'article 2.

Article 3
Dérogation à la primauté du droit international et européen
sur les lois françaises

L'article 3 prévoit la possibilité de déroger, par une loi organique votée dans les mêmes termes par les deux assemblées ou adoptée par référendum, à la primauté du droit international et européen « afin d'assurer le respect de l'identité constitutionnelle de la France ou la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation ».

Si la commission partage l'analyse selon laquelle l'action du législateur en matière migratoire est aujourd'hui excessivement contrainte par des normes supra-législatives, le dispositif proposé pour y répondre soulève toutefois des difficultés juridiques majeures. Sans écarter définitivement cette piste, la commission a considéré que la réflexion devait se poursuivre avant, le cas échéant, de solliciter le pouvoir constituant. En conséquence elle n'a, à ce stade, pas adopté l'article 3.

1. Une action du législateur en matière migratoire excessivement contrainte par des normes supra-législatives

L'auteur de la proposition de loi constitutionnelle, Bruno Retailleau, fait le constat que l'action du législateur est aujourd'hui excessivement restreinte par des normes supra-législatives, et ce tout particulièrement en matière migratoire. Le député Éric Ciotti, qui a déposé une proposition de loi constitutionnelle identique à l'Assemblée nationale pour laquelle il a été nommé rapporteur, défend une position similaire en estimant que « le législateur, qu'il s'agisse du Parlement ou du Peuple français par la voie du référendum, est entravé. Il ne dispose pas d'une pleine capacité d'initiative pour définir et imposer une politique migratoire »24(*).

Il est certain que les marges de manoeuvres du Parlement sont moins importantes en droit des étrangers que dans d'autres matières. Il doit, d'une part, composer avec une jurisprudence constitutionnelle parfois particulièrement restrictive. Un exemple frappant est l'impossibilité pour le législateur ordinaire de mettre fin aux protections contre l'éloignement dont bénéficient certains étrangers dont les liens avec la France sont d'une particulière intensité, et ce afin d'assurer une « conciliation équilibrée entre la sauvegarde de l'ordre public » et le « droit de mener une vie familiale normale »25(*). Alors que certains des intéressés sont des multirécidivistes régulièrement condamnés qui, de ce fait, se sont eux-mêmes mis au ban de la société française, l'impossibilité actuelle pour l'administration de les éloigner relève de l'aberration26(*). De la même manière, le droit à une vie familiale normale fait aujourd'hui obstacle à l'introduction de « quotas » de titres de séjours délivrés pour motifs familiaux27(*).

Surtout, le droit des étrangers est une matière en grande partie régie par des normes conventionnelles et européennes qui s'imposent au législateur. Pour rappel, l'Union européenne bénéficie d'une compétence partagée pour le développement d'une politique commune de l'immigration. Sans prétendre à l'exhaustivité, une énumération de normes européennes s'imposant au législateur national en la matière suffit à réaliser combien celui-ci est aujourd'hui réduit à un rôle d'exécutant dans l'exercice de prérogatives pourtant régaliennes :

- en matière d'asile28(*) : on peut citer les instruments issus de l'adoption d'un « paquet asile » le 26 juin 2013, parmi lesquels la directive 2013/32/UE dite « procédure » qui établit des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale, la directive 2013/33/UE dite « accueil » qui établit des normes minimales pour l'accueil des demandeurs d'asile, ainsi que le règlement (UE) n° 604/2013 dit « Dublin III » qui détermine la répartition des compétences entre les États membres pour le traitement des demandes d'asile ;

- en matière d'admission au séjour : le droit au regroupement familial relève aujourd'hui de la directive 2003/86/CE du 22 septembre 2003, tandis que les conditions d'entrée et de séjour des étudiants sont régies par la directive (UE) 2016/801 du 11 mai 2016 ;

- en matière de lutte contre l'immigration irrégulière : la directive 2008/115/UE du 16 décembre 2008 dite « retour » régit les conditions d'éloignement des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ont par ailleurs pu faire une interprétation extensive des textes dans leur jurisprudence, limitant d'autant les marges de manoeuvre du législateur et l'action de l'administration.

À titre d'exemple, le délit de séjour irrégulier a été supprimé par la loi du 31 décembre 2012 afin de se conformer à la jurisprudence de la CJUE29(*). Dans un arrêt du 26 avril 2022, la Cour a également subordonné la prolongation au-delà de six mois du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures à l'apparition d'une nouvelle menace grave30(*) et la France n'a pu maintenir son dispositif de contrôle aux frontières intérieures que par une interprétation audacieuse de cet arrêt par le Conseil d'État31(*). Plus récemment, on peut citer un arrêt du 21 septembre 2023 imposant d'appliquer les procédures prévues par la directive retour à l'étranger qui a fait l'objet d'un refus d'entrée aux frontières intérieures32(*).

Des mécanismes d'articulation existent certes déjà, à l'instar du 2 de l'article 4 du traité sur l'Union européenne qui prévoit que « l'Union respecte l'égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles ». Cette stipulation n'est toutefois que très peu utilisée dans la pratique. Le secrétariat général aux affaires européennes a uniquement fait part d'une jurisprudence de la CJUE admettant sur ce fondement la compétence de l'Autriche pour refuser de reconnaître les éléments nobiliaires d'un nom33(*).

2. L'article 3 : une possibilité de dérogation à la primauté du droit international et européen par le vote d'une loi organique qui soulève des questions juridiques et politiques majeures

Dans ce contexte, l'article 3 de la proposition de loi constitutionnelle prévoit qu'il puisse être dérogé, par une loi organique votée dans les mêmes termes par les deux assemblées ou adoptée par référendum, à la primauté du droit international sur la loi prévue par l'article 55 de la Constitution ainsi qu'à celle du droit de l'Union européenne telle qu'elle résulte de l'article 88-1 de la Constitution dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Une telle dérogation ne pourrait être mise en oeuvre qu'afin « d'assurer le respect de l'identité constitutionnelle de la France ou la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation ».

Si la commission ne peut qu'approuver la volonté de renforcer le pouvoir décisionnel du Parlement en matière migratoire, le mécanisme proposé par l'article 3 semble en l'état présenter plus d'inconvénients que d'avantages. Il soulève de fait des questions juridiques et politiques majeures.

Le rapporteur a été alerté par l'ensemble des professeurs de droit constitutionnel auditionnés sur ses fragilités, notamment au regard des risques de déséquilibre dans la hiérarchie des normes qu'engendrerait son adoption. Comme l'a souligné le professeur Frédéric Rouvillois, confier au législateur organique le soin de déroger à une norme constitutionnelle et donner à certaines lois ordinaires une autorité supérieure à celle des traités reviendrait à opérer deux bouleversements de la hiérarchie des normes sans précédents et dont les effets sont difficilement mesurables. Le professeur Guillaume Drago est quant à lui catégorique, en ce qu'il a estimé au cours de son audition qu'une « loi organique ne peut suffire à déroger aux dispositions d'un engagement international, supérieur dans la hiérarchie des normes ».

Un tel dispositif serait en outre assurément perçu comme une provocation au niveau européen et exposerait la France a minima à un recours en manquement devant la CJUE. Comme l'a résumé le professeur Christophe Boutin, ce dispositif poserait les fondements d'une opposition frontale avec la CJUE à l'issue plus qu'incertaine. Un tel choix doit être effectué en connaissance de cause. Il estime ainsi que « la volonté de la France importe peut-être moins que la manière dont le juge européen, qui entend faire primer les normes européennes, réagira face à des lois organiques qui viseraient à écarter cette primauté. Il convient donc de se poser la question des conséquences de tels choix, de savoir si la France a la volonté de passer outre une éventuelle décision de la Cour de justice de l'Union européenne sanctionnant ses choix, et comment elle le ferait ».

Sur le plan politique, la question des conséquences de ce dispositif sur l'image de la France à l'international ne peut être éludée, dans la mesure où celle-ci serait inévitablement perçue comme un partenaire peu fiable dont les engagements seraient à tout moment susceptibles d'être unilatéralement remis en cause.

3. La position de la commission : une réflexion qui doit être approfondie avant d'envisager une révision de la Constitution

Si la commission partage l'analyse selon laquelle l'action du législateur en matière migratoire est aujourd'hui excessivement contrainte par des normes supra-législatives, le dispositif proposé pour y répondre semble en l'état inabouti.

La réflexion mérite néanmoins d'être poursuivie, tant ce rééquilibrage est aujourd'hui nécessaire et attendu par l'opinion publique. Dans cette perspective, le rapporteur a présenté à la commission de premières pistes s'inspirant des clauses de sauvegarde qui ont été énoncées respectivement par le Conseil constitutionnel34(*) et le Conseil d'État35(*) afin de faire primer, dans des cas limités, la Constitution sur le droit européen. Il s'agirait de consacrer le principe selon lequel la primauté sur la loi de la norme conventionnelle internationale ou européenne s'efface lorsque son application porterait atteinte à une règle ou un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France ou priverait de garanties effectives une exigence constitutionnelle. Ce faisant, une assise constitutionnelle serait donnée aux clauses de sauvegarde dégagées par voie jurisprudentielle mais dont le Conseil constitutionnel comme le Conseil d'État n'ont fait qu'un usage modeste. Pour la mise en oeuvre de ce principe, le rapporteur a proposé la création d'un mécanisme de « question parlementaire de souveraineté » : lorsque, à l'occasion d'une instance, il serait soutenu que l'application d'un traité ou d'un accord porterait atteinte à une règle ou un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France ou priverait de garanties effectives une exigence constitutionnelle, la question serait renvoyée au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Dans l'hypothèse où ce moyen ne devrait pas manifestement être retenu, le Conseil d'État ou la Cour de cassation devrait soumettre la question au Parlement avant de rendre sa décision.

Sans écarter définitivement cette piste, la commission a considéré que la réflexion devait se poursuivre avant, le cas échéant, de solliciter le pouvoir constituant. En conséquence elle a, à ce stade, adopté un amendement de suppression COM-6 du groupe de l'Union centriste.

La commission a supprimé l'article 3.

Article 4
Constitutionnalisation du principe d'assimilation
à la communauté française

L'article 4 de la proposition de loi constitutionnelle tend à élever au niveau constitutionnel l'obligation d'assimilation à la communauté française pour l'acquisition de la nationalité française.

La commission a complété cet article par un renvoi de la définition des modalités d'assimilation à la loi.

1. Des modalités d'acquisition de la nationalité française soumises à conditions

L'acquisition de la nationalité se distingue de l'attribution de la nationalité à la naissance. Il existe trois modalités d'acquisition de la nationalité : par déclaration, par décret et de plein droit.

L'acquisition de la nationalité par décret est la plus importante en volume : en 2022, 52,3 % des personnes ayant acquis la nationalité l'ont obtenue par décret de naturalisation. À l'inverse, l'acquisition sans formalité, destinée aux enfants nés en France de deux parents étrangers sous condition de résidence en France de 5 années depuis l'âge de 11 ans et devenus majeurs, ne représente que 2,2 % des cas. Ceci tient au fait que les parents ou représentants légaux des enfants, ou les enfants eux-mêmes s'ils sont âgés de plus de 16 ans et remplissent les conditions d'acquisition de la nationalité, procèdent dans la plupart des cas à une déclaration anticipée (28 % des cas d'acquisition de nationalité en 2022). Enfin l'acquisition de la nationalité par déclaration de mariage représente 14,4 % des cas. Au total, l'acquisition de la nationalité par déclaration représente 44,9 % des cas.

Le code civil36(*) fixe les conditions liées aux différentes modalités d'acquisition. L'assimilation est ainsi une des conditions dont l'absence permet de s'opposer à l'acquisition de la nationalité française par mariage (article 21-4). S'agissant de l'acquisition de la nationalité par décret, l'article 21-24 du code civil dispose que : « Nul ne peut être naturalisé s'il ne justifie de son assimilation à la communauté française, notamment par une connaissance suffisante, selon sa condition, de la langue, de l'histoire, de la culture et de la société françaises, dont le niveau et les modalités d'évaluation sont fixés par décret en Conseil d'État, et des droits et devoirs conférés par la nationalité française ainsi que par l'adhésion aux principes et aux valeurs essentiels de la République.

À l'issue du contrôle de son assimilation, l'intéressé signe la charte des droits et devoirs du citoyen français. Cette charte, approuvée par décret en Conseil d'État, rappelle les principes, valeurs et symboles essentiels de la République française ».

Acquisitions de la nationalité française

Mode d'acquisition

2018

2019

2020

2021

2022

Nombre d'acquisitions

Part (en°%)

Acquisitions enregistrées

108 180

107 979

83 161

128 013

111 967

97,8

Acquisitions par décret

55 830

49 671

41 927

75 249

60 556

52,9

Par naturalisation

54 104

48 358

41 035

74 048

59 904

52,3

Par réintégration

1 726

1 313

892

1 201

652

0,6

Acquisitions par déclaration

52 350

58 308

41 234

52 764

51 411

44,9

Par déclaration anticipée

29 340

30 041

20 826

32 727

32 020

28,0

Par mariage

21 000

25 262

18 223

17 280

16 465

14,4

Par ascendants
et fratries

948

1 777

1 221

1 563

1 690

1,5

Autres déclarations d'acquisition et de réintégration

1 062

1 228

964

1 194

1 236

1,1

Acquisitions
sans formalité

1 834

1 842

1 703

2 372

2 516

2,2

Ensemble

110 014

109 821

84 864

130 385

114 483

100,0

Lecture : en 2022, sur les 114 483 acquisitions de nationalité, 59 904 sont des naturalisations.
Champ : France.
Sources : ministère de l'Intérieur, ministère de la Justice, SDSE.

Source : Insee Acquisitions de la nationalité française Données annuelles de 1999 à 2022

2. La constitutionnalisation de l'obligation d'assimilation

L'obligation d'assimilation figure donc déjà dans le code civil. Elle se présente néanmoins de manière différente et apparaît moins contraignante pour les acquisitions par déclaration que pour les naturalisations.

La constitutionnalisation de l'obligation d'assimilation aurait pour effet de placer cette exigence au niveau le plus élevé pour tous les types d'acquisition de la nationalité, y compris pour les enfants nés en France de parents étrangers.

La commission a néanmoins considéré que la seule constitutionnalisation de ce principe, bien que nécessaire, serait source de difficultés si les conditions de l'assimilation n'étaient pas définies. En effet, si l'article 21-24 du code civil définit certains éléments de l'assimilation comme la connaissance de la langue, de l'histoire et de la culture françaises, celle-ci est surtout définie négativement, que ce soit par le code civil - qui caractérise la polygamie comme un défaut d'assimilation - ou par la jurisprudence.

À l'initiative du rapporteur, la commission a donc adopté un amendement COM-10 tendant à compléter l'article 4 par un renvoi à la loi de la définition des modalités d'assimilation.

La commission a adopté l'article 4 ainsi modifié.

Article 5
Acquisition de la nationalité au titre du droit du sol à Mayotte

L'article 5 crée un régime dérogatoire d'acquisition de la nationalité française au titre du droit du sol pour les étrangers nés à Mayotte de parents étrangers. Contrairement au droit commun où la nationalité est automatiquement acquise à la majorité ou à partir de 13 ans par anticipation, sous réserve du respect d'une condition de résidence habituelle en France, les intéressés ne pourraient devenir français par cette voie qu'au bénéfice d'une décision discrétionnaire de l'administration.

La commission a considéré que la pression migratoire exceptionnelle subie par le Département de Mayotte justifiait une telle dérogation au principe du droit du sol et que celle-ci était de nature à diminuer les flux d'immigration irrégulière. Sans remettre en cause l'esprit de l'article 5, elle a adopté un amendement visant à clarifier son périmètre.

1. Face à la situation migratoire exceptionnelle à Mayotte, une révision de la Constitution qui s'impose

1.1. Un territoire mahorais confronté à une pression migratoire sans équivalent dans la République

La pression migratoire exceptionnelle à laquelle est confrontée le Département de Mayotte est une réalité connue de longue date et largement documentée. À titre d'exemple, une mission d'information avait été conduite sur le sujet par l'Assemblée nationale dès 200637(*) : le rapporteur Didier Quentin y présentait déjà des chiffres éloquents en précisant « qu'alors que les étrangers en situation irrégulière représentaient 14 % de la population insulaire en 1991, cette proportion s'élevait à 21,5 % en 1997 et 34,5 % en 2002 » et que « sur la base du dernier recensement de l'Institut national des statistiques et des études économiques (INSEE), la collectivité départementale de Mayotte comptait en 2002 160 265 habitants, dont 52 851 Comoriens, ces derniers étant pour 80 % d'entre eux en situation illégale »38(*).

La situation locale n'a fait que s'aggraver depuis lors, comme en attestent les récents travaux de la commission des lois sur le sujet. S'appuyant sur des données publiées par l'INSEE en 2019, François-Noël Buffet, Stéphane Le Rudulier, Alain Marc et Thani Mohamed Soilihi soulignaient dans un rapport d'information de 202139(*) qu'environ la moitié des résidents mahorais étaient étrangers et que, parmi ceux-ci, près d'un sur deux était en situation irrégulière au regard du séjour. Les causes de cette pression migratoire sans équivalents à l'échelle nationale sont connues ; le même rapport cite ainsi la proximité géographique immédiate de Mayotte avec des pays d'émigration, en particulier l'Union des Comores, l'écart de niveau de vie entre les Comores et Mayotte, la stabilité politique du département ainsi que « la permanence de liens familiaux, linguistiques et culturels facilitant les conditions pratiques de l'émigration ». À cet égard, le constat établi par les rapporteurs selon lequel « ces flux résultent de causes structurelles, dont aucune évolution rapide n'est à prévoir à court terme » semble plus que jamais d'actualité.

On notera par ailleurs que, selon les données communiquées par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, environ 25 000 éloignements forcés sont réalisés chaque année, soit 60 % du volume total observé à l'échelle nationale.

1.2. Un régime dérogatoire d'accès à la nationalité qui produit quelques résultats

Dans ce contexte, un régime dérogatoire d'acquisition de la nationalité au titre du droit du sol à Mayotte a été mis en place par la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie afin de dissuader les étrangers qui seraient tentés d'y émigrer clandestinement pour que leurs futurs enfants puissent devenir français à leur majorité.

Pour rappel, les termes couramment utilisés de « droit du sol » désignent un dispositif d'acquisition de la nationalité reposant en réalité sur la combinaison de deux critères. Aux termes de l'article 21-7 du code civil, l'enfant né en France de parents étrangers ne devient français à sa majorité que si à « cette date, il a en France sa résidence et s'il a eu sa résidence habituelle en France pendant une période continue ou discontinue d'au moins cinq ans, depuis l'âge de onze ans ». Par ailleurs, l'article 21-11 du même code prévoit une possibilité de réclamation de la nationalité par anticipation dès l'âge de 16 ans ou de 13 ans40(*).

Lors de l'examen en première lecture de la loi du 10 septembre 2018 précitée, le Sénat a adopté un amendement de Thani Mohamed Soilihi41(*) conditionnant le bénéfice de ces deux dispositions à la résidence régulière et ininterrompue en France depuis plus de trois mois de l'un des deux parents au moment de la naissance42(*).

Les éléments transmis à la commission des lois par le ministère de l'intérieur font état de premiers résultats encourageants, au moins s'agissant du dispositif prévu à l'article 21-7 du code civil où le nombre de refus est, contrairement à la France hexagonale, constamment supérieur aux demandes acceptées depuis 2018.

Certificats de nationalité (CNF) établis en application
de l'article 21-7 du code civil dans l'hexagone et à Mayotte (2018-2021)

 

CNF établis

CNF refusés

Total des décisions

2018

France entière

1834

149

1983

Dont Mamoudzou

29

58

87

2019

France entière

1842

185

2027

Dont Mamoudzou

45

48

93

2020

France entière

1703

268

1971

Dont Mamoudzou

61

143

204

2021

France entière

2372

361

2733

Dont Mamoudzou

48

177

225

Source : DACS

1.3. La nécessité d'une disposition constitutionnelle pour étendre le dispositif

La commission a rappelé son souhait de voir ce dispositif dérogatoire d'acquisition de la nationalité française au titre du droit du sol à Mayotte renforcé, conformément à la proposition n° 11 du rapport d'information de 2021 précité. Pour rappel, les quatre rapporteurs estimaient « qu'une durée rallongée à un an permettrait néanmoins de mieux encadrer le phénomène des allers et retours, souvent risqués, de certaines femmes comoriennes vers Mayotte afin de pouvoir faire bénéficier leur enfant de l'octroi de la nationalité française ».

Si le Conseil constitutionnel a validé ledit dispositif, il a néanmoins assorti sa décision de multiples précautions. Dans sa décision n° 2018-770 DC du 6 septembre 2018, il a ainsi estimé que les flux migratoires très importants observés à Mayotte relevaient des « caractéristiques et contraintes particulières » au sens de l'article 73 de la Constitution justifiant de déroger, « dans une certaine mesure », aux règles d'acquisition de la nationalité française. Il a par ailleurs considéré qu'en l'espèce, les adaptations proposées étaient suffisamment circonscrites et proportionnées.

La lecture de cette décision ne permet pas d'écarter l'hypothèse selon laquelle une adaptation plus ambitieuse des règles d'acquisition de la nationalité à Mayotte serait censurée par le Conseil constitutionnel, au besoin en dégageant un nouveau principe fondamental reconnu par les lois de République. Illustration de cette incertitude, l'audition de plusieurs professeurs de droit constitutionnel par le rapporteur n'a permis de faire émerger aucun consensus.

Les initiatives récentes du législateur ordinaire en ce sens sont donc assorties d'une épée de Damoclès. S'inspirant d'une proposition déposée par Philippe Bonnecarrère et ses collègues du groupe de l'Union centriste43(*), le Sénat a notamment adopté lors de l'examen en séance du projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration précité un amendement des rapporteurs44(*) durcissant le dispositif mahorais et l'étendant aux territoires de la Guyane et de Saint-Martin. Dans le détail, le texte adopté porte à un an la condition de résidence régulière de l'un des parents exigée à Mayotte, contre neuf mois en Guyane et trois mois à Saint-Martin. Si ce dispositif devait être conservé dans la suite de la navette, rien ne garantit toutefois que le Conseil constitutionnel le valide selon le même raisonnement qu'en 2018.

2. L'article 5 : une suppression du droit du sol à Mayotte bienvenue mais dont le périmètre mérite d'être clarifié

Dans ce contexte, l'article 5 de la proposition de loi constitutionnelle introduit un nouvel article 73-1 dans la Constitution afin de prévoir que « les personnes nées à Mayotte de parents étrangers ne peuvent acquérir la nationalité française que si la République en décide à leur majorité, dans des conditions fixées par la loi ». L'octroi de la nationalité aux intéressés relèverait donc d'un pouvoir exclusivement discrétionnaire de l'administration assimilable à la naturalisation.

La commission a approuvé l'esprit d'un dispositif de nature à prévenir encore davantage l'émigration vers Mayotte, sous réserve qu'il soit suffisamment connu des candidats à un départ clandestin. Elle a également insisté sur le fait que, contrairement à une croyance répandue, le droit du sol n'a jamais été un principe intangible. Si celui-ci a été hérité de l'ancien régime, il ne figurait pourtant qu'à titre subsidiaire et discrétionnaire45(*) dans le code civil établi en 1804, qui a fondé le droit de la nationalité moderne. Le droit du sol n'a en réalité été réintroduit qu'au milieu du XIXe siècle avec la loi du 7 février 1851 - qui consacre le principe du « double droit du sol » - et, surtout, la loi du 26 juin 1889, à chaque fois essentiellement pour des préoccupations relatives à la défense nationale. Le rapporteur considère donc qu'aucun obstacle juridique non plus qu'historique ne s'oppose à la remise en cause du droit du sol, qui plus est dans le contexte migratoire très spécifique de Mayotte.

La commission a néanmoins adopté un amendement COM-11 du rapporteur visant à clarifier le périmètre de l'article 5. La rédaction retenue est en effet ambiguë en ce qu'elle ne fait pas explicitement référence à l'acquisition de la nationalité au titre de la naissance et de la résidence en France telle que prévue par les articles 21-7 à 21-11 du code civil, qui est la seule voie d'accès à la nationalité pour laquelle un régime dérogatoire s'applique à Mayotte. Par une lecture a contrario, elle pourrait donc avoir comme effet collatéral de fermer toute autre possibilité d'accès à la nationalité française pour les étrangers nés à Mayotte de parents étrangers. À titre d'exemple, une application maximaliste de l'article 5 pourrait remettre en cause le principe de l'attribution de la nationalité française à la naissance au titre du double droit du sol (article 19-3 du code civil) ou faire obstacle à son acquisition postérieure par le mariage (articles 21-1 à 21-6 du code civil). En conséquence, la commission a explicitement précisé que la suppression de l'automaticité de l'acquisition de la nationalité française pour les étrangers nés à Mayotte de parents étrangers ne valait que pour les demandes effectuées à raison de la naissance et de la résidence en France.

La commission a adopté l'article 5 ainsi modifié.

Article 6
Vote annuel d'une loi fixant des « quotas migratoires »

L'article 6 prévoit que le nombre maximal de titres de séjour délivrés sur une année soit déterminé par un vote annuel du Parlement. Il rejoint une proposition défendue de longue date par le Sénat, qui permettra de redonner, enfin, un rôle de premier plan au Parlement dans la définition de la politique migratoire de la France.

La commission a précisé le contenu et la procédure d'adoption de la loi fixant lesdits « quotas migratoires » et a adopté l'article 6 ainsi modifié.

1. Le vote annuel de « quotas » migratoires, une proposition défendue de longue date par le Sénat mais qui demande une assisse constitutionnelle pour prendre sa pleine portée

1.1. Faire du Parlement le premier décideur de la politique migratoire, un objectif constamment réaffirmé par la commission des lois

Le Sénat déplore de longue date l'absence de stratégie migratoire de la France, qui se traduit par une politique migratoire faite d'ajustements successifs essentiellement subis. À titre d'exemple, Muriel Jourda et Philippe Bonnecarrère, rapporteurs pour avis de la commission des lois sur les crédits de la mission « Immigration, asile et intégration », rappelaient encore en novembre 2023 que « la France ne possède plus de réelle stratégie migratoire depuis plusieurs années et se contente d'une politique au fil de l'eau »46(*). De fait, le nombre de titres de séjour délivrés bat chaque année de nouveaux records (316 000 en 2022), et ce principalement au bénéficie des titres de séjour « étudiants » (101 250) ou familiaux (95 507). Cette augmentation continue ne semble relever d'aucune stratégie sous-jacente. Les titres de séjour délivrés pour des motifs économiques représentent en effet une part modeste de l'ensemble (51 673), voire dérisoire s'agissant des « passeports talents » délivrés à des étrangers très qualifiés (18 858).

Les travaux nourris du Sénat sur le sujet ont permis de préciser à la fois les principes sur lesquels devraient reposer une telle stratégie et les instruments juridiques nécessaires à sa mise en oeuvre. Le président François-Noël Buffet a exposé ces principes lors d'un débat portant sur la politique de l'immigration qui s'est tenu au Sénat le 13 décembre 2022 : une immigration régulière choisie, prioritairement économique et qui trouvera d'autant plus sa place dans notre société qu'elle y contribuera pleinement, de l'intransigeance dans la lutte contre l'immigration irrégulière ainsi qu'une efficacité accrue de la politique d'asile, de manière à ce que les étrangers soient fixés au plus vite sur l'issue de leur demande.

S'agissant de l'instrument juridique, le Sénat a adopté à de multiples reprises depuis 201647(*) des amendements instaurant un débat annuel au Parlement où serait déterminé le nombre maximal de titres de séjour pour motif professionnel, voire étudiant, délivrés sur l'année à venir. Le dispositif prévoit en revanche que le Parlement ne détermine qu'un objectif en matière d'immigration familiale, afin d'assurer sa compatibilité avec des normes constitutionnelles et conventionnelles supérieures. Les demandes d'asile en sont quant à elles expressément exclues. Ce principe d'un débat annuel a été une nouvelle fois adopté par le Sénat lors de l'examen du projet de loi n° 304 (2022-2023) pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, sans qu'il ne soit remis en cause par le Gouvernement en séance publique.

Le rapporteur relève par ailleurs que la création de quotas professionnels n'a rien d'inédit en Europe et que nombre de nos partenaires les utilisent, comme le 5 de l'article 79 du traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne les y autorise. Les éléments transmis au rapporteur par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères ainsi que par le secrétariat général aux affaires européennes permettent de citer les exemples suivants :

- le nombre de permis de travail délivré en Autriche ne peut excéder 8 % de la population active ;

l'Italie a récemment publié un décret triennal (2023-2025) prévoyant l'admission de 450 000 travailleurs étrangers répartis entre plusieurs secteurs comprenant, par exemple, les transports, la construction ou l'industrie alimentaire.

En-dehors de l'Union européenne, la Suisse plafonne à 8 500 le nombre de permis annuels de travail délivrés à des ressortissants d'États n'appartenant ni à l'Union européenne ni à l'Association européenne de libre-échange.

1.2. La nécessité d'un fondement constitutionnel pour étendre le dispositif à l'ensemble des catégories de séjour

Si cette limitation de fait du dispositif aux seuls titres de séjours « professionnels », voire « étudiants », amenuise sa portée compte tenu des volumes de titres concernés, elle est toutefois la seule option ouverte au législateur en l'état. Un rapport remis par Pierre Mazeaud à Nicolas Sarkozy en 2008 sur le sujet48(*) a ainsi souligné la contrariété d'un tel dispositif avec des normes constitutionnelles et conventionnelles. Selon l'analyse conduite par Pierre Mazeaud, la jurisprudence constitutionnelle garantit aux étrangers, au même titre que les nationaux, le droit à une vie familiale normale49(*) ainsi que la liberté du mariage50(*), et s'oppose donc, en l'espèce, à tout système de quotas. Sur le plan conventionnel, l'article 8 de la convention européenne des droits de l'homme relatif au respect du droit à la vie privée et familiale aurait les mêmes effets. Enfin, la Cour de justice de l'Union européenne a explicitement exclu dès 2006 de tels quotas dans le cadre du regroupement familial, précisant que « le critère de la capacité d'accueil de l'État membre peut être l'un des éléments pris en considération lors de l'examen d'une demande, mais ne saurait être interprété comme autorisant un quelconque système de quotas ou un délai d'attente de trois ans imposé sans égard aux circonstances particulières des cas spécifiques »51(*).

Il ressort de ces différents éléments que l'établissement d'un système de quotas exhaustif suppose impérativement et a minima une révision de la Constitution.

2. L'article 6 : un dispositif de « quotas » migratoires dont le contenu et la procédure d'adoption ont été précisés par la commission

Dans ce contexte, l'article 6 de la proposition de loi constitutionnelle prévoit que le Parlement fixe chaque année par une loi un volume maximal de titres de séjour pouvant être délivrés par l'administration, tout en laissant le soin au Gouvernement de répartir ce volume par catégorie d'autorisations et par nationalité. Il fixe néanmoins une série d'exceptions, au bénéfice des demandeurs d'asile ainsi que des ressortissants suisses, de l'Union européenne et d'États parties à l'accord sur l'Espace économique européen. Il est par ailleurs précisé « qu'aucun principe, y compris constitutionnel, aucun traité, accord, convention, norme, ou acte international, même européen, n'est opposable à l'exécution de cette loi ».

Conformément à sa position constante depuis 2016, la commission a, sous une réserve, accueilli favorablement ce dispositif de quotas migratoires qui, par sa nature constitutionnelle, possède une dimension supplémentaire par rapport aux dispositifs régulièrement votés lors de l'examen de textes législatifs ordinaires.

La mention selon laquelle aucun principe ni aucune règle ne puisse s'opposer à l'exécution de la loi fixant des quotas migratoires n'a toutefois pas été retenue par la commission. La remise en cause de l'équilibre conférant à chaque principe constitutionnel une valeur égale apparaît en effet périlleuse, dès lors que seule la forme républicaine du Gouvernement bénéficie au titre de l'article 89 de la Constitution et pour des raisons évidentes d'une protection assimilable à une forme de supra-constitutionnalité. Le rapporteur partage pleinement l'analyse développée par le professeur Christophe Boutin au cours de son audition. Celui-ci a estimé que « l'on comprend bien que l'on souhaite éviter ici des décisions du Conseil constitutionnel qui, par la conciliation qu'il opère au sein du « bloc de constitutionnalité » entre des normes d'égale valeur mais différentes au point d'être quelquefois antinomiques, impose parfois sa propre vision des choses, et peut arriver à limiter l'efficacité d'un texte nouveau. Mais s'il est permis parfois de le regretter, et de souhaiter voir évoluer ses jurisprudences, on rappellera qu'il y a toujours la possibilité d'utiliser, comme le fit par exemple Édouard Balladur sur la question du droit d'asile, la procédure de révision de la Constitution pour passer outre. En se refusant judicieusement à établir une hiérarchie au sein des normes constitutionnelles, le Conseil constitutionnel, par ses conciliations, permet à notre loi fondamentale de s'adapter, d'une manière que l'on peut juger plus ou moins harmonieuse, mais en tout cas fort utile ». Du point de vue des juridictions européennes, une telle mention apparaît superflue dans la mesure où il est probable qu'elle soit ignorée sinon combattue.

Afin de garantir l'opérationnalité du dispositif, la commission a adopté un amendement COM-12 du rapporteur précisant le contenu et la procédure d'adoption de la loi fixant lesdits « quotas migratoires ». De manière à ce que ni le Parlement, ni le Gouvernement ne puisse se soustraire à la réalisation annuelle de cet exercice, elle a prévu qu'aucune délivrance de documents de séjour de longue durée ne puisse être effectuée avant l'adoption de ladite loi. S'inspirant de la procédure applicable aux lois de finances, elle a également introduit une procédure d'urgence applicable dans les cas où le vote ne serait pas intervenu en temps utile pour que la loi soit promulguée avant le début de l'année. Le Gouvernement demanderait alors d'urgence au Parlement l'autorisation de délivrer des titres jusqu'à l'adoption de la loi, et ce dans la limite du nombre de délivrances observé l'année précédente sur la même période.

La commission a en outre estimé préférable que la répartition des quotas autorisés par catégories de documents de séjour et par nationalités figure directement dans le projet de loi soumis à l'approbation du Parlement. Il serait en effet incohérent d'affirmer redonner, enfin, un rôle de premier plan au Parlement dans la définition de la politique migratoire de la France sans lui donner voix au chapitre sur un élément aussi fondamental.

Enfin, l'amendement adopté par la commission a opéré deux ajustements mineurs visant, d'une part, à substituer aux termes imprécis « d'autorisations d'entrée » et « d'autorisations de premier séjour » celui de « documents de séjour » et, d'autre part, à prévoir l'intervention du législateur organique pour préciser les contours du dispositif.

La commission a adopté l'article 6 ainsi modifié.

Article 7
Éloignement des étrangers représentant une menace pour l'ordre public
ou condamnés à une peine d'emprisonnement

L'article 7 consacre, d'une part, le principe selon lequel tout étranger représentant une menace pour l'ordre public ou condamné à une peine d'emprisonnement est éloigné du territoire national et précise, d'autre part, qu'aucune règle ou aucun principe ne peut faire obstacle à l'éloignement de l'intéressé. En l'état du droit, certains étrangers dont les liens avec la France sont d'une particulière intensité bénéficient en effet de protections contre l'éloignement garanties par des normes supra-législatives et ne pouvant de ce fait être remises en cause par le législateur ordinaire.

La commission a réaffirmé la position exprimée lors de l'examen du projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration selon laquelle il est inadmissible que des étrangers auteurs de graves infractions puissent se maintenir impunément sur le territoire national. Tout en partageant l'esprit du dispositif initial, elle a adopté cet article modifié par un amendement du rapporteur lui substituant une rédaction plus sobre et plus robuste juridiquement affirmant que « l'étranger qui représente une menace pour l'ordre public ou qui a été condamné à une peine d'emprisonnement ne peut se prévaloir d'aucun droit au maintien sur le territoire français ».

1. L'état du droit : un régime de l'éloignement singulièrement limité par des règles supra-législatives

1.1. Un droit positif caractérisé par une profusion regrettable de dispositifs de protections contre l'éloignement

À partir des années 1980, le législateur a entendu protéger contre l'éloignement certaines catégories d'étrangers dont les liens avec la France sont d'une particulière intensité. Le premier jalon a été posé par la loi n° 81-973 du 29 octobre 1981 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France dite « Deferre » dont l'article 5 a interdit, sauf nécessité impérieuse pour la sûreté de l'État ou pour la sécurité publique, l'édiction d'un arrêté d'expulsion à l'encontre de sept catégories d'étrangers déterminées52(*). Depuis lors, le législateur est intervenu à plusieurs reprises pour compléter les dispositifs de protection contre soit les mesures administratives d'expulsion ou d'obligation de quitter le territoire français (OQTF), soit la peine complémentaire d'interdiction du territoire français (ITF)53(*). La dernière réforme d'ampleur sur le sujet a été opérée par la loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité qui a entendu mettre fin au dispositif de la « double peine », entendu comme la possibilité qu'un étranger condamné par la justice français puisse, à titre complémentaire et pour les mêmes motifs, faire l'objet d'une mesure d'éloignement.

Il en résulte que le régime juridique actuel de l'éloignement se caractérise par la multiplication de clauses de protection accordées à certaines catégories d'étrangers et qui, selon les cas, rehaussent les conditions exigées pour prononcer une décision d'éloignement ou y font définitivement obstacle54(*). Les motifs justifiant le bénéfice d'une protection tiennent, pour l'essentiel, à l'ancienneté de la résidence en France de l'étranger - selon les cas habituelle ou régulière-, à son statut marital ou à sa qualité de parent d'un enfant français. Dans le détail, ces protections figurent aux articles L. 631-2 et L. 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile s'agissant des arrêtés d'expulsion, à l'article L. 611-3 du même code s'agissant des OQTF ainsi qu'aux articles 131-30-1 et 131-30-3 du code pénal s'agissant des ITF.

Comme le relèvent Muriel Jourda et Philippe Bonnecarrère dans leur rapport sur le projet de loi n° 304 (2022-2023) pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, l'application de ces protections « a pour effet collatéral le maintien sur le territoire national d'étrangers présentant pourtant une menace grave pour l'ordre public et parfois lourdement condamnés ». Selon les données figurant dans l'étude d'impact de ce même projet de loi, l'administration n'a, sur le mois juillet 2022, juridiquement pas été en mesure de prononcer 60 expulsions et 289 OQTF à l'encontre d'étrangers dont le comportement ou la situation au regard du séjour le justifiait pourtant. Cette situation est d'autant plus préoccupante que certains de ces étrangers protégés sont des multirécidivistes particulièrement dangereux et régulièrement condamnés. À titre d'exemple, le rapport cite le cas d'un individu condamné en 2015 à 13 ans d'emprisonnement pour viol commis sur un mineur de 15 ans et viol commis par un ascendant.

1.2. La nécessité d'une intervention du pouvoir constituant pour abolir ce système de protection

Le législateur ordinaire ne dispose que d'étroites marges de manoeuvre pour remédier à cette situation. De fait, il ne peut être exclu qu'une suppression par la loi de ces clauses de protection soit censurée par le Conseil constitutionnel. Celui-ci impose en effet au législateur d'assurer une « conciliation équilibrée entre la sauvegarde de l'ordre public » et le « droit de mener une vie familiale normale »55(*). Certes, il n'existe à ses yeux aucun droit général et absolu de séjour sur le territoire, mais l'étranger résidant en France bénéficie comme tous les autres d'une protection constitutionnelle de son droit à une vie familiale normale, qui découle directement du dixième alinéa du préambule de la Constitution de 1946. Le Conseil constitutionnel considère en outre qu'une présence régulière de longue durée sur le territoire national, entendue comme supérieure à dix ans, fait naître des liens entre l'étranger et la France d'une particulière intensité qui doivent être pris en compte56(*).

S'il est vrai que les protections contre l'éloignement ont toujours existé, le rapporteur considère néanmoins qu'elles se sont cristallisées depuis leur création il y a plus de quarante ans. Leur existence pourrait ainsi être la condition sine qua non de la conciliation équilibrée entre la vie privée familiale et la sauvegarde de l'ordre public réclamée par le Conseil constitutionnel. Celui-ci n'a de fait jamais été amené à se prononcer sur ce point, dans la mesure où la création des protections est intervenue moins de 10 ans après la consécration du Préambule de 1946 et à une période où la question prioritaire de constitutionnalité n'existait pas.

En outre, il est probable qu'une suppression complète des protections soit incompatible avec le respect du droit à la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la convention européenne des droits de l'homme.

Dans ce contexte, le législateur ordinaire est contraint à choisir entre deux solutions foncièrement insatisfaisantes : mettre fin aux protections au risque d'encourir une censure ou multiplier les exceptions au prix d'une altération de la lisibilité du droit et d'un défaut d'efficacité. Cette dernière option a été retenue faute de mieux dans le cadre de l'examen du projet de loi précité pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration.

2. Un article 7 visant à garantir l'éloignement des étrangers représentant une menace pour l'ordre public ou condamnés à une peine d'emprisonnement dont commission a souhaité consolidé la rédaction

L'article 7 introduit un nouvel article 34-3 dans la Constitution afin d'affirmer le principe selon lequel tout étranger représentant une menace pour la sécurité publique ou condamné à une peine d'emprisonnement est éloigné du territoire national. Il précise « qu'aucun principe ni aucune règle ne peut faire obstacle à l'exécution de cet éloignement ».

La commission a estimé que cette initiative constitutionnelle était aussi nécessaire que bienvenue. Il s'agit en effet du seul moyen réellement crédible pour mettre certainement et définitivement un terme à un système de protection qui n'est plus accepté par nos concitoyens. Il est en effet incompréhensible que des étrangers qui peuvent être les auteurs de lourdes infractions et qui sont parfois en situation irrégulière puissent se maintenir en toute impunité sur le territoire national. La France étant un État souverain, elle doit être en mesure de décider qui est autorisé à séjourner sur son territoire et qui doit le quitter.

Pour autant, le dispositif tel qu'il est proposé à l'article 7 comprend deux fragilités majeures. D'une part, il institue une obligation d'éloignement assimilable à une obligation de résultat malgré toutes les difficultés connues à mettre en oeuvre des mesures d'éloignements.

D'autre part, la mention selon laquelle « aucun principe ni aucune règle ne peut faire obstacle à l'exécution de l'éloignement » apparaît superflue dans la mesure où le dispositif s'insérerait dans la Constitution, qui est au sommet de l'ordre juridique interne. Elle pourrait même être dangereuse en ce qu'elle remettrait en cause le principe selon lequel tous les principes constitutionnels sont d'égale valeur. Partageant cette inquiétude, le professeur de droit constitutionnel Anne Levade a estimé au cours de son audition qu'une telle disposition était « en soi et quand bien même le pouvoir de révision est souverain, tout simplement inenvisageable ».

En conséquence, la commission a adopté un amendement COM-13 du rapporteur qui, plus sobrement, prévoit que l'étranger qui représente une menace pour l'ordre public ou qui a été condamné à une peine d'emprisonnement ne peut se prévaloir d'aucun droit au maintien sur le territoire français.

La commission a adopté l'article 7 ainsi modifié.

Article 8
Délocalisation de l'enregistrement
et de l'instruction des demandes d'asile

L'article 8 vise premièrement à autoriser expressément la France à conclure des accords en matière d'asile avec des pays tiers. Il prévoit deuxièmement, que la présentation et l'instruction des demandes d'asile soient effectuées dans les représentations diplomatiques et consulaires françaises, à la frontière ou, uniquement à titre subsidiaire, sur le territoire national. Si la commission a reconnu les importantes difficultés juridiques et pratiques soulevées par le dispositif, elle a estimé que le débat n'était pas dépourvu d'utilité.

Sans s'interdire de revenir sur le sujet en séance, elle a adopté cet article, sous réserve d'un amendement du rapporteur visant à préciser les contours de ce nouveau système.

L'article 8 comprend deux volets. Premièrement, il modifie l'article 53-1 de la Constitution afin d'autoriser expressément la France à conclure avec des pays tiers des accords déterminant leurs compétences respectives pour l'examen des demandes d'asile. Au cours de leurs auditions, le professeur de droit Anne Levade et l'ancien membre du Conseil constitutionnel Olivier Dutheillet de Lamothe ont confirmé l'analyse du rapporteur selon laquelle rien ne s'oppose en l'état à ce que des accords en matière d'asile soient conclus avec des pays tiers, étant entendu que le Conseil constitutionnel pourrait classiquement procéder au contrôle de constitutionnalité dudit accord avant sa ratification.

Cette précision ayant au moins le mérite de clarifier cette possibilité, la commission l'a néanmoins adopté sans modification. Elle s'est toutefois associée à la circonspection exprimée par le professeur Anne Levade s'agissant des applications pratiques que cette disposition pourrait recevoir. Les questions relatives à l'identification des États partenaires et au contenu potentiel de telles conventions ne trouvent de prime abord aucune réponse évidente, ne serait-ce que parce que leur mise en place supposerait une harmonisation des procédures d'asile et une reconnaissance mutuelle des décisions.

Le second volet de l'article 8 prévoit la présentation et l'instruction des demandes d'asile dans les représentations diplomatiques et consulaires françaises ou à la frontière. À titre exceptionnel, des demandes pourraient tout de même être déposées sur le territoire national mais elles feraient alors l'objet d'une instruction accélérée et leur auteur serait placé en rétention administrative pour la durée de la phase d'instruction.

Une proposition analogue a été formulée par le groupe de l'Union centriste dans une proposition de loi constitutionnelle n° 784 visant à garantir l'effectivité du droit d'asile dans le cadre d'une stratégie migratoire contrôlée. Les deux différences majeures avec la rédaction de l'article 8 résident dans :

- l'ajout de trois garanties explicites : les demandes sont examinées par les autorités diplomatiques et consulaires françaises « dans des conditions garantissant l'effectivité du droit d'asile, le droit à un recours juridictionnel et la sécurité des demandeurs » ;

- la possibilité de déposer et d'examiner les demandes d'asile sur le territoire national lorsque l'une de ces trois conditions n'est pas remplie, et selon la procédure de droit commun.

Le rapporteur relève que l'examen des demandes d'asile en-dehors du territoire national n'est pas une ambition nouvelle ni exclusive à la France. Le Danemark et le Royaume-Uni ont essayé, sans succès à ce jour, de mettre en place un système où les demandeurs seraient renvoyés vers un pays tiers avec lequel un accord bilatéral aurait été conclu, en l'espèce le Rwanda, pendant la phase d'instruction. Le projet de pacte migratoire européen intègre également une procédure d'asile à la frontière applicable aux demandes émanant de ressortissants de pays tiers dont le taux de protection moyen européen est inférieur à 20 % ainsi qu'en cas de fraudes ou de menaces à la sécurité nationale ou à l'ordre public.

En tout état de cause, une disposition constitutionnelle serait nécessaire pour établir un tel dispositif de délocalisation du dépôt et de l'instruction des demandes d'asile à l'échelle nationale.

Le quatrième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 combiné à la décision n° 93-325 DC, 13 août 1993 sur la loi relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en France du Conseil constitutionnel fait actuellement obstacle à ce qu'une telle réforme soit engagée par le législateur ordinaire. Le considérant 84 de ladite décision précise en effet que « le respect du droit d'asile, principe de valeur constitutionnelle, implique d'une manière générale que l'étranger qui se réclame de ce droit soit autorisé à demeurer provisoirement sur le territoire jusqu'à ce qu'il ait été statué sur sa demande ; que sous réserve de la conciliation de cette exigence avec la sauvegarde de l'ordre public, l'admission au séjour qui lui est ainsi nécessairement consentie doit lui permettre d'exercer effectivement les droits de la défense qui constituent pour toutes les personnes, qu'elles soient de nationalité française, de nationalité étrangère ou apatrides, un droit fondamental à caractère constitutionnel ».

Comme l'a rappelé le professeur Anne Levade au cours de son audition, une disposition de nature constitutionnelle est d'autant plus indispensable que les obstacles conventionnels à une telle réforme sont nombreux. Outre la Convention de Genève du 28 juillet 1951, celle-ci a notamment mentionné l'article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union et l'article 78 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

Par ailleurs, la Cour de justice de l'Union européenne a expressément interdit la mise en place de tels dispositifs qu'elle estime contraire à la directive 2013/32/UE dite « procédures ». Dans un arrêt rendu en juin 2023, la Cour a ainsi fait droit à un recours en manquement contre la Hongrie qui avait entendu conditionner la possibilité, pour certains ressortissants de pays tiers, de présenter une demande d'asile au dépôt préalable d'une déclaration d'intention auprès d'une ambassade hongroise située dans un pays tiers et à l'octroi d'un document de voyage leur permettant d'entrer sur le territoire hongrois57(*).

L'adoption d'un dispositif de délocalisation du dépôt et du traitement des demandes d'asile soulèverait de fait importantes difficultés juridiques et pratiques. Juridiquement, son incompatibilité avec la jurisprudence de l'Union européenne semble évidente et exposerait indubitablement la France à un recours en manquement. Matériellement, il ne peut être exclu que la possibilité de déposer une demande d'asile directement depuis son pays d'origine ne se traduise par une forte augmentation du nombre de demandes parfois déjà très important (à titre d'exemple 17 950 demandes de protection provenant de ressortissants afghans ont été enregistrées à l'OFPRA en 2022, 9 269 de ressortissants bangladais ou encore 9 704 de ressortissants turcs) et que les services compétents soient rapidement saturés. Par ailleurs, sa compatibilité avec le dispositif d'asile à la frontière actuellement négocié au niveau européen semble plus qu'incertaine.

Le rapporteur estime à titre personnel que l'idée ne doit pas être définitivement écartée pour autant. Sous réserves d'aménagements, un tel dispositif pourrait avoir l'avantage de prévenir l'arrivée sur le territoire français d'un nombre grandissant de demandeurs d'asile dont 60 % se voient in fine refuser le bénéfice d'une protection internationale. Politiquement, son adoption enverrait un message d'une grande fermeté et ne serait pas sans incidence sur le déroulé des négociations européennes en cours sur le pacte migratoire.

En conséquence, la commission a adopté un amendement COM-14 du rapporteur prévoyant que le dépôt et l'instruction des demandes d'asile puissent s'effectuer dans des représentations diplomatiques et consulaires dont il reviendrait au Gouvernement de déterminer la liste ou à la frontière. Le demandeur serait alors placé dans une zone d'attente jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue sur sa demande et sans préjudice de son droit à un recours juridictionnel. Conformément au principe de « fiction juridique » déjà appliqué dans le régime de la zone d'attente, le demandeur serait réputé n'avoir pas franchi la frontière.

Sans s'interdire de revenir sur le sujet en séance afin de consolider un dispositif qu'elle reconnaît perfectible, la commission a adopté l'article 8 ainsi modifié.

La commission a adopté l'article 8 ainsi modifié.

Article 9
Signalement à l'autorité préfectorale des étrangers en situation irrégulière
accomplissant les formalités du mariage

En l'état de la jurisprudence constitutionnelle, les maires sont aujourd'hui démunis lorsqu'il leur est demandé de procéder, en leur qualité d'officier d'état civil, au mariage d'un étranger en situation irrégulière. Sauf à ce que le procureur de la République, disposant de suffisamment d'éléments laissant présumer d'un défaut de consentement, s'oppose à l'union, les maires n'ont en effet d'autre choix que de procéder à la célébration.

Tout en réaffirmant le caractère sacré de la liberté matrimoniale, la commission a adopté un amendement du rapporteur créant un article additionnel visant à extraire les maires de cette impasse en les autorisant explicitement à signaler au préfet la situation d'un étranger qui accomplit les formalités de mariage sans justifier de la régularité de son séjour. Elle a adopté l'article 9 ainsi rédigé.

1. La prévalence de la liberté matrimoniale l'objectif de lutte contre l'immigration irrégulière

Dans une décision n° 2003-484 DC, le Conseil constitutionnel a affirmé que « le respect de la liberté du mariage, composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, s'oppose à ce que le caractère irrégulier du séjour d'un étranger fasse obstacle, par lui-même, au mariage de l'intéressé ». La commission des lois, qui partage pleinement l'esprit de cette jurisprudence faisant prévaloir en l'espèce la liberté de mariage sur l'objectif de lutte contre l'immigration irrégulière, rejette en conséquence systématiquement les amendements visant à interdire la célébration des mariages impliquant une personne en situation irrégulière58(*).

1.1. Des maires aujourd'hui contraints de célébrer les mariages d'étrangers en situation irrégulière

a) Un dispositif de contrôle de validité des mariages qui s'est progressivement étoffé

La commission des lois s'est néanmoins constamment montrée favorable aux renforcements du contrôle de la validité des mariages. Pour rappel, l'article 175-2 du code civil introduit par la loi n° 93-1417 du 30 décembre 1993 portant diverses dispositions relatives à la maîtrise de l'immigration et modifiant le code civil a tout d'abord autorisé l'officier d'état civil59(*), lorsqu'il existe des indices sérieux laissant présumer que le mariage est susceptible d'être annulé, à saisir le procureur de la République, qui disposait de 15 jours pour laisser procéder au mariage, s'y opposer ou surseoir à la célébration le temps de l'enquête et pour un maximum d'un mois. Par la suite, la loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité a encore renforcé le dispositif en portant à deux mois la durée maximale du sursis à célébration, en conditionnant la publication des bans à une audition commune des futurs époux, sauf dispense lorsque le consentement est évident, et en prévoyant une possibilité d'audition séparée (article 63 du code civil). Sur le rapport de Jean-Patrick Courtois, la commission des lois avait approuvé sans réserve ce dispositif qu'elle avait adopté sans modification.

Depuis la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 dite « séparatismes », l'officier d'état civil est tenu de saisir le procureur lorsqu'il est confronté aux indices sérieux précités. Par ailleurs, le Sénat a adopté un amendement de Valérie Boyer60(*) lors de l'examen en séance du projet de loi n° 304 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration visant, d'une part, à ce que, en l'absence d'une réponse du procureur de la République dans les quinze jours suivant sa saisine, il soit réputé avoir décidé d'un sursis à la célébration et, d'autre part, à porter d'un à deux mois renouvelable une fois la durée du sursis à célébration. L'idée sous-jacente est d'accorder davantage de temps à des parquets aujourd'hui surchargés pour diligenter les enquêtes.

b) Un dispositif de contrôle qui n'est toutefois d'aucun secours pour les maires appelés à célébrer le mariage d'étrangers en situation irrégulière

Pour déterminé qu'il soit, le législateur ordinaire ne dispose néanmoins que de très faibles marges de manoeuvre pour renforcer le contrôle de la validité des mariages, en particulier s'agissant des mariages impliquant des étrangers en situation irrégulière.

Dans sa décision de 2003 précitée, le Conseil constitutionnel a en effet censuré les dispositions selon lesquelles, d'une part, l'absence de justification de la régularité du séjour constitue un indice sérieux laissant présumer que le mariage est susceptible d'être annulé et, d'autre part, l'officier d'état civil est tenu de signaler immédiatement la situation au représentant de l'État dans le département.

Il en résulte que le maire n'a aujourd'hui, en l'absence d'opposition du procureur de la République pour un autre motif laissant présumer d'un défaut de consentement, aucun autre choix que de procéder à la célébration. Tout refus constitue une illégalité l'exposant à de multiples sanctions, comme cela a été rappelé dans une circulaire du 13 juin 201361(*). Celle-ci précise que ledit refus :

- est susceptible de constituer une voie de fait autorisant le juge judiciaire à statuer en référé pour donner injonction au maire, agissant en qualité d'officier d'état civil, de procéder à la célébration62(*), le cas échéant sous astreinte ;

- expose le maire à des poursuites pénales sur le fondement soit de l'article 432-1 du code pénal réprimant de cinq ans de prison et 75 000 euros d'amende le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique agissant dans l'exercice de ses fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à l'exécution de la loi, soit de l'article 432-7 du même code prévoyant les mêmes peines en cas de discrimination commise dans les mêmes circonstances ;

- expose le maire aux sanctions disciplinaires de suspension ou de révocation prévues par l'article L. 2122-16 du code général des collectivités territoriales.

2. La position de la commission : autoriser les signalements aux représentants de l'État

Si la commission a entendu mettre fin à la situation où des maires sont contraints de célébrer le mariage d'étrangers en situation irrégulière, elle a considéré que la poursuite de cet objectif ne pouvait justifier aucune remise en cause de la liberté matrimoniale.

En conséquence, elle a explicitement écarté deux solutions perçues comme manifestement disproportionnées : la suppression du droit au mariage pour les étrangers en situation irrégulière et la création d'une « clause de conscience » autorisant ceux des maires qui le souhaiteraient à refuser de procéder à la célébration. Sur ce dernier point, la commission a estimé, d'une part, qu'il était juridiquement inenvisageable d'autoriser certains maires agissant en tant qu'agents de l'État à se soustraire à leurs obligations légales et, d'autre part, qu'un tel dispositif engendrerait en pratique une mise en concurrence malsaine des maires, selon qu'ils accepteraient ou non de marier des étrangers en situations irrégulière.

Afin de sortir de cette impasse, la commission a adopté un amendement COM-15 du rapporteur qui, sans remettre en cause le caractère absolu de la liberté matrimoniale, permet d'extraire les maires de la situation cornélienne dans laquelle ils se trouvent aujourd'hui. Tirant les conséquences de la censure de ce dispositif par le Conseil constitutionnel en 2003, il introduit un nouvel article 72-5 à la Constitution autorisant explicitement les maires à signaler au préfet le refus de l'étranger d'attester de la régularité de son séjour. Cette possibilité dissuaderait les intéressés de se marier et permettrait aux services de l'État de prendre les mesures nécessaires à l'éloignement de l'intéressé ou à la finalisation de son admission au séjour dans les délais utiles.

Sans s'interdire de revenir sur le sujet dans le cadre de la séance publique afin de consolider ce dispositif, la commission a adopté l'article 9 ainsi rédigé.

La commission a adopté l'article 9 ainsi rédigé.


* 2 « Radicalisation islamiste : faire face et lutter ensemble », rapport n° 595 (2019-2020) fait au nom de la commission d'enquête sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre.

* 3 Loi n° 2021-1109.

* 4 Rapport n° 45 (2020-2021) de Christophe-André Frassa, fait au nom de la commission des lois, déposé le 14 octobre 2020.

* 5 Cour de cassation, Assemblée plénière, 25 juin 2014 arrêt dit « Baby Loup ».

* 6 Décision n° 2004-505 DC.

* 7 Dans ce cas, celui-ci fait, devant chaque assemblée, une déclaration qui est suivie d'un débat (alinéa 2 de l'article 11 de la Constitution).

* 8 Loi constitutionnelle n° 95-880 du 4 août 1995.

* 9 Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008.

* 10 Les électeurs se prononcent contre le projet de loi le 27 avril 1969, si bien que le général de Gaulle décide de démissionner le 28 avril 1969.

* 11 Gaston Monnerville, président du Sénat, accuse le Premier ministre de « forfaiture » ; à l'Assemblée nationale, une motion de censure est adoptée le 5 octobre 1962.

* 12 Décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, considérant 3.

* 13 Décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, considérant 2.

* 14 Idem, considérant 3.

* 15 Décision n° 2000-21 REF du 25 juillet 2000, Hauchemaille, considérant 5.

* 16 Ce revirement jurisprudentiel du Conseil constitutionnel a ensuite été confirmé par les décisions n° 2000-23 REF du 23 août 2000, Larroutourou ; n° 2000-24 REF, 23 août 2000, Hauchemaille ; n° 2000-25 REF, 6 septembre 2000, Pasqua, n° 2000-26 REF, 6 septembre 2000, Hauchemaille.

* 17 Exception faite de la Constitution du 24 juin 1793 qui prévoyait le droit collectif de présenter des pétitions aux dépositaires de l'autorité publique.

* 18 Alinéa 3 de l'article 11 de la Constitution.

* 19 3e alinéa de l'article 11 de la Constitution.

* 20 En application de l'article 10 de la loi organique n° 2013-1114 du 6 décembre 2013.

* 21 Il s'agit de la proposition de loi n° 1867 visant à affirmer le caractère de service public national de l'exploitation des aérodromes de Paris, déposée le 10 avril 2019.

* 22 Comme constaté par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2019-1-8 RIP du 26 mars 2020.

* 23 Le projet de loi constitutionnelle n° 2203 a été déposé à l'Assemblée nationale le 29 août 2019. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/renouveau_vie_democratique

* 24 Assemblée nationale, Proposition de loi constitutionnelle (n° 1322) relative à la souveraineté de la

France, à la nationalité, à l'immigration et à l'asile, document faisant état de l'avancement des travaux d'Éric Ciotti, rapporteur (28 novembre 2023).

* 25 Décision n° 2005-528 DC du 15 décembre 2005 sur la loi de financement de la sécurité sociale pour 2006 (considérants 13 et 14).

* 26 Voir commentaire de l'article 7 de la proposition de loi constitutionnelle.

* 27 Voir commentaire de l'article 6 de la proposition de loi constitutionnelle.

* 28 Une liste complète des textes internationaux applicables en matière d'asile en matière d'asile figure sur le site de la Cour nationale du droit d'asile à l'adresse suivante : http://www.cnda.fr/Ressources-juridiques-et-geopolitiques/Les-textes-du-droit-d-asile.

* 29 CJUE, 28 avril 2011, El Dridi c/ Italie, aff. C61-11.

* 30 CJUE, 26 avril 2022, NW c/ Landespolizeidirektion Steiermark et Bezirkshauptmannschaft Leibnitz, aff jointes. C-368/20 et C-369/20.

* 31 Conseil d'État, 27 juillet 2022, n° 463850.

* 32 CJUE, 21 septembre 2023, ADDE, aff. C-143/22.

* 33 CJUE, 29 décembre 2010, Sayn-Wittgenstein, aff. C-208/09.

* 34 Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006.

* 35 Arrêt du 21 avril 2021, n° 393099, French Data Network.

* 36 Section 1 du chapitre III du Titre Ier bis du Livre Premier.

* 37 Assemblée nationale, Rapport d'information n° 2932 (2006, XIIème législature) de Didier Quentin sur la situation de l'immigration à Mayotte.

* 38 Insee, « À Mayotte, près d'un habitant sur deux est de nationalité étrangère », Insee Première, n° 1737, février 2019.

* 39 Sénat, rapport d'information n° 114 (2021-2022) de François-Noël Buffet, Stéphane Le Rudulier, Alain Marc et Thani Mohamed Soilihi sur la sécurité à Mayotte, 27 octobre 2021.

* 40 La condition de résidence habituelle en France est identique à celle prévue à l'article 21-7 s'agissant de la possibilité de réclamation ouverte à partir de l'âge de 16 ans, tandis qu'elle doit être remplie à partir de l'âge de huit ans s'agissant de la réclamation ouverte, au nom de l'enfant mineur et sous réserve de son consentement, à partir de l'âge de 13 ans.

* 41 Amendement n° 30 rectifié bis de Thani Mohamed Soilihi (repris au nom de la commission par le

rapporteur), reprenant une proposition de loi du même auteur.

* 42 Article 2493 du code civil.

* 43 Article 14 de la proposition de loi n° 785 visant à instaurer une stratégie migratoire efficace, crédible et respectueuse des engagements de la Nation (2022-2023).

* 44 Amendement n° 628 de Muriel Jourda et Philippe Bonnecarrère.

* 45 Dont l'article 9 prévoit que « tout individu né en France d'un étranger pourra, dans l'année qui suivra l'époque de sa majorité, réclamer la qualité de Français, pourvu que, dans le cas où il résiderait en France, il déclare que son intention est d'y fixer son domicile, et que, dans le cas où il résiderait en pays étranger, il fasse sa soumission de fixer en France son domicile, et qu'il l'y établisse dans l'année, à compter de l'acte de soumission.

* 46 Avis n° 134 (2023-2024) de Muriel Jourda et Philippe Bonnecarrère, fait au nom de la commission des lois, « Projet de loi de finances pour 2024 : Immigration, asile et intégration », 23 novembre 2023.

* 47 Lors de l'examen du projet de loi relatif au droit des étrangers en France en 2016 (amendement de séance n° 1 rectifié quater de Roger Karoutchi) et lors de l'examen du projet de loi pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie en 2018 (amendement COM-216 rectifié de Roger Karoutchi, devenu l'article 1er A du texte de commission).

* 48 Pierre Mazeaud, « Pour une politique des migrations transparente, simple et solidaire », 11 juillet 2008.

* 49 Décision n° 93-325 DC du 13 août 1993 sur la loi relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en France.

* 50 Décision n° 2003-484 DC du 20 novembre 2003 sur la loi relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité.

* 51 Cour de justice des Communautés européennes, grande chambre 27 juin 2006, Parlement européen c/Conseil de l'Union, affaire C-540/03, considérant reproduit en page 27 du rapport Mazeaud.

* 52 L'étranger mineur de dix-huit ans (cette catégorie étant la seule qui préexistait, qui justifie d'une résidence habituelle en France depuis au plus l'âge de dix ans, qui est marié depuis au moins six mois à un français, qui est père d'un enfant français résidant en France(sauf s'il est déchu de son autorité parentale), qui est titulaire d'une rente d'accident du travail avec un taux d'incapacité supérieur à 20 % ou qui n'a pas été condamné définitivement ç une peine au moins égale à un an d'emprisonnement sans sursis.

* 53 Peuvent être citées, dans l'ordre chronologique, la loi n° 86-1025 du 9 septembre 1986 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France, la loi n° 91-1383 du 31 décembre 1991renforçant la lutte contre le travail clandestin et la lutte contre l'organisation de l'entrée et du séjour irréguliers d'étrangers en France et la loi n° 93-1027 du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en France.

* 54 Se référer au commentaire des articles 9 et 10 du projet de loi n° 304 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration (2022-2023) figurant au rapport n° 433 de Muriel Jourda et Pilippe Bonnecarrère pour une présentation exhaustive.

* 55 Décision n° 2005-528 DC du 15 décembre 2005 sur la loi de financement de la sécurité sociale pour 2006 (considérants 13 et 14).

* 56 Décision n° 97-389 DC du 22 avril 1997 sur la loi portant diverses dispositions relatives à l'immigration (considérant 45).

* 57 Cour de justice de l'Union européenne, Commission européenne c/ Hongrie, 22 juin 2023, aff. C-823/21.

* 58 À titre d'exemple, l'amendement COM-43 de Valérie Boyer a été rejeté par la commission des lois pour ce motif lors de l'examen du projet de loi n° 304 (2022-2023) pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration le 15 mars 2023.

* 59 Le législateur avait en réalité voté un dispositif de cette nature dès l'été 1993, mais celui-ci a fait l'objet d'une censure du Conseil constitutionnel dans la mesure où il n'existait aucune voie de recours pour les futurs époux (Décision n° 93-325 DC du 13 août 1993. Loi relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en France).

* 60 Amendement n° 61 rect ter adopté avec avis favorable de la commission et du Gouvernement.

* 61 Circulaire du 13 juin 2013 relative aux conséquences du refus illégal de célébrer un mariage de la part d'un officier d'état civil (NOR : INTK1300195C).

* 62 En application de l'article 835 du code de procédure civile.

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