N° 374

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 1995-1996

Annexe au procès-verbal de la séance du 22 mai 1996.

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des Lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur le projet de loi relatif à la détention provisoire,

Par M. Georges OTHILY,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : MM. Jacques Larché, président ; René-Georges Laurin, Germain Authié, Pierre Fauchon, François Giacobbi, Charles Jolibois, Robert Pagès, vice-présidents ; Michel Rufin, Jacques Mahéas, Jean-Jacques Hyest, Paul Masson, secrétaires ; Guy Allouche, Jean-Paul Amoudry. Robert Badinter, Pierre Biarnès, François Blaizot, André Bohl, Christian Bonnet, Mme Nicole Borvo, MM. Philippe de Bourgoing, Charles Ceccaldi-Raynaud, Raymond Courrière, Jean-Patrick Courtois, Charles de Cuttoli, Luc Dejoie, Jean-Paul Delevoye, Christian Demuynck, Michel Dreyfus-Schmidt, Patrice Gélard, Jean-Marie Girault, Paul Girod, Daniel Hoeffel, Lucien Lanier, Guy Lèguevaques, Daniel Millaud, Georges Othily, Jean-Claude Peyronnet, Claude Pradille, Louis-Ferdinand de Rocca Serra, Jean-Pierre Schosteck, Alex Türk, Maurice Ulrich.

Voir le numéro : Sénat : 330 (1995-1996).

Droit pénal.

LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION

Réunie le mercredi 22 mai sous la présidence de M. Jacques Larché, la commission des Lois du Sénat a examiné, sur le rapport de M. Georges Othily, le projet de loi relatif à la détention provisoire.

M. Georges Othily a souligné l'importance du sujet en rappelant que la détention provisoire pouvait, comme toute mesure privative de liberté, entraîner de graves conséquences (menaces sur l'équilibre physique et psychique résultant du traumatisme de l'incarcération, de la perte d'un emploi, de la rupture du lien familial) pour une personne pourtant présumée innocente.

Il a indiqué que plus de 60 000 personnes étaient incarcérées chaque année avant même d'avoir fait l'objet d'un jugement définitif.

Le rapporteur a ensuite présenté les trois séries de modifications proposées par le projet de loi.

La première de ces modifications concerne l'un des motifs autorisant le placement en détention provisoire, à savoir le souci de préserver l'ordre public du trouble causé par l'infraction. M. Georges Othily a indiqué que le projet de loi visait à préciser ce critère, parfois contesté pour son caractère flou, en exigeant que le trouble causé soit exceptionnel compte tenu de la gravité de l'infraction, des circonstances de sa commission et du préjudice causé.

La deuxième série de modifications tend à limiter la durée de la détention provisoire. Le projet de loi propose notamment de consacrer en droit français la notion de « durée raisonnable » -inspirée du délai raisonnable exigé par l'article 5, paragraphe 3, de la Convention européenne des droits de l'homme- laquelle s'apprécierait au regard de la gravité des faits reprochés à la personne détenue et de la complexité des investigations nécessaires à la manifestation de la vérité. Il prévoit également une motivation particulière des décisions de prolongation de la détention provisoire lorsque celle-ci excède un an ; le juge d'instruction devra alors fournir les indications qui justifient la poursuite de l'information et le délai prévisible d'achèvement de la procédure ; il ne serait toutefois pas tenu d'indiquer la nature des investigations auxquelles il a l'intention de procéder. La troisième série de modifications prévues par le projet de loi a trait au « référé-liberté ». M. Georges Othily a fait observer que ce dispositif, dû à une initiative du président Jacques Larché afin de réduire autant que possible le traumatisme lié aux premières heures d'incarcération, n'avait pas donné tous les résultats escomptés : 397 utilisations en 1994 (pour plus de 47 000 mandats de dépôt dans le cadre d'une instruction) dont 6 % seulement avaient conduit à une remise en liberté. Il a notamment expliqué cet échec par le lien entre le référé-liberté et l'appel (alors que seulement 10 % des décisions de placement en détention provisoire sont frappées d'appel) et par le contrôle limité du Président de la chambre d'accusation, qui ne peut conduire à une remise en liberté que si la détention provisoire n'est manifestement pas nécessaire. Le rapporteur a indiqué que le projet de loi conférait à ce magistrat un plein pouvoir d'appréciation, portant sur le respect des conditions prévues par le code de procédure pénale pour recourir à la détention provisoire et non plus seulement sur leur méconnaissance manifeste. Le Président de la chambre d'accusation ne se limiterait plus à déclarer l'appel suspensif mais pourrait infirmer la décision du juge d'instruction, la chambre d'accusation étant alors dessaisie.

M. Georges Othily a qualifié le projet de loi de « pierre d'attente » dans la perspective d'une réforme globale de la procédure pénale. Il a cependant jugé souhaitable de le compléter afin d'assurer que la détention provisoire devienne véritablement, s'agissant d'une personne présumée innocente, un ultime recours.

Sur la proposition de son rapporteur, la commission a adopté à l'unanimité huit amendements permettant au juge d'instruction de substituer le placement sous surveillance électronique à la détention provisoire. Ce procédé -étudié en détail par le président Guy Cabanel, parlementaire en mission- consiste à proposer à une personne, au lieu et place de l'incarcération, le port d'un bracelet (le plus souvent à la cheville), permettant de contrôler à distance sa présence sur certains lieux à certaines périodes. S'appuyant sur l'expérience des États qui l'ont consacré (États-Unis, Canada, Suède, Angleterre, Pays-Bas ...) M. Georges Othily a indiqué que les nouvelles technologies garantissaient la discrétion du système, qui ne saurait être assimilé à un pilori des temps modernes, marquant le porteur d'un bracelet électronique du sceau de l'infamie. Il a insisté sur le fait que le recours au placement sous surveillance électronique serait, de manière expresse, un substitut à la détention provisoire, ce qui excluait de le voir devenir un substitut au contrôle judiciaire, voire un « super contrôle judiciaire » : seules pourraient en bénéficier des personnes qui, en cas de refus, seraient -ou demeureraient- incarcérées.

Sur la proposition de son rapporteur, la commission a adopté neuf autres amendements tendant notamment à :

- interdire toute détention provisoire supérieure à un an en matière correctionnelle ;

- fixer un délai (de six mois susceptible d'être prolongé de trois mois par décision spéciale du président de la cour d'assises) entre la fin d'une instruction en matière criminelle et la comparution devant la Cour d'assises. Le rapporteur a justifié cet amendement par l'existence de situations dans lesquelles l'accusé attend sa comparution dix-huit mois, voire deux ans :

- permettre aux parties, en l'absence d'investigation pendant quatre mois (ramenés à deux mois au profit de la personne placée en détention provisoire), de saisir la chambre d'accusation qui pourrait décider d'évoquer elle-même l'affaire ou de la renvoyer à un autre juge d'instruction.

Ce projet de loi sera examiné en séance publique les mercredi 29 et jeudi 30 juin 1996.

Article 9 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : « Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. ».

Article 5 § 3 de la Convention européenne des Droits de l'Homme : « Toute personne arrêtée ou détenue (...) a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable ou libérée pendant la procédure. »

Mesdames, Messieurs.

Comme toute mesure privative de liberté, la détention provisoire peut être à l'origine de dommages irréparables pour l'individu, d'atteintes particulièrement graves à son équilibre physique et psychologique résultant notamment de la rupture du lien familial, de la perte d'un emploi et, souvent, de la mise au ban de la société.

Elle constitue en outre une exception notable aux principes, fondamentaux dans un État de droit, de la liberté individuelle et de la présomption d'innocence.

La détention provisoire s'applique en effet par hypothèse à des personnes dont la culpabilité n'a pas encore été définitivement établie, soit qu'elles demeurent mises en examen, soit qu'elles attendent de comparaître devant la juridiction de jugement (après une instruction ou dans le cadre d'une procédure de comparution immédiate), soit que les délais prévus pour les voies de recours ne soient pas encore expirés.

Le législateur s'est en conséquence efforcé de conférer à la détention provisoire le caractère véritablement exceptionnel qui doit être le sien.

Le projet de loi soumis à notre examen se situe dans la droite ligne d'une politique qui, depuis un quart de siècle, tend à soumettre le recours à cette mesure à des conditions toujours plus strictes.

Son adoption constituerait la neuvième réforme en treize ans. Cette instabilité normative ne traduit-elle pas une insatisfaction chronique ? Ne résulte-t-elle pas d'une certaine timidité du législateur, au demeurant compréhensible s'agissant d'un équilibre à trouver entre, d'une part, la préservation de la liberté individuelle et de la présomption d'innocence et, d'autre part, les impératifs liés à la recherche de la vérité dans le domaine judiciaire ?

Telles sont les questions que s'est posée votre commission lors de l'examen de ce projet de loi. Tout en se félicitant du souci du Gouvernement de réduire la détention provisoire, elle a jugé le dispositif proposé quelque peu timoré : inspiré sur plusieurs points du rapport « pour une meilleure prévention de la récidive » remis au Premier ministre par le président Guy Cabanel, parlementaire en mission auprès du Garde des Sceaux -M. Pierre Méhaignerie puis M. Jacques Toubon-, le projet de loi ne reprend cependant pas toutes les solutions envisagées par ce document après une réflexion approfondie.

Les conclusions du rapport de notre collègue Guy Cabanel ainsi que les auditions auxquelles a procédé votre rapporteur ont mis en avant plusieurs solutions susceptibles de compléter ce projet de loi.

Les propositions de votre commission se situent dans la droite ligne de ces travaux. Elles visent à assurer que la détention provisoire devienne véritablement, s'agissant d'une personne présumée innocente, l'ultime recours nécessité par les stricts besoins de l'instruction ou à titre de mesure de sûreté.

I. LE CONTEXTE DU PROJET DE LOI

Selon les termes de l'article 137 du code de procédure pénale. « la personne mise en examen reste libre sauf, à raison des nécessités de l'instruction ou à titre de mesure de sûreté, à être soumise au contrôle judiciaire ou, à titre exceptionnel, placée en détention provisoire... ».

Depuis la loi du 17 juillet 1970, s'il apparaît impossible de laisser libre la personne mise en examen (ou inculpée avant 1993), le principe est le recours au contrôle judiciaire. La détention provisoire (dite auparavant « préventive ») ne peut être prononcée qu'à titre subsidiaire, « si les obligations du contrôle judiciaire sont insuffisantes ».

Le législateur a prévu un dispositif qui, tout en permettant la détention provisoire, encadre strictement cette mesure exceptionnelle que constitue l'incarcération d'une personne bénéficiant de la présomption d'innocence.

A. UN DISPOSITIF DESTINÉ À CONFÉRER À LA DÉTENTION PROVISOIRE UN CARACTÈRE EXCEPTIONNEL

Afin d'assurer à la détention provisoire un caractère tout à fait exceptionnel, le législateur a soumis la décision de recourir à cette mesure à des conditions de fond et de procédure dont le caractère restrictif a été régulièrement renforcé. En outre, une fois la détention provisoire prononcée, la prolongation obéit également à des règles strictes destinées en limiter la durée.

1. Les conditions de fond du placement en détention provisoire

a) Les conditions tenant à la gravité de l'infraction

La décision de recourir à la détention provisoire suppose que les faits reprochés à la personne mise en examen présentent une certaine gravité. C'est ce que précise l'article 144 du code de procédure pénale qui l'autorise, dès lors que le contrôle judiciaire est insuffisant :

- en matière criminelle ;

-en matière correctionnelle si la peine encourue est égale ou supérieure à un an d'emprisonnement en cas de délit flagrant ou à deux ans dans les autres cas. Toutefois, la détention provisoire peut également être ordonnée, quelle que soit la peine encourue, lorsque la personne mise en examen se soustrait volontairement aux obligations du contrôle judiciaire.

Il convient de noter que la gravité de l'infraction étant appréciée en fonction de la peine encourue par la personne mise en examen -et non en fonction de la peine prévue pour le délit-, l'éventuel état de récidive de l'intéressé peut autoriser son incarcération pour des faits certes délictuels mais relativement bénins. En effet, la peine encourue en cas de récidive étant doublée, la détention provisoire devient alors possible -en cas de flagrant délit- pour une infraction passible de six mois d'emprisonnement.

b) Les critères de placement en détention provisoire

Quelle que soit la gravité de l'infraction qui lui est reprochée, la personne mise en examen bénéficie de la présomption d'innocence. Aussi son placement en détention provisoire doit-il être justifié par des motifs sérieux justifiant une entorse à ce principe fondamental dans un État de droit. Ces motifs sont prévus par l'article 145 du code de procédure pénale dont les 1° et 2° énumèrent les critères du placement en détention provisoire. Ils les classent en deux catégories qui correspondent en substance aux deux justifications à l'atteinte à la liberté de la personne mise en examen admises par l'article 137.

1.- La détention provisoire à raison des nécessités de l'instruction

Le 1° de l'article 144 du code de procédure pénale autorise le placement en détention provisoire lorsque cette mesure est « l'unique moyen » :

- de conserver les preuves ou les indices matériels ;

- d'empêcher une pression sur les témoins ou les victimes ;

- d'empêcher une concertation frauduleuse entre personnes mises en examen et complices.

2.- La détention provisoire à titre de mesure de sûreté

Le 2° de l'article 144 du code de procédure pénale autorise le placement en détention provisoire lorsque cette mesure est « nécessaire » :

- pour mettre fin à l'infraction ou prévenir son renouvellement ;

- pour garantir le maintien de la personne concernée à la disposition de la justice ;

- pour préserver l'ordre public du trouble causé par l'infraction.

2. La procédure de placement en détention provisoire

S'agissant des conditions relatives à la procédure, trois séries de textes sont intervenus, avec des succès différents, au cours des douze dernières années.

a) La loi du 9 juillet 1984 : une avancée significative

La loi n° 84-576 du 9 juillet 1984, votée à l'initiative de notre collègue M. Robert Badinter, alors Garde des Sceaux, a opéré deux modifications essentielles concernant la procédure relative au placement en détention provisoire :


• L'exigence d'un débat contradictoire préalable à la décision du juge d'instruction. Au cours de ce débat, doivent être entendues d'abord les réquisitions du ministère public puis les observations de la personne mise en examen et, le cas échéant, celles de son avocat.


• La suppression de l'effet suspensif de l'appel du procureur de la République d'une décision de mise en liberté. Celle-ci est dès lors devenue immédiatement exécutoire.

Force est de constater que l'entrée en vigueur de cette loi, intervenue le 1er janvier 1985, coïncide avec une inversion de l'évolution du nombre de prévenus incarcérés : alors que ceux-ci étaient passés, entre le 1er janvier 1975 et le 1er janvier 1985, de 13 000 environ à 22 044, leur nombre a par la suite nettement diminué pour se stabiliser à partir de 1988 aux alentours de 20 000.

Même si, comme il sera indiqué ultérieurement, l'évolution du nombre de prévenus incarcérés dépend de plusieurs facteurs, il est largement admis que la loi de 1984, et notamment l'exigence d'un débat contradictoire, a représenté une avancée significative.

b) Le recours à la collégialité : des dispositions restées lettre morte

Depuis le milieu des années 1980, trois réformes législatives sont intervenues pour confier à un organe collégial la décision de placement en détention provisoire. Il s'agissait des lois :

- du 10 décembre 1985, qui instituait auprès de chaque tribunal de grande instance une chambre d'instruction, composée de trois magistrats du siège dont deux au moins devaient être juges d'instruction ;

- du 30 décembre 1987, qui abrogeait la précédente et créait une « chambre des demandes de mise en détention provisoire », composée de trois magistrats parmi lesquels ne pouvait figurer le juge d'instruction ; ces dispositions furent abrogées par la loi du 6 juillet 1989 ;

- du 4 janvier 1993, dont les dispositions relatives à la collégialité ont été abrogées par la loi du 24 août 1993. L'organe compétent était composé d'un magistrat et de deux échevins.

Toutes ces réformes ont achoppé sur le problème du manque de moyens nécessaires pour leur mise en oeuvre. Le législateur en avait d'ailleurs conscience puisqu'il a toujours prévu le report de l'entrée en vigueur des dispositions instituant la collégialité pour le placement en détention provisoire. La loi du 4 janvier 1993 avait quant à elle confié, à titre transitoire, la décision sur la détention provisoire au président du tribunal ou à un magistrat délégué par lui. Ce dispositif, qui fut appliqué de mai septembre 1993, est fréquemment désigné par l'appellation de « système du juge-délégué ».

c) Le « référé-liberté » : des résultats décevants

La loi du 2 août 1993, qui a abrogé celle du 4 janvier de la même année, n'a pas pour autant opéré un retour pur et simple au statu quo ante.

Son initiateur, Monsieur le Président Jacques Larché, avait en effet souhaité limiter dans toute la mesure du possible, voire éviter, le traumatisme des premières heures de l'incarcération. À cette fin, il avait proposé de donner à la personne faisant l'objet d'une ordonnance de détention le droit de saisir dans les vingt-quatre heures un magistrat d'une demande de mise en liberté qui devait être examinée au plus vite.

Cette initiative devait donner naissance au mécanisme dit du « référé-liberté », consacré au sein de l'article 187-1 du code de procédure pénale et dont les principes sont les suivants :

- le magistrat chargé d'examiner la demande est le Président de la chambre d'accusation (et non, comme l'avait initialement proposé le Président Larché, le président du tribunal) ou son remplaçant ;

- la demande doit être formée en même temps que l'appel lequel doit être interjeté au plus tard le jour suivant la décision de placement en détention ;

- le Président de la chambre d'accusation dispose de trois jours ouvrables pour se prononcer ;

- il peut déclarer suspensif l'appel de l'ordonnance (et la personne est alors remise en liberté) s'il « n'est manifestement pas nécessaire que la personne mise en examen soit détenue jusqu'à ce qu'il soit statué sur l'appel ».

Dans son principe, cette procédure constitue, comme le souligne l'exposé des motifs du projet de loi, « une garantie essentielle contre les détentions abusives ».

Elle n'a cependant pas, loin de là, répondu aux espoirs qu'elle avait suscité lors de sa création. Le référé-liberté est en effet une procédure relativement peu appliquée : 397 demandes en 1994 (et vraisemblablement encore moins en 1995) dont environ 6 % donneraient effectivement lieu à une remise en liberté. Selon une étude du ministère de la justice concernant deux cours d'appel, une seule mise en liberté sur dix-sept demandes a été accordée à Reims en 1994 et sept mises en liberté sur cinquante-quatre demandes ont été accordées à Douai la même année.

Pour la cour d'appel de Paris, 183 appels ont été intentés contre une décision de placement en détention provisoire (sur 6 391 décisions) 102 ont fait l'objet d'un référé-liberté dont 6 ont donné lieu à mise en liberté.

Certes, il convient de faire preuve de prudence dans l'interprétation de ces résultats. En effet, au-delà des chiffres, la possibilité d'un référé-liberté a pu conduire à une certaine autodiscipline des juges d'instruction dans les affaires où un doute subsistait sur la nécessité de la détention. À cet égard, force est de constater que la proportion de personnes placées en détention parmi l'ensemble des personnes en examen, qui était de l'ordre de 44 % dans les années 1980, a chuté à partir de 1993 (35 %) pour atteindre 34 % en 1994.

Par ailleurs, même s'il a donné lieu à peu de mises en liberté, les statistiques démontrent que le référé-liberté n'est pas resté lettre-morte.

Il n'en demeure pas moins que la quasi-totalité des personnes entendues par votre rapporteur ont souligné les insuffisants résultats du référé-liberté. Parmi les nombreuses explications avancées (qui seront détaillées dans l'examen des articles) figurent notamment :

- le lien entre l'appel et le référé-liberté, qui réduit sensiblement les demandes formées sur le fondement de cette procédure dans la mesure où la quasi-totalité des ordonnances de placement en détention provisoire (à la différence des décisions rejetant les demandes de mise en liberté) ne sont pas frappées d'appel. Selon l'étude conduite auprès des cours d'appel de Reims et de Douai, le taux d'appel serait de l'ordre de 4 % ;

- le pouvoir d'appréciation limité du Président de la chambre d'accusation, qui ne concerne pas le fond de la détention mais seulement son éventuel caractère manifestement infondé ;

- le pouvoir de décision lui-même limité de ce magistrat, qui ne peut que maintenir la personne en détention ou la mettre en liberté et ne dispose pas de la faculté de prononcer cette voie intermédiaire que représente le placement sous contrôle judiciaire.

3. Un encadrement de la durée de la détention provisoire

Le législateur s'est également efforcé de limiter dans la mesure du possible la durée de la détention provisoire. Il a tout d'abord prévu que la décision de placement en détention provisoire ne saurait excéder une certaine durée : quatre mois en matière correctionnelle, un an en matière criminelle.

Cette décision est cependant susceptible d'être prolongée par ordonnance motivée pour des durées qui diffèrent selon la gravité de l'infraction et selon les antécédents judiciaires de la personne mise en examen :

- une seule prolongation possible, d'une durée de deux mois, si la personne mise en examen n'encourt pas plus de cinq ans d'emprisonnement et n'a pas déjà été condamnée pour crime ou délit de droit commun soit à une peine criminelle soit à une peine d'emprisonnement ferme supérieure à un an (article 145-1 du code de procédure pénale) ;

- plusieurs prolongations possibles d'une durée ne pouvant excéder quatre mois chacune dans les autres affaires correctionnelles ; toutefois, au-delà d'un an, chaque prolongation doit être précédée d'un débat contradictoire ; la durée totale ne peut excéder deux ans lorsque la peine encourue n'excède pas cinq ans (article 145-1 du code de procédure pénale) ;

- plusieurs prolongations possibles d'une durée ne pouvant excéder un an chacune en matière criminelle, chaque prolongation devant être précédée d'un débat contradictoire (article 145-2 du code de procédure pénale).

Le tableau ci-après résume, en fonction des différentes hypothèses, la durée maximale possible de la détention provisoire, prolongation comprise, autorisée par le code de procédure pénale.

Durée de la détention provisoire (pour une personne majeure)

MATIÈRE

CRIMINELLE

DURÉE

INITIALE

DURÉE DE

PROLONGATION

DURÉE TOTALE

MAXIMALE

criminelle

1 an

1 an

Pas de limite

Correctionnelle (en cas de peine encourue supérieure ou égale à deux ans ou à un an en cas de flagrant délit)

4 mois

2 mois

si la personne mise en examen n'a pas été condamnée auparavant à la prison ferme supérieure ou égale à un an et à condition que la peine encourue soit inférieure ou égale à 5 ans

6 mois

(une seule prolongation possible)

4 mois

dans les autres cas

. 2 ans

si la peine encourue ne dépasse pas cinq ans

. pas de limite lorsque la peine encourue dépasse cinq ans

Outre ces dispositions de droit interne, la durée de la détention provisoire se doit de respecter les exigences du droit international et notamment de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'homme et des libertés fondamentales dont l'article 5, paragraphe 3, stipule que toute personne en détention provisoire « a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable ou libérée pendant la procédure ».

Ce délai raisonnable est une notion à géométrie variable qui s'apprécie en fonction des circonstances de l'espèce. La Cour européenne des droits de l'homme contrôle le respect de cette exigence par les États parties. Elle tient notamment compte de la complexité de l'affaire, de l'existence effective d'un risque de fuite ou de suppression des preuves, de la conduite de la personne détenue...

B. DES RÉSULTATS ENCORE INSUFFISANTS

Selon le système de collecte SPACE (Statistique pénale annuelle du Conseil de l'Europe), la France a longtemps figuré parmi le pays du Conseil de l'Europe ayant le plus fort taux de détention provisoire. Elle occupait même encore la première place en 1988 (il convient bien entendu de prendre garde aux comparaisons hâtives, la France admettant une définition très large de la détention provisoire).

Cette situation s'est légèrement améliorée puisque la France était au sixième rang en 1993. Mais si la progression de la détention provisoire a été semble-t-il enrayée, la situation actuelle est encore loin de donner satisfaction.

1. La stabilisation du nombre de prévenus incarcérés

a) Le constat

L'évolution générale de la détention provisoire au cours des dernières années se caractérise par une relative stabilité.

Cette stabilité est en soi un élément positif pour deux raisons :


• elle contraste avec l'augmentation continue du nombre de personnes en détention provisoire jusqu'au milieu des années 1980.
À cet égard, l'entrée en vigueur de la loi précitée du 9 juillet 1984 (soit l'année 1985) marque bien un tournant que le tableau ci-après permet de mettre en évidence.

Nombre de personnes placées en détention provisoire au 1er janvier

1976

1983

1984

1985

1986

1987

1988

1989

Nombre

12 825

17 643

20 161

22 044

21 125

21 588

20 222

19 477

Indice

100

138

157

172

165

168

158

152

1990

1991

1992

1993

1994

1995

1996

Nombre

19 976

19 043

19 578

20 439

20 026

22 159

20 899

Indice

156

148

153

159

156

173

163


• elle conduit, compte tenu de l'augmentation du nombre des condamnes, a une diminution de la part des prévenus parmi l'ensemble des personnes incarcérées. Il a ainsi été mis progressivement fin à ce que l'on pouvait considérer comme une spécificité de la France : la part majoritaire des prévenus (présumés innocents !) au sein de la population carcérale. C'est ce que retrace le tableau suivant :

Évolution du taux de prévenus au sein de la population carcérale (%)

1984

1985

1986

1987

1988

1989

1990

1991

1992

1993

1994

1995

1996

52

51

50

45

41

43

45

40

41

42

40

43

40

Au-delà de ce constat purement quantitatif, votre rapporteur s'est longuement penché sur les facteurs de cette évolution.

b) Les facteurs de la stabilisation

La stabilisation depuis une dizaine d'années du nombre de prévenus résulte d'une double évolution : d'une part, une tendance à l'accroissement de la durée moyenne de la détention provisoire ; d'autre part, une diminution régulière du nombre d'incarcérations annuelles due essentiellement à la baisse des détentions prononcées dans le cadre d'une instruction.

1. - Une légère progression de la durée moyenne de détention provisoire

Au cours des dix dernières années, la durée de la détention provisoire a tout d'abord connu une diminution régulière, passant de 3,9 mois en 1985 à 3,4 mois en 1992. Depuis lors, elle a sensiblement progressé pour atteindre 4,1 mois en 1995.

Sur cette période de dix années, la durée moyenne en matière criminelle est supérieure à 21 mois. En matière délictuelle, elle est passée de 3 mois en 1984 à 3,4 mois en 1993.

L'augmentation de la durée moyenne de la détention provisoire à partir de 1993 semble pouvoir s'expliquer par une complexité croissante des instructions ouvertes due :

- à l'accroissement du nombre moyen de personnes mises en examen dans le cadre d'une même information (1,8 aujourd'hui contre 1,2 au début des années 1980) ;

- le caractère de plus en plus contradictoire de la procédure, due en large partie à la loi du 4 janvier 1993.

2. - Une diminution des incarcérations en cours d'instruction

Sur la période 1985-1984, la tendance est à une diminution quasi continue du nombre de personnes placées chaque année en détention provisoire dans le cadre d'une instruction.

Certaines personnes entendues par votre rapporteur ont expliqué cette évolution favorable par une diminution du nombre de personnes mises en examen. Si ce dernier phénomène est bien réel, son ampleur est sans commune mesure avec la réduction des incarcérations prononcées dans le cadre d'une instruction : sur une base de 100 en 1985, l'indice correspondant au nombre de ces incarcérations en 1994 était de 74 contre 95 pour l'indice correspondant au nombre de personnes mises en examen.

Ainsi, depuis 1986, la proportion de personnes placées en détention provisoire parmi l'ensemble des personnes mises en examen est passée de 45 % à 34 %, avec une accélération particulièrement nette à partir du début des années 1990. Cette évolution est pour votre rapporteur la meilleure preuve des efforts réalisés par les juges d'instruction pour éviter de recourir à l'incarcération.

Détention provisoire et instruction

(Source : cadres des parquets)

En fait, comme il a déjà été indiqué, il faut garder présent à l'esprit que les personnes placées en détention provisoire ne représentent qu'une partie (environ les deux-tiers) des prévenus incarcérés.

Il convient notamment d'y ajouter les personnes en attente de comparution après instruction (dont le nombre au 1er janvier est passé de 2 506 en 1985 à 3 077 en 1995) ainsi que les prévenus incarcérés dans le cadre d'une comparution immédiate (dont le flux a représenté 18 183 personnes en 1995 contre 10 363 en 1985).

2. Des améliorations nécessaires

a) La place en apparence médiocre de la France parmi les autres pays européens

En dépit des progrès réalisés au cours des dernières années, la France occupait en 1996 la sixième place au sein des pays du Conseil de l'Europe pour la part de prévenus parmi la population carcérale (39,1 %), derrière la Turquie (55,9 %), l'Italie (54 %), la Belgique (48,7 %), la République tchèque (47,1 %) et la Roumanie (40,6 %).

Part des prévenus au sein de la population carcérale

Pays

Taux de prévenus

(en %)

Turquie

Italie

Belgique

République tchèque

Roumanie

France

Lituanie

Allemagne

Portugal

Autriche

Luxembourg

Bulgarie

Espagne

Pologne

Suède

Ecosse

Finlande

Irlande

Islande

55,9

54,0

48,7

47,1

40,6

39,1

38,1

38,1

37,4

33,9

32,2

31,3

29,8

24,1

21,8

17,7

8,7

7,9

3,9

(source : Conseil de l'Europe)

Il convient cependant de relativiser cette position en apparence peu satisfaisante car la France admet une conception fort large de la notion de détention provisoire qui inclut les détenus en appel ou en pourvoi ou dans les délais permettant d'y recourir.

Environ 30 % des personnes en détention provisoire ne font en effet pas (ou ne font plus) l'objet d'une instruction. Ainsi, selon le Centre de Recherches sociologiques sur le Droit et les institutions pénales (CESDIF), les « vrais détenus provisoires (ceux qui sont toujours en attente de jugement) ne représentent que (...) 29,05 % de l'effectif des prisons françaises » (en 1991).

Aussi, la place médiocre de la France parmi les autres pays européens doit-elle être relativisée.

b) Des placements en détention qui pourraient être évités

Chaque année, 3 % des personnes incarcérées au titre de la détention provisoire (soit entre 1 600 et 2 300 prévenus) sont en définitive mis hors de cause par la justice (acquittement, relaxe ou non-lieu).

On ne saurait bien entendu affirmer qu'il s'agit d'autant de victimes d'un dysfonctionnement de la justice. Dans certains cas, le placement en détention provisoire pouvait en effet se justifier, en particulier pour protéger l'intéressé lui-même.

Il n'en demeure pas moins vrai que, chaque année, des personnes qui auraient pu -et même parfois auraient dû- demeurer en liberté sont incarcérées. Le législateur l'a d'ailleurs reconnu en créant une commission d'indemnisation, chargée d'accorder une indemnité aux personnes mises hors de cause par la justice et qui ont subi une détention provisoire leur ayant causé un préjudice manifestement anormal et d'une particulière gravité.

Mais on ne saurait considérer l'indemnisation des victimes des dysfonctionnements judiciaires comme suffisante pour effacer une incarcération qui n'aurait pas due être.

Dans ces conditions, ce sont les conditions de placement en détention provisoire qu'il conviendrait de modifier. Deux voies peuvent a priori être explorées : restreindre les critères de placement et améliorer le référé-liberté (dont on rappellera qu'il fut créé pour éviter le traumatisme lié aux premières heures de l'incarcération).

c) Des durées de détention parfois fort longues

La durée moyenne de la détention provisoire ne saurait occulter des situations, loin d'être exceptionnelles, même en matière délictuelle, où cette mesure excède huit mois, voire un an.

Durée de détention provisoire des personnes condamnées en 1993

(source : casier judiciaire)

Crimes

Délits

Nombre de personnes condamnées ayant été placées en détention provisoire

2 478

44 030

Détentions inférieures à 4 mois

161 (6%)

30 631 (69 %)

Détentions entre 4 et 8 mois

123 (5%)

8 260 (19 %)

Détentions entre 8 mois et 1 an

160 (6%)

2 973 (7 %)

Détentions supérieures à 1 an

2 034 (82 %)

2 166 (5 %)

En matière criminelle, il n'est pas rare que la détention provisoire dure plus de deux ans, en raison notamment d'un délai parfois fort long (un an voire dix-huit mois selon plusieurs personnes entendues par votre rapporteur) entre l'acte d'accusation et la comparution devant la Cour d'assises.

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