C. LES INCERTITUDES DU NUMÉRIQUE

L'avenir de l'audiovisuel européen semble désormais se résumer au développement du satellite.

Si les perspectives sont intéressantes, voire alléchantes, une analyse plus lucide de la réalité économique, réalisée par l'INA et Eurodience (avril-juin 1996), conduit cependant à tempérer l'enthousiasme des opérateurs audiovisuels pour ce qui apparaît comme une « nouvelle frontière.

Cette analyse a sans doute conduit le groupe Bertelsmann, troisième opérateur mondial du marché audiovisuel, et la CLT à se retirer de ce marché pour se concentrer sur la prise de contrôle des télévisions hertziennes terrestres.

Par ailleurs, si les premiers résultats de CanalSatellite sont prometteurs, le bouquet numérique allemand du groupe Kirch, DF 1, ne comptait, fin novembre 1996, que 20 000 abonnés, alors que 200 000 clients étaient attendus.

1. L'enjeu du décodeur

Le développement de la réception directe est facteur du développement du câble. En effet, le taux de pénétration des chaînes présentes sur Astra et Eutelsat est dû en majorité à la reprise de ces chaînes (en clair et cryptées) par les câblo-opérateurs européens. Si, aujourd'hui, la diffusion de bouquets de chaînes en numérique est l'objet d'enjeux économiques énormes, c'est aussi parce que le marché des foyers non touchés par les télévisions diffusées sur le câble ou le satellite est encore très important dans la plupart des pays.

L'intérêt manifesté pour la réception directe est renforcé par la diffusion de chaînes en clair, qui sont considérées comme un supplément gratuit à des chaînes cryptées présentes sur le satellite en question. La motivation d'abonnement au bouquet BSkyB pour un Britannique est accentuée par le fait qu'il disposera gratuitement de chaînes dans sa langue comme Eurosport, CNN et TNT/Cartoon Network.

Tous les tuners satellite sont aujourd'hui normalisés pour recevoir toutes les chaînes analogiques diffusées en clair. En revanche, le problème du cryptage a jusqu'ici suivi la politique des diffuseurs pays par pays. On constate, de fait, dans la télévision de type analogique, une sorte de Yalta des opérateurs BSkyB, Canal + et Filmnet. En clair, la télévision ne connaît pas de frontières. En revanche, pour la diffusion cryptée, chaque opérateur protège son pré carré.

Un téléspectateur britannique ne peut s'abonner à Canal + et un téléspectateur français au bouquet BSkyB, sauf à passer par des prête-noms ou par des cartes pirates.

Toutefois, cette demande est négligeable en nombre dans les pays concernés, toutes les études démontrant que les téléspectateurs demandent massivement de nouvelles chaînes dans leur langue.

Mais le phénomène se complique pour le cas particulier qu'est la France.

Actuellement, il faut en effet trois décodeurs pour recevoir toutes les chaînes analogiques cryptées françaises : un décodeur Syster ou D2-MAC/Eurocrypt (pour la réception en 16/9 des chaînes du groupe Canal + et de France Supervision en D2-MAC clair), un décodeur D2-MAC/Eurocrypt pour la chaîne érotique Rendez-Vous et enfin un décodeur de type Smartcrypt pour RTL9. Sans parler des quatre décodeurs différents pour les chaînes étrangères commercialisées en France : deux de type Videocrypt : MTV Europe (Videocrypt 2), JSTV et la chaîne érotique Adult Channel (Videocrypt 1), une en D2-MAC/Eurocrypt (BBC Prime) et enfin le décodeur spécifique Nokia NLS pour la chaîne érotique italienne Satisfaction Club.

L'empilement des décodeurs existe d'ores et déjà et pourrait s'aggraver si les opérateurs ne se mettaient pas d'accord sur les contrôles d'accès alors que, techniquement, un décodeur universel acceptant tous les cryptages et les contrôles d'accès est possible grâce aux travaux du groupement européen DVB.

Compte tenu de l'ampleur des investissements nécessaires, cette attitude protectionniste est compréhensive. Les grands opérateurs doivent en effet maîtriser toute la chaîne de la télévision à péage : réseau de distribution, protection et contrôle du système de cryptage (qui passe par un commerce des boîtiers pour les systèmes propriétaires comme le Syster de Canal +), gestion de leur parc d'abonnés, gestion des droits des films et événements sportifs.

Depuis huit ans, les différents systèmes de cryptage se sont développés dans les pays d'Europe : Syster (système propriétaire) en France et dans les pays où est présent le groupe Canal +, Videocrypt particulièrement en Grande-Bretagne et pour d'autres chaînes thématiques diffusées sur toute l'Europe, D2-MAC/Eurocrypt dans les pays scandinaves. Mais le temps de l'harmonisation est venu, dans l'intérêt des opérateurs eux-mêmes, afin de ne pas étouffer le marché.

L'avènement du numérique avec un boîtier universel acceptant tous les systèmes de contrôle d'accès simplifiera la vie du téléspectateur. Mais cette amélioration est subordonnée aux accords entre opérateurs sous peine de se priver d'un potentiel de nouveaux abonnés, quitte à ouvrir la porte à la concurrence dans des marchés verrouillés comme le sont encore ceux de la France et de la Grande-Bretagne.

Les enjeux du cryptage prennent une dimension commerciale dans les rapports entre câble et satellite. Les discussions entre les groupes BSkyB/Canal + et les câblo-opérateurs de ces pays sont à cet égard instructifs.

En France, le développement du bouquet analogique CanalSatellite n'a pu, par nature, se développer pleinement : les câblo-opérateurs qui sont tous actionnaires et souvent créateurs de ces chaînes ont exigé et obtenu une politique commerciale protégeant leurs intérêts.

A l'inverse, les câblo-opérateurs anglais n'ont pas participé au lancement des chaînes du groupe Murdoch présentes sur le câble. De ce fait, BSkyB n'a aucune raison de leur vendre à bon prix les chaînes les plus attractives de son bouquet. Dans un récent rapport, l'OFTEL ( Office of Telecommunications ) dénonce « les pratiques discriminatoires de BSkyB, à la fois fournisseur et distributeur de programmes à l'encontre des câblo-opérateurs. Même si le téléphone demeure le principal argument marketing des câblo-opérateurs, l'impossibilité d'atteindre la masse critique grâce au petit plus qu'est la télévision remet en cause leur capacité à développer dans le futur des services numériques qui leur permettront de concurrencer notamment British Telecom ».

2. Des stratégies commerciales délicates à mener

a) L'articulation entre le programme optionnel et le programme basique

On note des politiques commerciales sensiblement différentes de part et d'autre de la Manche.

En France, CanalSatellite , à l'instar du câble, propose un « bouquet de base » agrémenté de chaînes optionnelles. Il est impossible de s'abonner à une chaîne seulement. La basic n'a pas varié depuis son lancement et reflète la même offre que sur le câble. Les deux chaînes nouvelles depuis trois ans sont des chaînes payantes (l'offre groupée LCI/TMC). Une seule possibilité pour déroger à la règle du « basic obligatoire » : s'abonner pour 75 francs par mois au duo LCI/TMC, soit plus de la moitié du tarif du basic pour seulement deux chaînes.

Pour BSkyB , le scénario est strictement identique, mais la présentation est différente et paraît moins contraignante. Le prix, quant à lui, est largement inférieur pour des services supplémentaires (stéréo systématique, service télétexte). On peut choisir uniquement le basic et de une à trois chaînes à option dites « Premium ». À chaque choix de chaîne « premium », on obtient les chaînes « bonus » qui étaient « premium » quelques années auparavant. Le reste des chaînes, que l'on nomme ici « basic », est présenté comme un supplément gratuit régulièrement augmenté de nouvelles chaînes... Le client, même s'il ne regarde jamais les nouvelles chaînes du basic, a donc l'impression d'en avoir plus pour le même prix, ce qui le conduit à rester fidèle.

b) L'incertitude de l'existence de la demande

La diffusion de bouquets numériques présente un avantage essentiel pour l'opérateur de bouquet : cette technologie divise les coûts de diffusion et permet donc la multiplication de nouveaux programmes. Pour le téléspectateur, l'avantage paraît alléchant : davantage de chaînes, avec une meilleure qualité d'image et de son, et un choix plus grand avec plus d'exclusivité : au prix d'un investissement dans un matériel satellite ainsi qu'un abonnement à la carte.

Le marché de la télévision payante ou non - hertzienne - est actuellement de moins de six millions de foyers en France (câble, satellite, abonnés Canal +). Après plus de quatorze ans de plan câble (depuis 1982), douze ans de Canal - (depuis 1984) et moins de dix ans de télévision par satellite, la masse des téléspectateurs français n'est pas encore accoutumée à l'idée de payer pour des chaînes de télévision, en supplément du montant de la redevance . Pourtant, la segmentation de plus en plus fine des audiences et des cibles publicitaires permet d'envisager très prochainement l'existence d'un type de télévision à la carte, aux dépens des télévisions généralistes qui seront elles-mêmes impliquées dans des bouquets. Toutefois les investissements nécessaires sont colossaux (achats de catalogues, gestion des répéteurs satellite, compression des chaînes, gestion et sécurisation des contrôles d'accès). Il est donc clair que la stratégie des opérateurs de bouquets numériques les incite à raisonner sur l'accès à plusieurs marchés européens.

Si, pour le décodeur numérique, une stratégie pan-européenne semble se dessiner, la pertinence de cette même stratégie est plus problématique dans le domaine des programmes quand il s'agit de toucher des bassins linguistiques différents (achats de droits, préférence nationale du public). Et de toutes façons, les ressources des réseaux câblés seront déterminantes dans le succès des bouquets numériques.

Pour toutes ces raisons, la télévision numérique est aujourd'hui un marché où l'on doit créer la demande, y compris dans des pays fortement développés en câble et satellite comme le Royaume-Uni. En France, le potentiel de développement est fort, à la hauteur des investissements à consentir. Canal + a lancé son bouquet numérique fin avril 1996 en pariant sur la prime au premier installé sur le marché. Cette stratégie à haut risque financier a été entreprise par Murdoch, en Grande-Bretagne, en s'appuyant sur la Société Européenne de Satellites avec de bons résultats pour la réception directe, mais après plus de dix ans d'investissements.

Où ira-t-on chercher les abonnés du numérique ? Tout le défi semble prendre comme parti que le numérique va toucher des foyers qui ont jusqu'ici échappé à l'abonnement au câble ou à l'équipement satellite.

Sans rien toucher à leur installation en analogique, sans garantie, cependant, à ce jour, qu'un tel décodeur pourra lire plusieurs systèmes, les foyers déjà équipés pour la réception satellite et intéressés par le numérique devront acquérir un décodeur numérique (4 500 francs à l'achat ou location de 45 francs par mois aux tarifs fin 1996).

Les premiers abonnés d'un système de télévision payante paient toujours le prix fort en matériel. La réception avec un seul et même tuner de chaînes analogiques et numériques n'est pas proche. C'est, cependant, au niveau européen, la seule solution que semblent avoir retenue les opérateurs de bouquets : parier sur le numérique à tout prix et sur toutes les cibles déjà équipées pour la réception satellite ou non. Les habitudes audiovisuelles étant longues à se modifier, les progrès techniques liés à la diffusion de chaînes en numérique seront plus rapides.

Le numérique donne l'avantage aux grands groupes. Maîtres d'oeuvres dans la chaîne technologique, les contacts et les négociations sont a priori plus faciles pour les achats de catalogues de programmes dont la télévision numérique sera grande consommatrice. Pour l'instant, et tant que le bouquet de Canal +, n'aura que des concurrents virtuels, ces achats de programmes font le bonheur des détenteurs de droits.

Les campagnes de promotion du numérique ont le mérite de faire la publicité des groupes entrés en lice et de leur donner une image dynamique même si, parfois, certains d'entre eux n'en sont qu'aux prémices d'une commercialisation de grande envergure.

Toute la chaîne du monde audiovisuel, opérateurs satellite, groupes de télévision, vendeurs et marques de matériel satellite, revendeurs d'abonnements, producteurs voit dans le numérique un nouvel eldorado. Techniquement, tous les problèmes devraient bientôt être résolus. La réaction du téléspectateur devant des images supplémentaires certes, mais payantes, demeure toutefois inconnue.

3. Des points techniques non résolus

a) La qualité de l'image

L'un des avantages du satellite est l'absence de dégradation du signal. Une fois la parabole bien installée et la fréquence bien réglée, l'image est de très bonne qualité, comme si l'utilisateur habitait près d'un réémetteur hertzien. De plus, la plupart des chaînes d'Europe émettent en PAL, un standard moins sensible dans la pratique au cryptage que le SECAM. La diffusion hertzienne peut être troublée pour de nombreuses raisons géographiques locales ; la diffusion par câble n'est pas non plus parfaite. La diffusion par satellite, en revanche, est en « réception directe » et, sauf intempéries persistantes, un tuner de bonne qualité ne présente aucune dégradation. Avec l'arrivée de productions en 16/9, les ventes au niveau européen de téléviseurs à ce format progressent. En attentant le « tout numérique » au niveau européen, un standard intermédiaire se développe fortement en Allemagne, le PAL+ . Promu par les chaînes publiques allemandes et d'autres en Europe, le PAL+ est compatible avec le PAL, utilisé par la majorité des télévisions européennes (à l'exception de la plupart des chaînes en français).

Pour recevoir des images en PAL+, il faut s'équiper d'un téléviseur ( 16/9) qui « lit » le PAL+ ou bien acheter un décodeur externe si l'on possède déjà un téléviseur 16/9. Ce standard intermédiaire (mais l'histoire de l'audiovisuel a montré que certaines normes intermédiaires avaient la vie dure) avant le renouvellement complet du parc des téléviseurs européens au format 16/9, a un avantage : il permet la diffusion d'images en 16/9 pour les écrans 16/9, bien entendu, mais aussi pour les téléviseurs 4/3 disposant de la compatibilité 16/9.

La qualité de l'image est le grand argument, en plus de la nouvelle offre de programmes des bouquets de chaînes en numérique. Sans préjuger de la qualité d'image réelle des futurs bouquets numériques, le rapport d'Eurodience affirme que les chaînes numériques compressées à des débits inférieurs à 6 Mbits/s ne donneront pas une meilleure image que du PAL, inférieure donc à la qualité d'image du D2-MAC . Des tests établis par France Télécom et les chaînes du secteur public français donnent même un taux de 8,5 Mbits/s pour une qualité d'image égale au D2-MAC. Or, il apparaît peu probable que les premiers promoteurs de bouquets numériques appliqueront immédiatement de tels taux. Sur un répéteur Astra de 33 Mhz de large, on peut en effet diffuser simultanément cinq à six chaînes dont le taux ne dépasse pas 6 Mbits/s. Ce nombre peut passer à huit ou neuf si le répéteur est exclusivement consacré à la retransmission de films ou de dessins animés (un film se contentant d'un débit inférieur de moitié à celui nécessaire pour une retransmission vidéo).

Cependant, on commence à constater une réelle demande du public. Les Américains abonnés à DirecTV, pourtant habitués depuis des lustres à la piètre qualité du NTSC, ont, au bout de quelques mois, réclamé une meilleure qualité d'image, ce qui a obligé l'opérateur à augmenter les taux de compression qui atteignaient à peine 6 Mbits/s.

La coexistence de la diffusion numérique/diffusion de type analogique durera environ dix ans au moins.

C'est pourquoi le plan d'action de l'Union Européenne encourage, par le biais de subventions, la diffusion et la création d'oeuvres au format 16/9. Des chaînes comme France Supervision, MCM ou les chaînes publiques allemandes en ont largement bénéficié en 1995-1996. Ces efforts sont partagés par les consommateurs qui investissent dans l'achat d'un téléviseur 16/9, dont les ventes sont en forte progression, notamment en France. Le laps de temps nécessaire pour assurer la transition téléviseurs de format 4/3 à téléviseurs 16/9 reste inconnue : durera-t-il autant que le passage du noir et blanc à la couleur ?

b) La qualité du son

Les chaînes françaises sur satellite émettent pratiquement toutes en son mono, sauf France Supervision. Canal +, MCM et RTL9.

Le NICAM n'est pas pour l'instant destiné à la réception directe mais s'installe progressivement sur le réseau hertzien terrestre en France, même si tous les émetteurs et réémetteurs de France ne sont pas encore équipés de décodeurs NICAM. TF1 et France 2 diffusent quelques émissions en NICAM. Si le son a toujours été le parent pauvre de la télévision, on constate qu'un téléspectateur habitué à suivre retransmissions sportives, concerts ou films d'action en stéréo, ne peut accepter d'en revenir au son mono.

Sur satellite, la stéréophonie a été particulièrement développée et soignée ces trois dernières années par les chaînes cinéma et sport du groupe BSkyB et par les chaînes publiques allemandes. Pour cela, il est nécessaire de diffuser le son sur deux bandes sous-porteuses différentes louées préalablement par le diffuseur à l'opérateur satellite. Pour certaines chaînes publiques ou d'information, la stéréophonie engendre des coûts et une maintenance non justifiés par la plupart des programmes diffusés. En revanche, la diffusion pour un même programme d'un son différent prend tout son sens pour les chaînes en plusieurs langues comme Eurosport, Euronews, TNT OU NBC SuperChannel. Pour les autres chaînes, l'utilisation simultanée de deux bandes sous-porteuses son est un appoint rare ou réservé à la diffusion de radios.

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