III. SEANCE DU MERCREDI 14 JANVIER 1998

A. AUDITION DE M. PIERRE CABANES, PRÉSIDENT DU CONSEIL SUPÉRIEUR DE L'EMPLOI, DES REVENUS ET DES COÛTS (CSERC)

M. Alain GOURNAC, président - Chers collègues, nous allons auditionner M. Cabanes, président du CSERC. J'ai mentionné tout à l'heure, et je vais vous le faire distribuer, le rapport qu'il a publié sur l'aménagement et la réduction du temps de travail.

Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Pierre Cabanes.

Notre organisation est : dix minutes pour vous exprimer. Ensuite, je passerai la parole à notre rapporteur qui m'a dit avoir des questions à vous poser. Vous lui répondrez directement et mes collègues poseront les questions qu'ils souhaiteront.

M. Pierre CABANES - Merci de votre accueil, Monsieur le président. Je vais commencer par trois observations préliminaires. Tout d'abord, je ne suis pas un spécialiste des questions de durée du travail. Ce pays en compte peu d'ailleurs, tellement aujourd'hui ce droit est devenu complexe.

Je ne suis pas non plus économiste, je ne suis pas économètre. C'est dire que j'accepte d'avance de vous tous les reproches d'incompétence. Je souhaiterais seulement qu'on ne mette pas ma bonne foi en doute.

Deuxième observation : j'ai assumé des fonctions au ministère du Travail pendant six ans. Depuis 16 ans, je travaille dans un groupe qui relève complètement, en ce qui concerne le droit du travail, du droit privé, et j'y assume notamment les responsabilités des affaires sociales.

Comme vous avez bien voulu le faire observer tout à l'heure, je préside le CSERC qui a récemment publié un rapport sur les minima sociaux, qui, à la fois, n'est pas complètement en dehors de l'actualité ni d'ailleurs complètement hors du sujet qui nous occupe ce matin.

Troisième observation : le projet de loi sur lequel vous m'invitez à m'exprimer.

M. Alain GOURNAC, président - Je voudrais vous arrêter une seconde pour observer que nous discuterons prochainement du projet de loi devant la Commission des Affaires Sociales. C'est plutôt votre réaction que nous voulons entendre à la suite de la décision du Gouvernement qui a voté en Conseil des ministres cette réduction du temps de travail et des crédits, qui sont maintenant connus, pour accompagner cette réduction du temps de travail. Si nous parlions de la loi elle-même, nous ne serions pas dans le contexte de notre Commission d'enquête.

M. Pierre CABANES - Merci de cette clarification. Je n'ai pas l'intention devant vous de commenter ligne à ligne le projet de loi. Je m'en tiens bien à l'interprétation de la question que vous me posez. Je veux simplement indiquer que ce texte est une mesure parmi d'autres que le présent Gouvernement prend. Et il ne viendrait à l'idée de personne d'élever la moindre critique qu'un Gouvernement utilise tous les moyens disponibles pour contribuer à régler, même le moindrement, ce colossal drame qu'est le chômage dans notre pays.

D'autre part, j'ai lu ce qui est connu de ce projet de loi et le présent Gouvernement n'affirme pas qu'il en résultera monts et merveilles. Il me semble qu'il y a là une preuve de grande honnêteté.

J'en viens à votre question : quelles sont les conséquences aujourd'hui de la décision d'abaisser dans deux ans la durée légale hebdomadaire du travail, notamment sans dire ce que sera alors le régime des heures supplémentaires ?

Question très délicate, il m'aurait fallu plus de temps et sûrement plus de compétence pour prétendre vous apporter quelque lumière sur ce sujet.

Ces conséquences sont, à mes yeux, triples. La première est que l'accord national interprofessionnel du 31 octobre 1995 est, du fait de cette décision, tenu pour mort.

Deuxième conséquence : cette décision me paraît focaliser l'attention générale sur une question qui me paraît secondaire, par une procédure qui me paraît inadaptée.

Troisième conséquence : je crains que ne se trouve ainsi différé l'examen de deux questions qui, à mes yeux, apparaissent fondamentales.

Première conséquence, que j'appellerai une occasion perdue. Il faudrait plusieurs séances et beaucoup d'attention de votre part pour que je relate devant vous les occasions manquées sur la question qui nous occupe depuis qu'est intervenue l'ordonnance de 1982 qui a libéralisé la répartition de la durée du travail.

Comme vous ne m'avez pas invité à faire devant vous de l'histoire, je me bornerai à un des derniers épisodes qui m'a valu justement de faire le rapport dont vous avez parlé et j'ai le sentiment, même si cette Commission comporte beaucoup de gens compétents, que l'accord national interprofessionnel du 31 octobre 1995 échappe à l'attention d'un certain nombre de personnes, et je le regrette.

Cet accord a mis en France un terme, me semble-t-il, à trois débats théoriques ou idéologiques qui faisaient rage depuis 20 ans. Cet accord a été signé par tous les partenaires sociaux, sauf un. Avec cette signature a été enterré le débat religieux entre ceux qui disent que la solution du problème du chômage est dans la création d'emplois et ceux qui disent que la solution est dans le partage du travail. Les partenaires sociaux, le 31 octobre 1995, avaient reconnu que ce débat était devenu inactuel.

Deuxièmement : les partenaires sociaux avaient enterré un deuxième sujet de conflit idéologique entre ceux qui étaient partisans d'une baisse de la durée du travail à condition qu'il y ait une compensation salariale intégrale, et ceux qui disaient qu'il ne peut pas y avoir une telle compensation intégrale, que cette compensation doit être limitée. Les partenaires sociaux, ce jour-là, ont enterré ce deuxième débat théorique.

Troisièmement : jusqu'à ce moment-là, le travail à temps partiel était considéré dans notre pratique comme pestiféré. C'était une forme de travail qui ne méritait le respect de personne et qui ne pouvait intéresser que des catégories particulières et dévalorisées de la population. Ce jour-là, les partenaires sociaux unanimes, sauf un, ont considéré que ce débat était devenu inactuel.

C'est ce qui les a conduits, cette fois-là en positif, après avoir enterré ces trois débats qui avaient interdit tout progrès dans notre pays pendant une vingtaine d'années, à affirmer solennellement trois propositions qui me sont apparues à l'époque comme vraiment révolutionnaires, mais je crois avoir été un des rares à qualifier cet accord de cette façon.

Première idée : dans notre pratique sociale, c'était la première fois que je lisais que l'objectif commun des partenaires sociaux est l'accroissement de la compétitivité des entreprises.

Deuxièmement : ce résultat passe, ajoutaient-ils, par une organisation plus souple de l'entreprise. La flexibilité n'était pas encore à l'ordre du jour, mais avouez que quand on parle de plus souple, on n'en est pas loin, et que cette souplesse devait notamment trouver à s'appliquer en matière de durée du travail.

Troisièmement : parmi les différents types d'organisation du travail et parmi les multiples types de répartition d'une durée donnée de travail, les partenaires sociaux convenaient de privilégier ceux qui étaient les plus créateurs d'emplois.

Sagement, les partenaires sociaux, le 31 octobre 1995, ont dit : nous nous attelons là à un travail colossal et de longue haleine. Ce pourquoi ils étaient convenus de reprendre l'écheveau de cette négociation au plan national tous les trois ans. Et d'autre part, marque de grand réalisme, ils convenaient de créer un observatoire paritaire des conséquences sur l'emploi des mesures décidées plus haut et qui renvoyaient à des négociations de branche.

C'était reconnaître par la pratique une chose qui aujourd'hui doit faire à peu près l'unanimité, à savoir qu'il n'existe pas de solution simple, qu'il n'existe que des solutions ajustées au cas de chaque entreprise, voire de chaque partie d'entreprise.

La première conséquence de la décision du Gouvernement me paraît être que ce texte du 31 octobre 1995 est écarté et considéré comme nul et non avenu.

Penchons-nous une seconde sur les raisons qui ont conduit à cela et rappelez-vous, s'il vous plaît, que je ne prétends donner de leçon à personne. Moins d'un an après, 31 octobre 95 - juillet 96, un sommet sur la durée du travail est organisé. On me demande de préparer le rapport que vous connaissez. Je crois qu'il y avait là une première erreur. Quand on s'attaque à un sujet aussi complexe on ne peut pas, moins d'un an après la signature, réunir les partenaires sociaux en pensant que moins d'un an après il peut y avoir des résultats concrets.

Deuxième proposition : quelques jours avant ce sommet social sur la durée du travail, est votée ce qu'on appelle communément la loi " de Robien ". Je ne me hasarde pas à critiquer le fond de ce texte. J'attire l'attention cependant de cette Commission sur l'effet que peut avoir sur des partenaires sociaux, qui sont convenus de se réunir autour du 12 ou 13 juillet, un texte voté rapidement et, à ma connaissance, sans que les partenaires sociaux aient été invités à se prononcer, et qui interfère peut-être d'ailleurs efficacement avec le sujet traité.

On ne doit pas être, dans ces conditions, étonné que ce sommet social, sûrement mal préparé par le rapport dont je suis l'auteur, ait donné peu de résultats et qu'aujourd'hui les partenaires sociaux signataires de cet accord assistent à sa mise à l'écart sans aucune protestation.

Deuxième conséquence, en essayant d'être mesuré dans mes propos et en renouvelant ce que j'ai dit liminairement : je considère à titre personnel, et je n'engage que moi, que la décision que je commente révèle un choix de méthode discutable. La méthode est discutable parce que son point d'application me paraît hypothétique et que la procédure qui l'entoure me paraît inadaptée.

Le point d'application me paraît hypothétique. Ici il faudrait longuement parler des différentes facettes de la question de la durée du travail.

Résumons-les : un problème considérable est celui de la durée de vie au travail qui renvoie à des questions fondamentales, sociologiques, d'entrée dans le monde du travail et de sortie du travail, c'est-à-dire celle de l'âge de la retraite.

Deuxième type de question relative à la durée du travail : la batterie des durées maximales du travail, incontestables, qu'elles soient quotidiennes, hebdomadaires. Nous avons là des considérations de sécurité et il est normal que sur ce sujet il n'y ait pas de changements.

Troisième question : celle de la durée du travail effectif. Cela, c'est un vrai sujet, mais qui ne relève pas de l'initiative du législateur. Si bien que le point d'application est : quel effet peut-on attendre d'une annonce aujourd'hui de ce que dans deux ans la durée légale hebdomadaire du travail sera abaissée ? Ce qui, pour être très précis, porte et ne porte que sur le coût du travail. Cela revient à faire commencer les heures supplémentaires et le repos compensateur à partir de la 36 ème heure.

Est-ce qu'en prenant ce point d'application on tient un bon levier ? J'en doute et je ne suis pas le seul. Car nous avons un précédent qui est celui de l'abaissement de la même durée légale de 40 à 39 heures. A ma connaissance, aujourd'hui en 1998, les spécialistes, au nombre desquels je ne suis pas, mais que je m'efforce de lire, se trouvent tout à fait incapables de chiffrer les effets emplois d'une telle mesure. Et les estimations se situent dans une fourchette entre 70.000 et 300.000 emplois, ce qui est une fourchette considérable. Je me pose la question de savoir si ce bras de levier était le bon.

Autre question : est-ce que la procédure annoncée se trouve adaptée à la matière ?

Sans vouloir distribuer des bons points, je crois pouvoir me hasarder à dire que le sommet qui a conduit à l'annonce de cette décision a eu des résultats mitigés. Ayant, à ma connaissance, pour objet de marquer un consensus sur une question tout à fait considérable, j'ai le sentiment que ce premier résultat n'a pas été atteint. Et je trouve qu'autour de cette décision règne une atmosphère électrique qui me paraît peu propice à une avancée du sujet.

Deuxièmement, et je veux mesurer mes propos et je prierai qu'on y mette des guillemets : est-ce un comportement tout à fait adapté que d'utiliser une " menace législative " ?

Troisième question de procédure : fait-on progresser le débat en y ajoutant des subventions ?

S'il est établi que ce qu'on fait est dans la ligne de l'accroissement de la productivité des entreprises, que va faire l'argent public là ?

Ces trois éléments, et chacun d'entre vous notera certaines références à des expériences passées, me paraissent peu propices à une négociation dans l'intervalle de temps qui séparera le vote de la loi de la date butoir qu'elle fixera. Je ne crois pas, je le dis avec modestie, qu'on négocie sur ordre.

Troisième conséquence : je crains que ce faisant, l'attention générale soit détournée de deux questions qui me paraissent basiques. La première, que je me pose depuis longtemps : comment se fait-il que dans notre pays la négociation ne soit pas le mode normal de résolution des problèmes sociaux à tous niveaux, le législateur se bornant à intervenir dans le cadre qui lui est imparti par l'article 34 et, qui est limité aux principes fondamentaux du droit du travail et du droit syndical ?

Qui, de bonne foi, peut aujourd'hui prétendre maîtriser la partie législative du code du travail et dire que là ne figurent que des principes fondamentaux du droit du travail ?

Pour avoir jeté et pour jeter quotidiennement quelques coups d'oeil à ce qui se passe dans des pays voisins tels que l'Autriche, le Danemark, les Pays-Bas, j'y constate, chacun avec sa spécificité, des mécanismes sociaux normaux, non exclusifs de bagarres, d'éclats, de lutte, mais ces pays me semblent avoir, mieux que le nôtre, une pratique de la vraie négociation, c'est-à-dire d'un débat long, difficile, appliqué à une matière qui est en train de changer complètement. Et c'est ma deuxième question.

Accroché au concept de durée légale hebdomadaire du travail, je me pose la question de savoir si nos débats sociaux n'ont pas du retard par rapport à l'évolution des choses.

Je cite un auteur qui fait observer qu'en 1990 la population active consacre 14 % de son temps éveillé au travail. Les bases de calcul sont : un individu entrant autour de 20 ans sur le marché du travail, travaillant en moyenne 1.500 heures par an sans discontinuer pendant 40 années, (cela représente 60.000 heures), et disposant d'une espérance de vie de 75 ans, soit 438.000 heures de vie éveillée. Pour être honnête, l'auteur lui-même reconnaît que le chiffre doit être manié avec beaucoup de précaution.

Ce que je veux dire et ce que j'expérimente dans l'entreprise où je travaille, c'est qu'il fut un temps où le travail était le principe de la vie en société et la quantité de travail était la mesure de tout. C'était le temps béni où il n'y avait pas de chômeurs, où tout le monde travaillait sur la base d'un contrat à durée indéterminée et une durée supérieure à 40 heures par semaine.

Je crois, je lis, que notre problème de l'heure est que nous ne sommes plus dans cette situation alors que nos représentations sociales continuent à être calées sur une situation dépassée. La quantité de travail n'est plus la mesure des choses. Je crois qu'il faut prendre en considération que nous ne connaîtrons plus le plein emploi d'hier, et d'ailleurs cela me préoccupe de voir ceux qui préconisent une croissance économique : car qui dit croissance économique dit gain de productivité, qui dit gain de productivité dit, sauf si un élément m'échappe, diminution du nombre des heures travaillées.

Dès lors, je crois que les événements qui font l'actualité aujourd'hui présentent un caractère tout à fait historique. Les manifestations des demandeurs d'emplois me paraissent mériter une analyse très profonde car vous avez noté que, au contraire de leurs revendications passées, celles-ci deviennent publiques et ne sont plus exclusivement calées sur l'ambition d'avoir un emploi. Et progressivement la question se déplace sur la notion de revenu minimum.

Et là se trouve, à mon avis, un problème très important et dont je crains qu'il soit différé : comment, dans un pays qui connaît la croissance et qui depuis 1973 l'a connue année après année, sauf une, donc dans un pays dont le PIB croît, tandis que le nombre d'heures à travailler décroît, comment répartir la richesse ? C'est, me semble-t-il, la question que nous posent les mouvements d'aujourd'hui.

Je me demande donc, pour me résumer sur ce deuxième point, sur ces deux questions : comment progresser dans la voie d'une vraie négociation dans notre pays ? Comment rendre cohérent un PIB en croissance et un nombre d'heures décroissant en raison d'une activité économique toujours plus productive ? Comment combiner ces deux éléments ?

Je crains donc que ces débats soient, dans notre pays, différés.

M. Alain GOURNAC, président - Merci, Monsieur le président. Nous vous avons écouté avec beaucoup d'attention et maintenant je vais demander à notre rapporteur de poser des questions.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Merci, Monsieur le président. A mon tour, je voudrais remercier M. Cabanes pour son témoignage et la force de ses convictions et de ses interrogations. Je ne me méprends pas si, d'une certaine façon, Monsieur le président, vous vous étonnez et vous déplorez une sorte d'ingérence du législateur dans la négociation, avec ces moments d'impatience. Vous faites référence aux accords d'octobre 1995 et c'est une espèce de fébrilité politique. Finalement, on voit bien que l'alternance la révèle comme une constante et la sagesse serait de faire confiance aux partenaires sociaux et de tenir à l'écart ce qui met en péril les progressions quand elles sont constatées, comme vous avez pu le faire au 31 octobre 1995. C'est bien cela ?

M. Pierre CABANES - Monsieur le ministre, Monsieur le président, un citoyen ne doit pas utiliser la notion d'ingérence appliquée au législateur. Ceci étant, ma conviction profonde, en effet, est que, et là je fais aussi parler une partie de mon expérience puisque j'ai été fonctionnaire, le service public sait mal inciter à la négociation collective. Et je crois effectivement que dans notre pratique, faute de savoir comment aider à la négociation les partenaires sociaux, exercice très compliqué sur lequel je pourrai m'étendre dans une seconde, nous ne savons pas le faire. Dans ces conditions, les problèmes augmentent, s'enflent, à un point que je comprends très bien qu'un Gouvernement sollicité d'agir sollicite lui-même le Parlement pour essayer de trouver une voie législative.

Je crois que beaucoup est à faire. Entre-temps, j'ai vécu une petite parenthèse d'examen d'un cas très particulier, mais très révélateur, qui est celui des intermittents du spectacle où le phénomène que je décris atteint alors son paroxysme. Je crois que nous avons beaucoup de progrès à faire dans l'investissement des services publics, dans l'aide à la négociation collective dans ce pays.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - C'est aussi la réforme de la vie politique et du fonctionnement des services relevant de la puissance publique qui est en cause. C'est l'art de gouverner en quelque sorte.

Cela étant dit, Monsieur le président, vous êtes dans un groupe qui participe à l'économie mondiale, à la globalisation. Dans les stratégies de votre groupe, que vous inspirent les positionnements des autorités locales dans vos choix de développement ? C'est ma première question.

La deuxième concerne la durée du temps de travail. S'il doit y avoir une réduction autoritaire du temps de travail, peut-on imaginer qu'elle s'inscrive dans une logique d'annualisation et non pas de durée hebdomadaire ?

De votre point de vue, y aurait-il alors nécessité d'en inscrire le principe et sans doute pas les modalités ? Sinon, l'article 34 de la Constitution, une fois encore, serait violé.

Enfin, je voudrais vous interroger sur le positionnement des cadres. Il se dit que les inspections du travail font preuve d'un zèle tout particulier auprès des grands groupes, en essayant de faire entrer les cadres dans la durée hebdomadaire du temps de travail. Comment cela est-il vécu dans un groupe comme le vôtre, et y a-t-il une présomption de corrélation entre ce zèle des inspections du travail et le levier que pourra constituer demain la nouvelle loi pour réduire le temps de travail ? Et enfin, peut-être votre propre réflexion sur la compatibilité entre des fonctions de cadres et le temps de travail.

M. Pierre CABANES - Je commencerai par le dernier aspect de votre question car, Monsieur le ministre, je considère que vos trois questions sont trois facettes d'une même question, révélant bien d'ailleurs la difficulté du sujet.

Sur le positionnement des cadres, le groupe dans lequel je travaille a une filiale dont le PDG s'est vu dresser 1.200 procès-verbaux pour violation de la durée du travail des cadres.

Ceci soulève beaucoup de problèmes. Le groupe dans lequel je travaille est en effet de plus en plus international, non pas seulement par son chiffre d'affaires, mais par ses implantations industrielles. On peut, à peu de choses près, bien comparer des unités étrangères et des unités françaises et regarder comment les choses s'y passent, et constater que dans le même temps où à 19 heures, à 20 heures, les bureaux français étaient encore allumés, ceux d'une filiale comparable en Hollande étaient éteints et fermés à partir de 17 heures.

Les comparaisons de productivité sont extrêmement difficiles à faire parce que la direction du groupe peut répartir entre ces deux filiales telle commande, tel marché ou telle partie de marché. Donc, on n'est pas dans une situation pure.

Il n'empêche qu'on s'en approche assez et qu'il y a d'un côté, dans le groupe dans lequel je travaille, des cadres qui travaillent et ne reçoivent aucune rémunération au titre des heures supplémentaires, bien au-delà de 39 heures, sans le revendiquer, et de l'autre des cadres qui travaillent moins de 39 heures et le résultat final n'est pas économiquement radicalement différent. C'est dire la difficulté de cette question. C'est sur des considérations de ce type que j'appuyais le troisième point traité plus haut. Nous avons à affronter des considérations sociologiques, et la sociologie française et la sociologie hollandaise aboutissent effectivement à ces résultats-là.

Sauf erreur, le pourcentage du nombre de personnes travaillant à temps partiel doit être à peu près le double en Hollande qu'en France, car la société de ce pays et les partenaires sociaux ont considéré qu'il y avait là un mécanisme adapté à l'évolution des choses, bien avant la date du 31 octobre 95.

Deuxième observation : Monsieur le ministre, pour rester de bonne foi, je ne sais pas complètement répondre à la question de savoir comment régler ce problème. Car notre conception du cadre n'implique pas une quantité de travail limitée. Il y a dans notre pratique cette idée que plus on s'élève dans la hiérarchie et plus on doit être présent sur le lieu de travail.

Le journal Le Monde contenait hier un article tout à fait intéressant sur ce sujet. Ces réflexions nous conduisent à revoir assez fondamentalement les questions de rémunération. Dans l'immédiat, ayant fait l'objet de procès-verbaux, nous avons rétabli l'horloge pointeuse. Je ne suis pas heureux de ce phénomène. C'est ce que je considère comme devant être fait par le chef d'entreprise, mais vous voyez à quelle extrémité nous sommes arrivés.

Comment rémunérer ? Allons-nous chronométrer les heures supplémentaires de notre commerçant qui est à Bangkok ? Nous avons en permanence 20 % de la population salariée qui voyage dans les différents pays du monde. Allons-nous devoir leur mettre des chronomètres en main pour savoir combien d'heures ils travaillent réellement ?

Je suis incapable de combiner la norme légale et la pratique des choses.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - N'y a-t-il pas dans un groupe international, à partir d'un certain stade, la tentation d'aller créer des entités juridiques ailleurs que sur le territoire national pour y appliquer d'autres dispositions légales ?

M. Pierre CABANES - Monsieur le ministre, notre groupe a parfois légèrement dans le passé, et s'appuyant sur des circonstances, tenté des délocalisations dans ce but. Notre groupe en est revenu car la démonstration est aujourd'hui faite, du moins chez nous, que ce pays a une main-d'oeuvre d'une qualité tout à fait extraordinaire et que s'il est possible de délocaliser des travaux répétitifs, cela n'est pas opportun pour nos types de métiers qui font de plus en plus appel à l'initiative, à l'intelligence, à la liberté. Ce pays a des richesses tout à fait extraordinaires. Cela signifie que l'évolution de ce groupe étant à une intellectualisation toujours plus grande de sa production, nous ne délocaliserons plus pour des motifs sommaires du type coût facial de la main-d'oeuvre. Nous ne sommes pas ébranlés par la circonstance que la main-d'oeuvre, en Inde ou ailleurs, est facialement très inférieure. Car quand on regarde le produit fini, notre pays garde des atouts tout à fait extraordinaires, du moins pour le groupe dans lequel je travaille.

Donc, là je n'ai pas de doute. Par contre, compte tenu du métier du groupe auquel j'appartiens, nous sommes parfois contraints d'acheter in situ des entreprises car assez légitimement, s'agissant d'électronique professionnelle et d'électronique de défense, les Etats souhaitent avoir sous leur contrôle des entreprises complètes et non pas seulement des entreprises de pure fabrication. Quand nous avons acheté à Philips son secteur armement, une des conditions posées par le Gouvernement hollandais était de ne pas toucher aux productions locales.

J'en reviens à la question posée par vous, Monsieur le ministre. Il convient que nous revoyions assez fondamentalement nos pratiques de travail et nos modes de rémunération. C'est sur ce point que le dispositif actuel de convention collective, d'augmentation générale, que nous avons beaucoup aménagé et supprimé pour les cadres, mérite d'être revu dans un dispositif de différenciation des sources de revenu des intéressés, qui ne repose plus sur l'exclusive quantité de travail prestée.

C'est dire qu'il faut solliciter tous les dispositifs d'intéressement, de participation, de stock options que vous avez très justement limitées, Monsieur le ministre, et je ne m'en plains pas. Et peut-être plus fondamentalement encore voir dans quelle mesure, et c'était le sens de l'article du Monde d'hier, on peut lier une partie de la rémunération des personnels, cadres ou non-cadres, à la vraie valeur ajoutée de l'entreprise, c'est-à-dire au rendement du capital investi. C'est techniquement une question tout à fait fondamentale.

La façon dont je vous livre ces difficultés est révélatrice de l'extraordinaire complexité du sujet qui nous réunit et vient en soutien de la thèse suivant laquelle tout ce qui ne résultera pas d'une négociation locale va à l'échec. Ceci étant, et ce ne sera pas pour vous une révélation, une vraie négociation c'est un exercice écrasant, lourd, c'est une véritable ascèse quand on l'entreprend de bonne foi.

Dernier aspect de ma réponse : oui, sans hésiter, oui je crois que l'annualisation du temps de travail me paraît un minimum adapté à la nature des choses, qui vient de ce qu'aujourd'hui les entreprises, quelle que soit leur taille et compte tenu de l'extraordinaire fluidité de l'information, doivent être capables de répondre à des stimuli quotidiens et s'adapter quotidiennement à un marché mondial toujours plus en mouvement.

M. Alain GOURNAC, président - Merci, Monsieur le président. Monsieur le rapporteur, vous n'avez pas d'autres questions. Je vais passer la parole à nos collègues.

M. Marc MASSION - M. Cabanes, comme d'autres intervenants dans notre commission, a parlé beaucoup de dialogue social, disant que le dialogue social devrait suffire et que l'intervention législative devrait être inutile pour régler un certain nombre de problèmes. Or, dans ce pays, toutes les grandes avancées sociales ont été obtenues par la rue, suivies de décisions législatives, ou directement par des décisions législatives. Même au temps où les syndicats étaient beaucoup plus puissants que maintenant, il y a toujours eu déficit du dialogue social.

Je voudrais demander à M. Cabanes comment il situe les responsabilités de ce déficit.

Je reste sur la question du dialogue social, et moi j'aime bien concrétiser ce que l'on dit.

Le dialogue social, si je prends l'exemple d'une grande surface qui est implantée dans ma commune, où il y a plusieurs centaines d'emplois, en particulier de femmes à temps partiel, où est le dialogue social lorsqu'il n'est pas interdit de monter des syndicats, mais il est fortement peu recommandé de le faire ? Où ces gens sont corvéables à merci ? C'est du temps partiel imposé, qui varie d'une semaine à l'autre, donc imposé et souvent à des femmes seules en difficulté. Où est le dialogue social ? Pour ce genre de situation, moi je souhaite fortement l'intervention législative.

Vous avez beaucoup vanté l'accord interprofessionnel d'octobre 1995 et vous avez dit que ce qui allait se passer maintenant allait tuer cet accord-là. Comment expliquez-vous que les signataires de cet accord semblent d'accord pour les 35 heures et soient d'accord pour tuer ce qu'ils ont signé en 1995 ? A mon avis, cela prouve que c'était nettement insuffisant.

M. André JOURDAIN - Je voudrais remercier M. Cabanes pour la vigueur et la clarté de ses propos. J'ai beaucoup apprécié son analyse, mais je voudrais lui demander s'il ne pourrait pas aller un peu plus loin dans la prospective. Est-ce que votre organisme a fait des études sur l'évolution de la durée de temps de travail vers les années 2000-2005 ?

On constate dans le projet de loi qu'il va y avoir un durcissement à l'égard de la pratique du temps partiel. Et d'un autre côté, on réduit de 39 à 35 heures. Cela ne vous paraît-il pas contradictoire ?

M. Pierre CABANES - Je partage l'analyse qui soutient vos questions, Monsieur le sénateur. Je veux dire par là qu'il serait indécent de ma part de prétendre qu'il n'y a pas des abus dans la pratique du droit du travail dans notre pays et, à ce titre, les dispositions du projet de loi tendant à policer, au bon sens du terme, le temps partiel, je ne peux qu'y applaudir cent fois, car je n'aurais pas le front de prétendre effectivement que le droit du travail règne à son plein dans la population féminine de tous les supermarchés de ce pays.

Oui, Monsieur le sénateur, beaucoup d'avancées sociales de ce pays se sont d'abord concrétisées par la rue, et loin de moi l'idée de l'oublier. Ma question est simplement que je comprends cela tant que les choses étaient simples. Aujourd'hui, nous sommes devant une complexification extraordinaire des choses et une manifestation dans la rue ne peut trouver un point d'application adapté à une réalité toujours plus complexe. Heureusement, le droit de manifestation existe dans notre pays et je ne prétends pas proscrire que demain, comme hier, quand les salariés sont insatisfaits, ils aient recours à ce moyen de pression. Ce que je déplore à titre personnel, c'est que la négociation n'est pas sociologiquement un des éléments de notre comportement social.

En ce qui concerne votre question malicieuse, j'ai déclaré que l'accord du 31 octobre 1995 était mort, mais vous faites observer que vous n'entendez pas de cris de la part des signataires de l'époque. En cela, vous avez effectivement marqué un point. Il ne m'appartient pas de me prononcer sur le point de savoir pourquoi ils ne crient pas. Peut-être considèrent-ils tout simplement que cet accord est encore vivant. On verra bien la suite des choses.

Le CSERC a mis cette question de la durée du travail à son ordre du jour, est en train de l'étudier et publiera un rapport au mois de mars.

Le CSERC est une toute petite structure et n'est pas une structure d'étude. Nous faisons notre miel des différentes études de l'INSEE, de la direction de la prévision, de la DARES et d'autres, quitte à les impulser, et à ce jour nous n'avons sollicité des différents services d'étude de ce pays aucune étude prospective, tant il nous semble que le mouvement dont je parlais tout à l'heure, qui est un mouvement d'augmentation de la productivité générant une baisse du nombre d'heures de travail presté, nous paraît irréversible.

S'agissant enfin de la dernière question, dès lors que la durée légale du travail baisse, je considère que ceci aura, par effet de choc, à diminuer la durée maximale du temps partiel. Sur ce sujet, M. Balmary, ancien délégué à l'Emploi, a publié dans Le Monde du mois d'octobre un article tout à fait important, court mais impeccable. C'est un homme qui a une très longue expérience de ces questions. Un des effets bénéfiques du vote du projet de loi sera peut-être, en rapprochant le temps partiel du temps normal de travail, de faire accepter mieux le travail à temps partiel dans notre pays si le législateur, qui là est tout à fait dans son rôle, en évite les excès.

M. Alain GOURNAC, président - Monsieur le président, je vous remercie de la vigueur de vos propos, de cette présentation.

B. AUDITION DE M. BERNARD BRUNHES, PRÉSIDENT DE BERNARD BRUNHES CONSULTANT

M. Alain GOURNAC, président - Nous recevons M. Brunhes, Président de Bernard Brunhes Consultant.

Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Bernard Brunhes .

Attention, Monsieur le président, il ne s'agit pas de revenir sur les termes de la loi, mais d'avoir votre position sur les conséquences de cette loi.

M. Bernard BRUNHES - Je voudrais d'abord dire des choses qui sont peut-être, pour vous, banales maintenant, mais qui doivent être dites clairement. Si on se réfère au projet de loi tel qu'il existe, plusieurs choses sont de nature un peu différente et sur lesquelles on peut avoir des opinions différentes. Il y a d'une part la proposition d'une réduction de la durée hebdomadaire légale du travail à 35 heures. J'ai été un peu surpris d'ailleurs de voir que votre Commission d'enquête parle de la réduction de la durée hebdomadaire du travail alors que la loi porte sur la durée hebdomadaire légale. La durée réelle effective va de 24 heures pour certains agents des services publics de transports jusqu'à 45 heures ou 48 heures pour d'autres.

Donc, première question : quel serait l'effet d'une réduction de la durée légale du travail à 35 heures ?

Deuxième élément qui est dans ce projet de loi, c'est une partie d'incitation, c'est-à-dire le remplacement de la loi " de Robien " par un nouveau texte, qui en diffère d'ailleurs assez peu.

Troisièmement, l'ouverture de négociations et de discussions avec les partenaires sociaux, qui pourraient aboutir à la préparation d'un nouveau texte fin 1999. C'est bien de cela dont nous parlons ?

M. Alain GOURNAC, président - Tout à fait.

M. Bernard BRUNHES - Tout d'abord il y a dans notre économie deux choses qui sont aujourd'hui nécessaires, c'est d'une part qu'il y ait une réduction de la durée moyenne du travail et d'autre part qu'il y ait une flexibilisation du temps de travail.

Réduction de la durée moyenne du travail : je rappelle que la durée moyenne du travail a baissé en France depuis 1955 où elle était à 48 heures jusqu'en 1967, elle est descendue jusqu'en 1983 et, depuis, elle est restée au même niveau de 39 heures. Il n'y a plus de baisse du temps de travail en France depuis maintenant presque 20 ans. A un moment où nous avons à la fois de fortes et nécessaires croissances de productivité, des taux de croissance qui, quoi qu'on fasse, ne peuvent pas être les taux de croissance chinois, et seront forcément modestes, (nous n'allons plus faire les 6 % des belles années) et enfin une croissance forte de la population en âge de travailler. (elle augmente en France de 150.000 personnes par an, alors qu'elle baisse en Allemagne, qu'elle est stable en Angleterre). Nous devons faire face à une contrainte : il y a de moins en moins d'heures de travail par personne d'âge actif : comment peut-on traiter cela ? soit multiplier les préretraites, retarder l'entrée des jeunes sur le marché du travail et laisser croître le chômage, soit réduire le temps de travail pour que, en moyenne, chacun travaille moins.

Il me semble évident que, comme c'est d'ailleurs l'évolution séculaire, (il y a un siècle nous travaillions deux fois plus que maintenant par an), cette baisse de la durée du travail doit avoir lieu. Sinon il y aura de plus en plus de chômeurs, de préretraités ou de jeunes qui ne peuvent pas entrer sur le marché du travail.

La vraie question, à mon sens, n'est pas de savoir s'il faut baisser la durée du travail, mais de savoir comment faire. On cite souvent l'exemple hollandais dans lequel on le fait par une multiplication des temps partiels.

Comment faire pour que la durée du travail baisse ? C'est cela la vraie question. Je crois que tous les économistes sont d'accord : il faut qu'elle baisse. Ils sont en désaccord sur les moyens.

Deuxième élément : nous avons besoin de plus de flexibilité. Nous avons besoin d'avoir une annualisation du temps de travail dans beaucoup de cas d'un assouplissement dans tous les cas. Il faut que cela soit organisé. Je ne vois pas comment les secteurs économiques nouveaux peuvent vivre avec un système complètement ficelé de tant d'heures par semaine avec des horaires fixes.

Ces deux éléments -réduction et assouplissement- me paraissent devoir être conduits de concert.

Pour dire les choses de façon simpliste : les patrons veulent de la flexibilité, les salariés veulent de la réduction du temps de travail. Ils ne savent pas très bien négocier ensemble. Comment faire pour qu'ils négocient quand même ?

Le point auquel j'arrive, c'est qu'il faut qu'il se passe quelque chose puisque la baisse de la durée du travail ne se fait plus et la flexibilité se fait n'importe comment. C'est la base qui, pour moi, est une quasi-évidence.

Ensuite, comment faut-il faire ?

Nous sommes un pays dans lequel le dialogue social se passe mal. C'est mon métier d'organiser le dialogue social. J'ai été amené, au cours des dernières semaines, à expliquer à des investisseurs américains comment cela marchait en France et j'ai beaucoup souffert pour leur décrire comment fonctionnaient nos syndicats et comment s'appliquait le code du travail.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Comment réagissent-ils ?

M. Bernard BRUNHES - Ils ne comprennent pas mais ensuite ils ont quand même envie d'investir dans le pays. Ils investissent quand même. A propos de Toyota, la DATAR a demandé à mon cabinet d'expliquer aux dirigeants de Toyota, juste après le 10 octobre, qu'ils pouvaient quand même s'installer à Valenciennes et qu'il n'y avait pas trop de risques. Contrairement à ce que la presse avait dit à la suite de la virulente sortie du CNPF, à savoir que " tout le monde va passer sous la toise des 35 heures, cela va être une catastrophe ", en fait il a suffi d'expliquer la réalité aux dirigeants de Toyota pour les rassurer.

Le dialogue social ne fonctionne pas et que, contrairement à ce qui s'est passé dans la plupart des pays voisins au cours des dernières années, le patronat, en tant que structure syndicale, n'est pas actif dans ces négociations et discussions sur les thèmes du temps de travail. Heureusement, en revanche, les entreprises, elles, bougent.

Une partie des syndicats français de salariés sont bloqués. Par rapport à ce qui s'est passé en Allemagne, dans les pays du nord, en Hollande et même en Italie depuis quelques années, on constate qu'une partie des organisations syndicales refusent de discuter flexibilité et la plus grande partie du patronat refuse de parler de réduction de la durée du temps de travail.

L'intervention des pouvoirs publics, du Parlement, du Gouvernement, pour relancer cette réduction du temps de travail me paraît, de ce fait, nécessaire.

Faut-il le faire comme le Gouvernement le propose et selon son calendrier actuel ? La bonne solution était-elle de dire le 10 octobre que le Gouvernement va proposer une réduction du temps de travail légal ?

C'est un élément de discussion que je suis prêt à aborder avec vous si vous le souhaitez. Mais il est évident qu'il faut faciliter le dialogue social. Beaucoup de chefs d'entreprise me disent que le Gouvernement a fait le contraire en imposant la date du 1er janvier 2000 pour la réduction de la durée légale du travail : il aurait au contraire bloqué la négociation. Je ne sais pas qui a bloqué. Est-ce M. Jospin ? Est-ce M. Gandois ou M. Seillière ? Je ne sais pas, mais en tout cas le dialogue est bloqué et il faut que cela se débloque. Mais il faut en effet que nous ayons simultanément une réduction de la durée du travail et un aménagement, une flexibilisation du temps de travail.

Voilà ce que je voulais dire en introduction.

M. Alain GOURNAC, président - Merci. Nous étions d'ailleurs tout à fait intéressés par votre vue sur la négociation qui a eu lieu avec Toyota et la réaction de Toyota. Toyota avait décidé d'effectuer son investissement avant que le Gouvernement décide de réduire le temps de travail à 35 heures et Toyota a quand même été affolé par l'approche médiatique des choses.

M. Bernard BRUNHES - Il y a encore deux jours j'ai entendu un Parlementaire important, responsable d'un grand parti politique, dans une émission très populaire de radio, parler de la réduction autoritaire et générale du temps de travail. C'est le fait de dire cela qui inquiète les étrangers. Il ne s'agit pas d'une réduction autoritaire et générale du temps de travail, mais d'une modification de la durée légale.

M. Alain GOURNAC, président - Merci. Je vais passer la parole à notre rapporteur.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Je voudrais remercier M. Brunhes pour son propos et les indications qu'il nous a apportées.

Il est vrai que ce n'est pas une réduction autoritaire du temps de travail, mais on ne peut pas dire à ceux qui s'interrogent sur une implantation en France ou qui ont un projet que ce qui s'accomplit là est indifférent sur les coûts du travail et sur les repos compensateurs. Vous avez évoqué Toyota, mais ce qui nous préoccupe ici ce ne sont pas seulement les industries dont le coût de main-d'oeuvre doit représenter, chez Toyota, à peu près 10 %. Alors, quand on est à 10 % du chiffre d'affaires, on ne se soucie pas beaucoup des contraintes qui pèsent sur le temps de travail, pour peu que l'Etat qui accueille soit suffisamment généreux. On arrive à trouver des accords, la mondialisation pèse de tout son poids et la concurrence est à l'heure.

Mais quand on a en face de soi des industries, je pense à des secteurs traditionnels comme la confection, le chômage dans ces secteurs n'est pas négligeable. Il est vrai qu'il vaudrait mieux avoir une France avec des ingénieurs et de la haute technologie, mais la cohésion sociale se fait aussi avec des emplois extrêmement modestes. Et quand vous nous dites que la baisse du temps de travail fait moins de chômage, ne faut-il pas aussi avoir une appréciation sur l'ensemble du monde ? Il y a beaucoup de volatilité aujourd'hui.

Puisque vous êtes conseiller des entreprises, en matière de cadres par exemple, que constatez-vous ? On dit beaucoup que les cadres trouvent des arrangements maintenant pour se faire rémunérer en partie à l'étranger. Est-ce une fiction ou est-ce que cela devient une réalité ? Ceci tient compte des avantages comparés des législations locales.

Vous nous avez dit que l'annualisation était un élément très important de la négociation. Pensez-vous qu'il faudrait prévoir les modalités de l'annualisation dans la loi, si elle doit être votée, comme l'une des contreparties de la réduction de la durée légale du temps de travail ?

Je voudrais vous demander si, avec l'expérience que vous avez des partenaires sociaux, vous les sentez prêts aujourd'hui à entrer dans des négociations qui auront des conséquences sur la réduction légale du temps de travail, et seraient-ils prêts à geler les salaires et dans certains cas à diminuer le niveau des salaires ? Les économistes que nous avons consultés nous ont mis en garde contre l'échec qu'on risquerait de subir si la réduction de la durée légale du temps de travail n'était pas assortie d'un gel ou d'une baisse des rémunérations.

Dans cette hypothèse-là, il est peu probable qu'il y ait création d'emplois.

Et puis je voudrais vous demander si vous avez le sentiment que, au-delà des propos institutionnels du patronat et des syndicats de salariés, il y a sur le terrain des gens qui sont prêts à négocier et à donner corps à ces différentes orientations.

M. Bernard BRUNHES - Vous avez parlé de l'annualisation. Il est clair que l'annualisation et les autres formes de flexibilisation sont une nécessité à terme. Dans les nouveaux métiers qui se créent ainsi que dans toutes les industries qui sont en pleine concurrence, on a absolument besoin de flexibiliser. C'est une nécessité absolue et il est dommage que tout le monde ne le comprenne pas.

En conséquence, il me semble personnellement qu'il faudra en tout cas que dans la loi finale, puisqu'il y a deux lois successives, le mot annualisation soit prononcé et qu'on dise au minimum ce que le Premier ministre a dit le 10 octobre, c'est-à-dire qu'il est nécessaire de moduler et de flexibiliser.

Je reconnais que là-dessus, ce qui a été dit n'était pas très clair encore.

Nous sommes devant une question complexe qui est une question de calendrier. Je crois qu'il y a une contradiction interne dans les propositions du Gouvernement, entre deux volontés différentes : l'une est que les entreprises jouent le jeu et que le dialogue social commence tout de suite, et l'autre qui est qu'on établisse la loi de façon définitive une fois qu'on aura négocié. Aujourd'hui, toutes les entreprises avec lesquelles mon cabinet travaille, toutes nous disent : comment voulez-vous qu'on négocie quelque chose puisqu'on ne connaît pas les règles du jeu ? Quelles seront-elles dans deux ans, au moins sur l'annualisation, puis sur le jeu des heures supplémentaires, et le niveau du SMIC ?

Les chefs d'entreprise nous disent : tant que nous ne saurons pas quelle sera la politique du SMIC, la politique de l'annualisation, et les textes en matière d'heures supplémentaires, nous ne savons pas comment négocier. Ils le disent et ils n'ont pas tout à fait tort.

D'autre part, la position qui a été prise par le Gouvernement le 10 octobre consistait à dire : ce genre de chose n'est pas décidé par l'Etat, il faut que cela remonte de la négociation, et on ne prendra la décision qu'à la fin de 1999. Il y a là en effet une contradiction.

C'est le principal problème que nous avons. En ce qui me concerne, j'aurais préféré qu'on dise que la durée du travail passera à 35 heures mais que plus tard, en fixant une autre date, j'aurais dit 2001 ou 2002, et que l'on prendrait le temps, entre la remontée des négociations et la décision, pour permettre au Gouvernement et au Parlement de sortir une bonne loi dans le courant de l'année 1999 et en laissant encore le temps derrière pour négocier concrètement.

Voilà ce que je pense personnellement. Je ne sais pas comment on va se sortir de cette contradiction qui est très importante.

Les partenaires disent : nous ne négocierons que quand nous connaîtrons les règles du jeu, et l'Etat répond : je ne fixerai les règles du jeu que quand vous aurez négocié car je ne veux pas décider tout seul.

Ceci me paraît l'élément le plus difficile.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Est-ce que l'une des difficultés n'est pas liée au fait qu'il y a de la part du législateur et de l'exécutif une certaine fébrilité ? On n'arrête pas de modifier les règles et ceci met en difficulté les acteurs sociaux dans leurs négociations. Il n'y a pas si longtemps, dans le secteur des assurances, les conventions collectives étaient renégociées et chaque entreprise trouvait des dispositions réduisant le temps de travail, annualisant, des démarches assez originales, et puis vient un texte législatif qui remet complètement en cause le fruit des négociations. Alors comment peut-on en France faire prévaloir un autre cadre pour que les partenaires sociaux et le dialogue existent véritablement ?

C'est comme le chef d'entreprise qui court-circuite régulièrement ses cadres. Les relations qu'ils peuvent avoir avec l'encadrement se passent toujours très mal si les salariés des ateliers ont le sentiment qu'ils pourront aller voir le PDG et régler avec lui telle disposition. Comment peut-on faire évoluer cela ?

M. Bernard BRUNHES - Vous allez me faire entrer dans un domaine qui n'est pas le mien, mais le vôtre en tant qu'ancien ministre. J'ai vu passer des Gouvernements de droite et de gauche disant qu'il fallait aller vite parce qu'ils pensaient que dans deux ans ils ne seraient plus là. Et à chaque fois je me dis qu'il faut prendre son temps. Au moment où le Gouvernement a fait cette conférence, je pense qu'il aurait dû commencer par faire travailler les partenaires et les acteurs localement. De même que j'avais pensé au temps du plan Juppé que, avant de faire la proposition de réforme de la sécurité sociale que je trouvais bonne sur le fond, il aurait dû faire réfléchir l'ensemble de la nation à travers ses corps intermédiaires. Deux Gouvernements qui finalement veulent aller trop vite.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - L'alternance démontre que dans leur diversité les Gouvernements ont les mêmes réactions fébriles. Ce qui est en cause, c'est l'art de gouverner et la relation entre les pouvoirs publics et les partenaires sociaux. Je ne crois pas que vous vous éleviez au-dessus de votre condition si, en tant que praticien des négociations, vous protestez un moment pour aider le Parlement et le Gouvernement à faire preuve d'une plus grande sagesse.

M. Bernard BRUNHES - D'autant que je crois que les partenaires sociaux sont assez sages, sur le plan du temps. Eux, ils ont le temps. Ils ne sont pas soumis à renouvellement à chaque élection et ils sont manifestement moins pressés. Il est dommage qu'on n'utilise pas plus les capacités de discussion dans le pays.

Le problème aussi est que les partenaires sociaux français sont ce qu'ils sont. La division syndicale rend très difficile une vraie négociation. On sait bien que dans ce qui va se passer là, la CFDT et la CGT ont des positions différentes et que le dialogue social, quand en face du patronat il y a cinq centrales syndicales avec des opinions différentes, c'est un débat difficile.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Est-ce que le hiatus ne vient pas du fait que les syndicats ont plutôt une culture de fonction publique ?

M. Bernard BRUNHES - Je ne suis pas tout à fait de cet avis. C'est vrai pour certains, mais pas pour tous. Aujourd'hui on considère qu'entre 8 et 9 % des salariés français sont syndiqués. Là-dessus, il est clair qu'il y en a beaucoup dans la fonction publique et pas du tout dans les PME. En effet, en termes d'adhésion de cotisants et de présence physique, il y a plus de fonctionnaires. Mais je ne crois pas que dans la manière de s'exprimer et dans la manière d'agir, les syndicats soient tellement fonction publique. Aujourd'hui, ce qu'exprime la CFDT sur les sujets dont nous parlons aujourd'hui, ce n'est pas fonction publique.

Pour reprendre les autres éléments dont vous avez parlé, sur le gel des salaires, objectivement, soit en utilisant la loi " de Robien ", soit sans loi " de Robien ", la réduction du temps de travail dans une entreprise, si elle est progressive, peut se faire sans blocage des salaires mais avec un ralentissement. La vraie question est que les macroéconomistes vous disent des choses trop globales. Il est clair qu'il y a des situations très différentes. Une petite entreprise de travaux publics ou une entreprise d'ingénierie, c'est tout à fait différent et on ne peut pas fixer des règles générales.

Il ne faut pas que cette loi aille au-delà de la durée légale et de modifications du code du travail. Il ne faut pas qu'elle rentre dans la situation des entreprises.

Certaines entreprises peuvent très bien abaisser la durée du travail tout en continuant à augmenter les salaires, mais à condition que la flexibilisation, l'annualisation et une réorganisation du travail leur permettent de retrouver une productivité et une capacité de réaction au marché, qu'elles n'avaient pas avant.

Pour d'autres, au contraire, et vous citez l'industrie textile, ce sera plus difficile. En effet, une petite entreprise textile avec du personnel de bas niveau de qualification, et qui est bien gérée, aura du mal.

Concernant le problème des cadres, je voudrais dire ceci : nous venons de lancer, avec plusieurs entreprises françaises, une étude sur la durée du travail des cadres à l'étranger. Nous avons analysé la situation aux Etats-Unis et dans certains pays européens pour voir comment on traitait le problème de ce que nous appelons, nous, le temps de travail de ceux qui ne le comptent pas.

Nous constatons que dans la plupart de ces grands pays industriels, les cadres ne travaillent pas plus que les salariés. Nous avons une vision en France dans laquelle le cadre doit rester normalement jusqu'à 20 heures du soir sinon il est mal vu par son patron. Mais c'est vraiment une vision latine.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - C'est aussi le cas dans les ministères cela, du moins pour la haute administration.

M. Bernard BRUNHES - C'est vrai dans l'entreprise aussi. J'ai travaillé pendant un certain temps aux Etats-Unis, il y a une vingtaine d'années, et quand je suis arrivé je me faisais gourmander par mon patron qui me disait : mais comment se fait-il que vous soyez encore là après 17 heures ? Vous êtes vraiment mal organisé.

Nous avons vraiment une vision sur le temps de travail des cadres qui est une vision latine et sur laquelle il faut réfléchir.

Je trouve bizarre qu'on n'arrête pas de dire que les cadres partent à l'étranger, comme si ce n'était pas une conséquence pure et simple du fait que l'Union européenne favorise le mouvement. Beaucoup d'Anglais travaillent en France. Il faut faire attention de ne pas trop généraliser. Il y a peut-être un phénomène, mais je trouve qu'on a là-dessus peut-être une vision un peu simpliste.

Le véritable problème du temps de travail se pose réellement et fortement pour les petits salaires. D'autant que les salariés à petits salaires ne veulent pas travailler moins parce qu'ils ne veulent pas gagner moins. Je ne sais pas ce que le Gouvernement va décider en matière de SMIC, mais c'est très compliqué. Un SMIC mensuel ? Personnellement, je serais pour un SMIC annuel. Dans l'industrie textile dont vous parlez, c'est très compliqué.

Concernant les cadres, je dirais que je n'ai pas beaucoup d'inquiétudes.

M. Alain GOURNAC, président - Je vais maintenant passer la parole à nos collègues.

M. André JOURDAIN - C'est simplement une remarque par rapport à la grande diversité des entreprises. Vous parliez tout à l'heure de Toyota avec une masse salariale qui représente entre 10 et 15 % du coût de production. Je pense aux lunetiers jurassiens pour qui la masse salariale représente entre 50 et 60 % du coût de production, et les effets qu'ils craignent de l'application des 35 heures les conduisent à avoir deux réactions possibles : ou délocalisation comme ils ont tenté de le faire il y a quelques années et ils semblent être un peu revenus sur cette idée, surtout avec ce qui se passe en Asie ; ou de pousser à fond l'automatisation et par conséquent ne pas créer d'emplois de remplacement, mais même éventuellement supprimer des emplois existants. Que pensez-vous de ces conséquences possibles sur un exemple précis ?

M. Daniel PERCHERON - Je pense que Monsieur le Rapporteur a quand même exploré tout l'aspect d'ingénierie sociale que pose la loi des 35 heures. De M. Soubie à M. Brunhes, hormis M. Kessler, malgré ce qu'a dit M. Jourdain, il n'y a pas de démonstration très convaincante d'un éventuel contresens économique, d'un danger mortel pour l'économie française du passage aux 35 heures.

Et le constat que vous venez de faire : croissance de productivité évidente, croissance globale à 3 %, croissance démographique spécifiquement française, et heureusement pourrait-on dire ne serait-ce qu'en pensant au régime des retraites, stagnation de la réduction du temps de travail, donc initiative de l'Etat, ce constat montre qu'effectivement la décision sur les 35 heures peut être tout à fait heureuse. J'ajoute qu'il y a deux éléments qui reviennent sans cesse. Il y a quand même le fait que le pays s'est prononcé sur les 35 heures à l'occasion des législatives. Il ne faut pas surestimer le rôle des 35 heures dans une victoire électorale de la gauche, mais le pays s'est prononcé pour la volonté, pour le volontarisme dans l'élection présidentielle. Ceux qui ont voulu tutoyer apparemment, même modestement, le modèle libéral ont été impitoyablement écartés.

Cette Commission d'enquête me paraît faire apparaître, et je pose la question très directement, au fond l'aspect tout à fait politique de la réduction des 35 heures.

Ce que vous nous avez dit peut amener à considérer que la France n'étant pas un pays social démocrate, n'étant pas un pays du nord, la méthode choisie est la plus difficile qui soit. Décision de l'Etat, maîtrise apparente du calendrier et mise éventuelle en dynamique des partenaires sociaux, dont vous nous avez dit qu'ils avaient le temps, hors décision de l'Etat le cas échéant, dont vous nous dites qu'ils veulent connaître absolument les règles du jeu et dont tout le monde nous a dit ici que s'ils n'étaient pas, au niveau de l'entreprise, les décideurs définitifs, l'échec était évident. L'Etat cette fois n'a pas les moyens comme en 1981, puisque vous avez été concernés par cette grande flambée volontariste sociale, l'Etat n'a pas les moyens de régler le problème.

M. Raymond SOUBIE nous a dit : 35 heures, pourquoi pas ?

Vous nous dites que 35 heures, c'est nécessaire. Mais quelle que soit la justesse, quelle que soit la légitimité de la décision prise, les acteurs sociaux en France sont incapables de mener la négociation à terme, et donc M. Soubie nous a dit que cela échouera parce que les négociateurs ne sont pas capables de la faire réussir. Partagez-vous ce pronostic qui en quelque sorte est très préoccupant ? Si cela est vrai, cela veut dire que le discours de M. Kessler ou le discours protestataire ou le discours radical à gauche au lendemain d'un échec de 35 heures auront de fortes chances de s'imposer. Ou le modèle dérégulation absolue : ne vous mêlez pas d'économie. Ou la quête de l'impossible : que l'Etat réussisse dans les moindres détails et qu'on revienne à une forme de dirigisme ou de volontarisme politique conforme à notre histoire.

M. Bernard BRUNHES - Si en effet la loi devait aboutir à ce que de façon obligatoire le 1er janvier 2000 l'entreprise de lunetterie de Morez doit passer de 39 heures à 35 heures en payant 39 heures, je crois que vous avez raison. La vraie question est : comment faire, et c'est là que je dis qu'il faut peut-être un peu plus de temps, pour qu'en effet cela ne se passe pas ainsi ?

Il y a plusieurs possibilités. D'abord, le fait qu'elle pourra peut-être rester à 39 heures en payant seulement des heures supplémentaires, d'où l'importance de la négociation salariale et l'importance de la décision prise en matière de SMIC. Passer de 39 à 35 heures revient à 39 heures payées 40.

Les heures qui étaient normales deviennent des heures supplémentaires. Donc, cela fait 0,25 par heure et cela revient à payer une heure de plus. Ce sont donc 39 heures payées 40.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Cela fait 2,5 %. Ce sont 35 heures qui sont payées.

M. Bernard BRUNHES - Les heures 36, 37, 38 et 39 sont payées 1,25 chacune. Cela fait, en fait, 39 heures payées 40.

La première question est : quel sera le nouveau salaire ?

La décision qui sera prise par les pouvoirs publics en matière de SMIC est fondamentale. On ne peut pas ne pas dire très rapidement ce qu'on fera en matière de SMIC. Cela devient compliqué car dès qu'on touche aux salaires, on touche au coeur des contradictions sociales, et si cela plaît à la CGT, cela ne plaira pas au CNPF, et réciproquement. C'est là qu'on est dans le problème de calendrier, mais il faut que le Gouvernement dise quelque chose.

Dans la plupart des entreprises il y a dans ce pays un effort considérable à faire en matière d'organisation, et là on peut y gagner, notamment de l'organisation en termes de productivité ou de l'organisation en termes de réactivité. Beaucoup d'entreprises françaises ont des difficultés à l'international parce qu'elles ne sont pas assez réactives. Elles ne réagissent pas assez vite au marché. La réactivité implique de nouvelles organisations du travail. Je crois, par expérience, que dans beaucoup d'entreprises on pourra passer sans difficulté aux 35 heures, à condition que sur les salaires on ne fasse pas n'importe quoi, mais qu'on fasse de la flexibilité, de la réactivité et que l'on ait une nouvelle organisation.

Il y a des cas où il y a risque, des cas où cela sera mieux. Il y a une énorme variété.

Je ne sais pas quelle est la situation des lunetiers, mais j'aimerais bien aller voir l'entreprise et dire : on peut ou on ne peut pas. Je suis allé voir les Cristalleries d'Arques, il est vrai qu'elles auront du mal et il faut trouver des solutions spécifiques. Par contre, ailleurs il y a beaucoup à gagner.

Pour répondre à M. Percheron je dirai qu'en effet le problème du dialogue est d'autant plus complexe que c'est nécessairement un dialogue local.

Je ne suis pas d'accord avec M. Soubie sur ce qu'il vous a dit. Nous nous rencontrons souvent, nous sommes d'accord sur beaucoup de choses, mais pas là-dessus. Je trouve que M. Soubie a une vision uniquement du dialogue social global. Il est vrai que les prises de position des leaders des grandes centrales syndicales rendent les choses très difficiles au niveau central. Aujourd'hui, la CGT et la CFDT ne sont pas d'accord, sans parler de FO, et c'est difficile. Peut-être que M. Soubie pense plus à la situation au niveau central.

Mais en revanche, je peux témoigner que dans les entreprises ce n'est pas pareil. Et alors que la CGT prend, au niveau national, des positions assez fermes sur la flexibilité en la refusant, j'ai assisté et j'ai même négocié je ne sais pas combien d'accords dans le cadre de la loi " de Robien ", signés par la CGT au niveau local. Ils n'en font pas trop de publicité parce qu'ils ont peur d'avoir des problèmes avec leur confédération, mais ils en signent beaucoup.

Autrement dit, le dialogue social risque de se bloquer à propos de ce projet de loi, mais au niveau local il se passe beaucoup de choses. Il y a un écart évident entre le discours public du patronat et la volonté de beaucoup de chefs d'entreprise d'avancer, de même qu'il y a un écart entre le discours public de la CGT et ce que font les syndicalistes CGT à la base.

Ma différence avec M. Soubie, c'est que je ne crois pas, moi, que ce sera nécessairement un échec, à condition qu'on réfléchisse bien au calendrier et qu'on laisse émerger cette espèce de négociation permanente qui a lieu à la base.

M. Alain GOURNAC, président - Merci. J'ai plusieurs questions à vous poser.

Pensez-vous que la notion de temps de travail hebdomadaire a encore un sens aujourd'hui et ne devrait-on pas aller plus vers une forme de temps choisi ?

Je voudrais aussi vous demander quelle a été votre réaction quand la loi " de Robien " est sortie. Pensez-vous que c'était une attente de la part non pas des entreprises, mais des salariés, et que c'était une attente prioritaire ?

Je voudrais aussi vous demander rapidement votre approche sur les effets de seuil. Je sais que cela touche les petites entreprises, mais globalement aujourd'hui, quand on entend les spécialistes, ils nous disent qu'il y a des possibilités de trouver des emplois beaucoup plus dans les petites structures que dans les grandes.

Quelle est votre approche sur cette histoire de 10 ou 20 et sur cet effet de seuil ?

Enfin, pourquoi sommes-nous parmi les pays qui travaillent le moins ? Pourquoi les choses n'évoluent-elles pas autour de nous ?

M. Bernard BRUNHES - Sur le temps de travail hebdomadaire et le temps choisi, la loi " de Robien " avait introduit l'idée que le temps de travail pouvait être apprécié sur la semaine, le mois ou l'année. Je pense que cette formulation est bonne, c'est-à-dire que c'est un temps de travail hebdomadaire, mais qu'on puisse apprécier le temps de travail hebdomadaire sur l'année, cela veut dire annualisation mais en conservant le critère de base. Je pense qu'il faudrait reprendre l'expression temps de travail hebdomadaire qui peut être apprécié sur des durées différentes.

Concernant le temps choisi, on est toujours dans cette situation qui est délicate et qui résulte de la différence considérable entre les anciennes et les nouvelles activités. Nous sommes dans une période extrêmement vivace de l'évolution économique. Les Etats-Unis créent des millions d'emplois chaque année dans un domaine de nouvelles activités, mais nous avons quand même encore des activités anciennes. Il y a encore des gens qui fabriquent des lunettes à Morez, mais ce n'est pas cela l'avenir. L'avenir c'est l'informatique, les services, les services aux personnes. Les manipulateurs de symboles, comme dit Robert Reich, l'ancien ministre du travail américain. C'est cela qui va faire l'enrichissement de notre société.

D'un côté, les fabricants de lunettes de Morez, cela a un sens de leur parler de durée hebdomadaire du travail, cela a un sens aussi pour les conducteurs du métro et il faut conserver ce sens pour eux, sinon il n'y a plus de discussions possibles et il n'y a plus de défense des travailleurs face aux employeurs. Cela a donc un sens précis pour une partie encore majoritaire de la population. Mais il faut faire attention parce que les activités qui se développent sont des activités pour lesquelles la durée hebdomadaire n'a pas de sens. La durée du travail d'une assistante sociale, qu'est-ce que cela veut dire ? Il faut savoir combien de familles elle voit dans la journée. La durée du travail d'un informaticien quand il est chercheur, cela n'a pas de sens.

Ce qu'il faut imaginer, c'est respecter à la fois ce besoin d'une durée hebdomadaire du travail stricte pour des catégories d'ouvriers, salariés ou employés qui ont besoin de cela, sinon ils ne sont plus protégés, et qu'on laisse se développer une forme beaucoup plus ouverte et choisie du travail pour d'autres catégories. Ce que je trouve toujours un peu angoissant dans nos débats, c'est qu'on mélange à chaque fois les deux, mais ce sont des métiers différents. Il est vrai que dans mon métier de consultant, je vais essayer d'appliquer les 35 heures chez moi, je vais leur donner des jours de congé, sinon je ne sais pas très bien ce que cela veut dire. Par contre, les gardiens de l'immeuble où je suis ont besoin d'un horaire de travail. Pour eux cela a un sens. Et même les secrétaires qui travaillent dans mon équipe veulent partir à 6 heures pour aller s'occuper de leurs enfants et elles ont besoin d'un horaire.

C'est pour cela qu'il faut pouvoir négocier localement et c'est pour cela que les grands discours un peu généraux masquent une réalité très complexe. Mais il serait tout à fait dommage de ne pas laisser se développer ces activités qui sont les activités de l'avenir, et elles ne se développeront pas si on enferme les informaticiens dans des horaires stricts.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Vous citez le ministre américain, mais il dit bien qu'avec la mondialisation c'est une épreuve sans précédent pour les états nationaux et que leurs instruments traditionnels, la loi, la réglementation, ont de moins en moins prise sur les comportements économiques. Vous avez des régulations nationales et un marché qui est mondial. On veut la sécurité sociale à la française et on veut faire ses courses un peu partout dans le monde. Alors, pour les manipulateurs de symboles c'est formidable, ils empochent toute la mise sans aucune régulation. Vous venez de dire qu'il y a des cas très divers et notre problème dans nos départements, c'est de voir celui qui travaille dans une fabrique de lunettes ou qui fait de la confection. Les problèmes de chômage ou de misère sont là. Ce sont des femmes qui ont 40 ans et quand l'atelier ferme, pour elles c'est fini. Et il n'y a pas de solution pour ces gens-là.

Les politiques devraient être modestes face à ces situations, si demain on applique un cas unique pour tout le monde.

M. Bernard BRUNHES - Je suis tout à fait d'accord avec vous. Le fait de dire que la durée légale est de 35 heures ne contraint pas tout le monde dans un cadre strict.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Si les lunettes coûtent 2,5 % de plus parce qu'il faudra tenir compte du repos compensateur...

M. Bernard BRUNHES - Pour répondre à cela il faut aller voir les lunetiers.

M. André JOURDAIN - Vous êtes invité à venir.

M. Bernard BRUNHES - Concernant la loi " de Robien ", à la demande de M. Mehaignerie en tant que Président de la commission des Finances, nous avons fait une étude et nous avons répondu que chaque fois que l'Etat met de l'argent dans une aide à l'emploi, ce n'est en général pas très efficace. Il y a même de vraies catastrophes.

Par rapport à tout cela, l'aide la plus efficace qu'on ait eue depuis longtemps, c'était la loi " de Robien " en termes d'emplois créés divisés par le nombre de francs mis là-dedans.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - C'est très cher.

M. Bernard BRUNHES - Oui, mais beaucoup moins que le contrat initiative-emplois.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Oui, mais au bout de deux ans, l'entreprise peut remercier ses collaborateurs et cela coûte à l'Etat pendant encore cinq ans.

M. Bernard BRUNHES - Je suis d'accord avec vous. Nous avons fait un calcul à partir de cas précis et après on a généralisé. En comptant les sept ans, notre conclusion était clairement que finalement c'était la mesure la plus efficace en termes de coût par emploi créé.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - C'est mieux que les préretraites.

M. Bernard BRUNHES - C'est mieux que tout ce qu'on a fait en termes d'aide de l'Etat.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - C'est ce qu'il y a de moins mal.

M. Bernard BRUNHES - Mais la loi " de Robien " a eu un gros inconvénient, elle a cassé le mouvement en cours, qui avait été lancé par M. Gandois, de négociations dans les branches.

L'autre question était celle des effets de seuil. Je trouve qu'on prend un risque dans certains secteurs avec le report à deux ans, à 2002, de l'application.

Je crois à l'effet psychologique des seuils mais on leur donne trop d'importance. Pourtant, l'effet de seuil du report à 2 ans pose en effet problème. Les entreprises de bâtiments et travaux publics ont un problème. En effet, pendant deux ans il y aura un écart entre les petites et les moyennes entreprises.

Ce que m'ont dit au passage les interlocuteurs de ce secteur, c'est qu'on devrait avoir une souplesse. Au lieu que l'Etat fixe la barre à 20, peut-on laisser à la négociation le soin de fixer une date ?

Je ne suis pas sûr que ce soit juridiquement possible, mais il y a peut-être quelque chose à analyser en termes de possibilité de dérogation dans l'espace entre 2000 et 2002.

Pourrait-il y avoir des possibilités d'adaptations conventionnelles avec signature des syndicats et des fédérations de branches à l'intérieur de la période 2000 à 2002 ?

Enfin, concernant votre dernier point, j'ai un croquis qui montre que vous n'avez peut-être pas raison. La durée moyenne du travail, si je prends les salariés à temps complet dans les pays de l'Europe des 15 : Grande-Bretagne : 43,9 Portugal : 41,2 Espagne : 40,7 France : 39,9 Allemagne : 39,7 Hollande : 39,5.

En termes de durée hebdomadaire, certes la Grande-Bretagne travaille plus que nous. Le Portugal et l'Espagne (mais les statistiques dans ces pays...) travaillent plus que nous. En revanche, l'Allemagne, la Hollande, le Danemark et la Belgique travaillent moins.

M. Alain GOURNAC, président - Cela donne une moyenne pour l'Europe de 40,3 et nous c'est 39,9.

M. Bernard BRUNHES - Si on inclut les salariés à temps partiel, la Grande-Bretagne descend rapidement. Portugal : 40, 4 Espagne : 39 Italie : 37,6 Grande-Bretagne : 37,5.

Ce sont ceux qui travaillent plus que nous.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Et la durée de la vie professionnelle ?

M. Bernard BRUNHES - Nous sommes, nous, à 37 heures. Allemagne : 36,4 Belgique : 35,7 Danemark : 34,5 Hollande : 31,7.

En durée annuelle, ce n'est pas tout à fait le même ordre, mais nous sommes au milieu. Effectivement, sur la durée de la vie, comme nous avons d'une part retardé plus en France qu'ailleurs l'entrée des jeunes sur le marché du travail et d'autre part avancé les préretraites, il vaudrait mieux nous répartir, collectivement, le travail autrement.

M. Alain GOURNAC, président - Je vous remercie beaucoup de votre propos préliminaire et de la clarté des réponses apportées aux questions.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Une dernière question : dans votre tableau vous faites apparaître que nous avons une durée hebdomadaire qui est relativement faible. Nous sommes parmi les pays qui ont le plus de chômage. Y a-t-il une corrélation ?

M. Bernard BRUNHES - Beaucoup d'analyses très fines sont faites.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - La Grande-Bretagne est au-dessus de nous et elle a beaucoup moins de chômage.

M. Bernard BRUNHES - Oui, mais elle a une caractéristique forte qui est qu'il n'y a plus d'augmentation de la population active. J'ai fait l'exercice suivant : on prend la Grande-Bretagne il y a dix ans, on lui met plus 150.000 arrivants sur le marché de l'emploi par an que nous avons, nous, en termes d'augmentation de la population en âge de travailler et, au boût du compte, son chômage est plus fort que le nôtre.

Un autre phénomène joue : en Grande-Bretagne, la statistique du chômage montre que le taux de chômage des hommes est le même qu'en France et le taux de chômage des femmes est très faible. C'est ce qui explique la différence. Pourquoi ? Parce que les femmes ne s'inscrivent pas. Les statistiques parlent des découragés qui n'ont pas d'intérêt à se déclarer demandeur d'emploi. Elles ont moins d'allocations, dans les entreprises on ne les prend pas.

Si on prend la Hollande, c'est un pays dans lequel il y a beaucoup de temps partiel, surtout chez les femmes : 55 %. Puis, un autre phénomène commence à apparaître, il y a beaucoup de handicapés en Hollande. On classe très facilement en handicapés des chômeurs de longue durée.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - C'est le traitement statistique du chômage.

M. Bernard BRUNHES - Je me méfie un peu de ces comparaisons. Il est vrai que l'Angleterre marche bien actuellement. C'est un pays qui a repris un fort développement et qui a du dynamisme. Mais la recherche des corrélations directes demanderait des analyses plus fines.

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