E. ÉGALITÉ ENTRE COLLECTIVITÉS ET PLURALITÉ DES MODES DE SCRUTIN POUR L'ÉLECTION DES SÉNATEURS

L'une des singularités du régime électoral du Sénat tient à la pluralité de ses modes de scrutin (majoritaire et proportionnel).

Le Sénat est la seule assemblée en France dont les membres ne sont pas tous élus selon le même mode de scrutin.

S'il existe plusieurs modes de scrutin pour les élections municipales, dans chaque commune, tous les membres du conseil municipal sont soumis au même régime, le scrutin majoritaire étant appliqué dans les communes de moins de 3.500 habitants et le scrutin proportionnel avec correctif majoritaire (prime de 50 % des sièges) dans les autres communes.

On sait que les députés et les conseillers généraux sont élus au scrutin uninominal majoritaire et les membres du Parlement européen au scrutin proportionnel, tandis que, depuis la loi n° 99-36 du 19 janvier 1999, le mode de scrutin proportionnel pour l'élection des conseillers régionaux est tempéré par un correctif majoritaire (" prime majoritaire " de 25 % des sièges).

Les différents régimes électoraux appliqués en France témoignent donc d'un certain équilibre entre scrutin majoritaire et scrutin proportionnel qu'il convient de ne pas bouleverser sans réflexion approfondie, compte tenu en particulier de l'inévitable incidence forte des modes de scrutin sur le choix des candidats et le comportement des membres des assemblées.

S'agissant de l'élection des sénateurs, il convient de s'interroger sur les motivations du choix en 1958 d'une " formule mixte " et de ses conséquences sur le fonctionnement du Sénat et sa place dans les institutions.

Le mode de scrutin majoritaire à deux tours est appliqué dans les départements comptant au plus quatre sièges et le mode de scrutin proportionnel dans ceux élisant au moins cinq sénateurs.

Il en résulte que les deux tiers des sénateurs élus dans les départements le sont selon le mode de scrutin majoritaire et le tiers d'entre eux à la proportionnelle.


On constatera que la proportion est similaire en termes de population représentée (près des deux tiers au scrutin majoritaire et un tiers à la proportionnelle).

A ces chiffres, il convient d'ajouter ceux portant sur les sénateurs qui ne sont pas élus dans le cadre du département (17 sur 321), dont le mode de scrutin ne serait pas affecté par les différentes propositions présentées.

Les douze sénateurs représentant les Français établis hors de France sont élus au scrutin proportionnel et les cinq sénateurs des collectivités d'outre-mer n'ayant pas été érigées en département, élus au scrutin majoritaire.

Au total, 211 sénateurs sont élus au scrutin majoritaire et 110 au scrutin proportionnel, sur les 321 membres du Sénat.

Le scrutin majoritaire a été institué dans les départements les moins peuplés, leur faible densité démographique constituant une caractéristique essentielle de leur territoire.

Ce mode de scrutin confère aux élections sénatoriales une dimension personnelle, propice au recrutement d'élus sur la base de leur enracinement local et non seulement sur des critères principalement idéologiques. Il facilite la représentation des collectivités territoriales.

La dimension personnelle donnée aux élections sénatoriales par le scrutin majoritaire est illustrée par la proportion importante des grands électeurs qui mettent en oeuvre leur droit de panachage entre les listes ou les candidats isolés en présence.


Ce mode de scrutin permet le développement d'une plus grande proximité entre l'élu et l'électeur , plus aisément concevable dans un département peu peuplé, sachant que l'élection est obligatoirement organisée dans le cadre départemental, comme le prescrit l'article L.O. 274 du code électoral.

Il assure une certaine indépendance des élus par rapport aux partis politiques et permet à la majorité des sénateurs de disposer à leur égard d'un recul suffisant pour assumer pleinement la représentation des collectivités territoriales dont ils sont chargés par la Constitution.

Le mode de scrutin utilisé pour les deux tiers des sénateurs, combiné avec la durée du mandat et l'âge d'éligibilité, facilite l'indépendance dont le Sénat sait faire preuve , lui permettant - quelle que soit la majorité politique à l'Assemblée nationale - d'apporter une contribution déterminante, tant dans l'élaboration des lois que dans sa mission de contrôle du Gouvernement et de réflexion sur les problèmes de société.

La singularité du mode de scrutin du Sénat facilite l'adoption par la Haute Assemblée de positions spécifiques, se situant souvent en dehors des clivages partisans , notamment sur les questions intéressant les collectivités territoriales .

Cette singularité garantit à notre pays un bicaméralisme vivant et constructif, indispensable au bon fonctionnement de nos institutions.

Le mode de scrutin majoritaire facilite aussi l'émergence de " notables " qui, en dépit de la connotation péjorative trop souvent donnée à ce terme et malgré une moindre notoriété au plan national, sont ancrés dans le tissu social et donnent au Sénat une légitimité différente de celle de l'Assemblée nationale , plus politisée et plus sensible aux modes par nature éphémères.

On remarquera à cet égard qu'avec le mode de scrutin pour les élections cantonales et celui des élections municipales dans les communes de moins de 3.500 habitants, le mode de scrutin sénatorial est le seul qui peut faciliter l'émergence de personnalités.

D'une certaine façon, l'application du scrutin majoritaire permet au Sénat d'incarner la permanence de la France, particulièrement indispensable dans les périodes de doute sur les valeurs essentielles que nous connaissons, à côté d'une Assemblée nationale dont les caractéristiques plus évolutives sont aussi nécessaires.

Pour autant, l'application du scrutin proportionnel dans les départements les plus peuplés a aussi sa justification.

Celle-ci tient dans le fait que ces départements sont constitués de territoires assez comparables en superficie, dont la densité démographique élevée est à prendre en considération pour leur représentation au Sénat au même titre que la faible densité des autres départements, ce qui motive la pluralité des modes de scrutin applicable à l'élection des sénateurs.

L'anonymat qui règne dans les plus grandes villes conduit à une nature moins personnelle et plus partisane du scrutin sénatorial , s'appuyant lui-même sur des scrutins locaux ayant généralement les mêmes caractéristiques.

Cet anonymat se trouve encore accentué dans les agglomérations dont les communes les composant verront leur interdépendance -autre caractéristique de ces territoires- accrue par le projet de loi sur la coopération intercommunale, en instance au Parlement.

Avec la marge qu'il laisse aux partis politiques pour la désignation des candidats, le mode de scrutin proportionnel peut faciliter l'élection de personnalités dont les qualités sont largement reconnues.

La représentation des différents courants d'opinion est plus facilement assurée par le scrutin proportionnel.

Malgré ses caractéristiques particulières, le Sénat demeure une assemblée parlementaire politique dont le recrutement ne peut exclure par principe une compétition électorale politisée.

A travers la question du mode de scrutin pour l'élection des sénateurs -dont on rappellera qu'il est déterminé par la loi ordinaire, ce qui signifie que le " dernier mot " peut être donné à l'Assemblée nationale- se trouve posée la question de la stabilité nécessaire des modes de scrutin, en particulier pour l'élection des parlementaires .

Cette question a largement été évoquée lors de l'examen du projet de loi constitutionnelle sur l'égalité entre les femmes et les hommes.

Certes, l'hypothèse de l'institution du scrutin proportionnel pour faciliter la mise en oeuvre de la parité a été démentie par le Premier ministre : " Cette révision constitutionnelle n'est, aux yeux du Gouvernement et à mes yeux, en aucune façon conçue comme un moyen ou comme un prétexte à une modification des modes de scrutin, et tout particulièrement du mode de scrutin législatif (...). Si nous devions avoir un débat sur les modes de scrutin, il serait d'une autre nature. Le Gouvernement, à cet égard, n'a pas de projet. " (JO Débats AN, séance du 9 décembre 1998, p. 10.235).

La position du Gouvernement a d'ailleurs été confirmée par Mme Elisabeth Guigou, ministre de la Justice, devant l'Assemblée nationale, lors de l'examen en deuxième lecture du projet de loi constitutionnelle le 16 février 1999 : " Nous discutons aujourd'hui de la parité et de l'égalité sans arrière-pensée. Nous n'utilisons pas la parité comme prétexte pour élargir le champ des scrutins proportionnels, même s'il est vrai que ceux-ci permettent plus facilement l'exercice de la parité. " .

La perspective de la généralisation du scrutin proportionnel pour les élections législatives n'est pas pourtant écartée de manière définitive puisque M. Gérard Gouzes a souligné, lors de l'examen du même projet par la commission des Lois de l'Assemblée nationale, que, quels que soient les engagements du Gouvernement en la matière, l'Assemblée nationale restait souveraine, les députés ayant la faculté de présenter des propositions, s'ils le jugeaient bon.

Est-il souhaitable qu'une majorité à l'Assemblée nationale puisse modifier à son gré le mode de scrutin de l'une ou de l'autre assemblée, s'agissant d'un moyen essentiel d'exercice de la souveraineté nationale pour lequel la recherche d'un large consensus paraîtrait préférable ?

Le mode de scrutin pour l'élection des membres des assemblées a une incidence certaine sur leur fonctionnement, donc sur les rapports entre les pouvoirs publics et sur le bicaméralisme dont les principes sont établis par le texte de la Constitution lui-même.

Serait-il illogique que les " règles de base de la démocratie " figurent dans la Loi fondamentale elle-même
, dont la modification implique l'existence d'un large consensus, toute révision constitutionnelle étant subordonnée à l'initiative conjointe du président de la République et du Premier ministre ou à celle de membres du Parlement, puis soumise à l'accord des deux assemblées et enfin à la ratification, soit du Congrès à la majorité des trois cinquièmes, soit du peuple par référendum ?

Certes, la question ne peut être tranchée dans le cadre des présents textes en discussion et mérite sans aucun doute mûre réflexion.

Elle se devait cependant d'être soulevée dans le cadre de l'examen d'un projet de loi tendant à une extension importante du champ du mode de scrutin proportionnel pour l'élection des sénateurs, pour lequel le Gouvernement pourrait demander à l'Assemblée nationale de statuer définitivement.

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