C. LE PROJET DE LOI A FAIT LES FRAIS A L'ASSEMBLÉE NATIONALE DU " BRICOLAGE " FINANCIER DES 35 HEURES

1. Le Gouvernement a apparemment reculé sur la contribution demandée aux organismes de sécurité sociale pour financer les 35 heures

a) La théorie contestable des " retours " pour les finances publiques

Le Gouvernement avait tenu à annoncer, dès l'exposé des motifs du projet de loi d'orientation et d'incitation à la réduction du temps de travail et l'étude d'impact jointe au projet, que la règle de compensation intégrale prévue par l'article L. 131-7 du code de la sécurité sociale 37( * ) ne serait pas respectée : " Afin de tenir compte des rentrées de cotisations que l'aide à la réduction du temps de travail induira pour les régimes de sécurité sociale 38( * ) , cette aide donnera lieu, à compter du 1 er janvier 1999, à un remboursement partiel de la part de l'Etat aux régimes concernés. Cette disposition figurera dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 1999, après concertation avec les partenaires sociaux sur le taux de cette compensation. " 39( * )

Cette démarche n'avait toutefois pas convaincu les caisses de sécurité sociale qui ont en conséquence émis un avis négatif sur le projet de loi le 2 décembre 1997 pour la CNAF et le 3 décembre 1997 pour la CNAMTS.

Comme l'expliquait M. Louis Souvet lors de l'examen du projet de loi d'orientation et d'incitation à la réduction du temps de travail 40( * ) , la démarche du Gouvernement n'était pas convaincante pour trois raisons :

" Elle remet en cause tout d'abord un principe nécessaire à une gestion saine et responsable de la sécurité sociale dans la perspective nécessaire d'un retour à l'équilibre de ses comptes. Dès lors que toute exonération de cotisations décidée par l'Etat -du moins faut-il l'espérer- a un objectif d'intérêt général, le principe de " solidarité " évoqué par le Gouvernement pourra toujours justifier la non-application du principe de la compensation intégrale.

" En second lieu, la comptabilité " administrative " des emplois créés ne prendra en compte ni les effets d'aubaine, ni les emplois détruits. Elle ne prendra pas davantage en compte l'effet sur les ressources de la sécurité sociale d'une moindre progression de la masse salariale imputable à la " modération " des rémunérations qui, selon les experts, est l'une des conditions des créations d'emplois. Seules seront prises en compte ces créations d'emplois et non l'effort demandé aux salariés en place qui se traduira pourtant par un tassement des cotisations.

" La clarification des relations financières entre l'Etat et la sécurité sociale, que votre commission appelait de ses voeux lors de l'examen de la loi de financement pour 1998, n'en sortira pas à l'évidence renforcée.

" Comment, dans ces conditions, exiger des gestionnaires des caisses, de leurs personnels, des assurés et des professionnels, l'effort de rigueur indispensable au redressement financier de la sécurité sociale ?
"

Votre rapporteur ajoutait lors de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 1999 : " Ce principe inédit depuis la loi de 1994 d'une neutralité scrupuleuse de la compensation, grâce à un calcul méticuleux des " retours " attendus par la sécurité sociale, gagnerait en crédibilité s'il appliquait à l'ensemble des exonérations de charges, et donc aux dispositifs antérieurs à la loi de 1994, qui restent non compensés et dont le coût est évalué à 17 milliards de francs. "

Dans les débats parlementaires du printemps 1998, Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, assurait pouvoir " compter " un par un les emplois créés, afin de déterminer les " retours ".

Dans le cadre du projet de loi relatif à la réduction négociée du temps de travail, Mme Martine Aubry se réfère désormais au seul " retour "... de la croissance 41( * ) .

Les " retours " pour les finances publiques étaient présentés ainsi par le Gouvernement en juin 1999 :

Extrait du rapport déposé par le Gouvernement pour le débat d'orientation budgétaire de juin 1999, p. 47-48.

" Les régimes sociaux sont les principaux bénéficiaires des recettes financières suscitées par la réduction du temps de travail

Les " retours directs " pour les finances publiques de la réduction du temps de travail, peuvent être classés en trois catégories : les cotisations supplémentaires, les gains d'indemnisation de personnes initialement sans emploi, enfin les recettes d'origine fiscale.

1. Les cotisations sociales supplémentaires

La réduction du temps de travail entraîne des cotisations sociales supplémentaires, patronales et salariales, qui bénéficient aux différents régimes sociaux au prorata des taux de cotisations correspondants.

Les recettes attendues à ce titre devraient représenter un montant de l'ordre de la moitié des retours en direction des finances publiques.

2. Les gains d'indemnisation de personnes initialement sans emploi

La réduction du temps de travail permet d'insérer dans l'emploi des personnes initialement au chômage et susceptibles de bénéficier d'une indemnisation. Ce montant peut être approché par le montant d'indemnisation du chômage : environ la moitié des chômeurs est indemnisée, dont les trois quarts au titre de l'allocation unique dégressive (AUD) et le reste au titre de l'allocation de solidarité spécifique (ASS).

Le gain moyen d'indemnisation associé au retour à l'emploi de chômeurs pourrait en fait être supérieur à l'indemnisation moyenne du chômage notamment parce que les personnes qui ont davantage de chance d'être employées peuvent avoir un profil les conduisant à recevoir un niveau d'indemnisation moyen plus élevé.

Les recettes attendues à ce titre devraient représenter une part significative des retours pour les finances publiques.

3. Les recettes d'origine fiscale

La déformation des revenus a des effets en termes de fiscalité, qui concernent essentiellement l'impôt sur le revenu (IR) et la TVA. Le surcroît d'IR et de TVA serait directement lié à l'accroissement de la masse salariale consécutive à la réduction du temps de travail. Ces recettes, montant progressivement en charge au cours des prochaines années, devraient représenter moins d'un cinquième du total des retours attendus sur les finances publiques.

Ainsi le régime d'assurance chômage, qui perçoit davantage de cotisations grâce à la progression de la masse salariale et qui verse moins d'indemnisation chômage, compte tenu de l'amélioration de l'emploi, saurait être un des bénéficiaires importants de la réduction du temps de travail. "


D'après les informations allusives du rapport, la clef de répartition de ces " retours pour les finances publiques " était la suivante :

Clef de répartition des " retours " pour les finances publiques

UNEDIC

50 %

Sécurité sociale

32 %

Etat

18 %

Seule la lecture parallèle de l'article 11 paragraphe XVI du projet de loi adopté en première lecture par l'Assemblée nationale et de l'article 2 du projet de loi de financement de la sécurité sociale déposé à l'Assemblée nationale permettait de comprendre les modalités de ces contributions des organismes sociaux. Par l'intermédiaire du fonds, les régimes sociaux auraient été, dans une première étape, intégralement remboursés des exonérations de charge, puis se seraient acquittés, dans une deuxième étape, de leur " contribution ". Les règles servant à calculer le montant et l'évolution de ces contributions auraient été définies par voie de convention entre l'Etat et chacun des organismes concernés, ou à défaut de la conclusion de telles conventions avant le 31 janvier 2000, par décret en Conseil d'Etat.

Une fois pris le décret en Conseil d'Etat, des arrêtés conjoints des ministres chargés de la sécurité sociale, de l'emploi et du budget auraient fixé le montant prévisionnel des contributions dues au cours de l'exercice -ce montant pouvant, le cas échéant, être révisé en cours d'année- et le montant des régularisations dues au titre de l'exercice.

b) L'abandon des contributions des organismes sociaux

Aucune concertation n'a eu lieu, pendant toute l'année 1998, entre l'Etat et les partenaires sociaux. La loi de financement de la sécurité sociale pour 1999 n'a pas comporté la disposition annoncée, sans que le Gouvernement n'ait changé sa philosophie du " recyclage " d'un iota 42( * ) .

Les régimes sociaux et les partenaires sociaux ont réaffirmé en juillet et en septembre 1999 leur opposition à cette contribution, en votant négativement, tant lors de l'examen pour avis du projet de loi portant réduction négociée du temps de travail que du projet de loi de financement de la sécurité sociale. La presse s'est fait largement l'écho de l'émoi des partenaires sociaux, la CFDT précisant dans un communiqué que ce prélèvement n'était pas " négociable ", le MEDEF annonçant sa décision de quitter les organismes paritaires dans le cas d'une " ponction " des régimes de sécurité sociale et d'assurance chômage.

Le Gouvernement a pris le risque de mettre fin au paritarisme dans les régimes sociaux, ce qui serait extrêmement grave.

Le paritarisme fait pourtant partie des principes fondamentaux de notre protection sociale.

L'histoire du paritarisme

Dès l'entre-deux-guerres, la France a fait le choix d'une protection sociale distincte de l'Etat et de ses circuits de financement. Dans la loi du 30 avril 1930, les assurés choisissent librement leur organisme d'affiliation parmi les nombreuses caisses mutualistes, familiales, professionnelles, syndicales ou même religieuses. Chaque département doit comporter une caisse départementale. Ces caisses départementales sont gérées par des conseils d'administration où les salariés et le patronat occupent chacun la moitié des sièges.

Le plan français de sécurité sociale, construit sur les idéaux de la résistance et concrétisé par l'ordonnance du 4 octobre 1945, institue un " régime général ", financé par les cotisations des employeurs et des salariés. L'Etat ne verse aucune subvention, à la différence de régimes sociaux de grands pays étrangers. Les organismes disposent d'une autonomie de gestion, en vertu du principe de démocratie sociale.

Une longue tradition mutualiste et l'hostilité des syndicats à l'étatisation ont abouti à ce que les caisses soient des organismes de droit privé. Les caisses sont gérées par des conseils d'administration où les syndicats de salariés obtiennent 75 % des sièges contre 25 % pour les organisations d'employeurs (sauf pour les caisses d'allocations familiales, qui devaient à l'origine se fondre dans les caisses primaires, et qui sont gérées de manière strictement paritaire).

En contrepartie de cette autonomie, l'Etat exerce une tutelle sur la sécurité sociale que légitime sa mission de service public.

Les outils de la tutelle se renforcent par le décret du 12 mai 1960. Les ordonnances du 21 août 1967, dites " ordonnances Jeanneney ", vont consacrer le paritarisme (moitié salariés/moitié employeurs) et l'abandon des élections pour les administrateurs salariés. Ces derniers sont désignés par les syndicats d'appartenance.

La loi du 17 décembre 1982 va revenir en arrière, en accordant une place prépondérante aux salariés, mais en revenant au système des élections. Les dernières élections des élus des caisses de sécurité sociale du régime général ont eu lieu ainsi en octobre 1983.

Au surplus, ces contributions présentaient le caractère d'impositions. Le législateur est seul compétent pour fixer les règles concernant " l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures " , selon l'article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958.

Le projet de loi relatif à la réduction négociée du temps de travail ne fixait aucune de ces règles, pas plus que le projet de loi de financement de la sécurité sociale.

En cas d'échec -prévisible- des conventions, un décret en Conseil d'Etat, suivi d'arrêtés ministériels, pris selon l'imagination de leurs auteurs, aurait constitué le seul régime juridique de ces contributions.

Inébranlable dans son raisonnement, et fort d'une " règle de trois ", le Gouvernement ne s'apprêtait-il pas à violer la Constitution, en opérant des " prélèvements de droit divin " 43( * ) sur les régimes sociaux ?

Mais devant la pression des partenaires sociaux, le Gouvernement a renoncé.

Après une négociation engagée en catastrophe le 20 octobre 1999, le ministère de l'emploi et de la solidarité, annonçait le 25 octobre, en fin d'après-midi, que le Gouvernement renonçait désormais aux prélèvements sur les organismes sociaux, soit moins de 24 heures avant la discussion à l'Assemblée nationale du projet de loi de financement de la sécurité sociale.

2. La contribution des organismes de sécurité sociale devient indirecte

Les branches du régime général de la sécurité sociale devraient logiquement " récupérer " les 5,5 milliards de francs " provisionnés " par le rapport de la Commission des comptes de la sécurité sociale. Mais le Gouvernement a décidé de diminuer les recettes du régime général... à hauteur de 5,5 milliards de francs, afin de les affecter au " fonds de réserve " des retraites.

La " neutralité " de l'opération n'est pas identique pour toutes les branches du régime général : la branche vieillesse du régime général, " taxée " de 1,8 milliard de francs sous le régime de la contribution initiale, perd 490 millions de francs supplémentaires.

La branche " gagnante " est celle des accidents du travail, le Gouvernement n'ayant pas encore imaginé de la rendre destinataire d'une partie du prélèvement social de 2 %.

Des prélèvements 35 heures aux pertes de recettes affectées au fonds de réserve


 

Prélèvement
35 heures

Recettes 2 %
prévues

Recettes 2 %
corrigées

Pertes de recettes

" Neutralité " opération

CNAMTS

2.354

3.164

904

2.260

+ 94

Accidents du travail

405

0

0

0

+ 405

CNAV

1.771

5.650

3.390

2.260

- 489

CNAF

1.010

2.486

1.469

1.017

- 7

 

5.540

11.300

11.300

5.537

+ 3

3. Les prévisions de recettes par catégorie et les objectifs de dépenses par branche ont été modifiés

Le Gouvernement, en coordination, a modifié les objectifs de dépense par branche, en prenant en compte, de manière partielle, l'absence de contribution des organismes sociaux au financement des 35 heures.

Les objectifs de dépenses par branche adoptés par l'Assemblée nationale

 

LFSS 1999 (1)

Objectifs de dépenses PLFSS initial (2)

Objectifs de dépenses PLFSS modifié (3)

Evolution
(2)/(1)

Evolution
(3)/(1)

Maladie - maternité - invalidité - décès

697,8

733,3

731,0

5,09 %

4,76 %

Vieillesse - veuvage

781,4

803,3

801,7

2,80 %

2,60 %

Accidents du travail

53,0

54,7

54,7

3,21 %

3,21 %

Famille

257,0

265,0

264,0

3,11 %

2,72 %

Total dépenses

1.789,1

1.856,3

1.851,4

3,76 %

3,48 %

L'objectif de dépenses de la branche accidents du travail ne varie pas, alors que la contribution 35 heures était de 400 millions de francs. Les amendements adoptés à l'Assemblée nationale ont été chiffrés à un montant équivalent.

Les prévisions de recettes par catégorie n'ont pas été modifiées par les 35 heures, le fonds de réserve faisant partie des " organismes concourant au financement des régimes de base " , par son inclusion au sein du Fonds de solidarité vieillesse.

En revanche, un certain nombre d'amendements ayant majoré ou diminué les recettes de la sécurité sociale ont été pris en compte.

Enfin, le Gouvernement a reconnu que le " Fonds de financement de la réforme des cotisations sociales " était bien un organisme concourant au financement de la protection sociale et a majoré la ligne " impôts et taxes " au détriment de la ligne " cotisations affectées " .

Les prévisions de recettes par catégorie en 2000 adoptées
par l'Assemblée nationale

 

(1)
LFSS 1999

(2)
PLFSS 2000 initial

(3)
PLFSS 2000 modifié

Evolution
(2)/(1)

Evolution
(3)/(1)

Cotisations effectives

1.062,9

1.106,6

1.043,0

4,11 %

- 1,87 %

Cotisations fictives

194,8

201,5

201,5

3,44 %

3,44 %

Contributions publiques

63,8

62,8

67,1

- 1,57 %

5,17 %

Impôts et taxes affectés

438,7

461,8

515,6

5,27 %

17,53 %

Transferts reçus

5,2

4,7

4,7

- 9,62 %

- 9,62 %

Revenus des capitaux

1,4

1,7

1,7

21,43 %

21,43 %

Autres ressources

32,6

34,1

34,1

4,60 %

4,60 %

Total

1.799,5

1.873,2

1.867,7

4,10 %

3,79 %

L'écart entre la progression des recettes (3,79 %) et la progression des dépenses (3,48 %) tombe à 0,31 point.

La part de la ligne " Impôts et taxes affectés " continue ainsi à prendre de l'importance dans le financement de la protection sociale : 27,6 % des recettes au lieu de 24,3 % des recettes en loi de financement 1999.

Structure du financement de la sécurité sociale


 

LFSS 1999

PLFSS 2000 modifié

Cotisations effectives

1.062,9

59,07 %

1.043,0

55,84 %

Cotisations fictives

194,8

10,83 %

201,5

10,79 %

Contributions publiques

63,8

3,55 %

67,1

3,59 %

Impôts et taxes affectés

438,7

24,38 %

515,6

27,61 %

Transferts reçus

5,2

0,29 %

4,7

0,25 %

Revenus des capitaux

1,4

0,08 %

1,7

0,09 %

Autres ressources

32,6

1,81 %

34,1

1,83 %

Total

1.799,5

100,00 %

1.867,7

100,00 %