IV. OBSERVATIONS SUR LE MAROC

A. APPRÉCIATION GLOBALE DE LA SITUATION DU PAYS

L'impression laissée par une mission très courte, et limitée en outre pour l'essentiel à Rabat, avec une brève incursion à Casablanca, est mitigée.

Certes, sur la longue période, le pays a connu des avancées significatives en matière de démocratisation, de libertés publiques, de droits de l'homme et d'ouverture économique. A son arrivée au pouvoir le 23 juillet 1999, le jeune roi Mohammed VI a clairement conforté cette évolution et pris des engagements unanimement salués par l'opinion publique, sinon par l'entourage du Palais Royal, demeuré souvent à l'identique, si l'on excepte la jeune " garde rapprochée " des amis intimes du souverain : éducation, lutte contre la pauvreté, modernisation de la société, rééquilibrage régional 35 ( * ) . Mais le nouveau monarque est aussi " un libéral qui sait écouter les conseils de prudence ", et les réformes annoncées tardent un peu à se concrétiser.

Au cours de la première année du nouveau règne, les décisions prises l'ont été essentiellement dans le domaine des libertés publiques et des droits de l'homme : création d'un ministère des droits de l'homme, retour au Maroc d'Abraham Serfaty et des familles Oufkir et Ben Barka, début du versement des indemnisations aux familles des disparus des années soixante-dix, levée de l'assignation à résidence du dirigeant islamiste Cheikh Yassine, limogeage de l'ancien ministre de l'intérieur, Driss Basri.

Comparée à ses voisins immédiats, et notamment à la Tunisie, l'économie marocaine piétine. Au cours de la dernière décennie, la croissance du PIB a été constamment inférieure à 3 %, à l'exception notable de l'année 1998 : 6 %. En 1999, elle a été nulle, et les prévisions pour 2000 sont du même ordre. La succession de sécheresses sévères, dans un pays où le secteur agricole représente 15 % du PIB et occupe 40 % de la population active constitue un handicap indéniable 36 ( * ) . Mais elle ne suffit pas à tout expliquer. Les réformes structurelles engagées au cours des années quatre-vingt ont marqué le pas au cours de la décennie suivante.

Confrontée au défi de l'entrée dans la zone de libre-échange avec l'Union européenne prévue pour 2010, l'économie marocaine reste handicapée par la faiblesse qualitative et quantitative du tissu industriel et tertiaire. Le système productif demeure marqué par la juxtaposition, non complémentaire, de très nombreuses petites entreprises encore insuffisamment dynamiques et de grands groupes frileux, habitués à vivre -à survivre ?- à l'ombre tutélaire du Palais, protégés par les barrières douanières et une fiscalité préférentielle. La conclusion progressive d'accords avec l'Organisation Mondiale du Commerce et l'Union européenne, à partir de 1996, a remis en cause cet équilibre ancestral, sans pour autant que la relève soit assurée.

Pour l'essentiel, aucun des facteurs de nature à encourager le développement des investissements, domestiques comme étrangers, n'est encore acquis : construction d'un marché régional ; réforme de l'administration ; renforcement de la transparence ; édiction de règles du jeu claires, constantes et officialisées ; développement des infrastructures de communication ; remise à plat du régime foncier ; révision du code du travail ; allégement du coût de l'énergie ; privatisations ou mises en concession des services publics 37 ( * ) .

Plus gravement, si, comme le répète volontiers M. Fathallah Oualalou, ministre de l'Economie et des Finances, " les fondamentaux sont bons " , ainsi qu'en attestent effectivement une inflation maîtrisée, une dette publique contenue et un dirham fort, la poursuite de cette orthodoxie, qualifiée par certains d'" obsessionnelle ", n'est pas sans risques pour une situation sociale déjà fortement dégradée.

Car là résident, incontestablement, la faiblesse et le risque de la situation marocaine. Globalement, le pays est plus proche d'un pays moins avancé d'Afrique subsaharienne que d'un pays à revenu intermédiaire méditerranéen.

Même si, aux abords de Rabat et de Casablanca, et le long des principaux axes routiers, les bidonvilles sont soigneusement dissimulés derrière de hautes barricades de tôles ondulées, à peine éventrées ici et là, la misère et les inégalités sont profondes et flagrantes, y compris dans des villes en principe " épargnées ".

La revue de la Banque Mondiale de mai 2000 estime à 19 % désormais la part de la population vivant en dessous du seuil absolu de pauvreté -soit un dollar par jour et par personne- contre 13 % en 1991. Le nombre d'exclus a augmenté de 50 % au cours de cette période. Classé au 126 ème rang (sur 174) par les indicateurs de développement du PNUD, le Maroc souffre d'une dégradation profonde des conditions d'hygiène, de vie, et de santé, notamment chez les enfants ; le taux d'analphabétisme est de 50 %, et de 70 % chez les femmes, ce qui va à l'encontre de toute maîtrise démographique propre à conforter le développement économique.

Il existe clairement " deux Maroc " : un Maroc urbain, qui tend à dépasser la moyenne du niveau de vie observée dans les pays en développement, et un Maroc rural, qui n'atteint même pas le niveau moyen des pays les moins avancés.

En éducation, alphabétisation, eau courante et électricité, la zone rurale la plus avantagée n'accède pas aux niveaux d'accessibilité relevés dans la zone urbaine la plus défavorisée. 18 % seulement de la population rurale marocaine a accès à l'électricité, et environ 14 % à l'eau potable, contre respectivement 64 % et 65 % en Tunisie. Une véritable ceinture de pauvreté s'étend d'Oujda au nord à Ouarzazate au sud, en zone présaharienne, et fournit une clientèle croissante à l'émigration clandestine vers l'Europe, via le détroit de Gilbratar et, de plus en plus, les îles Canaries.

Or, face à une telle situation, la dépense publique marocaine consacrée aux secteurs sociaux -santé, éducation, infrastructures de base, " filet de sécurité "-, est nettement plus faible au Maroc (12 % du PIB) que chez ses voisins méditerranéens -Tunisie, Espagne, Grèce, Portugal (environ 20 % en moyenne) 38 ( * ) .

Elle s'adresse en outre essentiellement à la partie la plus urbanisée et la plus favorisée de la population. Ce qui n'empêche pas l'existence -en milieu urbain- de tensions sociales permanentes et fortes, qui mobilisent entre 90 % et 100 % des salariés pendant des périodes de plus en plus longues, sans véritable maîtrise syndicale, avec des dérapages de plus en plus fréquents.

Parallèlement, l'ouverture réelle faite en matière de liberté d'expression constitue, dans ce climat économique et social dégradé, un terreau remarquable pour l'épanouissement d'un islamisme dur qui gagne en visibilité : de plus en plus de mosquées et d'écoles coraniques, de plus en plus de femmes voilées.

De fait, malgré l'attachement ancestral du plus grand nombre pour l'institution monarchique, malgré -ou à cause de - l'engouement et l'espoir considérables suscités par le jeune Roi, le sentiment ultime qui ressort est celui d'un malaise diffus, mais profond, et général, face aux contraintes d'un pays confronté simultanément à la révolution industrielle et à la révolution démocratique.

De fait, si le partenaire français traditionnel continue de faire preuve d'un solide optimisme, votre rapporteur spécial a été frappé par le pessimisme profond qui caractérisait les entretiens qu'il a eus avec les représentants de la Banque Mondiale d'une part et de l'Union Européenne de l'autre 39 ( * ) .

Maroc
Principaux chiffres*

- Superficie : 446 550 km 2 (659.000 km 2 avec le Sahara occidental)

- Population : - 30 millions d'habitants (1999) (+ 2,8 % par an)

- 46 % de la population a moins de 20 ans

- taux de chômage : 19 % (25 % en zone urbaine)

- taux d'urbanisation : 54 %

- taux d'analphabétisme : 52 % (75 % en milieu rural)

- taux de mortalité infantile : 52 %

- PIB : - 35 milliards de dollars (- 0,1 % en 1999)

- 1.190 dollars/habitant

- Déficit budgétaire : 2,5 % du PIB

- Dette publique : - 19 milliards de dollars (52 % du PIB)

- service de la dette : 25 % des exportations

- Inflation : 2,9 %

- Exportations françaises vers le Maroc : 16 milliards de francs, soit 22 % du total des importations marocaines (premier fournisseur)

- Importations françaises en provenance du Maroc : 15,5 milliards de francs, soit 27 % du total des exportations marocaines (premier client)

- Entreprises françaises présentes au Maroc : environ 520, notamment Renault, Peugeot, Citroën, Aérospatiale, Thomson, Rhône Poulenc Chimie, Total Fina Elf, Lafarge

- 30.000 Français vivent au Maroc (14.520 binationaux)

- 800.000 Marocains vivent en France (354.000 binationaux)

*1999

De fait, la Banque Mondiale, très présente au cours de la dernière décennie, envisage de diminuer son aide de moitié, pour la concentrer sur les secteurs strictement sociaux et le développement rural. En avril 2000, son portefeuille d'engagements portait sur dix-neuf projets, pour un montant global de près de 1 milliard de dollars, dont près de la moitié toujours non décaissés.

* 35 A cette occasion, le Roi a notamment fustigé la " léthargie de l'administration publique " et rappelé que " l'embauche ne doit pas être du seul ressort de la fonction publique ".

* 36 La prolongation de la sécheresse démarrée en janvier 2000 constitue une préoccupation prioritaire de la classe politique au pouvoir. Le retour des " barbus " en est une autre.

* 37 A commencer par Maroc-Telecom, Autoroutes du Maroc, Royal Air Maroc, Banque populaire et Régie des Tabacs.

* 38 Tant que tant que la question du Sahara occidental ne sera pas résolue, le poids de la dépense militaire restera conséquent.

* 39 - Union Européenne : " On se demande comment cela n'a pas encore pété ".

- Banque Mondiale : " On est franchement déçu par l'évolution du pays, notamment en ce qui concerne la mise en oeuvre des réformes annoncées, et par l'absence de décisions... Nous allons vers une réduction de moitié de l'enveloppe, purement axée sur le social ".

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