N° 200

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2000-2001

Annexe au procès-verbal de la séance du 24 janvier 2001

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation du Sénat aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes (1) sur le projet de loi, ADOPTÉ PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE, après déclaration d'urgence, relatif à l' interruption volontaire de grossesse et à la contraception,

Par Mme Odette TERRADE,

Sénateur.

(1) Cette délégation est composée de : Mme Dinah Derycke, président ; Mmes Janine Bardou, Paulette Brisepierre, MM. Guy-Pierre Cabanel, Jean-Louis Lorrain, Mmes Danièle Pourtaud, Odette Terrade, vice-présidents ; MM. Jean-Guy Branger, André Ferrand, Lucien Neuwirth, secrétaires ; Mme Maryse Bergé-Lavigne, M. Jean Bernadaux, Mme  Annick Bocandé, MM. André Boyer, Marcel-Pierre Cleach, Gérard Cornu, Xavier Darcos, Claude Domeizel, Michel Dreyfus-Schmidt, Mme Josette Durrieu, MM. Yann Gaillard, Patrice Gélard, Francis Giraud, Alain Gournac, Mme Anne Heinis, MM. Alain Hethener, Alain Joyandet, Serge Lagauche, Serge Lepeltier, Mme Hélène Luc, MM. Jacques Machet, Philippe Nachbar, M. Jean-François Picheral, Mme Gisèle Printz, MM. Philippe Richert, Alex Türk.

Voir les numéros :

Assemblée nationale ( 11 ème légis.) : 2605 , 2726 et T.A. 582

Sénat : 120 (2000-2001)

Vie, médecine et biologie.

INTRODUCTION

"Le recours excessif à l'interruption volontaire de grossesse met en évidence avec force les insuffisances du maniement et de la mise à disposition de la contraception en France. Une société mieux éclairée dans son mode de contraception subirait dans une moindre mesure la violence de l'interruption de grossesse."

Avis du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) du 23 novembre 2000.

Mesdames, Messieurs,

Au cours de sa séance du mercredi 6 décembre 2000, la Commission des affaires sociales du Sénat a décidé de saisir, à sa demande, votre Délégation du projet de loi n° 120 (2000-2001) relatif à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception, qui avait été adopté la veille par l'Assemblée nationale, après déclaration d'urgence.

Cette saisine de la Délégation du Sénat aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes n'étonnera personne : en tant qu'expressions et applications du droit des femmes à disposer de leur corps et à maîtriser leur maternité, l'interruption volontaire de grossesse (IVG) et la contraception constituent, dans leur essence même, le coeur du processus historique de l'émancipation féminine. En effet, sans une maîtrise libre, lucide et raisonnée de leur fécondité, les femmes demeurent condamnées à subir le poids d'une société patriarcale qui, parce qu'elle ne leur laisserait aucun choix en matière d'accomplissement de leurs maternités, les maintiendrait dans une relation inégale face aux hommes, dans un statut de sujet, à une place seconde. Au contraire, la décision d'enfanter, d'assumer, au moment choisi par elles, leur maternité, confère aux femmes une assurance et une liberté qui leur permettent pleinement ensuite d'assumer le rôle exact qui est le leur dans la société, c'est-à-dire le même que celui des hommes, auquel peut parfois s' ajouter celui de porter et de mettre au monde des enfants.

Et c'est bien pour donner aux femmes la possibilité d'assurer en même temps leurs fonctions d'acteur économique et social et de mère, dans le plein exercice de leur citoyenneté, que les pouvoirs publics ont ensuite le devoir, par la mise en place de mécanismes régulateurs et protecteurs, de garantir l'égalité de leurs chances avec celles des hommes. Mais aucun de ces mécanismes ne serait réellement satisfaisant et opératoire s'il n'était précédé du droit reconnu aux femmes de maîtriser leur fécondité. C'est pour cette raison même que la conquête progressive de ce droit en Occident, et singulièrement en France, revêt tant d'importance, et qu'elle participe au premier chef du mouvement historique des sociétés vers la modernité : aucune d'entre elles ne peut dépasser un certain stade de développement sans avoir créé les conditions lui permettant de faire appel, sans discrimination, aux forces et aux qualités de tous les individus qui les constituent, aux femmes au même titre qu'aux hommes.

La maîtrise de la fécondité s'appuie, on l'a dit, sur deux piliers essentiels que sont la contraception et l'IVG . Dans notre pays, ces droits des femmes ont été difficilement obtenus, ne sont pas encore pleinement exercés, et nécessitent une vigilance de tous les instants pour être effectifs. Avant de développer plus avant ces observations, qui permettront de justifier, dans un second temps, l'intérêt du présent projet de loi, votre Délégation souhaite s'arrêter sur un paradoxe afin d'éclairer dès à présent la position et les recommandations qu'elle sera amenée à vous présenter.

Historiquement, le droit à l'avortement est celui qui a été le plus tardivement reconnu par la loi. Il est vrai qu'il concerne des préceptes éthiques fondamentaux relatifs à la vie, sur lesquels mouvements philosophiques et religieux avaient nécessairement pris position. Il est légitime aussi d'estimer que cette question essentielle n'appelle pas nécessairement une réponse unique, une vérité, en tous temps et en tous lieux.

Mais ce droit oblige également à se positionner sur la place de la femme dans la structure sociale, puisqu'il porte en lui le postulat que les femmes sont en mesure de prendre, en toute liberté, des décisions justes et légitimes sur les sujets qui les concernent. La reconnaissance de ce postulat est l'acte fondateur de l'émancipation de la femme, et cette reconnaissance-là devrait être universelle.

A cet égard, la fécondité est à l'évidence un enjeu de société et il est significatif de constater que les pouvoirs les plus liberticides ont explicitement dénié aux femmes ce droit à la maîtriser. Ainsi, la loi du 31 juillet 1920 interdisant en France la contraception et l'avortement et toute propagande en leur faveur n'a pas suffi au régime de Vichy qui, par deux fois, a aggravé les peines alors encourues en socialisant l'incrimination au plus haut niveau possible : la loi du 14 septembre 1941 a tout d'abord classé l'avortement parmi "les infractions de nature à nuire à l'unité nationale, à l'Etat et au peuple français" , avant que la loi du 15 février 1942 ne l'assimile à un crime contre la sûreté de l'Etat passible, après jugement par des tribunaux d'exception, de la peine de mort. C'est dire combien, dans certaines conceptions autoritaires, les droits individuels de la femme sont non seulement négligés, mais même déclarés comme contraires aux intérêts de la société.

Toutefois, et là se situe le paradoxe, le droit à l'avortement est un droit dont chacun voudrait qu'en réalité aucune femme ne fût placée dans l'obligation d'y recourir, parce que son exercice est la plupart du temps vécu douloureusement . C'est un droit capital pour les centaines de milliers de femmes qui, grâce à lui, ont pu choisir leur destin, mais que la plupart d'entre elles aurait probablement préféré ne jamais utiliser. C'est un droit dont la société, les pouvoirs publics, et même ses plus ardents défenseurs, se désolent de constater qu'en France, il est encore pratiqué par plus de 220 000 femmes chaque année, alors que d'autres pays comparables au nôtre, et à la législation parfois plus libérale, ne connaissent pas de tels chiffres. C'est un droit auquel chaque nouveau recours sonne comme un échec.

C'est probablement, de tous les droits des femmes, le seul qui, en Utopie, n'existerait pas. C'est paradoxalement le seul droit dont, dans notre pays bien réel, le gouvernement doit, dans le même temps, s'assurer qu'il est juridiquement et matériellement pleinement effectif et tout mettre en oeuvre pour éviter aux femmes de se trouver dans l'obligation d'y recourir. Pour votre Délégation, les enjeux sont là : si cet acquis majeur de la lutte des femmes pour leurs droits essentiels que constitue le droit à l'IVG doit être non seulement préservé, mais également renforcé, cela ne peut être fait indépendamment des améliorations à apporter, dans de nombreux domaines, au droit à la contraception, qui lui est complémentaire précisément parce qu'il doit contribuer à réduire naturellement le nombre des IVG .

Tout aussi essentiel en effet, mais plus important quant au bien-être global des femmes, le droit à la contraception est, lui, un droit dont toutes les caractéristiques sont positives et qui n'a d'autres effets que ceux qui accompagnent l'exercice de toute liberté : il est l'expression d'une maturité individuelle et sociale, il constitue la première condition de la maîtrise par les femmes de leur corps et de leur destinée, et il résulte réellement d'un choix. Aussi votre Délégation insistera délibérément sur cet aspect du projet de loi car, au-delà des questions d'ordre moral, l'essentiel des difficultés - accueil des femmes dans les centres d'IVG, activité des médecins pratiquant l'IVG, dépassement des délais légaux actuels par plusieurs milliers de femmes chaque année, situation des jeunes filles mineures, etc. - résulte du nombre trop important, par rapport à une situation que nous devrions qualifier de "normale", de femmes qui se font avorter en France.

Au fond, on peut affirmer que l'exercice du droit à l'IVG ne pourra totalement satisfaire celles et ceux qui le défendent et le pensent essentiel que lorsqu'ils auront l'assurance qu'il n'est objectivement plus possible d'améliorer davantage l'accès effectif au droit à la contraception . Or, le chemin paraît encore long avant d'y parvenir ...

I. LA MAÎTRISE DE LA FÉCONDITÉ : DES DROITS DIFFICILEMENT OBTENUS, QUI DEMEURENT TROP MÉCONNUS

Au même titre que l'acquisition du droit de vote ou de leur capacité juridique personnelle, le droit à la maîtrise de leur fécondité constitue, pour les femmes occidentales, l'un des acquis majeurs du XX e siècle. La reconnaissance de ce droit justifie, à l'évidence, et conditionne à la fois les droits économiques et sociaux qu'elles ont progressivement obtenus depuis la seconde guerre mondiale, même si certains de ceux-ci ont pu être juridiquement proclamés antérieurement : qu'en est-il, en effet, de la réalité d'un droit, lorsque son exercice dépend des caprices de la nature, en l'occurrence, de la fécondité ?

Nonobstant les convictions religieuses - que votre Délégation n'abordera pas bien qu'elles expliquent pour beaucoup les passions dont la question fait l'objet -, ce droit, obtenu de haute lutte sous la pression des femmes elles-mêmes, est encore loin d'être effectif pour toutes les femmes de notre pays, et sa préservation comme son renforcement nécessitent toujours une action vigilante.

A. DES DROITS DIFFICILEMENT OBTENUS

Le mouvement pour le contrôle des naissances a été engagé par les féministes des pays anglo-saxons au début du XX e siècle avec pour premier objectif d'obtenir la légalisation du recours à la contraception. A l'époque, en l'absence de toute possibilité culturelle de revendiquer un droit à l'avortement, ce combat avait pour fondements autant l'affirmation d'un principe philosophique d'émancipation de la femme que la volonté d'accomplir des progrès en matière de sécurité sanitaire. En effet, bien qu'interdits, les avortements étaient nombreux et entraînaient souvent, compte tenu du caractère rudimentaire des techniques employées, des conséquences douloureuses et handicapantes pour les femmes, voire leur décès.

Le premier centre de contrôle des naissances a été ouvert à Brooklyn par Margaret Sanger, le 16 octobre 1916. En France, ce n'est que quarante ans plus tard qu'a commencé à se développer ce mouvement revendicatif : créée en 1956 par le Dr Marie-Andrée Lagroua-Weill-Halé et Evelyne Sullerot, la Maternité heureuse est devenue, à partir de 1960, le Mouvement français pour le planning familial . Fer de lance de la lutte pour la reconnaissance du droit à la contraception dans les années soixante, puis du droit à l'IVG dans les années soixante-dix, le Planning familial a constamment accompagné et enrichi son action militante d'une présence sur le terrain au travers de ses centres d'accueil. Si l'on doit beaucoup aux nombreuses femmes et aux quelques hommes qui ont animé le Planning , d'autres événements et d'autres acteurs sociaux ont contribué, entre 1965 et 1975, à l'adoption par la France d'une législation progressiste la mettant en phase avec l'évolution de son opinion publique et comparable à celles de nombreux pays européens.

1. La contraception : de la loi Neuwirth à nos jours

La loi n° 67-1176 du 28 décembre 1967 relative à la régulation des naissances et abrogeant les articles L. 648 et L. 649 du code de la santé publique, dite loi Neuwirth, du nom de son instigateur et rapporteur, a parachevé un processus initié par le mouvement féministe et relayé par des médecins et scientifiques.

Cet acte fondateur de la libéralisation de la contraception en France, qui abrogeait la loi du 31 juillet 1920 interdisant tout recours à la contraception, comme d'ailleurs à l'avortement, et punissant sévèrement la production, l'importation ou la vente de contraceptifs, ainsi que leur utilisation, a en effet été rendu possible par l'influence d'un comité créé par le Général de Gaulle et chargé de travailler sur ce thème dans la perspective de l'élection présidentielle de 1965. Ce "Comité des 13 sages" élabora un projet, que la presse appela "Feu vert pour la pilule" , qui recommandait au ministre de la santé et au président de la République de favoriser le recours à la pilule contraceptive, disponible aux Etats-Unis depuis 1960 sous le nom d'Enovid.

C'est fort de cette recommandation que notre excellent collègue Lucien Neuwirth, alors député, put obtenir, pour modifier la législation de 1920, l'aval du Général de Gaulle, lequel aurait alors considéré que la transmission de la vie étant importante, il fallait qu'elle fût un acte lucide. Pourtant, les débats au Parlement, comme dans la presse et l'opinion publique, furent extrêmement vifs, et les opposants à la proposition de loi firent feu de tout bois pour stigmatiser l'épouvantable "relâchement des moeurs et l'érotisme débridé" qui ne manqueraient pas d'en résulter ou pour évoquer le spectre des effets à long terme sur la santé des utilisatrices de la pilule, qui deviendraient "chauves, moustachues et acnéiques ..." .

La loi de 1967 a posé comme principe le droit à la contraception et à l'information sur les méthodes contraceptives, tout en l'encadrant rigoureusement. La fabrication et l'importation des produits, médicaments et objets contraceptifs ont été autorisées, mais leur vente, limitée quantitativement et dans le temps, ne pouvait s'effectuer qu'en pharmacie, sur ordonnance médicale ou certificat médical de non contre-indication nominatif. Ainsi, aucune délivrance de contraceptif n'était possible dans les établissements d'information, de consultation ou de conseil familial et dans les centres de planification ou d'éducation familiale agréés.

En outre, la vente ou la fourniture de contraceptifs aux mineurs ne pouvait intervenir qu'après consentement écrit de l'un des parents ou du représentant légal. Enfin, toute propagande et toute publicité commerciale directe ou indirecte concernant les médicaments, produits ou objets de nature à prévenir la grossesse ou les méthodes contraceptives étaient interdites, sauf dans les publications destinées aux médecins ou aux pharmaciens. Ainsi, l'information ne pouvait être délivrée aux femmes que par des médecins ou les établissements d'information, de consultation ou de conseil familial et les centres de planification ou d'éducation familiale agréés.

Cette loi n'a cependant pas été immédiatement applicable, et il a fallu plusieurs mois, voire plusieurs années, et les efforts conjugués du mouvement social et des parlementaires les plus concernés, pour qu'elle prenne tous ses effets. Ainsi, les dispositions législatives relatives à la fabrication, à l'importation, à la prescription médicale et à la vente en pharmacie des pilules contraceptives n'ont été rendues applicables que plus d'un an après la promulgation de la loi, par un décret du 3 février 1969. Quant au fonctionnement des établissements d'information, de consultation ou de conseil familial et des centres de planification ou d'éducation familiale agréés, il n'a même été précisé qu'en 1972 seulement, par un décret du 7 mars.

Ce cadre législatif a été assoupli une première fois par la loi n° 74-1026 du 4 décembre 1974 , qui a prévu le remboursement par la sécurité sociale d'un traitement ou d'un dispositif contraceptif lorsqu'il est délivré sur ordonnance (les personnes ne bénéficiant pas de prestations maladie assurées par un régime légal ou réglementaire pouvant être prises en charge par un centre de planification ou d'éducation familiale). Cette loi a aussi supprimé l'interdiction générale de la vente de contraceptifs aux mineurs sans accord parental et autorisé les centres de planification ou d'éducation familiale à délivrer, à titre gratuit, des médicaments, produits ou objets contraceptifs, sur prescription médicale, aux mineurs désirant garder le secret.

Puis d' autres textes , datant notamment de mai 1982 , de décembre 1989 et de janvier et décembre 1991 , ont complété ensuite la loi de 1967 afin de prendre en compte les évolutions de la société française et de répondre aux nécessités de la lutte contre le Sida (et, incidemment, des autres maladies sexuellement transmissibles). C'est ainsi que la délivrance sur prescription médicale a été limitée aux seuls contraceptifs hormonaux et intra-utérins et que la publicité relative aux préservatifs et aux autres contraceptifs a été autorisée, dans le respect des dispositions générales fixées par le code de la santé publique.

Au total, toute femme majeure paraît aujourd'hui en mesure d'être informée et de bénéficier de la contraception. S'agissant des mineures, la rédaction actuelle de l'article 3 de la loi Neuwirth, codifié l'an dernier sous l'article L. 5134-1 du nouveau code de la santé publique, n'exonère pas les médecins de recueillir le consentement des parents pour leur délivrer des contraceptifs hormonaux ou intra-utérins, quand bien même ils n'en ont pas l'obligation expresse. En effet, l'article 371-2 du code civil donnant aux père et mère l'autorité pour protéger l'enfant dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, toute prescription médicale à un mineur devrait nécessairement être précédée de l'accord de l'un d'entre eux.

2. L'interruption volontaire de grossesse : de la loi Veil à nos jours

Réprimé par le code pénal, qui prévoyait de six mois à deux ans de prison pour les femmes qui y recouraient et de un à cinq ans d'emprisonnement pour les personnes qui procuraient les moyens abortifs, l'avortement était pourtant largement pratiqué en France au début des années soixante-dix, de manière clandestine.

Les sociologues et médecins estimaient qu'il pouvait concerner chaque année jusqu'à 300 000 femmes qui, pour la plupart, n'avaient pas la possibilité matérielle de se rendre à l'étranger, dans des pays où la législation était plus favorable et, par conséquent, où les moyens techniques étaient plus sûrs car médicalisés (la Suisse, dès 1942, et surtout la Grande-Bretagne depuis l' Abortion Act d'octobre 1967). Si nombre de médecins français pratiquaient illégalement l'interruption de grossesse (de 40 000 à 80 000 par an selon les estimations), non sans danger puisqu'aux sanctions pénales qu'ils encouraient s'ajoutait le risque d'une suspension d'activité pendant cinq ans au moins, la très grande majorité des femmes décidées à y recourir restaient livrées aux conséquences parfois dramatiques de l'auto-avortement ou des "faiseuses d'anges" (les complications pouvaient aller jusqu'à l'infécondité, voire au décès, au nombre d'une cinquantaine chaque année). Ce fut donc essentiellement une préoccupation de santé publique qui conduisit certains médecins et hommes politiques à rejoindre dans sa revendication du droit à l'avortement le mouvement féministe, lequel était naturellement animé avant tout par une volonté émancipatrice primordiale.

Le débat prit une ampleur considérable et devint un enjeu de société avec la publication par Le Nouvel Observateur , le 5 avril 1971, du "Manifeste des 343". Ce manifeste ( ( * )1) était un appel public à la désobéissance civique puisque ses signataires, pour la plupart inconnues du grand public mais qui comptaient aussi en leur sein des femmes de grande notoriété et de toutes les générations (Françoise Arnoul, Simone de Beauvoir, Catherine Deneuve, Marguerite Duras, Françoise Fabian, Gisèle Halimi, Jeanne Moreau, Micheline Presle, Françoise Sagan, Delphine Seyrig, Marina Vlady, etc.), affirmaient avoir recouru à l'avortement, acte pénalement répréhensible qui entraînait chaque année environ 500 condamnations par les tribunaux français, et en réclamaient la libéralisation. Cette prise de parole des femmes, qui constitue un moment symbolique dans l'histoire du mouvement féministe français tant par son sujet, qui relève à la fois de l'éthique et de la sphère de l'intime, que par ses conséquences, la levée d'un tabou par l'expression d'une violation de la loi, rencontra immédiatement un écho retentissant.

En juillet 1971, Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir créèrent l'association Choisir , qui avait pour objectifs de venir en aide aux femmes qui désiraient se faire avorter, de lutter pour la révision de l'article 317 du code pénal qui punissait l'avortement, et d'accompagner en justice les femmes incriminées. A cet égard, l'engagement de Gisèle Halimi, avocate de Marie-Claire, enceinte à 17 ans à la suite d'un viol, et de sa mère, poursuivies pour avortement devant le tribunal de Bobigny, conduisit à leur relaxe en octobre 1972. Médiatiquement orchestré par les militantes du Mouvement des femmes et du Planning familial au cours de manifestations imposantes, ce procès, qui entendit les témoignages de personnalités de premier plan comme Simone de Beauvoir, Michel Rocard, le professeur François Jacob ou encore Delphine Seyrig, a indiscutablement constitué une nouvelle étape dans la prise de conscience progressive des enjeux par l'opinion publique.

Enfin, le 2 mai 1973, 331 médecins, dont quatre Prix Nobel, tel André Lwoff, publièrent, comme en écho au "Manifeste des 343", un manifeste affirmant qu'ils avaient pratiqué ou qu'ils pratiquaient l'avortement. Avec la création, la même année, du Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception (le MLAC), ce manifeste confirma que la société était désormais en mesure d'affronter une évolution législative attendue par un nombre considérable de femmes.

Thème de campagne du candidat Giscard d'Estaing, l'amélioration de la condition féminine aura connu plusieurs concrétisations, d'inégale importance, au cours des années 1974 et 1975. L'interdiction de la discrimination à l'embauche à raison du sexe, la prohibition de toute distinction de traitement entre hommes et femmes dans la fonction publique, l'institution du divorce par consentement mutuel, furent autant d'étapes qui méritent d'être saluées. Toutefois, en raison de son importance en tant que reconnaissance du droit à l'émancipation des femmes, de l'acte authentiquement politique qu'il a constitué pour Valéry Giscard d'Estaing et son Premier ministre, Jacques Chirac, qui privilégièrent l'affermissement du droit des femmes et la maturité de l'opinion publique face à l'hostilité d'une partie importante des parlementaires de leur majorité, et du déchaînement de haine qu'il a occasionné à l'encontre de Simone Veil, alors ministre de la santé, c'est bien le projet de loi relatif à l'interruption volontaire de grossesse qui constitue le texte symbolique majeur de ces années-là.

Bien que marquée du sceau d'une certaine méfiance à l'égard des femmes, puisqu'elle est temporaire (cinq ans) et ne sera rendue définitive que par la loi Pelletier du 31 décembre 1979 , qui soumet par ailleurs le recours à l'IVG à des procédures plus précises, la loi du 17 janvier 1975 dépénalise l'avortement sous certaines conditions. L'article L. 162-1 du code de la santé publique précise que l'IVG peut désormais être demandée par une femme enceinte "en situation de détresse" avant la fin de la dixième semaine de grossesse.

La femme doit d'abord consulter un médecin qui l'informe des risques encourus et lui remet un dossier rappelant notamment les dispositions législatives applicables. Pendant le délai de réflexion d'une semaine dont elle dispose avant de confirmer sa demande, elle doit obligatoirement avoir un entretien avec un conseiller conjugal ou familial ou avec une assistante sociale. Lors de la seconde consultation médicale, qui ne peut avoir lieu moins de deux jours après l'entretien social, elle doit remettre au médecin l'attestation d'entretien et la confirmation écrite de sa demande d'interruption de grossesse. Enfin, pour les mineures célibataires, l'article L. 162-7 du code de la santé publique rend obligatoire l'autorisation d'un des parents ou du représentant légal.

L'interruption de grossesse ne peut être effectuée que par un médecin et n'a lieu que dans un établissement d'hospitalisation public ou privé habilité à la pratiquer, aucun de ces établissements n'étant autorisé à dépasser, au cours d'une même année, 25 % d'IVG par rapport aux actes opératoires. Les médecins peuvent faire jouer la clause de conscience pour refuser de pratiquer des IVG, de même que les établissements privés sauf s'ils concourent au service public hospitalier et que les besoins locaux ne sont pas couverts par ailleurs.

C'est avec la loi Roudy du 31 décembre 1982 , qui prévoit le remboursement de l'IVG par la sécurité sociale, que le droit à l'avortement devient pleinement effectif, la barrière économique étant alors théoriquement levée. Les dernières modifications législatives datent des années 1990 : en juillet 1992 , le code pénal incrimine les tiers ayant concouru à un auto-avortement (300 000 francs d'amende et trois ans de prison, et 500 000 francs d'amende et cinq ans de prison en cas de pratique habituelle), tandis que la loi Neiertz du 27 janvier 1993 dépénalise l'auto-avortement et punit d'une peine de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 francs d'amende le délit d'entrave à l'avortement.

Ainsi, globalement, la législation française a connu, en près de trente-cinq ans, par touches successives, des évolutions propres à faciliter le recours à la contraception et à l'interruption volontaire de grossesse. Pourtant, de récents indicateurs montrent que la situation est encore loin d'être satisfaisante, et que ces droits des femmes ne sont toujours pas, aujourd'hui, exercés dans leur plénitude par toutes nos concitoyennes.

* (1) "Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l'une d'elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l'avortement libre."

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