Audition de M. Marian APFELBAUM,
ancien Professeur de nutrition à la faculté de médecine Xavier-Bichat (Paris)

(21 février 2001)

M. Gérard Dériot, Président - Monsieur le Professeur, merci d'avoir répondu à notre convocation.

Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Apfelbaum.

M. Marian Apfelbaum - J'ai préparé un bref plan de ce que je vais dire, qui a pour objectif de situer le problème, et je serai ensuite à votre disposition pour répondre à vos questions.

Quelques mots sur les encéphalites humaines non bovines, sur les encéphalites animales non bovines, sur la transmissibilité de cette maladie chez les bovins et, enfin, quelques chiffres situant les risques quantitatifs comparés à l'extrême émotion de l'opinion publique. Nous verrons qu'il y a là un décalage majeur.

La maladie de Creutzfeldt-Jakob, dans sa forme sporadique, a été décrite en 1921. Elle touche, dans les sociétés développées, à peu près un sujet par an pour un million d'habitants.

Il existe cependant des exceptions, que je ne veux pas développer : les Juifs de Libye et les Slovaques ont une prévalence de la maladie 20 à 30 fois supérieure.

Plus intéressante est la maladie du "Kuru", la maladie du frisson, décrite en Papouasie en 1955. Il s'agissait d'un cannibalisme rituel. Lorsqu'un membre de la tribu mourrait -et nous verrons qu'ils mourraient très jeunes- son corps était entièrement consommé. Le mouvement féministe étant faible en Papouasie, les femmes avaient droit aux entrailles et à la cervelle, alors que les hommes mangeaient de la bonne viande.

Toujours est-il que ce sont les femmes et les enfants qui ont été très massivement atteints puisque, dans cette tribu qui comptait 35.000 Papous, on a compté 3.000 morts dus a cette encéphalite.

Il s'agit là du premier modèle indiscutable d'une transmission orale de l'encéphalite. Cela fait quarante ans que ce cannibalisme a été arrêté ; or, il y a encore des cas nouveaux dans certains sous-groupes génétiques. Ce travail a d'ailleurs donné lieu à un prix Nobel vingt ans plus tard.

Dans les années qui ont suivi cette étude, les recherches ont permis d'affirmer que ce n'était ni un microbe, ni un virus, et l'hypothèse a été avancée qu'il s'agissait d'une protéine. Il faut dire que cela renvoyait à des conceptions extraordinairement fortes, liées à la bagarre franco-britannique entre Lamarck et Darwin, l'idée que des protéines puissent transmettre de l'information paraissant absolument hérétique.

Pour mémoire -mais nous passerons vite- il existe d'autres encéphalites. L'une d'elles, extraordinairement rare, provoque des insomnies fatales, mais on a pu montrer que l'encéphale des personnes atteintes contenait un agent infectieux puisque, injecté à l'animal, il provoquait une maladie mortelle.

Enfin, il y en a que l'on connaît moins bien.

Au total, il y a plusieurs formes d'encéphalite spongiforme chez l'homme, toutes à composantes génétiques, et toutes transmissibles.

Chez l'animal, l'affaire est très ancienne. La maladie spongiforme la plus anciennement décrite est la tremblante du mouton -1755- qui a donné lieu à nombre de travaux. Elle est transmissible expérimentalement à une autre brebis, ainsi qu'à la chèvre et au mouflon mais, par voie orale, elle n'est pas transmissible à d'autres espèces.

C'est à propos de cette tremblante du mouton qu'il a été démontré qu'il existait une protéine hydrophobe qui était l'agent visible de la transmission de la maladie, qui a donné lieu à un autre prix Nobel.

Il existe d'autres encéphalites de découverte plus récente, en particulier l'encéphalite du vison américain, d'autant plus particulière que les visons américains n'ont pas mangé de bovins atteints d'encéphalite bovine européenne.

Les cervidés américains en sont également atteints. Il y a eu trois cas d'encéphalite chez des chasseurs américains, provoquée par la consommation de viande de cervidés. Dans certains groupes de cervidés, la fréquence de la maladie atteint 20 %.

Tout ceci pour dire que, aussi troublant que soit pour nous le phénomène d'encéphalite bovine, n'est pas unique, ni dans l'espèce humaine, ni dans l'espèce animale.

Venons-en maintenant au sujet de l'encéphalite spongiforme bovine. Premier cas en Grande-Bretagne en 1985. 185.000 bovins ont été atteints en Angleterre sur un troupeau d'à peu près 11 millions ; 4,5 millions de bovins ont été abattus.

La cause directe a parfaitement été démontrée, puisqu'il s'agit de la consommation par ces animaux de farines animales. Je ne reviens pas sur les preuves : elles sont nombreuses.

La cause première n'est toutefois pas connue. L'hypothèse a été faite il y a très longtemps qu'il y avait de l'encéphale de mouton dans les farines animales et que la transmission de la tremblante du mouton a été ainsi assurée aux bovins.

Cette hypothèse est trop simple. Il faut en effet une mutation, car on sait très bien que l'encéphalite bovine n'est pas du tout identique à l'encéphalite du mouton. Si c'est le mouton qui est la cause première, il y a donc eu mutation.

Il y a aussi la possibilité qu'il s'agisse d'une encéphalite spongiforme sporadique chez les bovins, et que ces bovins en aient infecté d'autres en passant par les farines animales. Toujours est-il qu'il y a là un trou dans nos connaissances.

En 1988, les Anglais ont interdit l'usage des farines animales seulement pour les bovins, mais pas à l'exportation. Je m'abstiendrais de tout jugement !

L'explosion a eu lieu en 1996. Le ministre anglais, peu de temps après avoir affirmé à la télévision qu'il n'y avait aucun danger, ayant appris l'existence d'une publication scientifique, a pris les devants et a annoncé que la transmissibilité à l'homme était probable. Ceci a déclenché une panique qui n'a pas cessé depuis.

Parmi les travaux dans ce domaine, il y a un point sur lequel je voudrais insister : dans la maladie de Creutzfeldt-Jakob et dans la tremblante du mouton, on trouve un grand nombre de souches qui, injectées à des animaux, provoquent des maladies à localisations différentes, ce qui n'est pas le cas de l'ESB, qui est une source unique. Cela veut dire qu'il y a eu un événement unique, qui est la cause d'un ensemble unique.

Cette encéphalite est caractérisée par sa transmissibilité cérébrale, mais aussi orale pour un grand nombre d'espèces. 500 mg de cervelle bovine par voie orale provoquent chez le mouton une encéphalite qui n'est pas la tremblante du mouton, mais aussi chez l'homme, le lion, le tigre, le chat, l'antilope. Le nombre d'espèces atteintes par voie orale est grand -une vingtaine en tout. La barrière des espèces n'arrête donc pas l'encéphalite.

Quelques chiffres pour insister sur le décalage extrême qu'il y a entre le risque quantitatif tel que l'on peut l'apprécier et l'extrême émotion de la population. En France, on a recensé 200 cas -un petit peu moins- sur 21 millions de bovins. Un certain nombre de cas qui ont eu lieu ont disparu et n'ont pas été recensés ; d'autres n'ont pas encore été découverts. Au total, les gens compétents, dont je ne suis pas dans ce domaine, disent qu'en France, vraisemblablement, l'ensemble des cas autochtones est inférieur à 1.000.

En Grande-Bretagne, on a dit qu'à peu près 200.000 bovins ont été déclarés, mais les mêmes m'ont dit que le vrai chiffre doit être inférieur à un million. Dans les deux groupes de chiffres, il y a 200.000 fois moins de cas français que de cas britanniques.

Le problème demeure quand même d'actualité, puisque, en premier lieu, la diminution, depuis la disparition des farines animales en Angleterre, est beaucoup plus lente que ce qui avait été prévu par les épidémiologistes. On recense surtout, en France, une augmentation des cas "naïfs" nés après l'interdiction des farines.

Actuellement, les animaux que l'on découvre sont des animaux naïfs. Si lesdites farines étaient la seule cause de la transmission, les cas naïfs ne devraient pas exister.

Premier problème : l'hypothèse selon laquelle les farines n'étant pas interdites jusqu'à récemment, ni pour les oiseaux, ni pour les cochons, il y a eu mélange, soit chez les fabricants, soit chez les éleveurs, et que c'est par accident que les cas naïfs ont été infectés.

Deuxième problème, très actuel : on a dit que le mouton ne transmet pas la maladie à l'homme, mais il transmet l'encéphalite bovine, lorsqu'il en est atteint, à toutes sortes d'espèces, comme l'encéphalite bovine chez les bovins. Or, il faut très peu d'encéphale -500 mg- pour qu'un mouton soit atteint de la maladie.

J'en arrive pour terminer à la comparaison entre le risque quantitatif, tel qu'on peut l'apprécier, et le décalage avec la crainte de l'opinion publique, et je vais ici proposer l'explication de ce décalage.

Laissons de côté le problème des importations de viandes britanniques, qui ont pu provoquer des atteintes en cours chez l'homme, puisqu'il n'y a plus de viande britannique, et concentrons-nous sur le problème du risque qu'encourt actuellement un citoyen français, en mangeant un produit d'origine bovine en France, d'être atteint de cette maladie.

En faisant l'hypothèse extrême, pour simplifier, que toutes les mesures de précautions prises n'ont pas diminué les risques comparativement à la situation britannique depuis le début, nous nous retrouvons avec l'idée que les cas autochtones, en France, devraient être actuellement au maximum d'un millième des cas anglais, compte tenu des chiffres présentés.

Or, la fourchette haute de la prévision la plus pessimiste des Anglais est de 136.000 cas en Grande-Bretagne pendant 40 ans. Pourquoi 40 ans ? Tout simplement parce que, en Nouvelle-Guinée, 40 ans après la fin du cannibalisme, des cas sont encore découverts.

Si l'on prend cette fourchette haute, compte tenu des deux simplifications pessimistes que j'ai énoncées, on se trouve, en France, avec 136 cas -et non 136.000- sur 40 ans. En d'autres termes, le danger pour la santé publique, en France, actuellement, à consommer de la viande bovine, n'est pas significativement différent de zéro !

Or, toute la population est inquiète, et une partie l'a pris d'une façon tout à fait dramatique. Comment expliquer cela ? L'explication me paraît biologique. Nous sommes des omnivores, et tous les groupes d'omnivores -les cochons, les rats, les hommes- sont nés avec une crainte extrême concernant l'alimentation, pour une raison très simple : tout individu qui n'est pas méfiant envers l'alimentation meurt empoisonné par des poisons de toutes sortes avant de se reproduire !

Il y a des expériences innombrables que je ne citerai pas qui prouvent qu'en matière d'alimentation, il existe une extrême asymétrie entre la crainte et le fait d'être rassuré.

En un mot, le signal que cet aliment est dangereux est immédiatement perçu et mémorisé de façon durable, mais le signal destiné à affirmer le contraire ne passe pas ! C'est caricatural s'agissant de l'ESB, mais je peux vous présenter nombre d'expériences montrant que c'est un phénomène général. Lorsqu'on dit à quelqu'un que ceci est un poison, il ne le croit pas mais se comporte comme s'il le croyait !

Ceci étant dit, je pense que le pronostic épidémiologique, en France, est excellent, et le pronostic politique très mauvais.

Je vous remercie.

M. le Président - Merci, Monsieur le Professeur.

La parole est au rapporteur.

M. Jean Bizet, rapporteur - Après un préambule aussi brillant et incisif, que l'on partage, j'en suis persuadé, je vais me permettre de vous citer. En mai 1999, dans "Le Point", vous disiez : "Le bio est un mélange de conneries et de nécessité".

Peut-on dire que le bio est moins sûr, du point de vue de la sécurité alimentaire, que le produit conventionnel, voire industriel ? Du point de vue nutritionnel, qui emporterait l'avantage ?

M. Marian Apfelbaum - Tout d'abord, je vous prie de pardonner la crudité de mon langage, mais j'ignorais que je serais cité dans cette noble assemblée !

Le principe des aliments biologiques repose sur la croyance en un naturel sain et en un progrès technologique coupable.

Il s'agit donc non d'une façon de fabriquer des aliments plus sains, mais d'une façon de nous rassurer sur le fait que l'on a banni le progrès coupable.

Certains aliments biologiques peuvent être bons pour la santé, mais ce n'est pas démontré. D'ailleurs, la législation en matière d'aliments biologiques impose qu'un certain nombre de procédés ne soient pas appliqués, mais n'impose ni critères de qualité, ni critères de sûreté.

Je continue à penser que les aliments biologiques sont en effet un produit de la "connerie", c'est-à-dire de notre goût à être rassurés et de la nécessité, pour certains, d'être sûrs que l'aliment n'a pas été touché par le progrès. C'est évidemment faux ! Toute l'agriculture, depuis le néolithique, est entièrement artificielle. Seules les sociétés de cueillette mangeaient des produits naturels !

M. le Rapporteur - Ceci est très clair mais, dans l'opinion, nous sommes partis -et je crois pour un certain nombre d'années- vers une orientation environnementaliste assez forte. Personnellement, je suis assez inquiet devant les orientations qui vont être prises en la matière, au niveau de l'Union européenne, dans les mois ou les années qui viennent, face à nos amis d'outre-Atlantique.

M. Marian Apfelbaum - Je voudrais prendre un exemple, celui des nitrates -il y a récemment eu une réunion au Sénat à ce sujet- que l'on répand un peu partout et qui sont provoqués par synthèse chimique. Ceux-ci sont absolument indiscernables par rapport à ceux qui sont contenus dans les coups de tonnerre, qui fabriquent des nitrates qui tombent du ciel.

Lorsqu'on les interdit, on se tourne vers les engrais naturels -fumier, phosphore. Il s'agit là d'un produit d'une sécurité bien moindre que les nitrates produits en usine, en particulier riches en nitrite, en microbes, etc. Les salades "biologiques" comportent un taux de nitrate égal à celui des salades non biologiques, et un taux de nitrite plus élevé !

Au total, je pense que, s'il est nécessaire de laisser faire ce genre de choses, il ne faut pas les encourager.

M. le Rapporteur - Je reviens sur l'un de vos ouvrages "Crises et peurs alimentaires".

Je vous cite : "Les traditionnels circuits courts, qui comportaient des éléments de confiance interpersonnels, qui ont disparu dans les filières d'industrie alimentaire comme la grande distribution, n'ont été que partiellement remplacés par la confiance dans la marque".

Aujourd'hui, avec cette fameuse épidémie d'ESB et la crise induite sur la filière bovine, pensez-vous que le retour à un circuit court, que l'on voit à travers la politique de label, la suppression des échanges entre les pays européens, soit réversible ou non ?

M. Marian Apfelbaum - Je pense qu'il est réversible ponctuellement, mais pas sur le fond. On a pris l'habitude d'avoir un grand nombre d'aliments à un coût très bas. Il est aujourd'hui très bon marché de manger, et ceci grâce à l'industrie agroalimentaire, à son gigantisme et à son uniformité.

En effet, malgré les apparences et le fait que, dans les divers marchés, les produits industriels se présentent sous forme de milliers de variantes, le produit industriel, par rapport au circuit court, est caractérisé par l'uniformité.

Une usine d'une chaîne alimentaire fait la même chose et met en place des systèmes de vérification pour prouver qu'il s'agit de la même chose. Si nous passons dans un circuit court -qu'il s'agisse de ce que fait mon charcutier ou mon pâtissier, que je connais et qui font des choses exquises- la variabilité, d'un jour à l'autre, d'une semaine à l'autre, est plus grande. Cette variabilité provoque chez moi un grand plaisir, mais diminue la sécurité.

Au total, les contraintes économiques font que seuls des produits de luxe, c'est-à-dire très chers, peuvent être mangés en toute sécurité, dans des circuits courts très coûteux, parce qu'il faut que les mesures soient assurées sur toute la production. La grande majorité d'entre nous continuera à manger, dans les années à venir, des produits uniformes de l'industrie alimentaire.

Je voudrais ajouter que les politiciens sont très en danger face aux problèmes alimentaires. Vous vous souvenez en effet que la dioxine belge a fait sauter un ministre, puis un deuxième, puis un Gouvernement, puis le parti au pouvoir.

Les dirigeants des grands groupes agro-alimentaires sont absolument obsédés par le danger du risque réel ou imaginaire, parce qu'ils y perdraient leur poste, et la marque sa valeur. En d'autres termes, il n'est pas indispensable de dire à l'industrie agroalimentaire d'être attentive à la sécurité : elle l'est déjà de façon obsessionnelle !

Le résultat, d'ailleurs, est qu'actuellement, on ne compte, pour la totalité des risques alimentaires aigus, que quelques dizaines de morts par an sur 500.000 cas, alors qu'au temps des circuits courts, le seul botulisme provoquait en France des milliers de morts ! Notre situation est actuellement entre 100 et 500 fois meilleure en termes quantitatifs qu'elle ne l'était au début du siècle !

Nous ne ferons pas marche arrière sur l'essentiel.

M. le Rapporteur - Quelle évolution voyez-vous pour l'agriculture productiviste, l'agriculture biologique, l'agriculture raisonnée, en tant que scientifique et en tant que citoyen ?

M. Marian Apfelbaum - Ma compétence comme agriculteur ou comme expert en agriculture est nulle. Ceci étant dit, j'en sais assez pour dire que, si jamais on décidait de revenir à des modes culturels anciens, on déclencherait une famine.

Si, dans ce pays qui est grand et qui comporte beaucoup de terres arables, il fallait nourrir la population par les méthodes anciennes, la chose s'avérerait impossible, sauf à supprimer de notre alimentation toute la partie animale puisque, pour fabriquer un produit animal, il faut une quantité importante de produits végétaux.

En d'autres termes, on pourrait revenir à des techniques anciennes, avec l'assurance de connaître les famines anciennes et, comme autrefois, une extrême pauvreté.

M. le Rapporteur - Merci de votre clarté.

M. le Président - La parole est aux commissaires.

M. Paul Blanc - Une première question provocatrice. Le nutritionniste que vous êtes ne se réjouit-il pas de voir la consommation de viande rouge diminuer, alors qu'elle est accusée de favoriser les cancers du colon ?

M. Marian Apfelbaum - Les relations entre la consommation de la viande et un certain nombre de maladies, dont le cancer du colon, sont très discutables.

La viande est un produit relativement gras. Il va de soi qu'un bon filet est plus maigre qu'une viande hachée mais, au total, les relations avec les maladies coronariennes, d'une part, et les cancers, d'autre part, n'ont jamais été prouvées expérimentalement.

Il y a des corrélations épidémiologiques plus ou moins fortes selon les cas. Je pense que la consommation, en quantité raisonnable, d'une viande bovine de qualité ne présente aucun inconvénient pour la santé.

M. Paul Blanc - Vous avez parlé du souci obsessionnel des fabricants agro-alimentaires. Au cours de notre enquête, nous avons constaté que l'agroalimentaire utilisait jusqu'à très récemment, de manière assez importante, des graisses bovines dans l'alimentation humaine. Pensez-vous qu'il n'y avait aucun risque à ce niveau-là ou que le souci obsessionnel est récent, suite à ce que l'on vient de voir ?

M. Marian Apfelbaum - Actuellement, quel que soit le caractère infime du risque, il serait tout à fait condamnable de mettre dans les petits pots de bébés de la cervelle. Même si le risque est très faible, il est inacceptable.

Une fois que l'industrie s'est assurée de la sécurité de ses produits, le second problème réside dans le prix de revient. Ils sont philanthropes, mais sans le faire exprès !

L'agroalimentaire éprouve une peur obsessionnelle du risque, réel ou imaginaire, car une marque est mise en cause aura le plus grand mal à s'en remettre.

Il y a un produit dont je ne me sers jamais, car je le considère comme particulièrement mauvais : c'est le Coca-Cola. Il y a eu, dans le Nord de la France, un bruit qui ne reposait sur rien, selon lequel le Coca-Cola de l'usine de Lille provoquait des maladies. La presse s'en est emparé, la consommation a baissé, la chute à Wall Street a été considérable, alors qu'on savait qu'il n'y avait aucun fondement à ces bruits. Puis, les choses se sont arrangées.

En d'autres termes, Coca-Cola fait-il attention à ce que la chose ne se reproduise pas de son fait ? Oui ! Mais les malheurs qui leur sont arrivés étaient des malheurs dont ils étaient innocents.

M. Paul Blanc - Il y a eu Perrier aux Etats-Unis.

M. Marian Apfelbaum - J'ai bien connu l'affaire. Les traces de benzène trouvées aux Etats-Unis par des machines d'une puissance extrême étaient inoffensives, quelle que soit la dose : on pouvait boire des milliers de litres de Perrier souillés sans jamais en être incommodé -bien qu'en absorbant quelques milliers de litres, on puisse l'être quand même !

Toujours est-il que les directeurs de l'entreprise de l'époque, ayant immédiatement compris la chose, à la place de discuter sur le fait que la quantité de benzène était inoffensive -moi-même j'ai affirmé qu'elle l'était- ont retiré de la circulation mondiale toutes les bouteilles de cette série. Or, la consommation de Perrier n'a pas encore repris son niveau aux Etats-Unis !

C'est dire l'impact qu'a eu l'association Perrier-benzènes-poison, pour fausse qu'elle ait été, sur la carrière du directeur et sur le bénéfice de la marque, qui a encore du mal à s'en remettre, et ceci 25 ans après !

M. le Président - Que pensez-vous du principe de précaution que l'on applique à peu près partout et pour tout, et qui va se développer encore ?

M. Marian Apfelbaum - J'ai été professionnellement mêlé à certaines discussions sur ce sujet. Malgré les nombreux textes qui existent à la matière, personne ne m'a expliqué les limites du principe de précaution. Je crois avoir compris que le principe de précaution intervient à un moment où aucune preuve scientifique n'est faite qu'il existe un risque.

Il renvoie à la notion du risque zéro, auquel nous avons droit, mais qui est une bêtise incroyable, parce que la vie est un phénomène génétiquement transmissible et toujours mortel ! Manger, boire -sans parler des tentatives de procréer ou de ne pas procréer- sont des actes dangereux. Il s'agit là d'une exigence irrépressible, mais entièrement stupide !

De toute façon, le principe de précaution a été inventé à la suite des écrits de Jonas concernant l'écologie. Il a été étendu à l'alimentation dans le cadre de la pression médiatique et populaire.

En matière d'alimentation, il n'a aucun sens. Un danger doit être appréhendé, prévu, mesuré et évité, ce qui est une obligation pour tous -politique, nutritionniste, système de contrôle.

Je pense que le principe de précaution en matière alimentaire ne devrait pas s'appliquer, tout en sachant que cela est contraire à l'exigence médiatique et publique. Les médias ne sont d'ailleurs pas les inventeurs de la panique que l'on vit. Ils l'accompagnent et l'amplifient à la demande de la population. Ce n'est pas un complot médiatique.

Une remarque : la dernière grande panique concernant l'encéphalite bovine, que nous vivons encore, a été déclenchée par un non événement : il n'y a pas eu 500 Français d'atteints, mais un paysan qui a mené à l'abattoir une vache qu'il n'aurait pas dû amener. Le vétérinaire a fait ce pour quoi il était payé : il a isolé la vache et il ne s'est rien passé de plus.

Là dessus, une chaîne de télévision a passé l'image d'une jeune anglaise en train de mourir d'encéphalite, mais qui aurait aussi bien pu mourir de leucémie, déclenchant immédiatement le signal dont j'ai parlé.

Revenons à ce signal. Prenez des étudiants, théoriquement bien au courant de ce qu'est le raisonnement scientifique. Convoquez-en vingt pour faire des tests et donnez à chacun deux petits gobelets vides. Demandez-leur de marquer, sur l'un, "poison" et, sur l'autre, "sucre", puis remplissez les deux gobelets de sucre en poudre.

Laissez passer une ou deux heures et, au bout de ce laps de temps, servez-leur du thé. Ils voudront alors sucrer leur thé et prendront donc du sucre. Dites-leur : "Prenez donc du poison !". Ils refuseront !

Là, le complot n'a pu exister : tout était sur la table depuis le début. C'est une expérience qui démontre bien que dire qu'une vache "follette" a été menée aux abattoirs et montrer une enfant anglaise en train de mourir est un signal qui peut être critiqué, mais dont l'efficacité est certaine !

Un mot d'introspection : si j'étais producteur de télévision, je pense que je chercherais des images-chocs pour gagner ma vie.

M. Roland du Luart - Une réflexion. Nous avons été jeunes l'un et l'autre. Vous êtes nutritionniste et je voudrais vous poser une question par rapport à l'alimentation qu'on donnait aux enfants.

Autrefois, les pédiatres recommandaient de la cervelle, du foie de veau et un certain nombre de produits de ce genre. Or, aujourd'hui, tout cela est interdit.

Je crois savoir qu'en Europe, on autorise le thymus alors qu'on l'interdit en France. Pensez-vous que, lorsque cette crise sera passée, on pourra revenir vers la consommation de produits recommandés pour les enfants, et qui sont aujourd'hui interdits ?

M. Marian Apfelbaum - Dès lors que tout danger d'encéphalite aura disparu, je ne vois pas de raisons de ne pas reprendre de la cervelle d'agneau, parce qu'on sait que la tremblante n'est pas transmissible et, en second lieu, du foie de veau.

Mais, d'après ce que je sais de la psychologie humaine, le signal que les gens ont reçu ne va pas disparaître. Si jamais j'annonçais à la télévision, moi qui suis vieux, qui porte une barbe blanche et qui suis censé représenter l'image du père, que l'eau du robinet peut transmettre l'encéphalite bovine, le Sida et d'autres choses, une partie importante de la population arrêterait immédiatement d'en consommer. Si je revenais ensuite pour dire que c'était une plaisanterie, une partie de cette même population ne recommencerait pas pour autant à boire de l'eau du robinet.

Conclusion : les produits condamnés aujourd'hui dans le cadre de l'encéphalite ne reviendront pas de si tôt, même si tout danger paraît écarté.

M. le Président - Y a-t-il d'autres questions ?

Monsieur le Professeur, je pense que nous avons fait le tour de ce que nous souhaitions vous demander. Nous vous remercions infiniment de la qualité de l'intervention que vous avez faite, qui a été très claire et très affirmée.

M. Marian Apfelbaum - Merci, Monsieur le Président.

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