C. LES ÉLÉMENTS DU DÉBAT

S'il existe ainsi un consensus pour élever la place du conjoint dans la hiérarchie successorale en l'absence de descendants, il y a débat quant à la solution à adopter en présence d'enfants (ou de petits-enfants).

Les deux voies proposées ne sont d'ailleurs que deux parmi d'autres et, depuis qu'il est question de réformer le droit des successions, c'est-à-dire depuis plusieurs décennies maintenant, toutes les solutions techniques ont été vraisemblablement envisagées. A chaque étape de la réflexion s'est posée la question de savoir où doit aller la préférence : usufruit ou droit en pleine propriété ? Il convient donc d'en examiner les avantages et inconvénients respectifs.

L' usufruit universel du conjoint sur la succession du défunt est la solution que l'on retrouve le plus souvent dans les dispositions contractuelles que se consentent les époux « au dernier vivant ». Le simple constat de sa popularité prouve que nombre de couples le considèrent comme une solution adaptée. C'est d'ailleurs l'un des arguments de notre collègue About qui souhaite, en le proposant, « transformer une pratique devenue courante en une disposition automatique ».

Le succès de l'usufruit universel tient au fait qu'il permet au conjoint survivant de conserver son cadre de vie et des conditions d'existence aussi proches que possible de sa situation antérieure (avec la possibilité de louer les biens pour en tirer des revenus) -avantage qui paraît primordial lorsqu'il s'agit d'une personne âgée- tout en préservant la transmission des biens au profit des descendants du défunt, qu'ils soient ou non issus du mariage.

Mais un droit d'usufruit sur la totalité des biens présente aussi des inconvénients. Il est susceptible d'engendrer des conflits familiaux, hypothèse que sont venus renforcer l'allongement de l'espérance de vie d'une part (les enfants risquent de rester nus-propriétaires toute leur vie ou presque, avant que leurs propres descendants finalement n'héritent), et, d'autre part, le développement des familles recomposées -où le second conjoint peut avoir une faible différence d'âge avec les enfants du premier lit. Il paraît donc moins pertinent si l'on regarde l'évolution démographique et sociologique de la structure familiale.

Sur un plan économique, et l'inconvénient est particulièrement sensible quand la succession comprend une entreprise, il peut contrarier la bonne gestion du patrimoine familial, soit que l'usufruitier ne soit plus à même de prendre les décisions qui s'imposent, soit que les aliénations auxquelles il pourrait être opportun de procéder dans une optique patrimoniale dynamique soient rendues impossibles.

Accorder au conjoint une part de la succession en pleine propriété a, au contraire, l'avantage de limiter les conflits éventuels en séparant définitivement les intérêts du conjoint survivant de ceux des enfants. En même temps, cette solution renforce l'autonomie des conjoints survivants, rejoignant ainsi une revendication de certains d'entre eux, qui souhaitent pouvoir disposer des biens qui leur sont attribués comme ils l'entendent.

Mais une telle solution est elle-même non sans inconvénients. Elle conduit, dans l'hypothèse d'une famille recomposée, à diminuer l'héritage des enfants du premier lit, puisqu'ils ne seront pas appelés à la succession du conjoint survivant. Par ailleurs, le droit du conjoint venant nécessairement buter sur les droits réservataires des descendants, il peut se trouver réduit à une quotité restreinte de la succession. Enfin, qui dit propriété dit indivision et problèmes possibles de partage. Ajoutons qu'un héritage en propriété conduit, dans l'hypothèse d'un conjoint survivant déjà âgé, à deux taxations à court intervalle.

Il est en réalité extrêmement difficile de trancher entre usufruit et propriété, et tout laisse penser que, quelle que soit la solution que le législateur retiendra à l'issue de l'examen des présentes propositions de loi, elle ne mettra pas fin au débat. En effet, la catégorie des conjoints survivants est si hétérogène et la diversité des profils si croissante (âge du conjoint, régime matrimonial, importance des ressources personnelles, existence ou non d'une pension de réversion ou d'une assurance vie, configuration de la famille, avec présence ou non d'enfants de lits précédents, etc...), qu' aucune solution ne saurait en elle-même être considérée comme satisfaisante .

Une solution - elle était retenue par exemple en 1995 par le projet Toubon et a été suggérée encore récemment par le rapport Théry 7 ( * ) - pourrait être d'offrir un choix entre usufruit et droit en pleine propriété. Mais on bute là encore sur un certain nombre de difficultés et en premier lieu sur celle-ci : à qui doit appartenir l'option ? Comme le souligne le rapport Dekeuwer-Défossez, on ne peut s'en remettre à la solution, qui paraît naturellement la meilleure, d'un choix du défunt lui-même, puisqu'il s'agit précisément de régler les successions légales où, par hypothèse, le défunt n'a exprimé aucune volonté. Et accorder l'option à l'une ou l'autre partie, le conjoint survivant ou les descendants, aboutirait à d'inévitables risques de conflits...

En définitive, de deux choses l'une : ou l'on se réfère aux souhaits majoritairement exprimés aujourd'hui au travers des libéralités entre époux, et l'usufruit universel paraît la solution la mieux adaptée ; ou l'on privilégie une vision prospective de la structure familiale en considérant que l'allongement de la vie et la multiplication des remariages sont désormais des données fondamentales incontournables, et un droit en pleine propriété est sans doute préférable.

Aucune solution n'étant en elle-même parfaite, votre Délégation suggère de suivre l'avis des professionnels et experts. Ceux-ci, on pense en premier lieu aux notaires qui ont une connaissance très concrète des structures familiales et de leur évolution, semblent aujourd'hui favorables à la pleine propriété, après avoir longtemps penché pour l'usufruit universel.

Mais votre Délégation est dans son rôle en mettant l'accent sur un autre élément du débat : celui de la réserve. Faut-il faire du conjoint survivant un héritier réservataire comme le sont les parents et les enfants du défunt ?

Si l'on veut aller au bout de la logique de revalorisation des droits du conjoint survivant, sans doute faut-il mettre un terme à une certaine hypocrisie : les droits du conjoint survivant ne vaudront que s'ils sont garantis et il est assez vain de les améliorer si l'on continue d'admettre que le conjoint puisse en être privé par une libéralité consentie à un tiers...

La plupart des pays européens qui ont, au cours des vingt ou trente dernières années, réformé leur droit successoral ont institué une réserve au profit du conjoint survivant, en propriété ou en usufruit 8 ( * ) . Rappelons aussi que la Commission de réforme du Code civil avait suggéré, dans les années cinquante, d'attribuer une réserve au conjoint survivant sous la forme d'une part d'enfant sans que cette part puisse être inférieure au quart de la succession. Enfin, ce qui n'est pas surprenant, la réserve est la première revendication qu'a exprimée la FAVEC lorsque votre Délégation l'a entendue, même si, dans un souci pragmatique, elle s'est montrée prête à la sacrifier aux avancées proposées.

Les textes soumis à notre examen n'accordent pas de réserve au conjoint, sauf, pour ce qui concerne la proposition Vidalies, dans le cas où il n'y a ni descendants, ni ascendants : elle suggère, dans une telle circonstance, de garantir à l'époux survivant une réserve du quart de la succession.

Le problème de la réserve, votre Délégation en convient, est fort délicat.

Tout d'abord, la revalorisation des droits du conjoint survivant doit-elle conduire à le protéger y compris contre la volonté du défunt ? On est tenté de répondre par l'affirmative, à la condition qu'aucune action en divorce ou séparation de corps n'ait été entreprise à la date du décès.

Mais, on ne peut faire abstraction des autres héritiers réservataires. Dans le droit actuel, les héritiers réservataires que sont les descendants et ascendants du défunt n'entrent jamais en concurrence. Tel ne serait pas le cas du conjoint qui, lui, vient en toutes circonstances en concurrence avec ces deux catégories d'héritiers. On peut cependant faire valoir que le conjoint vient à la succession à un titre différent, et que c'est en réalité le problème de la place du mariage par rapport au lignage qui est posé. Il s'agit là d'une -de la- question de fond sur laquelle notre société devrait se prononcer . Si elle veut consacrer la place du conjoint dans la famille, elle ne pourra le faire sans sortir d'une conception exclusivement « verticale » de la succession. A défaut, la reconnaissance restera aléatoire, car abandonnée à la volonté de l'époux prédécédé.

Votre Délégation est également consciente des difficultés techniques que pose, dans l'état actuel de notre droit des successions et libéralités, l'octroi d'une réserve au conjoint survivant : faut-il prendre cette dernière sur la quotité disponible ou sur les droits des autres héritiers réservataires ? Comment l'instituer sans compromettre la liberté testamentaire à laquelle on semble plus que jamais attaché ? On ne voit cependant pas pourquoi le législateur français ne saurait trancher des questions que, dans leur très grande majorité, les autres pays européens ont déjà réglées.

Si les esprits ne sont manifestement pas prêts -et on pourrait s'interroger sur cette « exception française »-, si « les réserves sur la réserve » paraissent devoir aujourd'hui l'emporter et si les problèmes posés sont d'une indéniable complexité, votre Délégation recommande néanmoins au législateur d'envisager l'attribution à terme d'une part réservataire au conjoint survivant, à terme, c'est-à-dire dans le cadre de la réforme globale des droits de successions dont ne dispenseront pas les présentes propositions de loi.

Il conviendrait, par ailleurs, de revoir, à l'occasion d'une telle réforme, la théorie des « co-mourants » des articles 720 et suivants du Code civil. Cette théorie désuète établit en particulier que lorsque des personnes de sexe différent, et respectivement appelées à la succession l'une de l'autre, périssent dans le même événement, « le mâle est toujours présumé avoir survécu » s'il y a égalité d'âge, ou une différence n'excédant pas une année (et que les intéressés ont entre 15 et 60 ans)... (article 722).

* 7 Le projet de loi Toubon offrait un choix entre usufruit et pleine propriété sur le quart de la succession, tandis que le rapport Théry -« Couple, filiation et parenté aujourd'hui - Le droit face aux mutations de la famille et de la vie privée » - 1998 - proposait de faire du régime des donations entre époux le régime légal (avec une triple option entre la totalité des biens en usufruit, le quart en pleine propriété et les trois-quarts en usufruit, ou l'attribution de la quotité disponible en pleine propriété).

* 8 L'Allemagne, l'Italie et le Danemark, par exemple, attribuent au conjoint un droit de réserve en pleine propriété, l'Espagne et la Belgique en usufruit.

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