B. POURQUOI UNE DEUXIÈME CHAMBRE ?

De nombreux arguments ont été invoqués à l'appui de l'instauration d'une deuxième chambre européenne, qui peuvent être regroupés autour de deux grands thèmes : mieux assurer la démocratie dans l'Union européenne et mieux associer les Etats à la construction européenne.

1. Mieux assurer la démocratie dans l'Union européenne

C'est avant tout pour mieux assurer la démocratisation de l'Union que les propositions ont fleuri depuis dix ans, afin de développer le rôle des parlements nationaux dans l'Union. Comme le soulignait par exemple le commissaire Christopher Patten, « en finir avec «le déficit démocratique» nécessite d'autres évolutions. L'urgence est de mieux impliquer les parlements nationaux dans le processus politique européen : ce sont les parlements nationaux qui, au coeur de la légitimité démocratique, peuvent favoriser l'appropriation, par tous les citoyens, des enjeux européens. En jouant un rôle plus affirmé, les parlements nationaux pourront affermir la légitimité de l'effort supranational » .

a) En complétant la démocratisation assurée par le Parlement européen

Le Parlement européen est un élément essentiel de la démocratie dans l'Union. Emanant du suffrage universel direct, il est un acteur majeur en matière budgétaire, occupe une place grandissante de colégislateur avec le Conseil, et contrôle avec opiniâtreté la Commission européenne. Mais les parlementaires européens n'ont pas la possibilité de jouer au sein de l'Union l'intégralité du rôle que jouent les parlementaires nationaux au sein de chaque Etat membre, et ils ne peuvent établir le même lien avec le citoyen.

D'abord, du fait de l'élection. Certes, les élections au Parlement européen se déroulent au même moment dans les quinze Etats membres, mais elles donnent lieu à quinze débats nationaux centrés sur les préoccupations qui prévalent dans chaque Etat et non à un débat unique autour des mêmes thèmes, comme c'est le cas dans chaque Etat membre pour l'élection du Parlement national. Dans aucun Etat membre, l'électeur n'a le sentiment d'influer, lorsqu'il vote aux élections européennes, sur la politique qui sera menée par la Communauté ou par l'Union dans les cinq années à venir. Cela explique d'ailleurs la montée continue du taux d'abstention aux élections européennes qui a atteint plus de 50 % lors de l'élection du Parlement européen actuellement en place. De fait, l'électeur allemand, britannique ou français peut avoir davantage conscience de participer à la détermination de grands choix européens lorsqu'il vote aux élections au Bundestag, à la Chambre des communes ou à l'Assemblée nationale, que lorsqu'il vote aux élections européennes.

Ajoutons à cela que le mode d'élection retenu, le scrutin proportionnel dans de vastes circonscriptions, accentue la dépersonnalisation du système. De ce fait, aucun électeur ne connaît son ou ses députés européens et toute réaction à l'égard d'une norme ou d'une politique communautaire sera dirigée vers le parlementaire national - interlocuteur connu que l'on a élu sur son programme et sa personnalité, et à qui, demain, l'on pourra demander des comptes lorsqu'il sera soumis à réélection - et non vers le parlementaire européen qui demeure tout à la fois lointain et abstrait.

En sens inverse, le parlementaire européen se trouve coupé du dialogue avec le citoyen. Eloigné de ceux qui l'ont élu, accablé par des propositions de directives techniques, il est déconnecté de la réalité populaire et ne peut être ce vecteur du bon sens populaire qu'est le parlementaire national qui, chaque fin de semaine, sent le pouls de la population.

C'est pourquoi la démocratisation dans l'Union doit être assurée de manière complémentaire par le Parlement européen et par les parlements nationaux.

b) En institutionnalisant la concertation entre parlements

Dans chacun des Etats membres, le parlement national contribue à résorber le déficit démocratique de l'Union par le contrôle qu'il exerce sur la politique menée au sein du Conseil par son gouvernement. Mais cela ne suffit pas car, comme le faisait remarquer la présidente du Parlement européen, Nicole Fontaine, « dans un contexte européen, le débat ne se réduit pas à la juxtaposition de points de vue nationaux. On ne peut avancer que par un brassage de ces points de vue. Ce brassage se fait en permanence au Conseil, au Parlement européen, au Comité économique et social, au Comité des régions. Il se fait également dans le cadre de la COSAC, mais d'une façon qui reste plus ponctuelle. Pour cette raison, qui prendra de plus en plus d'importance dans les années à venir, l'idée d'une enceinte qui serait le creuset de la confrontation démocratique entre les parlements nationaux et qui en serait l'expression commune mérite d'être étudiée. »

Le contrôle que chaque parlement national exerce sur chaque gouvernement trouve en effet ses limites dans le fait que les gouvernements n'agissent pas isolément, qu'ils travaillent ensemble au sein du Conseil des ministres, et que les positions des uns et des autres s'influencent réciproquement. Dès lors que les gouvernements travaillent ensemble, les parlements nationaux doivent aussi travailler ensemble s'ils veulent établir un véritable dialogue démocratique avec le Conseil. Il est donc nécessaire de mettre en place les moyens d'établir de manière régulière cette concertation entre parlements nationaux.

Enfin, certains ont émis le souhait que cette concertation interparlementaire ne se limite pas à des échanges entre parlementaires nationaux, mais qu'elle associe parlementaires nationaux et parlementaires européens. Ils font valoir qu'une telle association permettrait de bénéficier d'une pédagogie réciproque, de liens réciproques et d'une influence réciproque entre les élus européens et nationaux des quinze Etats membres, comme c'est d'ailleurs heureusement le cas au sein de la COSAC.

2. Mieux associer les Etats à la construction européenne

Mais, depuis quelques années, on fait valoir également que la création d'une deuxième chambre permettrait de mieux associer les Etats à la construction européenne. C'est ainsi que, lorsque Joschka Fischer prône un système à deux chambres, il déclare que « ainsi, la subsidiarité serait garantie. Il n'y aurait pas d'antagonisme entre le niveau national et le niveau européen, entre l'Etat-nation et l'Europe » . Beaucoup de ceux qui défendent le bicaméralisme européen le font en effet parce qu'ils estiment que l'Union ne doit pas se construire contre les Etats, mais avec eux.

a) En assurant la place des Etats, quelle que soit leur taille

Il est intéressant de noter que c'est surtout dans la période récente qu'un certain nombre des Etats moins peuplés de l'Union ont évoqué avec faveur l'idée d'une deuxième chambre européenne. Les âpres discussions entre petits et grands pays de l'Union à propos de la pondération des voix au Conseil et de la composition de la Commission se sont faites de plus en plus dures au fil des deux dernières Conférences intergouvernementales jusqu'au paroxysme du Conseil européen de Nice. Aussi n'est-il pas surprenant que des voix se soient alors fait entendre au sein de ces petits Etats pour expliquer qu'un fédéralisme bien compris, impliquant la présence de deux chambres, pourrait leur être plus favorable qu'un super-Etat unitaire ou un directoire des grands. Au fil des élargissements, ces Etats voient leur place au sein du Conseil et au sein du Parlement européen décroître relativement et ils estiment qu'un Sénat européen pourrait leur permettre de mieux se faire entendre. C'est ainsi que le président Vaclav Havel, après avoir plaidé pour une deuxième chambre participant à l'adoption des normes communautaires et au sein de laquelle tous les Etats membres seraient représentés à parité, ajoute :

« Il me semble que cette solution éliminerait plus d'un problème en suspens, telle que la question de la représentation nationale au sein de la Commission. Je pense que cette dernière institution, foncièrement exécutive, n'a pas à adopter de grille en fonction des nations. Après l'élargissement surtout, il ne serait plus nécessaire que tous les pays membres y soient représentés ; les compétences politiques et techniques des commissaires n'en seraient que plus importantes. Les intérêts et les opinions des différents Etats pourraient et devraient être suffisamment défendus par le Conseil européen et la deuxième chambre du Parlement européen. [...] »

Les Etats sont d'autant plus sensibles à cette analyse que le champ des décisions prises à l'unanimité au Conseil se restreint. Dès lors que les élargissements à venir vont rendre plus nécessaires encore le recours à la majorité qualifiée, la création d'un Sénat où tous les Etats auraient les mêmes voix permettrait d'accepter plus facilement la fin de la règle de l'unanimité.

b) En favorisant l'application du principe de subsidiarité

Un des grands problèmes de l'Union européenne est d'aboutir à un judicieux et équilibré partage des compétences entre l'Union et les Etats membres. Certains proposent à cet effet d'élaborer un catalogue précis et détaillé des tâches revenant à l'Union et de celles qui devraient être assurées par les Etats membres. Mais l'entreprise n'est pas aisée et aurait l'inconvénient de figer une situation qui ne pourrait plus évoluer au fil du temps. D'où l'idée de confier à une seconde chambre le soin de veiller à une bonne et stricte application du principe de subsidiarité. Ainsi que le soulignait le gouvernement néerlandais dans le rapport sur l'Etat de l'Union européenne qu'il présentait à son Parlement en septembre dernier, un Sénat qui serait composé de représentants des Etats membres « pourrait remplir une fonction d'équilibrage dans le champ des rapports de force entre les institutions, en contrebalançant des tendances par trop centralisatrices. Cela permettrait également d'éviter que l'Union ne soit surchargée et de faire en sorte qu'elle puisse maintenir le cap même après l'élargissement. »

Pourquoi confier à un Sénat la mission de faire appliquer le principe de subsidiarité ? Parce que la logique même du fonctionnement des institutions européennes amène chacun des acteurs du triangle institutionnel à ne se plier que difficilement à ce principe et que Conseil, Commission et Parlement européen ont naturellement tendance à exercer tous une poussée de même sens vers un développement des interventions communautaires. Ainsi que le montrait Michel Poniatowski dans le rapport qu'il présentait à la délégation du Sénat en 1992, la Commission n'a de moyens d'action qu'à l'échelon communautaire et ne peut donc atteindre ses objectifs que par le biais d'une « communautarisation » croissante des décisions. Quant au Parlement européen, il est non seulement tenté d'intervenir dans des domaines qui n'entrent pas dans ses attributions, mais il est aussi porté à adopter une démarche centralisatrice qui lui permet d'être au coeur du dispositif. On pourrait penser, ajoutait Michel Poniatowski, que « le Conseil, organe intergouvernemental, devrait normalement contrebalancer les penchants centralisateurs de la Commission et du Parlement, et s'attacher à mettre en oeuvre l'exigence de subsidiarité. Or, en pratique, il n'en est pas ainsi. » D'abord parce que le Conseil n'a jamais voulu élaborer une véritable doctrine de la subsidiarité et a toujours privilégié des motifs d'opportunité : « il est clair que le Conseil entérine sans difficulté une proposition manifestement contraire au principe de subsidiarité, dès lors que son contenu ne suscite pas de désaccord important » . Dès lors que les fonctionnaires des Quinze se sont accordés sur un texte et qu'aucun des ministres n'est gêné politiquement par ce texte lorsqu'il vient devant le Conseil, à quoi bon en effet le remettre en cause au nom du principe de subsidiarité ? Enfin, la multiplication des conseils spécialisés permet à certains ministres de faire prévaloir leurs idées en s'affranchissant tout à la fois du contrôle des parlements nationaux et des contraintes des arbitrages interministériels au niveau national. La réglementation relative à l'environnement en est un exemple archétypique.

Si l'on veut donc que le principe de subsidiarité connaisse une véritable application, il faut, concluait Michel Poniatowski, en charger un organe spécifique. « Dès lors, il apparaît que ce contrôle ne peut émaner que des Parlements nationaux. En effet, pour qu'une institution chargée de veiller au respect de l'exigence de subsidiarité soit efficace, pour qu'elle ait l'autorité nécessaire pour intervenir dans une matière difficile car partiellement «socio-politique», elle doit tout à la fois bénéficier d'une légitimité indiscutable et être extérieure aux mécanismes communautaires auxquels son rôle est de faire contrepoids. Ces deux conditions ne sont remplies que si elle émane des Parlements nationaux ; elle prend en effet alors sa source dans des organes démocratiques par excellence et, en même temps, intéressés au premier chef au respect du principe de subsidiarité. »

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