16. Audition de M. Pierre-Yves Givone, directeur scientifique adjoint au CEMAGREF et M. Bernard Chastan, adjoint au chef du département Gestion des milieux aquatiques (7 juin 2001)

M. Marcel Deneux, Président - Nous recevons M. Pierre-Yves Givone, directeur scientifique adjoint du CEMAGREF et M. Bernard Chastan, adjoint au chef du département Gestion des risques aquatiques.

Le Président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à MM. Pierre-Yves Givone et Bernard Chastan .

Vous venez aborder le thème des inondations dans la Somme dans les domaines liés à votre compétence. Vous pouvez commencer l'exposé que vous avez préparé ; nous vous poserons des questions ensuite sur divers points.

M. Pierre-Yves Givone - Je vais rapidement présenter le CEMAGREF. Auparavant, je voudrais vous remercier, Monsieur le Président, de nous donner l'occasion de déposer devant vous. Le CEMAGREF est un centre de recherche qui a un statut d'établissement public à caractère scientifique, comme le CNRS ou l'INRA en France. Il est sous la double tutelle des ministères de la Recherche et de l'Agriculture et de la Pêche. Historiquement, le CEMAGREF était un centre technique du ministère de l'Agriculture, ce qui explique son positionnement en termes de recherche, plutôt lié à l'environnement et à l'agriculture au sens large. A présent, les recherches sont recentrées sur les impacts des activités entropiques sur le régime des eaux et les inondations en particulier. En effet, l'une de nos deux orientations stratégiques porte sur les risques naturels en général. Nous couvrons ainsi quatre risques principaux. Trois d'entre eux ne nous concernent pas aujourd'hui : les avalanches, les feux de forêt et les crues torrentielles en montagne. Le quatrième porte sur les inondations de plaine. Le CEMAGREF emploie 1.000 personnes sur neuf implantations en France métropolitaine, avec un budget annuel de 400 millions de francs, ce qui représente un potentiel scientifique de 600 ingénieurs chercheurs. Entre 100 et 120 thèses sont poursuivies. Si cette présentation succincte du CEMAGREF vous convient, je vais à présent passer au thème qui vous préoccupe.

Nous sommes sollicités depuis longtemps sur les inondations et plus récemment sur celle de la Somme. Concernant cette dernière, nous ne sommes pas intervenus avant les évènements mais après, à la demande de l'inspection générale de l'environnement. Nous avons donc à la fois fourni des experts et transmis un certain nombre d'informations. Même si nous n'avons pas traité le département de la Somme avant les inondations, nous sommes intervenus en réalisant des études de modélisation hydraulique dans des cas similaires concernant le Nord de la France. En particulier, nous avons étudié les problèmes d'écoulement dans un réseau complexe, maillé et proche de la mer, qui se retrouvent dans la Somme. Nous avons donc déjà traité des cas de même nature.

Nous vous avons amené plusieurs documentations qui ont toutes en commun d'être ciblées sur les inondations. Elles insistent sur la spécialité du CEMAGREF, c'est-à-dire l'étude de la prévention contre les crues. Pour faire une séparation thématique, nos recherches et études ne sont pas engagées sur la prévision en temps réel. Notre effort porte essentiellement sur les méthodes de prévention des crues en lien avec la gestion intégrée. Ces recherches se concrétisent à l'aval par des opérations d'appui aux politiques menées, et plus spécifiquement celles concernant l'aménagement du territoire : la gestion intégrée, le développement durable, la prise en compte du phénomène des crues dans la durée, la nécessaire intégration entre les dispositifs techniques et réglementaires et la capacité de négocier avec les facteurs du terrain.

A ce stade, je peux répondre aux questions que vous m'avez adressées mais peut-être préférez-vous que notre discussion soit un peu plus interactive.

M. le Président - Effectivement, il vaut mieux que nous vous les posions directement afin de ne pas manquer de point important. Monsieur le Rapporteur, vous pouvez commencer par la première question.

M. Pierre Martin, Rapporteur - Si vous le permettez, Monsieur le directeur, je souhaiterais vous demander si vous avez été sollicité dans le cadre des inondations de la Somme et avec quels objectifs.

M. le Président - Avez-vous été sollicité avant la crise ou après ?

M. Pierre-Yves Givone - Nous avons été sollicités à partir du moment où l'Inspection générale de l'environnement a mis en place sa mission, qui s'est entourée d'un certain nombre d'experts scientifiques dont nous faisons partie.

M. le Président - Pour prolonger la question du rapporteur, si on vous avait demandé d'intervenir sur l'ensemble du système du Nord, le pouviez-vous ? Etiez-vous un service d'Etat disponible ? Cela aurait-il coûté de l'argent ? Cela fait-il partie de vos attributions ? Si un président de Conseil Général d'une région ne sait pas gérer 200.000 hectares, êtes-vous capable de lui fournir un plan de gestion ?

M. Pierre-Yves Givone - Oui, sous réserve de deux points. Premièrement, il faut que la demande soit compatible avec notre programmation scientifique. Deuxièmement, sur nos 400 millions de budget, nous avons environ 80 millions de ressources propres. Ce genre d'action, proche de l'ingénierie nécessite donc l'établissement d'un contrat. Il y a donc un facteur financier.

M. le Président - Mais cela relève de vos missions.

M. Pierre-Yves Givone - Oui.

M. le Président - Avez-vous des concurrents dans le privé à compétence égale ?

M. Pierre-Yves Givone - C'est une très bonne question. Je vais y répondre franchement. Sur des études hydrauliques standards il existe effectivement une capacité d'ingénierie en France et donc plusieurs grands concurrents. Pour des études hydrauliques plus complexes, les concurrents deviennent plus rares. Pour les études extrêmement sophistiquées, les donneurs d'ordre préfèrent faire appel aux centres de recherche plutôt qu'à l'ingénierie quand ils estiment que la complexité du problème n'est plus du ressort de cette dernière.

M. le Rapporteur - Une étude pourrait-elle résoudre le problème de cette crue de nappe phréatique ? Pouvez-vous faire des propositions dans ce sens ?

M. Pierre-Yves Givone - Sans vouloir rentrer dans des problèmes techniques trop complexes, je voudrais simplement souligner qu'il est nécessaire d'expliciter le terme de « crue de nappe phréatique ». En fait, les inondations de la Somme correspondent à un mécanisme relativement standard de stockage d'eau par refus d'infiltration. L'eau ne remonte pas du centre de la Terre par un procédé « magique ». Nous ne nous trouvons absolument pas dans un tel schéma. Dans le cas de la Somme, il a plu et, par refus d'infiltration, l'eau s'est stockée où elle le pouvait, c'est-à-dire dans les accidents topologiques. Ce terme doit donc être explicité car il existe des cas où, par effet de vases communicants, il pleut à un endroit mais la nappe déborde ailleurs. Cette situation correspond réellement à une crue de nappe. Mais ce n'est pas le cas pour les inondations de la Somme, dont le scénario devient malheureusement courant depuis quelques années : la pluviométrie et les infiltrations ont été considérable et l'on se trouve dans une situation d'éponge pleine qui finit par déborder. Les vitesses d'écoulement relatives en infiltration et en ruissellement étant extrêmement différentes, il n'est pas possible d'évacuer par la nappe ce qui arrive par la pluie.

M. le Président - C'est un point d'explication dont le public devrait être informé.

M. Pierre-Yves Givone - Je pense effectivement qu'il faut tenir un langage très clair. Il ne faut pas qu'il y ait de confusion, d'autant plus que de nombreux débordements du réseau hydrographiques de la Somme ont eu lieu. Ils ont d'ailleurs été suffisamment violents pour que des « robinets » aient été ouverts ou fermés à certains endroits.

M. le Président - On a assisté à une conjugaison de plusieurs facteurs.

M. Pierre-Yves Givone - Effectivement, le paysage de la Somme a été de tout temps façonné par le rapport de l'homme à l'eau. C'est un facteur prépondérant et très ancien dans ce département. L'existence d'un réseau artificiel, maillé, complexe et comportant de nombreux ouvrages rend difficile l'arrivée d'un grand volume d'eau à fort débit. Il est alors extrêmement compliqué de réagir de manière pertinente puisque les capacités d'évacuation sont complètement déterminées par le réseau. Les marges de manoeuvre actuelles des ouvrages reliés à la mer et du réseau sont relativement limitées.

M. le Président - Elles sont limitées dans l'état actuel de l'ouvrage.

M. Pierre-Yves Givone - Oui. Il est clair que le système n'est pas dimensionné pour faire face à ce type d'événement.

Deuxièmement, je tiens également à signaler que dans une situation d'immersion généralisée, la topologie des écoulements devient complètement différente de celle que l'on connaît lorsque le réseau hydraulique fonctionne correctement. On se trouve alors à une hauteur qui dépasse de deux mètres le terrain habituel et les cheminements empruntés par l'eau ne sont absolument plus les mêmes qu'en temps normal. Cela explique que l'armée a dû intervenir en supprimant ou en modifiant des ouvrages qui bloquaient le système mis dans un contexte de submersion généralisée. La topographie d'écoulement s'est trouvée entièrement changée par rapport à la topographie naturelle et connue du réseau.

Je serai clair : je crains qu'il n'existe pas d'aménagement ou de solution technologique à ce problème. Les progrès ne peuvent être réalisés qu'à la marge. Il est possible d'améliorer la gestion de l'eau ou d'autres éléments du système. Mais technologiquement, dans les temps impartis pour le confort des riverains, nous ne possédons pas les moyens de supprimer les effets de ce phénomène. En clair, le seul moyen acceptable de résoudre le problème réside dans la gestion de l'occupation des sols.

M. le Président - Il s'agirait d'empêcher de construire à certains endroits.

M. Pierre-Yves Givone - J'irais même jusqu'à dire qu'il faudrait même détruire et ne pas reconstruire un certain nombre d'habitations existantes, ce qui, je l'admets, est une décision extrêmement lourde à prendre. C'est la seule réelle solution de long terme. On ne trouvera pas de réponse satisfaisante au niveau de l'équipement.

M. le Président - Autrement dit, même si on modifiait très fortement les possibilités d'écoulement, dans une hypothèse de pluviométrie comparable au dernier semestre 2000, nous serions à nouveau confrontés à la même situation d'inondation qu'actuellement.

M. Pierre-Yves Givone - Selon nos calculs, oui.

M. le Président - Avez-vous examiné le système de gestion des étangs de Haute-Somme dans vos calculs ? Ils jouent un rôle qui n'est pas très bien connu.

M. Pierre-Yves Givone - Nous n'avons pas de calcul précis à ce sujet. Mais si vous faites, grosso modo, le rapport entre le volume de ces étangs et celui de l'ensemble des cours d'eau, vous trouvez un chiffre entre 100 et 1.000. La nature s'est créée, seule, des bassins de rétention dans les situations de stockage normales. Si d'autres possibilités topographiques existaient, elle les aurait déjà mobilisées avant que les zones les plus hautes ne soient inondées.

En revanche, si vous voulez dire qu'il existe des possibilités de stocker l'eau en amont, de manière bien distribuée dans le paysage, afin de soulager le réseau, je suis d'accord avec vous. Cela correspond même tout à fait au type de méthode que nous préconisons, qui consiste à distribuer dans le paysage de petits ouvrages pour stocker l'eau le plus en amont possible. La lutte contre les crues ne se gagne plus en aval mais en amont des bassins, dès le début du ruissellement. C'est à cet endroit que nous pouvons réellement agir. Dès que nous nous trouvons à l'arrière, nous devons faire face à une masse d'eau trop importante.

Tout ce qui peut contribuer au stockage amont de l'eau, de manière compatible avec le réseau actuel, va dans le bon sens. Il s'agit d'optimiser la distribution et de mobiliser la diversité des paysages et des cultures pour concevoir un grand nombre de petits ouvrages.

M. le Rapporteur - Existe-t-il une solution permettant de gérer ce débordement de nappe ? Au-delà de l'inondation que nous connaissons, il existe également ce problème de débordement de nappe qui crée des préjudices considérables dans des communes à l'heure actuelle. Or, cette situation dure depuis près d'un mois et demi. On m'a posé la question il y a trois ou quatre jours : comment canaliser ou plutôt gérer, cette nappe qui déborde à n'importe quel endroit, dans des maisons, des étables, etc ?

M. Pierre-Yves Givone - Pour être exact, ce n'est pas la nappe qui déborde : c'est l'eau qui ne s'infiltre plus. Ce n'est pas tout à fait la même situation. Il existe effectivement des cas où la nappe déborde, par effet de vases communicants. Mais nous ne nous trouvons pas dans cette situation : nous sommes dans le cas où tout est saturé. L'eau, ne pouvant plus s'infiltrer, reste en surface. Dès lors, elle mobilise la micro topographie et le micro relief. Par conséquent, elle inonde une étable ou une maison qui se trouvent légèrement en contrebas par rapport au terrain. Mais on ne peut pas aller jusqu'à dire qu'il y a un débordement de nappe. Certes, on a l'impression que l'eau vient du bas alors que, fondamentalement, elle vient de la pluie.

M. le Président - Il y a des résurgences qui proviennent du bas dans certains marais.

M. Pierre-Yves Givone - Oui.

M. le Rapporteur - Ma question va sans doute vous paraître naïve, mais comment faire pour que l'eau puisse s'infiltrer ? Durant cette période, nous avons reçu plusieurs écrits des uns et des autres proposant de nombreuses solutions. Je me souviens de l'une d'entre elles, qui nous avait fait quelque peu rire, qui suggérait que nous creusions des trous de 400 à 500 mètres afin que l'eau puisse s'infiltrer.

M. Pierre-Yves Givone - Si mes souvenirs sont exacts, une telle solution a été mise en oeuvre dans le Sud-Ouest de la France, sur les terrasses alluviales d'un affluent de la Garonne. Elles ont été utilisées pour stocker l'eau en cas de fortes pluies puis la mobiliser l'été afin d'irriguer les terres. Mais pour mettre en place une telle solution, il faut qu'il reste une tranche de sol dont on puisse utiliser la porosité pour stocker de l'eau. Quand on se trouve dans une situation de saturation générale, ce n'est malheureusement plus possible. Cependant, la solution que vous évoquez a été envisagée, y compris avec l'idée de fracturer le rocher avec des explosifs.

M. Bernard Chastan - C'est une solution assez périlleuse à mettre en oeuvre.

M. le Président - Cela ne vous paraît pas techniquement être l'un des éléments de réponse aujourd'hui.

M. Pierre-Yves Givone - Non. D'autre part, je souhaiterais souligner un point important : si on parle beaucoup de quantité d'eau, il ne faut pas négliger l'aspect qualitatif. D'ailleurs, les problèmes sanitaires que nous commençons à rencontrer en sont la preuve. Si vous mettez en communication de l'eau des nappes et de l'eau de surface, vous induisez des problèmes de pollution que nous maîtrisons très mal. La situation mérite non seulement une analyse quantitative mais une analyse qualitative de l'eau. Il n'est pas neutre de vouloir mettre en rapport l'eau de différentes nappes et l'eau de surface. On risque des problèmes de pollution.

M. Jean-Guy Branger - Je suis originaire du Sud Ouest. Le problème y était assez semblable. Il y avait une grosse couche d'argile imperméable, profonde de 500 à 600 mètres. Elle a été percée avec des explosifs afin de favoriser l'écoulement de l'eau. Cette solution était loin d'être idéale. En outre, elle a complètement désorganisé les nappes phréatiques. Les différents puits se sont trouvés à sec car le réseau souterrain a été perturbé. Plusieurs kilomètres plus loin, on a constaté une évolution sur des nappes qui ont été polluées. L'ensemble du système a été désorganisé. Mais nous n'avions pas d'autre solution.

M. Pierre-Yves Givone - Certes, il n'y avait pas d'autre solution dans le champ de la technologie. Mais il en existe d'autres au niveau de l'aménagement du territoire et de la gestion des sols, même si le prix politique à payer est lourd pour l'Etat. Mais elles existent quand même.

M. le Rapporteur - Existe-t-il dans la Somme un dispositif de lutte contre les inondations ? Si oui, qu'en pensez-vous et comment souhaiteriez-vous qu'il soit modifié afin d'être plus efficace ? Il me semble que c'est l'un des objectifs que nous recherchons.

M. Pierre-Yves Givone - Dans la Somme, il existe des marges de manoeuvre liées à la capacité de gérer les ouvrages, d'organiser le réseau, qui sont utilisés avec compétence par les services locaux. Evidemment, le fonctionnement peut être amélioré mais tout est potentiellement améliorable. Le véritable problème réside dans le fait que le dispositif actuel n'est pas adapté au phénomène d'inondation constaté. J'ajouterais en outre qu'il n'est sans doute pas économiquement viable d'imaginer des dispositifs dimensionnés, si tant est que cela soit possible, pour gérer ce type d'événement. Le coût en serait absolument exorbitant.

M. le Président - Même si cette question ne concerne pas directement l'objet de votre audition, ne pensez-vous pas que dans le cas particulier du département de la Somme, la DDA devrait être équipée d'ingénieurs de haut niveau étant donné les problèmes qui doivent y être gérés ? Croyez-vous que du personnel de très haut niveau soit nécessaire dans les départements, alors qu'il n'existe pour l'instant que dans les directions centrales ?

M. Pierre-Yves Givone - Autant, en termes d'hydraulique, la science de l'écoulement dans les rivières, les connaissances sont bonnes, autant, en matière d'hydrologie, qui décrit les relations entre la pluie et les rivières, la situation générale n'est pas bonne. Les connaissances en la matière sont en France insuffisantes. Il existe un réel problème de compétences hydrologiques en général, aussi bien au niveau des DDA que des DDE. Il suffit de regarder les programmes des cours dans les écoles d'ingénieurs pour s'en apercevoir. L'hydrologie n'a certainement pas la place qu'elle devrait se voir accorder, ce qui se traduit ensuite dans toute la chaîne de décision. Pour répondre très précisément à votre question, les compétences hydrologiques disponibles sur le terrain, en service et en personnel, sont insuffisantes, dans la Somme et dans les autres départements. Cette situation a un impact en termes d'anticipation et d'analyse.

M. le Président - Pourquoi cet état de fait ? Dans les administrations qui s'occupent de l'eau et au sein même de l'opinion publique, nous avons une culture du risque de pénurie d'eau mais pas une culture de l'inondation. Tout le monde pense que nous pouvons en manquer mais personne ne réfléchit au fait qu'il puisse y en avoir trop. Comment l'expliquez-vous ?

M. Pierre-Yves Givone - Je vais vous répondre dans les domaines qui relèvent de ma compétence. Premièrement, le problème est extrêmement compliqué, bien plus qu'on ne peut l'imaginer. Les infiltrations découlent de la topologie et de nombreux autres facteurs et il faut prendre en compte l'ensemble. La complexité hydrologique s'accroît d'autant plus que le bassin de la Somme jouit d'une grande diversité. Les outils de modélisation hydrauliques passent de mieux en mieux des laboratoires vers le terrain. Ce n'est pas le cas de l'hydrologie. Les outils hydrologiques utilisés en service opérationnel sont actuellement loin d'être parfaits parce que les gens ne possèdent pas la formation adéquate pour se poser les bonnes questions au bon niveau du dispositif. Par ailleurs, vous vous rendez compte que ce problème est intimement lié à l'aménagement du territoire, avec la question de la gestion de l'occupation des sols. La technique pure ne dispose pas toujours de toutes les connaissances nécessaires pour gérer toute la complexité du problème.

M. le Président - Si nous voulons prolonger le raisonnement, que faut-il faire pour nous rattraper en termes d'hydrologie ? Rien n'est perdu, encore faudrait-il que nous décidions de nous mobiliser.

M. Pierre-Yves Givone - Nous devons être un des rares pays au monde à ne pas disposer d'un service hydrologique national.

M. le Président - Nous sommes pourtant dans un pays où il y a quelques systèmes hydrauliques à gérer.

M. Pierre-Yves Givone - L'essentiel, pour ne pas dire la totalité des pays du monde disposent soit d'un service hydraulique national, lieu de capitalisation technique de toutes les compétences, y compris celles du terrain, soit d'un service hydro-métérologique national, où les deux domaines sont associés. Certes, la France a un système d'agences mais ne dispose pas d'un dispositif national de capitalisation technique. Nous sommes vraiment une exception en la matière.

M. le Rapporteur - Dans le cas de la Somme, y a-t-il eu suffisamment d'harmonisation des compétences ? Les actions entreprises ont-elles été assez coordonnées ?

M. Pierre-Yves Givone - Les actions ne seront jamais assez coordonnées, elles pourraient par définition toujours l'être davantage. Les services météorologiques ont fourni un travail excellent.

M. le Président - De manière précise et opérationnelle, quelles sont les relations entre votre service et le BRGM ?

M. Pierre-Yves Givone - Nous avons un accord cadre à partir duquel nous traitons en commun un certain nombre de questions. Pour simplifier, nous avons deux grands axes de collaboration : les déchets et les relations entre eaux de surface et eaux souterraines.

M. le Président - Est-il besoin d'améliorer vos relations ? Le fait que les deux entités dépendent de ministères différents pose-t-il un problème ?

M. Pierre-Yves Givone - Nous ne dépendons pas de ministères fondamentalement différents puisque le BRGM est un organisme de recherche. Je ne pense pas que ce dispositif soit à revoir ; il fonctionne bien. Nous dépendons de la même direction du ministère de la Recherche.

M. le Président - Le BRGM est-il un Etablissement public à caractère industriel et commercial ?

M. Pierre-Yves Givone - Oui, c'est aussi un EPIC.

M. le Président - C'est également le cas du CNRS.

M. Pierre-Yves Givone - Non, le CNRS et le CEMAGREF sont des établissements publics à caractère scientifique et technique. Cela induit une difficulté, dès lors qu'un EPIC, à caractère industriel et commercial, doit chercher à équilibrer son budget dans des contrats industriels et commerciaux. Ce n'est pas le cas des EPST.

M. le Président - Quelle expérience votre service a-t-il tiré de cette crise ? Quel type de réflexion vous a-t-elle inspiré ?

M. Pierre-Yves Givone - J'en retire deux éléments. Premièrement, malgré une culture du risque relativement importante, les gens ont la mémoire courte. Ils oublient très vite. Il n'y a aucun dispositif de capitalisation des expériences antérieures. Nous avons réédité un certain nombre de documents sur le sujet. Historiquement, aux 16ème, 17ème, 18ème et 19ème siècles des inondations plus ou moins similaires ont dû avoir lieu. Mais il n'existe aucune capitalisation de la mémoire du risque. Face à ce type d'événement exceptionnel, alors que le terrain devrait être favorable car préparé, nous nous trouvons sérieusement démunis. La notion de risque est débattue d'un point de vue intellectuel mais elle n'est absolument pas acceptée en pratique. On parle beaucoup de la culture et de l'acceptabilité du risque mais concrètement cela n'aboutit pas. Quand on lit le rapport de la Cour des Comptes, on s'aperçoit bien que le problème du risque est un sujet brûlant que se renvoient élus locaux et nationaux.

M. le Président - C'est l'antithèse de l'harmonisation. En tous cas, cela ne va pas dans son sens.

M. Pierre-Yves Givone - Vous êtes mieux placés que des scientifiques pour analyser cet enjeu. Mais je crains qu'il ne constitue le fond du débat.

Deuxièmement, cet événement exceptionnel a duré très longtemps. Or, cela fait un certain temps que nous militons d'un point de vue scientifique pour que les crues ne soient pas seulement considérées à la seule aune de leur débit maximum. Il faut également prendre en compte leur durée. Nous affirmons depuis longtemps que la vulnérabilité réside aussi dans la durée.

Dans notre pays, toute la panoplie des évènements existants, des torrents de montagne à la crue de nappe, peut se produire. Il faut que nous nous mettions en ordre de bataille pour répondre à l'ensemble de ces problèmes. Si vous prenez les trois dernières grandes inondations, l'Aude, la Bretagne et la Somme, elles sont de natures extrêmement différentes. Il faut donc se mettre en ordre de bataille pour répondre aux trois types de phénomènes.

M. le Président - Si je peux encore me permettre une question, dans l'hypothèse d'un changement de climat avéré et d'une répétition plus forte des phénomènes extrêmes, considérez-vous que la Somme constitue l'un des départements les plus vulnérables de la France ?

M. Pierre-Yves Givone - Sans doute pas. En revanche, c'est certainement une région où l'occupation des sols est assez mal adaptée à la mobilisation contre ce type d'évènements puisque c'est un pays très plat où les habitants ont l'impression d'être protégés par ses ouvrages, ses collines, ses rivières, ses ponts, etc. Sans en faire un reproche, ils ne prennent pas en compte le risque existant dans leur occupation du terrain.

M. le Président - Il y a évidemment une aspiration des hommes à vivre près de l'eau, sans parler de la civilisation des loisirs...

M. Pierre-Yves Givone - Tout à fait. Dans la Somme, la culture maraîchère est quand même née de l'eau.

M. le Rapporteur - Pensez-vous que toutes les compétences puissent être décentralisées ?

M. Pierre-Yves Givone - Je ne sais pas car ce sujet est vraiment éloigné du domaine scientifique. Néanmoins, pour répondre à votre question, je soulignerais qu'il existe aux Etats-Unis une agence fédérale qui édite un grand nombre d'ouvrages extrêmement basiques destinés à expliquer aux gens, avec leur vocabulaire, la prévention et la manière de réagir en cas de crise. Par exemple, il les renseigne sur la façon d'aménager leur réseau électrique, leur chauffage, leur garage ou leur sol. Ces éléments sont très utiles au quotidien pour améliorer le confort des personnes. Cet effort indispensable est très peu consenti en France. Il est évidemment hors de question qu'il soit réalisé par les instances nationales. Mais il pourrait être pris en charge par les collectivités locales, qui constituent le niveau adéquat pour ce type d'action.

M. le Rapporteur - Dès le début de l'inondation, j'avais posé une question dans ce sens à monsieur le préfet. Je lui avais demandé s'il ne pouvait pas éditer un guide « inondation, mode d'emploi » pour expliquer aux gens touchés comment réagir pendant et après la crise.

M. Pierre-Yves Givone - Vous pouvez trouver sur un site Web américain des explications sur la manière de réagir au quotidien avant, pendant et après la crise et sur les démarches à réaliser, notamment auprès des assurances. Ce sont des informations basiques mais utiles. Vous pouvez également y trouver des images des catastrophes précédentes, afin que les gens les mémorisent.

M. le Président - Jusqu'à présent, il n'existait pas de demande d'information du public par rapport aux catastrophes naturelles. La civilisation urbaine éloigne de plus en plus la population de ces préoccupations. Il n'y a plus de contraintes ; l'homme croit avoir dominé la nature.

M. Pierre-Yves Givone - Effectivement, il y a une illusion technologique générale.

M. le Président -Messieurs, nous vous remercions. Nous continuerons à garder contact avec vous si nous avons besoin d'informations complémentaires. Merci pour votre information.

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