3. Une délimitation plus précise des compétences en matière culturelle

a) Les positions en présence

Lorsqu'on examine les différentes prises de position des responsables politiques européens sur le sujet, on constate qu'une nette majorité d'entre eux, y compris ceux qui sont réputés être les plus favorables à la construction européenne, estiment que l'Union européenne n'a pas à s'occuper de la culture.

Ainsi, le Président Valéry Giscard d'Estaing considérait, dans le document de travail sur le « principe de subsidiarité » du Parlement européen, que la politique conduite vis-à-vis de la production littéraire, musicale, cinématographique, entre autres, ne devrait pas être affectée par la construction européenne. En conséquence, il classait la culture parmi les compétences qui ne devraient pas être enlevées aux Etats membres.

De la même manière, l'ancien président de la Commission européenne, M. Jacques Delors , a plusieurs fois pris position en faveur de l'exclusion de la culture des compétences communautaires.

Par exemple, lors de son audition par la délégation pour l'Union européenne du Sénat, le 20 juin 2001, il déclarait :

« Si on veut maintenir la cohésion nationale, l'éducation, la culture, la santé et la sécurité sociale doivent continuer à demeurer au niveau de la nation. Cela ne veut pas dire que l'on ne fera rien dans ces domaines, mais qu'il convient de recourir à la méthode intergouvernementale. Le choix d'harmoniser en Europe les études universitaires, avec trois cycles de 3, 5 et 8 ans, résulte ainsi d'une décision strictement intergouvernementale. Il n'est pas nécessaire de « communautariser » ces matières ».

Le Premier ministre belge, M. Guy Verhofstadt , ne dit pas autre chose lorsqu'il estime que, dans des domaines tels que la culture, l'enseignement et le sport, la responsabilité première doit rester aux Etats membres.

On pourrait penser que le Premier ministre français, M. Lionel Jospin , adopte une position contraire lorsque, dans son discours du 28 mai 2001, il appelle à la mise en place d'une politique culturelle européenne en déclarant :

« parce que la culture est vivante, il appartient à l'Europe de favoriser la création. La culture doit bénéficier d'une politique commune , conçue spécifiquement et non dominée par les règles de la concurrence et du marché intérieur. Dans cet esprit, je propose la mise en place, au niveau européen, de mécanismes de soutien à la création cinématographique audiovisuelle et informatique et celle de studios européens. Au moment où se multiplient dans tous nos pays les bouquets numériques, l'Europe devrait disposer d'une chaîne de télévision qui lui soit propre, sur le modèle réussi d'Arte ».

Mais cette position n'est nullement contraire aux précédentes. Elle consiste d'abord à réaffirmer que la culture ne doit pas être assujettie aux seules règles de la concurrence. Elle évoque ensuite quelques domaines où un financement communautaire peut réellement, du fait de sa dimension et de ses effets, apporter une plus-value par rapport à des actions nationales : soutiens à la création cinématographique, audiovisuelle et informatique, et à celle de studios européens. Enfin, il évoque une action spécifique - la mise en place d'une chaîne de télévision européenne sur le modèle d'Arte - qui, à l'évidence appelle une action intergouvernementale et non communautaire. C'est bien là l'ébauche d'un programme culturel européen qui respecte le principe de subsidiarité.

Il n'est pas possible, en effet de déterminer arbitrairement si la culture, en tant que telle, doit relever de l'échelon national ou de l'échelon européen, il paraît préférable et plus réaliste de partir du concret pour examiner si telle ou telle sorte d'action est plus efficace et légitime à mener au niveau strictement national, si elle peut faire l'objet d'une simple coopération intergouvernementale ou plutôt si elle doit être mise en oeuvre par la Communauté.

b) Une redéfinition de la compétence de l'Union en matière culturelle

Il ne convient pas ici d'avoir un « esprit de système », mais de voir concrètement ce que l'Europe pourrait apporter comme valeur ajoutée aux actions menées au niveau national en faveur de la culture ou aux actions conduites dans un cadre intergouvernemental.

A cet égard, lorsqu'on examine la situation actuelle, il est frappant de constater la très grande méconnaissance par les Européens des différentes cultures des autres Etats membres. Un ressortissant d'un pays membre serait généralement bien en peine de citer ne serait-ce qu'un seul grand auteur contemporain d'un pays voisin, surtout s'il s'agit d'un petit pays. Quant à la connaissance des cultures des pays candidats à l'adhésion, elle est à proprement parler infime. Un domaine résume à lui seul le paradoxe dans lequel se trouve l'Europe, celui de l'audiovisuel. De plus en plus, la véritable culture commune des Européens repose sur la culture nord-américaine, ou plutôt sur une pâle copie de celle-ci. D'ores et déjà, la part de marché du cinéma américain dans les pays européens varie entre les deux tiers et les trois quarts. Le reste est laissé au cinéma national, tandis que la production des autres pays européens n'occupe qu'une place résiduelle, de l'ordre de 7 %.

On pourrait constater le même phénomène dans d'autres domaines, comme les nouvelles technologies, à l'image d'Internet où les sites les plus consultés sont soit des sites nationaux, soit des sites américains. Même en matière musicale, où la langue n'est souvent pas un obstacle, les artistes reconnaissent qu'il est très difficile de se lancer dans une véritable carrière internationale.

Alors, que faire ?

Il ne convient pas de consacrer des fonds communautaires à encourager une création culturelle nationale, dont on sait à l'avance qu'elle n'aura qu'un impact limité hors de ses frontières. Ceci est du ressort des autorités nationales, non des autorités européennes.

Il ne convient pas davantage de continuer à réserver la plus grande partie des moyens financiers actuellement disponibles au niveau européen à soutenir des actions à vocation strictement locale ou régionale. Il apparaît, au contraire, que l'Union européenne apporterait une réelle « plus value » en matière culturelle, en favorisant, avant toute chose, les échanges, les rencontres et les croisements des différentes cultures .

Promouvoir les échanges entre les différentes cultures c'est appliquer le principe de la libre circulation aux artistes, d'une part, et aux biens et services culturels, d'autre part, mais c'est aussi encourager, par des programmes ciblés, tout ce qui peut favoriser ces échanges et qui ne peut être soutenu que par la Communauté.

Dans le premier cas, il s'agit plutôt de l'action réglementaire de l'Union européenne, comme par exemple l'harmonisation des droits d'auteur.

Alors que dans le second, ces actions pourraient prendre la forme de programmes de cofinancement destinés à encourager la création de rencontres ponctuelles ou l'émergence de véritables réseaux culturels européens.

Cependant, pour éviter les difficultés et les incohérences actuelles, l'aide qu'apporte la communauté devrait être complémentaire et non se substituer aux autres sources de financement, ce qui implique un taux de cofinancement réduit, et beaucoup plus concentrée autour de deux grandes priorités : la traduction et la promotion .

La traduction s'impose à l'évidence comme un domaine d'action prioritaire pour l'Union européenne étant donné l'absence d'une langue commune et compte tenu du coût élevé des frais d'interprétariat, de doublage et de sous-titrage ou de traduction. Et, même si on peut déplorer avec Milan Kundera, l'appauvrissement qu'elle représente, la traduction s'avère une nécessité impérieuse pour préserver la diversité culturelle européenne et éviter la domination de ce nouveau « volapûk » que constitue le « basic english ».

Le deuxième volet prioritaire devrait être l'aide à la promotion . En effet, la notoriété des oeuvres qui honorent la création européenne est dérisoire. Il convient donc d'encourager la promotion de ces oeuvres par des mécanismes de soutien au niveau communautaire. Ainsi, en matière audiovisuelle, « MEDIA Plus » devrait concentrer ses nombreuses priorités et ses moyens dispersés sur l'aide à la promotion des films européens non nationaux. De la même manière, « culture 2000 » pourrait encourager davantage l'organisation d'expositions itinérantes ou des tournées d'artistes européens. Mais cette action pourrait également prendre d'autres formes, comme des prix européens effectivement prestigieux, ou encore des manifestations de sensibilisation. On pourrait ainsi songer à une « semaine du cinéma européen », sur le modèle de la fête de la musique. Cette manifestation serait consacrée aux meilleurs films européens qui seraient programmés dans les salles de cinéma nationales. Les jeunes pourraient avoir accès à ces films pour un montant symbolique.

Tant en matière de traduction, que de promotion, les nouvelles technologies pourraient constituer un secteur d'intervention privilégié. Ainsi, l'accès au patrimoine culturel européen, c'est-à-dire aux bibliothèques, aux musées et aux archives des différents pays, suppose un effort de numérisation et d'harmonisation des normes techniques.L'Union européenne pourrait favoriser la mise en place d'un Groupement européen d'intérêt économique (GEIE) afin d'établir un annuaire européen des fonds numérisés à partir duquel pourrait être créé un portail culturel européen.

En revanche, tout le reste ne devrait pas relever d'une compétence communautaire. En particulier le soutien financier à des projets culturels à dimension uniquement locale ou régionale ou encore l'aide à la production cinématographique nationale ne paraissent pas justifiées au regard du principe de subsidiarité. Cela ne signifie pas que l'on ne fera rien à plusieurs, dans ces domaines ; d'autres actions pourront être menées, dans un cadre intergouvernemental, par les Etats qui le souhaiteront.

Dans cette perspective, et sans nécessairement entrer dans la polémique sur la réforme du mode de décision avec le passage à la majorité qualifiée, l'article 151 pourrait être modifié.

Cette réforme présenterait l'avantage de clarifier les objectifs de l'action culturelle communautaire, tout en établissant une délimitation plus précise des compétences qui soit conforme au principe de subsidiarité. Toutefois, « établir » une délimitation plus précise des compétences ne suffit pas, encore faut-il la « maintenir ensuite » , ainsi que nous y invite la déclaration annexée au traité de Nice.

Une nouvelle rédaction de l'article 151 du traité n'aurait pas une grande utilité si elle n'était pas suivie par une forte volonté politique de la part des institutions européennes d'assurer une meilleure prise en considération du principe de subsidiarité au niveau de chacune des interventions communautaires dans le domaine de la culture .

Or, on peut douter de cette volonté.

On peut se demander s'il n'est pas illusoire d'attendre une prise de conscience de la part des institutions communautaires actuelles et si seul un organe politique extérieur au système communautaire et doté de la légitimité suffisante ne se trouverait en mesure d'assurer un respect effectif du principe de subsidiarité dans le processus décisionnel lui-même .

En définitive, l'action de la Communauté en matière culturelle ne peut que gagner en légitimité et en efficacité à une meilleure prise en compte du principe de subsidiarité. Or, l'union politique de l'Europe ne pourra se développer sans la prise de conscience de la communauté de destin, et d'abord de l'identité culturelle des nations qui la composent.

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