DEUXIÈME TABLE RONDE : QUE VEUT LE PUBLIC ?

M. Roland CAYROL, directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques, directeur général de l'Institut CSA

Nous avons réalisé le 16 janvier 2002 une enquête auprès d'un échantillon national représentatif d'un millier de personnes sur la position actuelle du public français vis-à-vis de la télévision et des offres possibles pour la télévision numérique terrestre.

- 74 % des Français nous disent qu'il n'y a pas toujours quelque chose d'intéressant à voir à la télévision et ils aimeraient bien avoir le choix, comme à la radio, entre des télévisions nationales et des télévisions locales par exemple (83 %) ;

- La télévision garde sa fonction de lien social : les émissions vues sont au centre des discussions collectives pour 72 % des personnes interrogées ;

- 32 % seraient d'accord pour payer plus cher la redevance ou un abonnement, à condition qu'il y ait moins de publicité.

Partant du constat de l'insatisfaction de 74 % des Français, nous nous sommes interrogés sur les points négatifs des programmes offerts.

On constate que deux genres, les séries et fictions françaises et les jeux, ne font pas recette. Sans doute est-ce parce que l'offre est suffisante.

En revanche, il semblerait y avoir un public important pour « tout le reste ».

Sur les documentaires et les programmes culturels qui arrivent au premier rang, avec 41 % et 34 % des demandes, ce sondage nous rappelle qu'il n'y a pas des publics, mais un public avec des goûts diversifiés exprimés à des moments divers. Cela ne signifie évidemment pas que les audiences des documentaires atteindront celles des films, cela veut dire qu'une majorité du public souhaite, à un moment ou à un autre, pouvoir regarder un documentaire, et qu'à ce moment là ce choix ne lui est pas proposé.

Précisons que ces demandes sont très « interclassistes » et intergénérationnelles : on peut donc bien parler des demandes du public en général.

- Presque 1 Français sur 2 (43 %) a déjà entendu parler de la TNT, objet qui pourtant n'existe pas encore. Mais seulement 13 % savent réellement ce dont il s'agit. Ces personnes réellement informées se trouvent en plus grand nombre parmi les diplômés, les cadres, mais aussi les plus jeunes, très intéressés par les nouvelles technologies.

Pour avoir accès à une dizaine de chaînes gratuites et à des chaînes payantes, 30 % disent être prêts à dépenser environ 1 300 francs. Cela illustre bien sûr l'appétence pour de nouveaux programmes, mais soyons prudents : seulement 8 % répondent un "oui" assuré, « oui certainement ». Ceux-ci sont d'abord les jeunes, mais aussi ceux qui sont déjà les mieux équipés en matière d'audiovisuel, les abonnés de Canal Plus, du câble ... Ce qui confirme l'adage selon lequel on laboure mieux un terrain déjà connu. Mais cela constitue à l'évidence un problème si la TNT est censée partir à la conquête... des autres.

- Sur les 30 % qui se disent prêts à s'équiper, 71 % d'entre eux (soit 21 % de l'ensemble des Français) seraient prêts à payer plus de 100 francs par mois pour la TNT, la moyenne étant de 185,50 francs - ce qui renforce l'impression d'une forte attente.

Qu'attend-on des progrès techniques à la télévision ?

Si la possibilité de recevoir des programmes sur son ordinateur n'intéresse que 8 % des Français, celle de bénéficier d'une meilleure qualité d'image et de son est citée par 28 % d'entre eux.

Mais le choix permis dans la composition (54 %) et dans les heures de diffusion des programmes (49 %) sont les vraies attentes fortes révélées par le sondage : le vrai progrès, en matière de télévision, ce doit décidément être le choix, enfin permis aux téléspectateurs.

Sur ces nouvelles chaînes, que voudrait-on voir ?

Cela est équitablement partagé entre "plus de chaînes thématiques" (47 %) et plus de "généralistes" (45 %). Il est nouveau que les chaînes thématiques fassent un aussi bon score de demande.

Les chaînes thématiques sont plébiscitées par 79 % des moins de 25 ans, et notamment par ceux qui sont les plus équipés et qui savent donc le mieux de quoi il s'agit techniquement.

Je conclurai en disant que nos données montrent un important appétit pour de nouveaux programmes qui seraient très variés, et offriraient une liberté de choix. Le coeur de cible demande d'abord des chaînes thématiques. Mais la connaissance réelle du phénomène TNT reste encore médiocre. Les communicants ont encore beaucoup de travail devant eux !

M. René TREGOUËT, sénateur, président du groupe de prospective du Sénat

Quelques observations concernant les résultats du sondage effectué par CSA et dont M. Cayrol nous a parlé : un chiffre peut « marquer », c'est quand la question suivante est posée : "Appréciez-vous la possibilité de recevoir les programmes de télévision sur un ordinateur ?". Seulement 8 % des Français sondés ont répondu "oui". Mais on aurait pu poser la question autrement et dire : "sur le même écran et avec la même convivialité qu'aujourd'hui, est-ce que vous vous préoccupez que cela passe par un tuner ou par un ordinateur ?". La réponse eût été certainement différente.

Cela signifie que, ce qui importe le plus aux consommateurs, c'est la finalité : ce qu'ils ne veulent pas, c'est être obligés de se mettre devant une machine qui leur rappelle d'abord beaucoup trop le travail ; ils tiennent avant tout à se détendre et à, si possible, ne pas se retrouver le soir chez eux devant un ordinateur, alors qu'ils y passent déjà une grande partie de leur temps dans le cadre du travail. On ne doit donc pas être surpris qu'il y ait seulement 8 % des Français qui répondent à la question telle que l'institut CSA l'a formulée.

Je crois ne pas me tromper en disant que le personnage le plus important dans toute notre problématique aujourd'hui, l'utilisateur, va faire des choix qui vont tenir compte de toutes les possibilités offertes simultanément par la montée en puissance de toutes les nouvelles technologies, et pas d'une seule parmi elle, la télévision. Nous en parlons depuis très longtemps, et nous y arrivons, il y a aujourd'hui convergence entre trois mondes qui ont marqué celui de nos parents et notre propre monde : celui du téléphone, celui du téléviseur et, plus récemment, celui de l'ordinateur. Ces mondes sont en train de se fondre. Je le vois dans les laboratoires que j'ai l'honneur de visiter un petit peu partout dans le monde.

Depuis quelques semaines arrivent sur le marché français de nouvelles cartes graphiques qui permettent à tout un chacun de voir très facilement la télévision et des films sur son ordinateur. De nombreux jeunes chargent ainsi sur leurs ordinateurs des films trouvés sur des sites américains et les visionnent en DVIX. Ils n'attendent pas leur sortie en DVD (dont nous sommes, à juste titre, si fiers en France ; le problème est que beaucoup de jeunes n'ont pas les moyens de s'en acheter quand bon leur semble).

Des habitudes sont ainsi prises, et notamment, ce qui est nouveau, la possibilité de se déconnecter totalement du temps. Il faut bien voir qu'à l'avenir les gens ne vont plus vouloir qu'on commande leur temps et qu'on en soit les maîtres. Or l'avenir, c'est aujourd'hui car vous pouvez d'ores et déjà, pour un prix modeste, gérer votre temps : je pense par exemple à la fonction « arrêt sur image » d'une émission de télévision en cours d'enregistrement avec la possibilité de regarder un programme en direct avec la souplesse du différé (c'est-à-dire « régler » un retard sur le direct avec sa télécommande, retard que l'on peut ensuite rattraper). De nouvelles libertés de visionnage des émissions annoncent un bouleversement de la façon de regarder la télévision.

Nous sommes donc à un virage. Il ne faut pas oublier que nous n'avons pas la capacité d'imposer au client nos desiderata, mais que c'est lui qui fera le choix. Il faut donc bien réfléchir avant d'agir et notamment en ce qui concerne la TNT. A ma connaissance 35 chaînes environ y seraient programmées alors que dans le même temps nous avons en France des propositions alternatives aux faisceaux hertziens. Je pense en particulier aux propositions satellitaires de qualité et fort concurrentes, sur lesquelles les téléspectateurs peuvent recevoir des centaines de chaînes.

Autre sujet de réflexion : l'équipement du câblage dans lequel nous avons pris un énorme retard par rapport à nos voisins, et particulièrement l'Allemagne où trente-cinq millions d'habitants peuvent accéder au câble contre 3,5 millions d'habitants chez nous. C'est un grave problème quand on sait que l'accès au haut débit sera aussi discriminant pour notre économie du futur que l'est aujourd'hui l'accès à la société consumériste.

Il faut donc que l'on soit bien clair devant les choix qui s'offrent à nous : soit nous choisissons des canaux qui ne vont permettre que l'accès à la télévision. Soit nous choisissons dès maintenant la complémentarité qui, elle aussi, grâce au large débit permettra, et sans limite, de disposer des spectaculaires possibilités offertes par la fusion des trois mondes dont je vous ai parlés. Il faut que les capacités publiques fassent un effort hors du commun dans ce domaine, pour pouvoir faire en sorte d'accéder de façon puissante au câble sur l'ensemble de France. Ce que je vous dis aujourd'hui, je l'ai fait dans mon département du Rhône qui a aujourd'hui la plus grande plaque optique de France et sur laquelle il va y avoir bientôt plus d'un million de personnes qui vont pouvoir se connecter. Même le plus petit village est maintenant alimenté en fibre optique.

Il y a d'un côté ce que l'on est capable de mettre aujourd'hui sur une seule fibre optique, et qui dépasse parfois l'imagination, et, de l'autre, les possibilités offertes par la TNT, et ses inévitables limitations techniques.

C'est du futur de nos concitoyens dont nous parlons et que nous devons préparer dans les meilleures conditions : il faut non seulement faire en sorte que le plus grand nombre d'entre eux puisse accéder aux loisirs, mais aussi qu'ils puissent, aussi et surtout, accéder aux métiers du futur.

M. Francis BALLE, professeur à l'université Panthéon-Assas

La réponse à la question de savoir ce que veut le public n'appartient qu'au public.

Les sondages sont là pour nous éclairer, mais je ne pense pas que M. Cayrol me contredira si j'avance qu'ils sont un peu infirmes, lorsqu'il s'agit de savoir quel accueil réserveraient les téléspectateurs à des émissions dont ils n'ont pas l'idée jusqu'à présent.

Tout le monde sait par ailleurs que c'est un grand risque de ne pas prendre de risques. Suivre l'audimat, c'est renoncer à innover, à surprendre, à dérouter, à étonner, voire à réussir. Conduire au sondage, c'est comme conduire au rétroviseur : on va dans le mur.

J'apporterai deux remarques concernant ce problème.

La première fait presque figure de loi. Le prix de la croissance pour tous les médias, c'est la diversité : la diversification, la spécialisation et la fragmentation du marché. Celle-ci, jamais, nulle part, n'a fait disparaître les généralistes, bien au contraire, ceux-ci ont aujourd'hui une position de navire amiral.

Durant ces dernières décennies, la télévision a brisé le carcan dans lequel on la croyait enfermée. Chaque fois, elle est allée vers plus de diversité, d'abondance et donc de thématisation.

Un premier pas a été franchi lorsqu'aux Etats-Unis la télévision a été en partie soustraite à la logique du marché privé, et que, symétriquement, la télévision en Europe a cessé d'être exclusivement sous monopole public.

Un deuxième pas décisif a été fait lorsque le câble et le satellite ont désenclavé la télévision hertzienne : on entrait soudain dans une ère d'abondance.

Nous assistons aujourd'hui au troisième pas qui conduit la télévision vers un "toujours plus" et un "toujours mieux" avec l'arrivée du numérique, grâce tout d'abord au satellite, puis au câble, et demain via le hertzien terrestre.

Le quinté gagnant est toujours le même : sport, cinéma, information, musique et programmes pour enfants.

Ma deuxième remarque concerne aussi tous les médias et fait aussi presque figure de loi : tous les médias passent par trois âges.

Le premier est celui de la fascination : on regarde tout, sans discrimination. C'est la période idyllique pour les diffuseurs.

Le deuxième est celui de la contestation. Les critiques se multiplient dans les médias et dans les enquêtes d'opinions, mais au fond les comportements changent assez peu, même si les sondages masquent un peu cet état de fait.

Le troisième âge, celui dans lequel nous sommes aujourd'hui, après la fascination et la saturation, est celui de l'accommodation. On établit un modus vivendi. Il reste que les gens regardent toujours globalement les mêmes programmes. Lorsque l'on a 20, 50 ou 500 chaînes, l'observation montre que c'est toujours autour d'une dizaine de chaînes que les choix s'opèrent.

Dans la situation française, quelle est donc l'offre optimale ?

Il y a dix ans, on invoquait des raisons économiques pour nous dire qu'il y avait une chaîne généraliste de trop. Aujourd'hui, on invoque des raisons techniques pour nous dire qu'il n'y en a pas assez. Ces discours extrêmes sont un peu inquiétants...

Le passage de l'analogique au numérique ne doit pas faire question : il est inéluctable et providentiel. On peut déjà deviner ce qu'il va nous offrir, mais il ne faut pas ouvrir un nouveau fossé numérique.

Il n'est pas illégitime de se questionner sur l'opportunité de lancer de nouvelles thématiques. Le législateur a tranché en ce qui concerne le secteur public, dont c'est le rôle d'être présent là où le marché est défaillant ou déficient.

Mais pourquoi à tout prix subordonner au lancement de nouvelles chaînes l'obligation qui doit être faite aux diffuseurs hertziens de migrer progressivement de l'analogique au numérique ? On associe là deux objectifs qu'il aurait fallu maintenir distincts : d'un côté la numérisation souhaitable des réseaux et de l'autre l'ouverture de nouvelles chaînes thématiques. Courir deux lièvres à la fois peut nous exposer à bien des déconvenues, des exemples passés peuvent le prouver, de même que la manière dont les choses se passent en Scandinavie, en Espagne ou en Grande-Bretagne.

En revanche, le numérique hertzien progresse sagement selon un calendrier presque respecté aux Etats-Unis, où il n'y a qu'un pilote : la FCC. En France, il y en a deux, plus Bercy qui tient les cordons de la bourse...

Dissocier les objectifs permettrait donc de clarifier ce que l'on veut : de l'Internet rapide ? de nouvelles chaînes thématiques ? des fréquences pour le téléphone ?

Peut-être donc devrait-on aussi clarifier les responsabilités respectives des diverses administrations dans la concrétisation des différents objectifs.

M. Patrick BALLARIN, directeur associé de Réservoir Prod

Nous sommes bien entendu tout à fait optimistes face à l'arrivée du numérique hertzien, qui nous paraît répondre à des attentes identifiées.

Nous avons la chance de côtoyer le public de près et la chance ou la malchance d'avoir la sanction des audiences tous les matins. Ces postes d'observation nous montrent que le public évolue de deux manières : à la fois vers une maturation et vers une sophistication des besoins ou attentes.

Les téléspectateurs font des choix, la fidélisation verticale depuis l'avant-journal de 20 h jusqu'au film de la soirée n'existe plus, nous devons nous accrocher à leur emploi du temps.

La contrainte éditoriale fait aussi que l'on ne peut plus tricher avec le public : si l'on veut qu'il revienne, il faut lui donner des produits de qualité et satisfaire ses exigences accrues.

Réservoir Prod produit des programmes dits "de société", des émissions très participatives, qui évoquent des problèmes réels de la vie quotidienne de la manière la plus authentique possible. Une émission comme "Ça se discute" a maintenant huit ans d'existence et ses audiences restent toujours aussi élevées.

Que peut apporter la télévision numérique terrestre à ces attentes et au besoin de lien social exprimé par les fortes audiences des émissions de société des chaînes généralistes ?

Elle permettra l'interactivité : on parle de consom-acteur, de télé-acteur, des téléwebbers, etc.

Grâce à elle, les gens pourront satisfaire leur besoin de participation, même si l'on ne sait pas encore à quel point.

Elle permettra la diversité. La télévision est actuellement un marché régi plus par l'offre que par la demande. Il y a bien sûr de fortes contraintes économiques et éditoriales, mais le téléspectateur français n'est pas différent du téléspectateur italien ou allemand, alors que notre offre de programmes est bien moins fragmentée. Le câble et le satellite offrent cette diversité, que ne pourra pas offrir la TNT, mais leur rapport qualité-prix montre clairement ses limites pour satisfaire la majorité de la population.

La TNT apportera gratuitement à tous les téléspectateurs français la diversité à laquelle ils aspirent.

On peut caractériser la naissance de la télévision numérique comme l'étape du passage du train à vapeur au train électrique : ce dernier est resté un bien collectif et n'a pas empêché les avions de voler.

Trois segments de marchés vont répondre à des attentes différentes. Des chaînes généralistes qui ont encore de beaux jours devant elles, des chaînes thématiques qui répondent à des besoins et des centres d'intérêts individualisés, et enfin des chaînes qui, soit seront adossées à des généralistes gratuites, soit seront totalement nouvelles.

Sans synergies avec des chaînes généralistes, ces dernières devront renoncer à l'information générale, au sport et aux fictions lourdes : il leur reste les séries, les documentaires, les reportages, les magazines de services, les spectacles, les arts, la culture, etc. ; il y a largement de quoi faire pour atteindre des objectifs d'audience économiquement satisfaits. Il s'agit d'offrir des programmes à des cibles comportementales qui ont besoin d'horaires décalés et de diversité de choix, qui seront des expansions des lignes éditoriales des chaînes généralistes ou des lignes éditoriales trop segmentantes pour figurer à l'heure actuelle sur les chaînes généralistes, ceci notamment pour les 15-34 ans.

Chez Réservoir-Prod, nous avons choisi de développer un projet dit « de société », d'accompagnement, dans lequel figurera un maximum d'interactivité et de participation des téléspectateurs. Cette chaîne aura une audience qui s'interprétera de manière globale, en incluant systématiquement celle provenant des déclinaisons sur le net ou des services interactifs.

Notre ligne éditoriale tentera de répondre à la fois à des besoins de lien social et de découverte.

Les maisons de production telles que la nôtre sont de moins en moins nombreuses sur le marché qui, comme tous les autres, connaît des phénomènes de concentration et de mondialisation.

Parmi les producteurs indépendants, nous sommes un des rares à exporter des formats originaux à l'étranger. La production indépendante doit pouvoir répondre aux attentes du public, et la télévision numérique de terre constitue une formidable opportunité de croissance pour ce secteur.

M. Claude BERDA, président-directeur général de AB Groupe

La révolution que nous allons vivre est une chance historique que j'assimilerai à celle de 1789... Pourquoi ? Parce qu'elle représente la fin des privilèges. Si l'on compare le paysage audiovisuel français à celui des autres pays européens, on pense au petit village d'Astérix, le côté sympathique en moins. En effet, 80 % de la population ne reçoit que cinq chaînes, dont trois publiques, et deux privées, filiales de groupes qui sont, pour l'un, un groupe étranger qui vit de concessions de service public et, pour l'autre, une société qui vit de travaux publics et de construction d'autoroutes. Nous sommes loin de la télévision...

En 1996, j'ai décidé de créer mes propres services de diffusion. Au bout de 5 ans, notre groupe a maintenant une vingtaine de chaînes, dont presque aucune, excepté RTL9 que nous avons rachetée en avril 1998, n'est dans le service basique. Pourquoi ? Simplement parce que nous n'avons pas de réseau câblé et que nous ne pouvons pas échanger nos chaînes sur le basique contre d'autres sur ce même basique. Ces chaînes, donc, "n'existent pas", mais font tout de même 15 % d'audience, grâce à la volonté de certaines personnes de passer tout de même au numérique.

Le câble est un échec considérable. Sur les 4,5 millions de foyers qui pourraient, sur un simple coup de téléphone, être connectés au câble, il n'y en a que 1,8 million qui sont réellement connectés. Nous avons des ingénieurs formidables, mais les qualités marketing et commerciales semblent insuffisantes, même si, depuis quelque temps, les câblo-opérateurs changent d'attitude et considèrent la distribution des chaînes comme une activité normale, où l'on doit naturellement solliciter le client.

La manière dont AB Sat a démarré illustre bien l'univers kafkaïen que l'on risque de revivre avec le démarrage de la télévision numérique terrestre.

Quand j'ai décidé de démarrer le satellite avec le groupe que je dirige, je suis allé voir France Télécom pour leur demander de louer deux satellites. Sans raison, j'ai essuyé un refus de vente. Je suis donc allé chez Belgacom : je suis aujourd'hui le seul Français à louer des satellites belges. Je verse 50 millions de francs français par an à Belgacom.

Quand j'ai voulu acheter des décodeurs, je suis allé voir Philips, Sagem et Thomson qui m'ont vaguement répondu que cela leur était impossible. La raison de ce refus venait du fait qu'ils fournissaient déjà TPS et Canal Plus. Au lieu de déposer une plainte qui aurait abouti en 2012, j'ai décidé de faire fabriquer moi-même des décodeurs en Chine et de faire abriter mes chaînes sur les autres bouquets. C'est comme cela que nos 20 chaînes existent.

Il se trouve que le hasard de mes pérégrinations m'a conduit à acheter une chaîne en Allemagne. Tout le monde y reçoit 43 chaînes, c'est un bien que l'on propose aux populations. Notre chaîne musicale y compte plus de 11 millions d'abonnés.

Par l'intermédiaire de partenaires locaux, j'ai obtenu en Belgique une concession nationale pour une chaîne qui s'appelle AB3, qui atteint aujourd'hui 6 % de part de marché. Je signale que la totalité des foyers belges est câblée, et que nous y sommes en concurrence avec les chaînes belges et la totalité des chaînes françaises. Notre chaîne est financée par la publicité et sera équilibrée début 2003, parce que la seule question qui nous préoccupe est : "qu'est-ce qui intéresse le public" ? Je suis allé dans un kiosque à journaux et j'ai regardé les plus grosses piles : j'ai remarqué que les gens étaient intéressés par les voyages, par le sport, la chasse, la pêche, la musique, etc. J'ai donc travaillé sur des chaînes thématiques, qui peuvent parfaitement vivre si elles sont correctement distribuées.

On parle aujourd'hui de mettre à la disposition des Français les moyens d'avoir plus d'information, par quelque canal que ce soit. C'est donc un devoir civique de cette haute Assemblée que de mettre à disposition du peuple des moyens de communication disposés de manière égalitaire entre les participants. Les kiosques à journaux ont obligation de faire apparaître tous les journaux de manière égalitaire : cela n'existe pas en télévision.

La TNT est un moyen formidable aujourd'hui de laisser des indépendants présenter au public les services qu'ils veulent lui proposer. Après seulement intervient la sanction du marché, même si cela doit être soutenu par un service public fort.

Il est indispensable que la TNT puisse exister et qu'une large partie soit consacrée à des chaînes gratuites car la télévision est un bien public.

M. Patrick LELEU, président-directeur général de Noos

Il y a différentes manières d'atteindre les objectifs démocratiques soulignés par Claude Berda. Noos s'attache ainsi particulièrement à trois critères de choix fondamentaux relatifs à ce que veut le public : la qualité de l'offre, la clarté de l'offre et le prix.

La qualité de l'offre s'exprime en tant qu'adéquation de celle-ci aux centres d'intérêts des clients. Ceux-ci demandent contenus et diversité. Les thèmes les plus demandés sont, en ordre décroissant, le cinéma (64 %), le documentaire (47 %)-- avec la variété de thèmes que cela recouvre, et qui se consomme différemment au long de la vie, le sport (37 %), l'information (37 %), puis un décrochage vers tous les thèmes auxquels on peut penser, dont la jeunesse.

Nous offrons donc 13 chaînes cinéma, 12 chaînes documentaires, 8 chaînes de sport, 11 chaînes d'information, plus des éléments dérivés. Avec la distribution de plus de 145 chaînes et services interactifs, nous avons la faiblesse de penser que le compte y est. Ce n'est donc pas là que se situe le goulet d'étranglement, si ce n'est que l'observation de la consommation de l'Internet haut débit, tellement différente de la consommation télévisuelle, nous montre que les générations montantes nous réservent des surprises.

La clarté de l'offre, en revanche, pose un problème.

Les clients actuels du câble apprécient la liberté et la souplesse. Noos leur dit qu'ils ont le choix et qu'ils peuvent en changer autant qu'ils le veulent. Cela est fidélisant et valorisant, mais ne correspond qu'au segment de clientèle qui existe déjà aujourd'hui.

Un deuxième segment de clientèle est composé d'un ensemble de personnes qui ne se sentent pas à l'aise dans le choix, qui n'ont pas encore fait le pas vers la télévision payante, parfois parce qu'elle est trop chère. Nous allons mener un certain nombre d'initiatives de façon à guider cette catégorie de clientèle vers la télévision payante, en lui préparant des choix ciblés.

Le troisième critère de sélection est le prix. Nous considérons que le budget prévisionnel mensuel par foyer est de 25 € par foyer parisien et de 20 € par foyer de province, à savoir les grandes villes de province. Ces estimations concernent des revenus de 3 000 €. Aujourd'hui, nos clients dépensent a minima 37 € pour 15 chaînes de qualité qui vivent bien du point de vue économique. Il faut bien entendu choyer ces clients, mais également aller vers les segments suivants, ceux de 20 à 25 €.

Ces constatations pécuniaires peuvent expliquer les tensions qui sont apparues entre les câblo-opérateurs et les éditeurs de chaînes. Il faut se préparer à un univers fondé sur un prix nouveau.

Cela nous rapproche de la TNT : en dispersant les moyens de distribution, va-t-on aboutir à une meilleure efficacité économique, qui demande au contraire de la concentration ?

Comment voyons-nous donc l'évolution de l'offre dans un futur un peu plus lointain ?

La personnalisation de la télévision est une tendance très forte : on veut consommer le programme que l'on veut, quand on veut. Internet fait, de ce point de vue, un travail énorme pour montrer que cela est possible : le monolithisme des chaînes va s'en trouver ébréché, nous devons en tenir compte.

La norme IP qui triomphe sur Internet va finir par avoir ses déclinaisons sur la télévision, ou bien celle-ci va être obligée de s'adapter. Dans cette grande convergence téléphonique, peu importe le support, pourvu que l'on ait l'ivresse.

Dans cet environnement, la TNT va être un concurrent redoutable. Il va y avoir une telle emphase médiatique sur cette révolution que cela va marquer les esprits et les éditeurs vont mettre des budgets publicitaires considérables. Tout cela va formater les repères de nos clients face à la télévision.

Mais c'est aussi un tigre de papier : une offre étroite de 36 chaînes déterminées ne peut aller vers ce besoin de variété des clients.

Il y a, de plus, des choses qu'il ne faut pas faire, comme tuer un paysage au nom d'une nouveauté, qui demeure néanmoins indispensable. Pour assurer le succès de la TNT, on compte beaucoup trop sur le câble ce qui semble une mauvaise inspiration globale. Nous luttons donc techniquement contre un décret « must carry ».

Mais ceci n'est que l'écume des choses : il reste deux principales erreurs à éviter.

La première serait de détruire définitivement la tolérance du public à l'idée de payer la télévision.

La seconde serait de mettre un distributeur déjà puissant, lié à un groupe d'édition, en position dominante de contrôle sur deux des trois réseaux de distribution.

M. Jean DRUCKER, président du Conseil de surveillance de M6

Je commencerai par deux remarques relatives aux résultats du sondage qui vient de vous être commenté par Roland Cayrol. Ce sondage met en évidence le manque d'intérêt a priori du public, ce qui est normal car le sujet est aride et un peu mystérieux pour la plupart des gens.

Cela montre aussi qu'en l'absence de toute pression de l'opinion, on peut aborder tranquillement et sans hâte le dossier du numérique terrestre.

On apprend, d'autre part, que les gens n'ont pas très envie de payer, ce qui semble être une contradiction habituelle. Plus de programmes oui, payer non.

Par ailleurs, je voudrais indiquer clairement qu'à mes yeux, le problème n'est pas celui du numérique, technologie qui s'impose, mais bien celui des conditions du lancement du numérique terrestre.

Un coup d'oeil en arrière nous incite à l'humilité et à la prudence. Notre système de communication et notre télévision ne sont pas si mauvais, mais certaines bévues du passé doivent nous inciter à faire très attention avant de lancer un grand projet. Faut-il rappeler le plan câble, le lancement des satellites TDF1 et TDF2, la mort de la Cinq...

Regardons les expériences étrangères puisque en Europe, trois pays se sont lancés avant nous.

On s'aperçoit que ni en Suède, ni en Espagne, ni en Grande Bretagne, le succès n'est au rendez-vous. Cela ne signifie pas que l'idée n'est pas bonne, mais que les conditions de lancement n'étaient pas optimales.

Tirons donc méticuleusement les enseignements des expériences déjà en cours dont on voit qu'elles sont aujourd'hui des échecs.

N'oublions pas que le paysage audiovisuel français, qui a une histoire houleuse a, au bout de quinze ans, trouvé un équilibre, mais que celui-ci est fragile ; rien ne doit être fait qui conduirait à le compromettre.

Il faut donc être précautionneux.

Il y a trois segments qui sont solidaires.

Celui dont on parle le plus mais qui paradoxalement pose le moins de problèmes : l'attribution des canaux. La loi dresse le cadre, nous connaissons la feuille de route du CSA, il y aura des candidats, des reçus et des recalés.

Mais je ne suis pas sûr que l'amont et l'aval soient balisés.

En amont le numérique soulève des problèmes techniques, en particulier celui de l'initialisation. Or dans ce type de projet l'équipement est un point décisif.

En aval, la grande question est de savoir qui commercialise. Qui va prendre en charge, et dans quelles conditions, le soin de transformer une belle technologie en un grand succès commercial, ceci bien entendu en évitant que les deux bouquets et le câble fassent les frais de cette initiative nouvelle. Cette délicate question n'est pas tranchée.

Débat avec la salle

M. Michel LAMARQUE , président de TVPI

Roland Cayrol indique qu'un des points fondamentaux de l'intérêt du téléspectateur se trouve dans les programmes d'intérêt local, et personne n'en a parlé.

Or, on n'a trouvé en France que dix fréquences hertziennes analogiques pour faire de la télévision locale. Il y en a trois cents en Espagne. Comment peut-on emprisonner l'expression de cinquante millions de non-parisiens dans une technologie qui, d'après M. Chetaille, va mettre dix ans à s'initialiser ?

M. Jean-Claude LARRIVOIRE

Je sais que le Président du Conseil supérieur de l'Audiovisuel est très attaché à la télévision locale et régionale, il en parlera certainement cet après-midi.

M. Philippe BAILLY , cabinet NPA Conseil

On nous dit que sur les 150 chaînes distribuées par câble ou par satellites, beaucoup ont une audience médiocre ou pas d'audience du tout. Mais peut-on dire pour autant qu'avec une trentaine de chaînes on peut répondre aux besoins de 80  % des Français ?

M. Jean DRUCKER

Je suis un ardent partisan d'une offre abondante. Nous avons d'ailleurs, à côté de la chaîne M6 développé d'autres chaînes dont certaines sont déficitaires. Je dis simplement que ça n'est pas qu'une question de pluralisme, mais il faut financer ces chaînes : ou elles le sont par la publicité, ou bien elles sont suffisamment attractives pour que les gens veuillent s'y abonner. Je ne dis pas autre chose et je rappelle aussi que trois heures vingt-neuf de consommation de télévision par jour, c'est déjà énorme.

Mme Corinne DUCREY , présidente d'ETV MEDIA

Nous travaillons sur un projet avec une approche uniquement "public".

Nos études nous ont fait découvrir que les seniors et les plus de 50 ans, dont on n'a pas du tout parlé ce matin, ne sont pas satisfaits, à plus de 80 %, de l'offre actuelle de télévision. Ils sont pourtant aujourd'hui plus de 18 millions de personnes, et ce nombre ne fera qu'augmenter. Mais c'est une simple observation qui n'appelle pas de réponse. La question que je me pose, en revanche, c'est s'il y aura vraiment des nouveaux entrants sur la télévision numérique terrestre.

M. Claude BERDA , président-directeur général de AB Groupe

Je voudrais dire simplement que nous ne corroborons pas votre observation. Ce que nous observons, nous, c'est que nos clients de plus de 50 ans s'estiment bien servis par le choix qui leur est offert.

Et je ferai une autre observation. Qui sont « les enfants de la télé » ? C'est notre génération, les plus de 50 ans, et ils sont assez satisfaits du paysage audiovisuel actuel. Et je dirais qu'il faut davantage se préoccuper de la génération montante, qui n'a pas les mêmes repères, qui prend sur le Net des habitudes de consommation différentes, et que nous négligeons parce que nous ne regardons que notre génération, celle des « enfants de la télé ». Les adultes de la télé sont devant nous.

Fin des débats de la matinée

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