III. CHOISIR UN POSITIONNEMENT DIFFÉRENT SUR LES MARCHÉS MONDIAUX

A. RECONSIDÉRER LES FONDEMENTS DU COMMERCE INTERNATIONAL DES PRODUITS AGRICOLES

Après avoir entendu de nombreux spécialistes, en particulier des experts de l'INRA et du CIRAD, les membres de la mission d'information s'interrogent sur la pertinence d'inclure l'agriculture dans le champ des produits pour lesquels une libéralisation intégrale des échanges est recherchée .

1. L'objectif de libéralisation intégrale, fondé sur la théorie de l'échange international...

Car il s'agit bien de l'objectif poursuivi par les négociations de l'OMC dans le domaine agricole , depuis la conclusion du cycle de l'Uruguay en 1994. Si le volet agricole de l'accord de Marrakech comporte des objectifs quantitatifs de réduction des soutiens internes, des soutiens aux exportations, ainsi que d'accès aux marchés, il pose surtout, dans son article 20, le principe de la poursuite, dans le cadre de prochains cycles, du processus de libéralisation, qui apparaît désormais comme continu .

Cette recherche d'une ouverture totale des marchés agricoles trouve son fondement dans la théorie de l'échange international , élaborée sur la base du modèle classique de Ricardo. Selon la théorie économique, le commerce international (agricole ou non) est un jeu à somme positive qui bénéficie globalement à l'ensemble des pays y participant, même si des secteurs sont gagnants et d'autres perdants, à l'intérieur de chaque pays.

En effet, on considère que l'ouverture aux échanges entraîne une spécialisation des pays en fonction de leurs avantages comparatifs respectifs, c'est-à-dire dans les secteurs économiques pour lesquels ils sont les plus compétitifs. Dans le secteur agricole, l'avantage comparatif renvoie, par exemple, à une grande disponibilité en terres de qualité, à un climat favorable et à des coûts de main d'oeuvre peu élevés.

En vertu de cette théorie , les pays en développement détiendraient un avantage compétitif dans le domaine agricole , alors que les pays développés seraient naturellement conduits à se spécialiser dans des secteurs comme l'industrie ou les services. C'est ainsi que, pour les pays du Groupe de Cairns, les politiques agricoles telles que la PAC empêcheraient les pays en développement de mettre à profit leur avantage comparatif dans le secteur agricole .

2. ... n'est pas pertinent pour le secteur agricole

La mission d'information considère que la libéralisation totale des échanges agricoles ne doit pas être une fin en soi, mais un moyen d'améliorer le bien-être des sociétés, considérées chacune pour elles-mêmes.

Cette opinion repose, d'une part, sur le constat des dérives liées au libre-échange intégral des produits agricoles , d'autre part sur la conviction que, dans un domaine aussi sensible que l'agriculture, d'autres considérations doivent entrer en ligne de compte.

a) Les bienfaits non confirmés de la théorie de l'échange

Une équipe de chercheurs du CIRAD et de l'INRA a présenté à la mission d'information les résultats de simulations réalisées à partir de leur propre modèle, le modèle mondial ID3 19 ( * ) .

Il apparaît ainsi que, même dans l'hypothèse d'un fonctionnement normal des marchés :

- les gains associés à la libéralisation des échanges agricoles sont relativement modestes en valeur relative (0,5 à 2 % des revenus) ;

- ce sont surtout les pays développés du Groupe de Cairns , tels que l'Australie et la Nouvelle-Zélande, qui en bénéficient et non les pays les plus pauvres ;

- l'agriculture européenne ne sortirait, en revanche, pas indemne de ce scénario.

Dans l'hypothèse d'un fonctionnement imparfait des marchés qui, en prenant en compte les perturbations liées aux délais de production, aux problèmes de transports ou à la variabilité des prix, semble plus proche de la réalité, les effets de la libéralisation intégrale seraient encore plus négatifs pour l'ensemble des groupes de pays , en raison des crises qui seraient susceptibles de se produire . Dans cette même hypothèse de marchés imparfaits, le modèle met en évidence, a contrario, l'effet stabilisateur des politiques agricoles .

Les résultats obtenus à partir de ce modèle sont corroborés par les faits. Cinq études 20 ( * ) évoquées lors d'un colloque sur la sécurité alimentaire qui s'est tenu, en juin 2002, à l'Institut national agronomique Paris-Grignon, révèlent que la libéralisation du commerce extérieur agricole de nombreux PED à partir des années 1980 a conduit à une augmentation de leurs importations agroalimentaires , à une baisse des prix payés aux producteurs , à l'exode des petits paysans et à la concentration des exploitations au profit d'entreprises multinationales .

Si l'auteur précise que d'autres facteurs peuvent être en cause, tels que les privatisations et les réformes fiscales imposées, dans le cadre des plans d'ajustement structurel, par le FMI et la Banque Mondiale, le lien entre libéralisation des échanges agricoles et appauvrissement d'une partie des PED ne saurait être ignoré . En Afrique, le revenu par personne aurait ainsi diminué de 20 % entre 1980 et 2000, après avoir augmenté d'un tiers ente 1960 et 1980.

En fait, l'ouverture complète de l'agriculture aux marchés conduirait partout à des spécialisations selon les avantages comparatifs, non seulement à l'échelle mondiale, mais aussi à l'intérieur de chaque Etat ou territoire. Partout, les gagnants seraient de grandes exploitations, souvent intégrées à l'aval, telles qu'elles existent en Amérique latine, en Australie ou en Nouvelle-Zélande, voire éventuellement les agriculteurs déjà compétitifs des pays développés. Partout, ce scénario accélérerait la concentration des exploitations et, dans le même temps, la disparition des petites exploitations non rentables .

Sans remettre en cause l'intérêt des échanges internationaux de produits agricoles, ne serait-ce que pour permettre aux pays de se procurer ce qu'ils ne produisent pas eux-mêmes, ne conviendrait-il pas, dès lors, d'admettre la spécificité du secteur agricole et de choisir, dans ce domaine, un degré de libéralisation des échanges qui soit conciliable avec le respect d'autres considérations ?

b) La nécessaire prise en compte d'autres considérations

La mission d'information souhaite que soit reconnue une exception agricole dans le champ des échanges internationaux . Plusieurs considérations non commerciales peuvent justifier un tel statut .

Le maintien d'une agriculture autonome peut, tout d'abord, être souhaitable pour des raisons d'équilibres sociaux et politiques , en vue d'éviter un abandon des campagnes au profit des villes , alors que celles-ci ne seraient pas en mesure d'offrir des emplois de substitution. C'est particulièrement vrai pour les pays en développement.

Préserver l'agriculture peut également répondre à un objectif d'occupation de l'espace et d'aménagement du territoire . Il s'agit, dans ce cas, de garantir des équilibres territoriaux.

Alors que les consommateurs des pays développés sont de plus en plus sensibles aux risques sanitaires liés à leur alimentation, il est également plus aisé de leur garantir la traçabilité et la qualité sanitaire des produits qu'ils achètent si ceux-ci sont issus d'une agriculture de proximité .

Enfin, la dimension proprement stratégique de la sécurité de l'approvisionnement agroalimentaire ne peut être occultée. Si la sécurité alimentaire est aujourd'hui passée au second plan dans l'Union européenne, la PAC ayant permis de relever, dès les années 1970, le défi de l'autosuffisance alimentaire, elle n'en reste pas moins primordiale pour de nombreux Etats, tels que les Etats-Unis, mais également l'Inde et la Chine.

* 19 Modèle international dynamique pour l'étude du développement durable et de la distribution des revenus.

* 20 Etudes de J.Madeley, consultant indépendant, rassemblées dans un ouvrage intitulé « Hungry for Trade : how the Poor pay for Free Trade ».

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