CONCLUSION
Le terme
« aménagement du territoire » a pris son sens actuel à
l'issue de la seconde guerre mondiale, lorsqu'il a fallu reconstruire et
s'organiser pour participer à la croissance économique
européenne, alors exceptionnelle.
« Quelques idées simples autant que fondamentales
présidaient à sa définition : une volonté et une
action de l'Etat ; l'équipement raisonné des grandes
infrastructures pour accompagner et impulser la croissance économique ;
le souci de rééquilibrer la répartition des
activités sur le territoire national pour éviter
l'étouffement de Paris, relancer la Province, soutenir les
régions en émergence, particulièrement celles qui avaient
été les moins favorisées par les évolutions
antérieures... ».
L'objectif central de la politique conduite dans les années 1950 est de
veiller à ce que la thèse défendue par
Jean-François Gravier dans son livre devenu célèbre «
Paris et le désert français », ne devienne pas
réalité. A cette fin, l'Etat se dote progressivement d'un
ensemble de leviers administratifs et financiers. Une direction de
l'Aménagement du territoire est créée en 1949 au
Ministère de la reconstruction et de l'urbanisme. Un Fonds de
Développement Economique et Social (FDES) et des Sociétés
de Développement Régionales (SDR) voient le jour en 1955 et le 5
janvier de la même année, un décret soumet la construction
et l'extension de bâtiments industriels et de bureaux dans la
région parisienne à un agrément préalable.
Avec l'arrivée au pouvoir du Général de Gaulle et la
V
e
République, la démarche prend une ampleur nouvelle.
Un Comité Interministériel pour les problèmes
d'Aménagement du Territoire (CIAT) est créé le 19 novembre
1960 et placé directement auprès du Premier Ministre, ainsi
qu'une Délégation à l'Aménagement du Territoire et
à l'Action Régionale (DATAR) qui en est le bras armé.
L'aménagement du territoire est désormais entendu de
manière globale et concerne les infrastructures de transport, les
réseaux de communication, les activités tertiaires,
l'enseignement, la recherche, la déconcentration des services. L'Etat,
par l'intermédiaire de la DATAR, pèse sur les stratégies
de localisation géographique des entreprises. C'est dans ce cadre que
sont organisées le désenclavement de la Bretagne et son
développement économique, dans ce contexte que naît
l'idée des « métropoles d'équilibre »
destinées à contrebalancer l'hypertrophie parisienne. Aux huit
ensembles urbains retenus en 1964 (Lille-Roubaix-Tourcoing,
Nancy-Metz-Thionville, Lyon-Saint-Etienne-Grenoble, Aix-Marseille, Toulouse,
Bordeaux, Nantes-Saint-Nazaire, Strasbourg) s'ajoutent, dès le tournant
des années 1970, « les villes assimilées aux
métropoles d'équilibre » et finalement toutes les
capitales des régions administratives. Cette politique, dont les
résultas ont été décrits plus haut, subit, à
partir de 1973, un triple choc : la crise économique, l'ouverture des
frontières, la décentralisation. Des chocs qui conduisent
à substituer de nouvelles priorités à celles qui avaient
cours, sans que pour autant la problématique antérieure
disparaisse complètement.
Le triplement du prix du pétrole en 1973 met un terme à la
croissance économique rapide qui avait caractérisé les
décennies de l'après guerre, privant l'Etat de la
possibilité de répartir sur le territoire de nouvelles
capacités de production qui ne se créent plus au même
rythme qu'antérieurement.
D'autant que le ralentissement général se complique de crises
sectorielles aigues (charbonnages et sidérurgie, chantiers navals,
textile, chaussure, etc...) qui frappent durement certaines régions,
notamment le Nord et l'Est.
Le chômage qui se développe est d'autant plus mal accepté
que le plein emploi, maintenu pendant trente ans, est considéré
comme allant de soi. Aussi l'Etat et la DATAR, appelés au secours,
mettent-ils leurs moyens au service des industries et des régions
sinistrées. De répartiteurs de croissance, ils deviennent
gestionnaires de crise. L'aménagement du territoire prend un virage qui
l'éloigne de ses objectifs antérieurs.
Avec l'ouverture des frontières, la politique d'aménagement du
territoire se trouve confrontée à un nouveau défi :
l'irruption d'une concurrence internationale qui s'intensifie sans cesse.
L'union douanière inscrite dans le Traité de Rome est mise en
place dès la fin des années 1960, le marché unique
démarre en 1986 et la mondialisation affecte peu à peu tous les
secteurs. Les entreprises contraintes de se restructurer ou de se
délocaliser ne sont pas seules concernées. Les territoires
entrent en concurrence les uns avec les autres. Lyon, Marseille ou Toulouse
n'ont plus seulement à compter avec la toute puissance parisienne, mais
avec le rayonnement de Francfort, de Milan ou de Barcelone. La
problématique parisienne change de sens. Elle cesse de se poser dans le
seul cadre de l'hexagone. Elle s'inscrit désormais dans le contexte de
la compétition que se livrent les villes mondiales. Freiner Paris
revient à favoriser Londres, autant qu'à aider Lyon.
L'Ile-de-France apparaît comme le fer de lance du pays, un champion qu'il
convient de conforter et non d'encadrer. Inversion radicale des points de vue,
qui conduit le gouvernement en 1985 à supprimer l'agrément
administratif préalable à la construction, en Ile-de-France, de
bureaux « en blanc », c'est à dire vides et destinés
à la vente ou à la location. Du coup, la construction des bureaux
triple en 1986, quadruple en 1988 et quintuple en 1989 ! Jérôme
Monod et Philippe de Castelbajac estiment que « ce fut un tournant
historique - et malheureux - dans la tentative de recomposition du territoire
national ».
La décentralisation, portée sur les fonds baptismaux par Gaston
Defferre, modifie en profondeur non plus le contexte économique de
l'aménagement du territoire, mais le cadre administratif et politique de
son élaboration et de sa mise en oeuvre. L'aménagement du
territoire était une politique d'Etat, pilotée de Paris. Il
devient du jour au lendemain une responsabilité partagée entre le
pouvoir central et les collectivités territoriales, principalement les
régions. Les conséquences de ce changement sont profondes et
contradictoires. D'une part les collectivités territoriales prennent
leur destin en main, lancent des projets, s'adjoignent des bureaux
d'étude, contactent des investisseurs nationaux et étrangers,
nouent des partenariats avec d'autres régions européennes. Autant
d'initiatives qui dynamisent le territoire comme jamais auparavant.
Mais, d'autre part, on assiste à une accentuation des écarts
entre régions riches et régions pauvres. La
décentralisation renvoie les unes et les autres à leurs
ressources propres, qui diffèrent du tout au tout. L'Etat continue
à intervenir, notamment à travers les Contrats de Plan
créés dès juillet 1982, mais il s'engage moins
qu'auparavant. L'aménagement du territoire prend une forme
contractuelle. Les élus locaux en deviennent les co-financeurs et tout
naturellement les co-décideurs. Quatre générations de CPER
se succèdent depuis 1984. Le montant global des engagements triple entre
la première génération et l'actuelle. Il est vrai qu'en
contrepartie, les programmes de l'Etat hors enveloppe CPER diminuent fortement.
On ne peut que se féliciter d'une procédure qui stimule l'esprit
d'entreprise des collectivités locales et mobilise leur énergie.
Mais la logique des CPER reposant sur la parité des financements entre
l'Etat et les régions, laisse peu de place à la
péréquation. Exemple : les engagements de l'Etat, pour la
région Ile-de-France, dans la période 1984-89 constituent
17,3 % du total de ces engagements ; ils représentent 18 % en
2000-2006 ; les dotations de la Région Rhône-Alpes ont
été multipliées par 3,3 alors qu'elles n'ont
été multipliées par 2,7 pour l'Auvergne pourtant beaucoup
moins bien partie. Quant aux investissements civils de l'Etat hors Contrat de
Plan, qui représentent de 80 à 85 % du total des
investissements de l'Etat, ils n'ont pas cessé de privilégier
très largement l'Ile-de-France.
Quelle est, dans les succès et les échecs de l'aménagement
du territoire, la part qui revient aux politiques suivies et celle qu'il
convient d'assigner au jeu naturel des forces économiques ? Dans quelle
mesure les efforts déployés et les crédits mis en oeuvre
ont-ils atteint leur objectif ?
A ces questions pourtant évidentes, il est difficile de répondre,
tant une des caractéristiques françaises consiste à lancer
sans cesse de nouvelles politiques sans jamais se soucier d'en évaluer
les résultats. Travers d'autant plus malencontreux que le paysage
national et international a profondément changé et qu'il est
légitime aujourd'hui de se demander si l'aménagement du
territoire a toujours une utilité. Dans un contexte où la
mondialisation ne cesse de progresser, où l'Europe se construit,
où le libéralisme triomphe, ne faut-il pas ranger
l'aménagement du territoire au magasin des vieux accessoires et
s'attaquer aux nouvelles priorités qui émergent. Celle, en
particulier, qui consiste à réagir contre le déclin de
l'attraction que la France exerce sur les entreprises et les investissements.
Pour inciter capitaux et cerveaux à rester ou à s'installer en
France, ne convient-il pas de changer de politique ? Au lieu de continuer
à mettre l'accent sur le développement équilibré du
territoire, ne vaudrait-il pas mieux miser désormais sur nos points
forts, sur Paris, l'Ile-de-France et quelques grandes métropoles qui,
efficacement aidées, rivaliseraient avec leurs homologues
européennes et contribueraient à redonner à la France le
rayonnement économique qu'elle est en passe de perdre ?
Personne, à vrai dire, ne conteste que Paris et nos grandes
agglomérations soient des atouts que la France doit valoriser. Ceux qui
l'affirment appuient leur démonstration sur l'exemple des pays qui nous
entourent. Encore faut-il comparer ce qui est comparable. Or la France n'est
pas l'Angleterre, ni l'Allemagne. En mimant les autres, elle en viendrait
à oublier ses spécificités qui sont autant d'atouts
à exploiter : son vaste espace et pas n'importe lequel, un espace
varié, jardiné, préservé que l'Europe nous envie ;
sa situation stratégique au coeur de l'ouest européen ; son
réseau de villes moyennes dont les racines historiques sont anciennes et
solides ; sa façade pyrénéenne dont les aménageurs
nationaux, obsédés par l'Allemagne et l'Europe de l'Est, oublient
qu'elle jouxte une région, la péninsule ibérique, qui
connaît une croissance particulièrement rapide. On sous-estime
l'attraction que le soleil et la qualité de vie qui ont fait le
succès de la Californie exercent sur les activités à haute
valeur ajoutée. On méconnaît l'aspiration de nos
concitoyens et ceux des pays voisins, à résider à la
campagne et le renouveau de l'espace rural qui en résulte. Bref «
l'exception française » si souvent invoquée dans le domaine
culturel existe aussi en matière d'aménagement du territoire et
exige à l'évidence d'être portée par une grande
politique.
Face aux concurrences qui s'exacerbent, la France a plus que jamais besoin d'un
« Etat stratège » assumant une quadruple mission : (1)
développer une vision globale et forte de l'avenir des territoires,
assortie de priorités claires, agréées par Bruxelles, dont
la mise en oeuvre reviendrait aux collectivités territoriales ; (2)
aider celles-ci à valoriser leurs spécificités en leur
conférant une dimension européenne ; (3) définir les
objectifs à atteindre pour restaurer la compétitivité et
l'attractivité du « site France » ; (4) mettre en place les
structures chargées d'évaluer les politiques conduites et de
veiller à leur constante adaptation à l'environnement
international.
Autant dire que la France, au moment où la décentralisation va
franchir une étape décisive, a besoin d'une nouvelle et grande
loi d'aménagement du territoire. Procéder par touches
successives, de CIADT en CIADT, n'aurait ni la visibilité requise, ni la
cohérence nécessaire. Les lois
« sectorielles » que le gouvernement prépare sur la
péréquation, sur les infrastructures ou sur l'espace rural, sont
les briques d'une construction qui aura besoin d'un architecte, les
éléments d'un tout qu'il faut définir et auquel il
conviendra de donner l'élan mobilisateur que, dans ses profondeurs, le
pays attend.