Intervention de la salle

Les images sont souvent dramatiques, le monde le veut ainsi, mais que cela ne nous empêche pas de saluer les reporters et journalistes qui travaillent, sur le terrain, pour nous offrir une information de qualité.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Merci pour cette remarque, qui sera le mot de la fin de cette table ronde. Merci à tous.

Allocution de M. Luc FERRY, ministre de la Jeunesse,
de l'Éducation nationale et de la Recherche

M. Jacques Valade, sénateur de la Gironde, président de la commission des Affaires culturelles du Sénat

Monsieur le ministre, pour introduire vos propos j'extrairai quelques questions et remarques issues des interventions de ce matin.

« Il est paradoxal de considérer la télévision comme responsable de l'analphabétisme », disait un intervenant.

Par ailleurs, la violence à l'école fait partie de vos préoccupations quotidiennes : quelle est la part de responsabilité de la télévision dans ces violences ?

Nous vous savons enfin très préoccupé par la teneur du message civique et moral que l'école peut développer. Nous vous posons donc la question de savoir comment l'école peut utiliser ces moyens technologiques qui constituent la télévision et les contenus de ses programmes qui nous occupent aujourd'hui.

M. Luc Ferry, ministre de la Jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche

Je vous proposerai quelques réflexions sur l'image en général et sur la télévision en particulier, puisque tel est le sujet de ce colloque, dont l'intitulé laisse soupçonner que la télévision n'aurait pas été suffisamment bien utilisée, notamment en termes de culture et d'éducation.

Dans un livre écrit et publié avant d'être ministre, j'avais procédé à un travail de repérage des critiques de la télévision qui se sont développées au cours des dix ou quinze dernières années. Cette liste objective aboutit à l'impression que l'on n'a affaire non pas à un simple instrument technique, mais au diable lui-même ! Jugez plutôt :

- La télévision aliène les esprits.

- Elle montre à tous la même chose.

- Elle véhicule l'idéologie de ceux qui la fabriquent.

- Elle déforme l'imagination des enfants.

- Elle appauvrit la curiosité des adultes.

- Elle endort les esprits.

- Elle exerce un insidieux contrôle politique.

- Elle façonne à notre insu notre cadre de pensée.

- Elle manipule l'information.

- Elle impose des modèles culturels dominants.

- Elle ne montre de façon systématique qu'une partie du réel en oubliant la réalité urbaine, les classes moyennes, le travail tertiaire, la vie des campagnes, le monde ouvrier...

- Elle marginalise les langues et les cultures régionales.

- Elle engendre la passivité.

- Elle détruit les relations interpersonnelles dans les familles.

- Elle tue évidemment le livre et toutes les cultures écrites.

- Elle incite à la violence, à la vulgarité ainsi qu'à la pornographie.

- Elle empêche les enfants de devenir adultes.

- Elle concurrence de façon déloyale les spectacles vivants, le cirque, le théâtre, le cabaret, le cinéma...

- Elle génère l'indifférence et l'apathie des citoyens à force de surinformation inutile.

- Elle abolit les hiérarchies culturelles.

- Elle remplace l'information par la communication, la réflexion par l'émotion, la distanciation intellectuelle par la présence des sentiments volatils et superficiels.

- Elle concurrence et dévalorise l'école.

La source de tant de maux ne peut être que le diable... et je voudrais justement me faire l'avocat du diable, même si j'ai bien conscience que certaines de ces critiques adressées à la télévision doivent effectivement être formulées.

Dans le débat récent sur la télévision, trois grandes critiques se sont détachées de l'ensemble : l'incitation à la pornographie, l'incitation à la violence, et enfin la concurrence que les écrans en général exercent contre les écrits. Cette dernière critique, plus profonde semble-t-il, mérite commentaire. Dans cette critique nous avons pu voir émerger une série de couples d'opposés qui caractérisent assez bien le débat actuel sur les méfaits de la télévision. On dit par exemple volontiers que l'écrit porte la distance critique, par opposition à l'écran, qui porte l'immédiateté. De même l'écrit serait le support de l'intelligence, l'image celui de l'émotion : l'écrit serait l'organe de l'information, l'écran celui de la communication ; l'écrit induirait la réflexion, l'image la sentimentalité. On peut ici effectivement penser à ces reportages sur des drames humanitaires, dont les écrans ne montrent que des éléments d'émotion, de sensibilité, de sentimentalité, au détriment de ce qui bâtit l'histoire, la logique politique, l'intelligence ou la causalité des conflits. Cette série d'oppositions, qui pourrait être prolongée, montre combien est grande la suspicion vis-à-vis de l'image, en particulier dans les milieux intellectuels. Le monde de l'école a ainsi été très sensible aux méfaits que pourrait engendrer la « CDromisation » des manuels. L'une des craintes, par exemple, était qu'en numérisant les manuels d'histoire on privilégierait la force des images, notamment au niveau de l'hypertexte, plutôt que les grandes causalités historiques, qui ne se voient pas puisqu'elles cheminent la plupart du temps au travers des grands événements de l'Histoire. Cette CDromisation faisait craindre aussi que l'on perde la logique linéaire d'une explication historique au profit de l'éclatement que permet le « clic ». Les élèves déjà privés de repères et de références solides risqueraient ainsi d'être davantage encore déstructurés par cette transformation « de l'écrit en écran ».

Ces critiques qui se cumulent présentent bien évidemment, on ne peut le nier, une part de vérité. Nous en avons pour preuve le simple fait que nous soyons inquiets au sujet de la télévision et de ses usages, ainsi qu'au sujet du fait qu'elle aurait « trahi » ses promesses de culture démocratique. L'instrument est en effet extraordinaire, et l'on aurait pu en attendre beaucoup plus que ce qu'il offre aujourd'hui ! Je me propose cependant de jouer le rôle de l'avocat du diable, dans la mesure où ces critiques me semblent assez largement non fondées, pour peu qu'on les replace dans le contexte qui devrait être le leur. Prenons ainsi le sujet de la lutte contre l'illettrisme. Je ne pense pas que les causes de l'illettrisme aujourd'hui soient liées à la télévision ou à l'image. Celle-ci est un bouc-émissaire facile, surtout si l'on agite les statistiques effarantes du nombre d'heures que les enfants passent devant l'écran. Mais mon analyse est différente. L'illettrisme en France et en Europe est préoccupant : 15 à 20 % des enfants qui entrent au collège ne maîtrisent pas ce que l'on appelle pudiquement « les compétences de base » en matière de lecture et d'écriture ; 15 % de plus sont tellement absorbés par l'activité consistant à déchiffrer qu'ils ne peuvent comprendre ce qu'ils lisent. Ainsi 30 ou 35 % des élèves à l'entrée du collège sont en très grande difficulté de lecture et d'écriture : ils seront par conséquent en très grande difficulté dans tous les autres domaines. Nous savons par ailleurs que ces statistiques n'étaient absolument pas les mêmes dans les années 1920 : une enquête très précise sur le sujet a permis d'opérer une comparaison terme à terme entre les élèves d'aujourd'hui et ceux de l'époque. On apprenait alors bien mieux à lire et à écrire dans les écoles... D'où la tentation de jeter la responsabilité de la situation sur la télévision et sur l'image : les écrans auraient mangé les écrits !

Cette analyse ne me semble pas la bonne. La raison de cette crise de la lecture que connaît l'ensemble du monde occidental est liée au fait que l'on a oublié une chose très importante : l'éducation et l'enseignement comportaient une part d'héritage et de tradition. La langue, et en particulier la langue maternelle, n'est pas quelque chose que nous inventons ou que nous créons par nous-mêmes. Nous la découvrons comme un héritage transmis de l'extérieur, comme une véritable tradition. Or, depuis une trentaine d'années nous avons multiplié dans les écoles les exercices qui, au contraire du respect des héritages, favorisent la spontanéité et l'expression de soi. La vraie raison de l'illettrisme est là. Si nous avons aujourd'hui dans les écoles à affronter deux crises majeures, celle de l'incivilité et celle de la lecture-écriture, c'est parce que dès lors qu'il s'agit des règles de politesse ou des règles de grammaire, nous avons affaire à des héritages traditionnels, et non pas à quelque chose que les individus créent eux-mêmes. Lorsque l'on termine une lettre, on n'invente pas la formule canonique qui convient, pas plus que l'on invente la règle des pluriels des mots se terminant par « o-u ». La créativité des enfants en matière de grammaire ou de civilité est rarement une réussite ! Ce n'est pas la télévision qui est ici en cause, mais une conception de l'éducation qui a prévalu depuis une trentaine d'années, et qui s'est avérée calamiteuse sur certains points comme ceux que je viens de citer.

Si l'on veut en revanche aborder véritablement la fonction de la télévision et s'interroger sur ce à quoi elle sert, nous devons comprendre qu'elle doit rester essentiellement un divertissement et un spectacle. Elle ne saurait en effet remplacer un cours à la Sorbonne sans courir le risque du zapping sur les autres chaînes... donc d'obtenir une situation contraire à ce que l'on attendait ! Il faut plutôt concevoir la télévision comme s'inscrivant dans une chaîne de la culture et de l'information. Je me souviens d'excellentes émissions au moment où la guerre en Bosnie a éclaté : une émission de télévision ne se juge pas au niveau d'information et de culture qu'elle contient, mais beaucoup plus à ce qu'elle suscite comme débats dans les familles, et au fait qu'elle enclenche une chaîne qui va passer ensuite par le quotidien ou l'hebdomadaire, puis éventuellement par le livre. Je crois sincèrement que Bernard Pivot, par exemple, a fait beaucoup plus en France pour la lecture que bien des cours à la Sorbonne ! Si l'on replace ainsi la télévision au sein de cette chaîne de la culture et de l'information, il nous faut la juger par rapport à cet ensemble, et considérer qu'elle remplit une fonction extrêmement utile de déclencheur.

Notons par ailleurs qu'elle déclenche aussi un intérêt pour le livre que bien d'autres activités estampillées « culturelles » ne suscitent pas. Pour avoir été conseiller de la direction d'un grand hebdomadaire français, je me souviens encore qu'au tout début de la guerre en ex-Yougoslavie, qui avait beaucoup mobilisé les intellectuels, nous nous précipitions sur les atlas pour comprendre qui étaient ces Slovènes chez qui le conflit s'amorçait. La télévision n'avait donc pas décérébré les gens sur la question, mais elle avait plutôt attiré l'attention, donné les pistes de réflexion et indiqué les livres nécessaires pour s'informer avant de commencer à écrire un article !

Tout ceci ne signifie pas, bien entendu, qu'il n'existe pas d'émissions « nulles », ou même « infra-nulles »... mais il existe aussi des livres nuls et infra-nuls ! Entre un très grand livre et une très grande émission de télévision, je préfère certes de beaucoup le très grand livre ; mais entre un livre moyen et une émission moyenne, c'est vers l'émission de télévision que va ma préférence. Nous devons réfléchir à ces choses très simples avant de porter des jugements qui diabolisent la télévision.

Des critiques et des améliorations sont certainement à apporter. Il faut évidemment travailler à limiter la pornographie et la violence sur les écrans de télévision, mais sans oublier de tenir compte au moins d'un axe fondamental : la différence entre enfant et adulte. La responsabilisation des parents est peut-être une clé de cette affaire, plutôt que la suppression d'images violentes ou « sexy » à la télévision. La question de la fonction de catharsis de la représentation de la violence ou de la sexualité à la télévision n'est d'ailleurs pas résolue. Mais il faut surtout prendre la mesure du fait que la violence a en réalité beaucoup régressé depuis les années 1930, à l'exception de quelques foyers qu'il faudrait soumettre à l'analyse. Il faudrait en effet analyser en des termes plus affinés la violence dans les banlieues, ainsi que celle qui se produit dans les établissements scolaires, où l'on a dénombré 81 000 actes de violence l'année dernière, mais ceci dans 5 % des établissements.

Il faut aussi développer des programmes éducatifs, comme le fait aujourd'hui France Télévisions en partenariat avec le ministère de l'Éducation nationale, qui labellise certaines émissions. Là encore la complémentarité entre l'écrit et l'écran est grande, il n'y a pas d'affrontement. Le Don Juan , de Marcel Bluwal, avec Michel Piccoli et Claude Brasseur, était génial ! Rien de mieux pour faire lire les élèves que de diffuser ce Don Juan ! Certains Misérables sont également excellents !

Je pense enfin que l'image des jeunes véhiculée par la télévision est très mal perçue par la jeunesse elle-même. Si l'on dit que « les jeunes se sont battus avec la police », on fait erreur : il s'agit de voyous, pas de « jeunes » ! Pour connaître quelques échantillons de jeunes à la maison, je sais très bien que cela n'est pas une image représentative de la jeunesse d'aujourd'hui. Ce que fait France Télévisions en partenariat avec le ministère de la Jeunesse - en diffusant des programmes courts qui montrent comment des jeunes peuvent s'engager dans le civisme, dans la vie d'entreprise, dans les conseils de jeunesse, dans le caritatif ou l'humanitaire - contribue à revaloriser l'image de la jeunesse aux yeux de l'opinion publique. Tout ce qui sera fait en ce sens ne pourra être qu'extrêmement positif.

Je crois donc que nous avons besoin de limites fines pour pallier les débordements ou les « dérapages » de la télévision, mais la critique doit être plus nuancée que celles que j'évoquais au début de mon propos : elle ne doit être ni radicale ni dévastatrice.

Troisième table ronde : quelles tendances ?

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page