12. Audition de l'Association nationale des élus de la montagne (ANEM) (6 mai 2003)

La mise en oeuvre de Natura 2000 soulève de nombreuses difficultés d'ordre juridique qui tiennent tant au texte originel de la directive Habitats qu'aux textes d'application auxquels celle-ci a donné lieu.

Cette directive est, aux yeux des élus, entachée de plusieurs irrégularités qui ont fondé le recours engagé par l'ANEM devant le Conseil d'Etat, auquel se sont joints la totalité des 71 communes de montagne des Pyrénées Atlantiques et plus de cent cinquante communes de montagne des différents massifs métropolitains. Les principaux moyens de ce recours portaient, d'une part sur l'absence d'étude préalable d'impact et de faisabilité (notamment financière), aucune trace d'un tel travail en amont n'ayant pu être retrouvé et, d'autre part, sur l'absence d'information des propriétaires. Or ce texte, qui a pour objet d'installer une qualification nouvelle de certains espaces qui aura des conséquences juridiques notables, notamment au regard du droit de propriété, n'a pas prévu de consulter les propriétaires et les gestionnaires des espaces en cause, portant ainsi atteinte au droit de propriété et méconnaissant également le droit des collectivités locales à leur libre administration, ces deux droits figurant parmi ceux que garantit la charte européenne des droits fondamentaux.

Force est de constater que par l'action des élus une concertation a été mise en place et la contractualisation a été généralisée. Reste l'écueil de la menace toujours possible de la voie réglementaire...

Si la transposition de la directive en droit français, de par son contenu, ne soulève guère d'objection puisque celui-ci a été élaboré en concertation avec les acteurs au sein du Comité national de suivi, il n'en va pas de même des moyens procéduraux utilisés. En effet, compte tenu d'un retard impressionnant de la France dans la transposition de directives européennes de toutes sortes, le gouvernement a demandé au Parlement l'habilitation de procéder par ordonnance. Le même texte législatif donnait ainsi toute latitude au gouvernement de transposer une cinquantaine de directives (et non des moindres, puisque certaines d'entre elles refondaient par exemple le code de la mutualité...) parmi lesquelles figurait la directive Habitats au sujet de laquelle un véritable débat parlementaire était attendu par l'ensemble des élus. Même si selon toute probabilité cet artifice procédural n'était pas le fait de la directive Habitats, les élus n'en ont pas moins été frustrés.

Il est assez fréquent que les actes législatifs ainsi pris par ordonnance ne soient pas ratifiés par le législateur, alors que d'un point de vue juridique strictement formel ils le devraient. Ils alimentent ainsi une « zone grise » d'actes de nature réglementaire de portée législative. La décision du Conseil d'Etat s'agissant du recours intenté par l'ANEM contre l'ordonnance de transposition a toutefois mis fin à cette analyse traditionnelle en considérant qu'en l'espèce on pouvait présumer la « ratification tacite » du législateur. Or, la fronde des élus s'agissant de Natura 2000 est suffisamment notoire pour établir, qu'en l'espèce, cette absence de ratification par le Parlement est délibérée et manifeste sa volonté de laisser à l'exécutif l'entière responsabilité de la mise en place de ce texte.

Il faut rappeler que les élus n'ont eu connaissance de la directive Habitats qu'en mars 1996 au moment où l'inventaire des sites potentiels du futur réseau Natura 2000 a été communiqué au Comité national pour la protection de la nature (CNPN), le gouvernement français ayant pris l'initiative et la précaution de consulter les collectivités concernées, selon les modalités d'un décret du 5 mai 1995. Ils découvrirent alors que des opérations d'inventaire avaient été conduites sur leur territoire sans qu'ils en aient été avertis. Outre que leur connaissance vécue du terrain aurait pu être utile à l'opération, cette collaboration aurait pu être l'occasion d'une première information pédagogique sur les tenants et les aboutissants de la directive. De surcroît, les inventaires des spécialistes du Muséum national d'histoire naturelle en charge de l'inventaire n'y suffisant pas, de nombreux volontaires d'associations de protection de la nature, bons connaisseurs de tel ou tel milieu ou espèce ont été requis, avec les failles que cela induit pour la cohérence du résultat global au niveau national. Enfin, conçu comme un simple outil scientifique, cet inventaire n'a pas été rendu accessible à la compréhension de tous et ses éléments ont été transmis aux communes en l'état avec des noms latins peu explicites et aucun commentaire sur les enjeux environnementaux soulevés. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les élus aient reçu leurs dossiers avec suspicion et réticence.

A la maladresse de l'inventaire, est venue s'ajouter celle du calendrier de consultation des élus. Alors que quatre années avaient été consacrées à la préparation de l'inventaire, l'avis des communes a été requis dans un délai de quatre mois à compter de la réception des dossiers qui sont en moyenne arrivés en mairie entre mai et juin 1996. Les conseils municipaux se retrouvaient donc contraints de délibérer dans des délais très brefs, concrètement avant la coupure de l'été, sur des dossiers techniques et incompréhensibles, sans avoir d'explications satisfaisantes ni sur les enjeux réels ni sur les implications concrètes à terme.

Le tollé fut tel que le Premier ministre gela l'application de la directive et interrogea la Commission de Bruxelles pour obtenir certaines clarifications. La réponse de cette dernière (mémorandum des 14 et 24 janvier 1997) a ainsi permis de confirmer que le classement en site Natura 2000 n'interdirait pas nécessairement la chasse, et que ces sites pourraient être gérés de façon contractuelle. Autant de précisions qui n'allaient pas d'elles-mêmes à la lecture du texte de la directive, et qui constituent des « garanties » à l'origine desquelles se trouve la contestation des élus et des socioprofessionnels.

Dès lors, le calendrier de la mise en oeuvre de la directive s'est trouvé largement dépassé au point d'être irrattrapable et, pour éviter les mises en demeure de Bruxelles, le gouvernement a depuis alterné prudence et précipitation. C'est ainsi qu'ont été transmis une première série de propositions de sites réputés « ne pas poser de problème » car faisant déjà l'objet d'un régime environnemental spécifique et pour l'essentiel relevant de la responsabilité de l'Etat, mais cette transmission fut par la suite annulée par le Conseil d'Etat au motif que les propositions n'avaient pas été soumises aux mêmes modalités de consultation que les propositions envisagées par la suite. Les avis formulés par les communes concernées par un projet de site Natura 2000 ont consisté dans leur quasi totalité à formuler des réserves, en raison de l'impossibilité d'obtenir des précisions sur les règles de gestion envisagées sur ces espaces.

L'ANEM pour sa part a eu une action et un discours constants. Au sein du Comité national de suivi, elle a défendu en permanence le droit de toute collectivité à s'opposer, pour des raisons sérieuses et objectives relevant de l'intérêt local, à l'établissement d'un site Natura 2000, et à défaut d'en être indemnisée, en cas d'enjeu environnemental majeur, à savoir la préservation d'une espèce ou d'un milieu excessivement rare qui n'existerait qu'à cet endroit. En d'autres termes, il est légitime sur un territoire donné de faire primer l'intérêt des collectivités humaines sur celui de l'animal. Si sur le principe, les ministres successifs de l'environnement se sont engagés à le faire respecter, on a vu plus haut que la réalité sur le terrain avait été malheureusement bien différente. L'ANEM a informé les collectivités sur les enjeux et le contenu de la directive en attirant leur attention sur la nécessité d'être présentes dans le processus afin de tenter d'en conserver la maîtrise, et en tout premier lieu de faire connaître leur réserve de principe non pas sur les objectifs poursuivis mais sur la procédure choisie et ses lacunes ou imperfections. Aujourd'hui encore, elle incite ses adhérents à participer de façon dynamique et constructive à l'élaboration des documents d'objectifs au sein des comités de pilotage, qui peuvent notamment conduire à rouvrir à l'exploitation des alpages délaissés, et à prendre une part active à ces négociations, en leur rappelant que ce rôle leur confère également le droit de rejeter le résultat final s'il ne leur convient pas et de le contester devant les tribunaux si jamais il est néanmoins adopté en l'état par le préfet.

En outre, dans le texte de la proposition de loi de modernisation de la loi montagne qu'ils vont déposer d'ici la fin de la session extraordinaire, les élus de montagne proposent de compléter ce dispositif sur deux points de principe importants :

- d'une part l'exigence de consulter les collectivités en leur communiquant non seulement le milieu identifié et le périmètre envisagé mais également les recommandations de bonne pratique qui y sont en principe associées et qui ont vocation à devenir à terme les règles de gestion retenues par le document d'objectifs ;

- d'autre part la nécessité de distinguer dans les financements des contrats Natura 2000, la part de la rémunération (pour la bonne pratique recherchée) de celle de l'indemnisation (pour l'atténuation apportée à l'exercice plein et entier du droit de propriété sur l'espace en cause).

Globalement, force est donc de réaffirmer que la communication a été très mal gérée. Si d'importants progrès ont été réalisés en ce domaine, c'est exclusivement en raison des réactions fortes des élus et des socioprofessionnels qui ont été initialement saisis de dossiers techniques et scientifiques peu accessibles et de projets de cartes insuffisamment précis et totalement muets sur la gestion exacte de ces délimitations.

Le dialogue qui s'est installé au sein des départements a pu virer au conflit dans de trop nombreux cas tant il était explicite dans le comportement de l'administration (qu'il s'agisse de préfets ou des DIREN) que toute opinion exprimée par les élus et les socioprofessionnels resterait in fine irrecevable au nom de l'objectivité scientifique et des objectifs de la directive supposés supérieurs.

Alors même que, de façon constante, tous les ministres qui se sont succédés à l'environnement à compter de Mme Corinne Lepage s'étaient engagés devant les membres du Comité national de suivi à ce que toute réticence exprimée par une collectivité sur un projet de site soit dûment pris en compte dans la définition de son périmètre. Relayant cet engagement auprès de ses adhérents, l'ANEM avait notifié à Mme Dominique Voynet en mars 1998 le cas de plus d'une centaine de communes de montagne qui considéraient ne pas avoir été entendues. Mais l'ANEM n'a jamais pu obtenir de réponse détaillée sur la façon dont la consultation s'était soldée pour les communes intéressées, ni même si elle avait été reprise, la ministre s'étant contenté de transmettre ces informations en préfecture sans demander à en évaluer les résultats.

Avec la mise en place des comités de pilotage, la préparation et la négociation des documents d'objectifs sur la base de référentiels techniques, on peut globalement considérer que l'application de la directive est en voie de pacification. Il faut toutefois se défier de tout optimisme béat, les élus n'ayant pas pour autant modifié leur analyse critique de ce texte, et surtout son acceptation reste toujours fortement conditionnée à deux facteurs déterminants :

- la capacité réelle des élus et des gestionnaires de terrains à faire valoir la préservation de leurs intérêts dans la rédaction des documents d'objectifs. En d'autres termes les règles de gestion à arrêter se doivent de ne pas remettre en cause les activités humaines développées jusque là ou bien de les indemniser en conséquence. Ainsi, on peut considérer que l'inclusion d'un territoire dans un site Natura 2000 pourrait avoir des conséquences en matière touristique, notamment sur les activités sportives de pleine nature qui enregistrent un fort développement ;

- les financements auxquels donneront accès les contrats Natura 2000 doivent représenter un réel avantage pour les gestionnaires. Le Fonds de gestion des milieux naturels (FGMN) se doit par conséquent de monter financièrement en puissance comme cela avait été promis lors de sa création, précisant au passage qu'il s'agit d'un type de financements publics qui aurait sans difficulté l'aval de Bruxelles.

Seul le respect de ces deux conditions permettra de s'assurer le concours actif des acteurs de terrain, sans lesquels il serait vain de croire que les objectifs de préservation des habitats d'intérêt communautaire puissent être atteints de façon réellement efficace.

*

* *

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page