III. LA PERSPECTIVE DES RELATIONS ENTRE LA TURQUIE ET L'UNION EUROPÉENNE

1. Les éléments à prendre en considération

Depuis la reconnaissance de son statut de candidat à Helsinki en 1999, la Turquie a mis en oeuvre de nombreuses réformes nécessaires au respect des critères de Copenhague. Pour autant, la route est encore longue et de nombreuses réformes suivront. De ce fait, la Turquie susceptible d'adhérer à l'Union européenne sera radicalement différente de la Turquie des années 80 ou 90. Au demeurant, il n'y a là rien de surprenant ; lorsque sont tombés les régimes communistes des pays de l'Est, au début des années 90, pouvait-on penser qu'une dizaine d'années plus tard, ces pays rempliraient les critères politiques et économiques de Copenhague nécessaires à l'adhésion ? Le processus d'adhésion est de ce point de vue un aiguillon constant sur le chemin de la démocratisation, des droits de l'homme, de la protection des minorités et de l'État de droit. L'ensemble de nos interlocuteurs ont d'ailleurs fortement et unanimement insisté sur le fait que c'était la perspective européenne qui avait d'ores et déjà fait tant évoluer la situation.

Parallèlement, l'Union européenne, au moment où la Turquie sera susceptible d'adhérer, sera bien différente de l'Europe des pères fondateurs. Au 1 er mai 2004, l'Union va compter vingt-cinq États membres ; avec la Bulgarie et la Roumanie, dont l'adhésion est envisagée pour 2007, l'Union regroupera vingt-sept membres . Aujourd'hui sont d'ores et déjà candidats la Croatie et l'ancienne République yougoslave de Macédoine. Pour la Croatie, la Commission européenne a recommandé au Conseil, le 20 avril 2004, l'ouverture des négociations d'adhésion.

Plus largement, les cinq pays des Balkans occidentaux non membres de l'Union européenne (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Croatie, ancienne République yougoslave de Macédoine et Serbie-Montenegro) se sont vu reconnaître la « vocation à adhérer à l'Union ». Le Conseil européen de Porto-Feira en juin 2000 a ainsi adopté des conclusions, dans lesquelles il indique en ce qui concerne les pays des Balkans occidentaux : « Tous les pays concernés sont des candidats potentiels à l'adhésion à l'Union européenne ». Sous présidence française, le Sommet de Zagreb du 24 novembre 2000 a réuni pour la première fois l'Union européenne et ces pays ; le Conseil européen de Nice en décembre 2000 a conclu à la suite de cette rencontre : « Une claire perspective d'adhésion, indiscutablement liée aux progrès en matière de coopération régionale, leur est offerte ».

Alors que l'Union décidait son élargissement à dix nouveaux États membres pour le 1 er mai 2004, elle adoptait également une politique de « nouveau voisinage ». Le Conseil européen de Thessalonique en juin 2003 inclut dans cette initiative l'Ukraine, la Moldavie, la Biélorussie, l'Algérie, L'Égypte, Israël, la Jordanie, le Liban, la Libye, le Maroc, l'Autorité palestinienne, la Syrie, la Tunisie et la Russie, en indiquant qu'à « un stade ultérieur, le Conseil examinera si les pays du Caucase du Sud pourraient également entrer dans le champ d'application de cette politique ». Si la délimitation du continent européen n'est finalement qu'une convention mouvante liée aux contextes historiques, l'Union a de fait défini en grande partie ses frontières en adoptant une politique de « nouveau voisinage » à la suite de son actuel élargissement.

Dans ce contexte, l'idée que l'on pouvait avoir de la construction européenne dans une Europe des Six ou des Douze ne peut plus - d'ores et déjà - être réalisée de la même manière. Jacques Delors indiquait d'ailleurs déjà en janvier 2000 qu'il ne croyait pas que « cette Europe à 27, et demain à 30 ou 32 quand la paix sera revenue dans les Balkans, puisse avoir des objectifs aussi ambitieux que ceux fixés par le traité de Maastricht. En revanche, cet ensemble peut, à travers la création d'un grand espace économique, la liberté des échanges, la multiplication des rencontres entre les populations et les responsables, contribuer à une meilleure compréhension entre les peuples ».

En ce qui concerne la Turquie, l'effondrement de l'Union soviétique et de ses satellites a redonné à ce pays toute sa place dans cette région du monde . En regardant une de nos cartes de l'Europe, la Turquie se situe à l'extrême sud-est, presque en « cul-de-sac ». Il s'agit en fait d'une déformation et d'un effet de la représentation que nous nous faisons du continent, car la Turquie est au centre de ce qui est parfois appelé l'Eurasie, aux limites du Proche et du Moyen-Orient, de l'Asie centrale, du Caucase et de l'Europe balkanique. Située au centre géographique de cette vaste zone, la Turquie dispose de l'économie la plus dynamique et d'une élite fournie et qualifiée . De plus, la Turquie bénéficie d'une position privilégiée dans la nouvelle configuration régionale de l'Asie centrale. Depuis la découverte des richesses énergétiques de la mer Caspienne , la question de leur transport vers les consommateurs finaux, les Occidentaux, a acquis une importance géostratégique. Trois possibilités d'évacuation sont ainsi ouvertes : soit par les ports iraniens du Golfe persique, soit par la Russie, soit par le Caucase. Seule la troisième solution permet d'éviter l'utilisation des infrastructures de deux zones déjà fortement productrices. Les compagnies occidentales et les États-Unis ont donc manifesté leur préférence pour la construction d'un nouveau pipe-line Bakou-Tbilissi-Ceyhan, Ceyhan étant une ville du sud de la Turquie proche de la frontière syrienne. Ce nouveau pipe-line, qui devrait entrer en service en 2005, passe uniquement par l'Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie et évite les ports de la mer noire et le passage des pétroliers par Istanbul et les détroits. Ceyhan est d'ores et déjà l'arrivée d'un oléoduc en provenance de Kirkouk, dans le nord de l'Irak. Ce complexe pétrolier constituera donc à partir de 2005 un pôle stratégique essentiel pour l'approvisionnement en pétrole de la planète .

De plus, la Turquie est parfois présentée comme le « château d'eau du Moyen-Orient », car, du fait de la présence de montagnes enneigées l'hiver et de fleuves, le potentiel hydrologique de la Turquie est important , en particulier au regard de celui des pays du Moyen-Orient. La Turquie est ainsi en mesure de déployer une « géopolitique de l'eau ». Pour Israël, un des seuls moyens pour faire face à sa pénurie d'eau est d'en importer par tankers. En août 2002, la Turquie et Israël ont ainsi signé un accord portant sur 50 millions de m 3 d'eau douce par an pendant vingt ans, soit une valeur d'environ un milliard de dollars au total.

Cet exemple permet de mesurer les particularités de la Turquie au sein des pays musulmans. Sous la direction d'Atatürk, la Turquie moderne s'est résolument tournée vers l'Occident. La Turquie et Israël ont ainsi signé en février et août 1996 deux accords de coopération militaire et d'échanges de haute technologie. Le Premier ministre turc qui était à l'époque Necmettin Erbakan, islamiste qui sera renversé quelques mois plus tard par les militaires, dut endosser ces accords sous la pression de l'armée et des États-Unis. Cette inclination n'est pas nouvelle. Déjà l'Empire ottoman avait accueilli les juifs lorsqu'ils furent chassés d'Espagne en 1492 ; de nombreux juifs furent également sauvés par la Turquie durant la seconde guerre mondiale. Les accords militaires actuels entre les deux pays sont certes ambigus pour un gouvernement islamiste, même modéré, mais ils sont un exemple du rôle géostratégique que peut jouer la Turquie dans cette région.

Enfin, la Turquie est un pays musulman, mais dont la laïcité est encore plus stricte qu'en France . Si l'application des droits de l'homme doit encore être améliorée, c'est aussi une démocratie, où des élections pluripartisanes se déroulent régulièrement et dans des conditions satisfaisantes. Dans ce contexte, on ne peut douter que l'ensemble du monde musulman, pour divers qu'il soit, regarde avec attention la manière dont l'Union européenne examine la candidature de la Turquie. Laisser penser que le critère religieux serait pris en compte d'une quelconque façon pourrait ainsi se révéler dramatique pour l'Europe et pour cette région du monde. Le chancelier Schröder déclarait ainsi durant sa visite en Turquie fin février 2004 : « Une Turquie qui réconcilie la démocratie, les droits de l'homme et l'islam pourrait devenir un modèle pour d'autres pays islamiques dans notre voisinage, ce qui serait un gain important pour l'Europe en termes de stabilité et de sécurité ».

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