2. L'idée d'un « partenariat  privilégié »

À la fin de l'année 2003, les Turcs émigrés sont plus de trois millions selon les chiffres fournis par le ministère turc des affaires étrangères, principalement installés en Allemagne (2,4 millions, soit entre 28 % et 30 % des étrangers en Allemagne), en France (326 000, soit 5 % des étrangers), aux Pays-Bas (323 000, soit 16 % des étrangers), en Belgique (134 000, soit 8 % des étrangers) et en Autriche (133 000). La communauté turque représente donc une communauté significative en Allemagne, d'autant plus que plusieurs centaines de milliers d'entre eux sont devenus allemands à la suite du changement des lois sur la nationalité.

Notre visite en Turquie a eu lieu au même moment que la visite du chancelier Gerhard Schröder, qui a alors déclaré : « Le processus de réformes en Turquie est sur la bonne voie. La Turquie peut en tout cas compter sur le soutien de l'Allemagne. Si Günter Verheugen [commissaire européen chargé de l'élargissement] demande notre opinion, nous allons la lui donner et il est clair qu'elle sera positive ». Ce soutien massif est cependant contrebalancé par la position du principal parti d'opposition en Allemagne. La Présidente de la CDU, Mme Angela Merkel, s'est elle-même rendue en Turquie en février 2004 et a proposé comme alternative à l'adhésion un partenariat « spécial » ou « privilégié » à la Turquie. Cette idée, déjà proposée, a toujours reçu une fin de non-recevoir catégorique des autorités turques. Le Premier ministre turc, M. Erdogan, a ainsi déclaré à la suite de son entretien avec Mme Merkel : « Un partenariat spécial ne figure pas à notre agenda. Ce n'est pas même une chose que nous sommes prêts à considérer ».

Le gouvernement britannique a la même position que le gouvernement allemand. A plusieurs reprises, M. Jack Straw, ministre des Affaires étrangères, a apporté un soutien clair à la candidature turque à l'Union européenne, en particulier depuis les attentats d'Istanbul en novembre 2003. Il a par exemple déclaré le 23 mars 2004 : « Nous pouvons soit attirer la Turquie vers la famille européenne soit l'écarter. Il n'existe pas de demi-solution. L'Union européenne bénéficiera grandement de l'intégration de la Turquie, qui est stratégiquement très importante. L'exemple d'une Turquie démocratique, jouissant d'un succès économique, ancrée en Europe, sera une inspiration pour beaucoup d'autres dans le monde musulman. Si nous croyons - et je le crois fortement - que la force de l'Europe ne repose pas sur un club judéo-chrétien, mais sur la diversité des traditions de valeurs communes et universelles, nous devons remplir nos engagements envers la Turquie ».

La Turquie connaît déjà une union douanière avec l'Union européenne, mais cet accord exclut les produits agricoles et les services. Dans ce domaine, un partenariat privilégié pourrait consister en une intégration complète de l'économie turque dans le marché unique. Cependant, la faiblesse de conception de cette union douanière est que le partenaire, en l'occurrence la Turquie, doit aligner sa législation sur la législation communautaire sans pour autant participer au processus de décision européen . Ainsi, afin d'assurer un bon fonctionnement de l'Union douanière, la Turquie a dû reprendre une bonne partie de l'acquis communautaire, notamment dans les secteurs des douanes, de la politique commerciale, de la concurrence et de la propriété intellectuelle, industrielle et commerciale. Par exemple, l'article 13 de l'accord d'union douanière prévoit :

«  1. La Turquie s'aligne, à la date d'entrée en vigueur de la présente décision, sur le tarif douanier commun à l'égard des pays non membres de la Communauté.

2. La Turquie modifie son tarif douanier, chaque fois que cela est nécessaire, pour l'adapter aux modifications du tarif douanier commun ».

Cette particularité explique d'ailleurs en partie les difficultés d'application de l'union douanière, la Turquie imposant régulièrement des barrières non tarifaires aux importations européennes.

Si le partenariat privilégié signifie la participation à certaines politiques communes, il ne peut s'agit que de politiques encore marginales dans le budget européen comme la politique de la recherche ou de l'éducation. La participation à la politique agricole commune ou à la politique régionale, qui représentent environ 80  % du budget européen, ne semble pouvoir se faire pour des raisons diverses que si le pays est un membre à part entière. Comment accepter les contraintes de la politique agricole commune sans en partager les décisions ? Comment faire participer à la politique de cohésion, censée marquer la solidarité entre les États membres, un pays non membre ?

La participation de la Turquie aux deux autres piliers que constitue la construction européenne - justice et affaires intérieures, politique étrangère et de sécurité commune - pourrait plus facilement d'un point de vue technique faire l'objet d'un partenariat privilégié, car il s'agit de domaines déjà à dominante intergouvernementale et non communautaire. Si la Turquie respecte pleinement les droits fondamentaux de l'Union européenne, elle peut même apporter une solide expérience en matière de lutte contre le terrorisme par exemple. Les attentats d'Istanbul en novembre 2003 montrent la nécessité d'une coopération large en ce domaine. Le secteur de la justice et des affaires intérieures représente un transfert de souveraineté important et sensible, qui ne peut s'entendre que si l'ensemble des partenaires se trouvent sur un pied d'égalité.

La contribution turque en matière de politique étrangère et de défense pourrait être encore plus décisive : la Turquie entretient la deuxième armée de l'OTAN en nombre de soldats, elle participe à de nombreuses missions de maintien de la paix dans le cadre de l'ONU ou de l'OTAN (Balkans). Elle a historiquement une politique étrangère et de défense dynamique et globale. Celle-ci est aujourd'hui encore largement liée aux Etats-Unis, mais elle ne l'est pas irrémédiablement, comme l'a montré le rejet par le Parlement turc le 1 er mars 2003 d'un stationnement de troupes américaines dans le sud-est du pays pour l'ouverture d'un front nord dans la guerre en Irak. Les autorités turques nous ont d'ailleurs fait part leur souhait de participer à une Europe, capable de développer une politique étrangère et de défense forte. Cependant, pour la Turquie, quel pourrait être l'avantage de participer à un tel partenariat privilégié sans être membre de l'Union européenne, alors qu'elle est déjà un membre important de l'OTAN ?

Le contenu d'un partenariat privilégié est donc problématique. Au surplus, cette idée ne répond pas aux très fortes attentes actuelles des autorités et de la population turques. Proposer à la Turquie un « partenariat privilégié » sans même ouvrir les négociations pourrait passer pour une nouvelle rebuffade et avoir des conséquences peu mesurables sur le pays et sa région. Sans perspective européenne satisfaisante, on pourrait craindre que le gouvernement ne soit déstabilisé, car l'ensemble de sa politique est axé sur l'Europe. Seuls les extrémistes pourraient y gagner, ce qui aurait pour effet de remettre l'armée au premier plan de la vie politique.

« Mais où se trouve la Turquie ? En Asie ou en Europe ?

Entre les deux, bien sûr. Il faut pourtant trancher :

l'Union européenne ne connaît ni marches,

ni glacis, ni statut intermédiaire : on est dedans ou dehors.

La candidature de la Turquie à l'Union européenne en 1987

montre qu'un choix a déjà été effectué : la Turquie se veut européenne ».

Introduction d'Olivier Roy, in La Turquie aujourd'hui, un pays européen ?

Ouvrage dirigé par Olivier Roy (2004).

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