Rapport d'information n° 37 (2005-2006) de MM. Gérard DÉRIOT et Jean-Pierre GODEFROY , fait au nom de la mission commune d'information, déposé le 20 octobre 2005

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N° 37

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2005-2006

Annexe au procès-verbal de la séance du 20 octobre 2005

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la mission commune d'information (1) sur le bilan et les conséquences de la contamination par l'amiante ,

Par M. Gérard DÉRIOT,

Rapporteur,

et

M. Jean-Pierre GODEFROY,

Rapporteur-adjoint.

Tome II : Auditions

(1) Cette mission commune d'information est composée de : M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président ; M. Gérard Dériot, rapporteur ; M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint ; MM. Paul Blanc, Jean-Léonce Dupont, Roland Muzeau, Mmes Janine Rozier, Michèle San Vicente, vice-présidents ; M. Gilbert Barbier, Mme Sylvie Desmarescaux, secrétaires ; M. Bernard Angels, Mme Marie-Christine Blandin, M. Philippe Dallier, Mme Michelle Demessine, MM. Jean Desessard, Ambroise Dupont, Pierre Fauchon, Bernard Frimat, Georges Ginoux, Francis Giraud, Alain Gournac, Mmes Adeline Gousseau, Françoise Henneron, Marie-Thérèse Hermange, M. Roger Madec, Mme Catherine Procaccia, MM. Henri de Richemont et Jean-Marc Todeschini.

Santé publique.

PROCÈS-VERBAUX DES AUDITIONS

Présidence de M. Jean-Marie VANLERENBERGHE, président

Audition du professeur Claude GOT
(16 février 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Mes chers collègues, il n'est pas nécessaire de présenter le professeur Got. Les nombreux rapports pour lesquels vous avez été sollicité, monsieur le professeur, nous ont fait connaître votre nom et votre réputation. Vous avez rédigé en 1998 un rapport sur la question du risque et les problèmes de santé posés par l'amiante en France. Nous avons donc souhaité vous entendre pour faire le point sur le problème avant de commencer à lancer des auditions importantes.

Je vous rappelle que notre mission est chargée d'évaluer le bilan et les conséquences de la contamination par l'amiante.

Monsieur le professeur, vous avez la parole.

M. Claude Got - Merci.

Le problème est si vaste que je pourrais vous parler des heures durant de l'amiante ; or, si j'ai bien compris, votre idée est de faire le point sur la situation actuelle, comprendre comment on a géré ce problème au cours du dernier siècle, probablement ce qu'on peut faire pour tenter à la fois d'améliorer la gestion du risque, qui existera pendant encore quelques dizaines d'années et, éventuellement, savoir comment éviter de voir se reproduire des erreurs de gestion de ce type - car il s'agit bien d'une erreur de gestion.

Vous dites qu'il n'est pas nécessaire de me présenter. Je vais quand même le faire pour préciser que, dans cette procédure de l'amiante, et en général dans les procédures de gestion de connaissances de santé publique par des décideurs administratifs et politiques - où je me situe en quelque sorte -, mon activité de recherche s'exerce dans le domaine de la sécurité routière.

Au début des années 1970, Mme Simone Veil m'avait demandé d'entrer au Comité d'études sur l'alcoolisme ; c'est là où j'ai vu le rôle et l'importance des structures intermédiaires entre la connaissance et la décision politique.

Ensuite, j'ai pu entrer dans son cabinet, puis dans celui de Jacques Barrot et voir comment travaillait le ministère de la santé, ce qui est difficile parce qu'il a beaucoup de choses à gérer et qu'il a du mal à le faire. Il a peu de moyens et est souvent dépassé par les tâches qui lui incombent.

Quand une situation de crise apparaît, habituellement, on demande soit à un groupe - une commission - soit à un expert de donner un avis sur ce qu'il est possible de faire à un moment donné. C'est souvent dans cette situation-là que je me suis trouvé parce que je connaissais le fonctionnement du ministère, que je savais ce qu'étaient une loi, un décret, une circulaire et la complémentarité des organismes qui jouent un rôle dans le maintien d'une santé dite publique.

On m'a souvent demandé, non pas d'avoir une activité d'expertise dans mon domaine de connaissances, qui est la sécurité routière ou, d'une façon générale, l'épidémiologie de l'alcoolisme ou du tabagisme, mais de donner des avis sur des systèmes organisationnels.

Par exemple, le rapport sur le sida que m'avait demandé M. Evin était typiquement un rapport organisationnel. Je n'étais pas un spécialiste du sida, mais la question qui m'était posée était : « Comment mieux organiser l'État face à la gestion de cette maladie nouvelle ? ».

C'est donc le problème qui m'était posé à propos de l'amiante. A l'époque, il y avait déjà eu des décisions importantes de prises, puisqu'en aval du rapport d'expertise sur les connaissances, qui était le rapport de l'INSERM, il y avait eu une décision de Jacques Barrot, qui était l'interdiction de l'usage de l'amiante à partir du 1 er janvier 1997.

Une alternance est ensuite survenue dans la majorité parlementaire à l'Assemblée, et la question qui m'a été posée en 1998 par Bernard Kouchner et Martine Aubry était : « Après l'interdiction de l'usage de l'amiante, que peut-on faire ? Quels enseignements peut-on tirer du dysfonctionnement du système médecine du travail/maladies professionnelles et de l'indemnisation des maladies professionnelles dans le cadre particulier des maladies liées à l'amiante ? Que peut-on faire pour les bâtiments, le diagnostic amiante, la sécurité sanitaire des années à venir ? ».

Chaque Français a, en effet, environ 80 kilos d'amiante en moyenne autour de lui, certains en ayant beaucoup plus que d'autres.

C'est à ce moment-là que j'ai pu rencontrer un certain nombre d'acteurs ou de victimes de cette situation, résultat d'un siècle d'usage très large de l'amiante par l'industrie, pour essayer d'en tirer des conclusions et voir comment tenter de réduire les dommages à venir ou d'indemniser les dommages existants.

On peut résumer l'histoire de l'amiante de façon très brève. Le début de l'usage industriel correspond au XIX e siècle. Dès le début, on voit le risque pour les poumons : l'absorption de fibres produisait une fibrose, une sclérose pulmonaire, une réaction inflammatoire et une induration du poumon, qui ne pouvait plus, si elle était intense, assurer ses échanges, et les gens finissaient par mourir d'insuffisance respiratoire.

Ces faits ont été documentés très rapidement. En 1906, on cite en particulier le travail de M. Auribault, qui travaillait dans le Calvados. C'est dans la région de Condé-sur-Noireau qu'il y a eu les premiers usages industriels de l'amiante, des tissages utilisant cette fibre minérale. Il avait publié un travail montrant l'intensité des dégâts et, déjà, l'importance de la mortalité.

Il s'agissait uniquement, à l'époque, du problème de l'insuffisance respiratoire, un peu comme dans les mines où l'on avait l'habitude de voir des mineurs mourir de silicose.

On peut dater du début des années 1930 l'apparition de connaissances sur le risque de cancer du poumon. En 1931, une étude d'un Anglais qui s'occupait des statistiques de médecine du travail au ministère anglais du travail avait montré que l'accroissement du risque de cancer bronchique était considérable chez les travailleurs de l'amiante.

Assez curieusement, ces constatations n'ont pas provoqué, pas même en Grande-Bretagne, d'énormes modifications de comportements et l'on voit déjà se dessiner un problème que l'on a toujours connu depuis avec l'amiante, celui de la difficulté de se situer dans l'acceptation d'un risque social professionnel, à une époque déterminée. On accepte en effet la mort au travail d'une façon différente en fonction des époques.

On l'a dit aussi pour le risque à la guerre : la façon dont on mourrait à la guerre de 1914 n'était pas la même que lors de la guerre de 1939-45. Lorsqu'on voit le comportement des Américains dans la guerre du Golfe, on se rend compte qu'on est encore à une échelle différente dans le refus d'une mort si on a la capacité de mettre des moyens en oeuvre pour l'éviter.

Dans l'amiante, il est difficile de juger en 2005 la façon dont on réagissait à ces époques-là face au risque professionnel - on le voit bien si on fait la comparaison plus évidente avec la silicose.

On avait des moyens de prévenir la silicose dans les années 1930, 1940, 1950, quasiment jusqu'à la fin de l'exploitation charbonnière en France, mais c'est surtout dans les dernières décennies que ces méthodes ont été mises en oeuvre, alors qu'elles étaient parfaitement identifiées bien avant. On a le même phénomène avec l'amiante.

Des années 1930 jusqu'aux années 1950, le risque de cancer pulmonaire est bien documenté, et on admet habituellement que c'est en 1955 que cette phase de connaissances se termine, avec une étude anglaise de Peto, qui chiffre un risque relatif de façon précise. On connaît bien Peto dans le domaine de l'épidémiologie, puisqu'il a également documenté au même moment le risque lié au tabac.

Il avait défini le sur-risque des travailleurs de l'amiante comme étant multiplié par un facteur 17 par rapport à quelqu'un qui n'était pas exposé à cette fibre.

Il est assez curieux, dans le domaine de l'élaboration des connaissances, de voir que la connaissance du cancer pleural est arrivée après la connaissance du risque de cancer bronchique. C'est assez paradoxal, puisque le cancer de la plèvre est quasiment spécifique de l'amiante, alors que le cancer bronchique a de multiples déterminants, en particulier la cigarette, de loin la première cause de cancer bronchique.

Ce cancer très rare, le mésothéliome pleural, qui était connu, on estime qu'avant l'usage de l'amiante, il y en avait un par million d'habitants et par an dans un pays comme la France - un cancer exceptionnel donc. Quand un pathologiste voyait un mésothéliome au début du siècle dernier, il se disait : « Voilà une tumeur rarissime ; je n'en verrai peut-être qu'une dans ma carrière ».

A partir de la fin des années 1950, et surtout à partir de 1960, jusqu'en 1965, on a vu plusieurs équipes de chercheurs, en Afrique du Sud, où il y a des mines d'amiante, mais également aux États-Unis, documenter le risque de cancer pleural lié à l'amiante.

Je date souvent la période où l'on a à peu près tout connu du risque lié à l'amiante en me référant à un congrès qui s'est tenu à New York en 1965, et qui s'est concrétisé par un énorme volume de 732 pages, qui n'est pas loin d'ici, à la bibliothèque de la faculté de médecine. Tous les spécialistes mondiaux du risque amiante étaient là et chacun a expliqué ce qu'il savait des risques liés à l'amiante, avec des études épidémiologiques précises.

Dans ce volume, pratiquement, il y a toute la connaissance dont on a besoin pour gérer le risque amiante. Or, on est en 1965.

Les phrases utilisées ne sont pas dans le rapport que j'ai fait en 1998-1999. Ce n'était pas la question qui m'était posée, mais deux ans après ce rapport, un juge d'un tribunal des affaires de sécurité sociale de Meaux m'a demandé de reprendre la chronologie de la connaissance du risque lié à l'amiante, parce qu'il avait besoin de situer la responsabilité d'une entreprise dans une période qui était antérieure à celle que l'on avait l'habitude de prendre en considération. Il me demandait de lui préciser ce qui se savait dans cette période 1960-1975, qui était la période d'exposition de cet homme, mort d'un mésothéliome.

J'ai dû à ce moment essayer de me resituer chronologiquement dans ces périodes, en particulier avec ce document de 1965. Je dois dire que j'ai été surpris parce que je ne pensais pas que les points qui se sont révélés ensuite les plus importants étaient aussi explicitement connus dans ce rapport.

C'est une affaire maintenant jugée et il ne doit pas y avoir de problèmes de confidentialité concernant une expertise demandée par un juge et remise au tribunal. Je vous donnerai le texte intégral de cette expertise assez longue, qui cite en les reproduisant exactement en anglais, avec la traduction, les phrases du rapport de 1965.

Il s'agit du plus gros problème de sécurité au travail que l'on n'ait jamais connu et l'on est sûr d'avoir un problème avec une population beaucoup plus important que la population exposée au risque. En effet, pendant longtemps, on a entendu des affirmations qui limitaient le risque amiante à des ouvriers qui étaient lourdement exposés aux fibres avant les premiers textes réduisant les taux maximum auxquels on pouvait être exposé dans une entreprise.

Ce sont des décisions relativement récentes qui, pour la France, remontent à 1977, même si l'Angleterre avait commencé à fixer des limites en 1931, 40 ans avant. Pour les États-unis, cela remonte à 1946.

Il y a donc une chronologie qui n'est pas synchrone dans les différents pays et il y a une discordance entre l'apport de la connaissance scientifique en ce milieu des années 1960 et la prise en compte par l'ensemble des décideurs, aussi bien dans les entreprises qu'au niveau administratif ou politique, dans les différents pays qui utilisaient beaucoup l'amiante.

Autre élément important, déjà dans ce rapport de 1965 : les mesures de concentration de fibres d'amiante dans l'air étaient adaptées à la prévention de la fibrose, de l'asbestose, mais pas à la prévention du cancer. C'est une notion qui a émergé à nouveau en France très récemment, dans les derniers mois.

On a vu des associations, comme l'ANDEVA, s'approprier cette connaissance et dire que les décisions de 1977 n'étaient pas adaptées, car on avait déjà tout un ensemble de connaissances épidémiologiques montrant que des gens qui n'étaient pas directement au contact de l'amiante avaient développé des mésothéliomes. Or, là, on ne pouvait pas discuter l'attribution à l'amiante, à cause du caractère très spécifique du mésothéliome, qui pose des problèmes d'attribution à un agent causal beaucoup plus simple que le cancer bronchique.

La lecture de textes dans des revues de médecine du travail sur les mesures que l'on devrait prendre pour assurer la précaution optimale est également importante.

Il y a là un article d'un médecin du travail, M. Dehrs, qui, en 1931, expliquait qu'une machine devait être enclose pour éviter d'empoussiérer un local et que, si l'on ne pouvait le faire, on pouvait alimenter les travailleurs avec un système de tuyaux leur apportant de l'air frais - en gros, des scaphandres ou des systèmes d'apport d'air pur quand on travaillait dans une atmosphère riche en amiante.

Quand j'avais fait le rapport, j'avais visité des centres de formation au désamiantage : ce sont exactement les techniques mises en oeuvre. A Jussieu, où il y a en permanence un chantier de désamiantage, celui-ci est mis en dépression pour qu'il n'y ait pas de particules qui partent dans l'environnement. Dans les cours de Jussieu, il y a moins d'amiante qu'il n'y en avait il y a 20 ans, quand les plaquettes de freins étaient faites en amiante et qu'il existait une pollution environnementale mesurable non négligeable.

A l'intérieur du chantier en dépression, les ouvriers travaillent avec des combinaisons étanches et une induction d'air pur pompé à l'extérieur leur permet de respirer avec un taux de fibres pratiquement nul.

Ces moyens étaient donc décrits en 1930 dans une revue de médecine du travail. Le scaphandre est une découverte de la fin du XVIII e siècle mais, au XIX e siècle, on savait faire des scaphandres, avant que Cousteau n'invente le scaphandre autonome.

On voit donc que la connaissance sur le risque est bonne depuis environ 40 ans, que les moyens à mettre en oeuvre sont décrits, que l'insuffisance d'une sécurité fixée par le taux de fibres dans l'air est reconnue et exprimée dès 1965.

La notion de taux n'a toutefois pas de sens pour la plupart des gens exposés professionnellement. Si l'on peut comprendre que cela a un sens de mesurer un taux dans un local fermé, où le travail est un travail de routine, relativement stable quant à l'usage de l'amiante - et encore lorsque des sacs sont vidés sans précautions - par contre, pour le flocage de Jussieu, quel sens peut avoir un taux limite dans l'air ?

La moitié des ouvriers qui ont fait des flocages à La Défense, à Jussieu, sont morts ; lorsque je les ai rencontrés, ils m'ont dit : « On ne voyait jamais personne venir sur notre chantier voir ce qui se passait. On ne voyait jamais un médecin du travail, ni d'inspecteur du travail. On voyait un nuage qui était projeté par les machines qui nous servaient à floquer et, parfois, on ne voyait même pas celui qui travaillait à 3 ou 5 mètres de nous ».

A cette époque, on voit bien qu'il y avait une discordance complète entre le risque documenté et l'attitude qui pouvait exister dans les entreprises, dans les pratiques professionnelles, pour essayer de réduire ce risque. Il y avait vraiment une acceptation du risque liée à une sous-estimation considérable de son intensité. On connaissait le risque, mais c'était un produit familier.

Il faut - c'est peut-être le point le plus important - une trentaine d'années d'exposition pour développer un mésothéliome. Les médecins du travail ne voyaient donc pas mourir les ouvriers de leurs entreprises !

C'est évident quand on lit le texte qui a été publié dans la Revue du praticien par un médecin du travail d'Amisol, une entreprise de Clermont-Ferrand, resté célèbre par son inaptitude totale à gérer le risque amiante dans ses usines textiles, qui dit qu'on surévalue le risque amiante et qu'il ne voit pas de personnes malades de l'amiante dans son entreprise.

A l'évidence, les gens qui étaient exposés à Amisol ont commencé à développer leur cancer plus tard. 30 ans, c'est long. Cet élément chronologique est important en santé publique. On voit la même chose avec le tabac : un adolescent ou un jeune adulte à qui vous expliquez qu'il risque de développer un cancer du fumeur 20 ans après le début de son intoxication n'imagine pas la rapidité de l'existence. L'idée qu'on puisse avoir 50 ans n'est pas une idée qui l'effleure tous les matins ; pourtant, 30 ans c'est vite passé !

Cet ensemble de circonstances fait que, dans l'ensemble des pays industrialisés, le risque lié à l'amiante a été sous-estimé davantage dans certains pays que dans d'autres. On n'a pas été les pires ; on n'a pas été les meilleurs. Je pense que l'on se situe plutôt dans une mauvaise moyenne. L'Angleterre, les États-unis, l'Allemagne, l'Autriche, la Hollande ont mieux géré le risque amiante que nous, mais la majorité des pays dans le monde utilisent encore l'amiante.

Juste au moment de cette mission, j'étais allé au Québec qui nous poursuivait devant l'OMC pour avoir décidé l'arrêt de l'usage de l'amiante en France à partir de janvier 1997 ; ce qui est curieux, c'est que la France, et elle seule, avait été expressément visée par cette plainte, alors que d'autres pays avaient déjà interdit l'amiante, ce qui montre bien que le gouvernement fédéral canadien n'était peut-être pas mécontent de ce conflit franco-québécois.

Quand j'étais allé visiter les mines de Thetford et d'Asbestos, on m'avait tenu le discours qui était celui des industriels de l'amiante des années 1970 en France : « On peut avoir un usage sécuritaire de l'amiante ». Pour moi, il ne s'agissait pas d'un usage sécuritaire de l'amiante. Beaucoup de pays utilisent encore l'amiante en recourant à des conditions de protection très importantes dans l'industrie, ce qui fait que le risque n'existe pratiquement plus au niveau industriel, alors que les produits fabriqués sont presque uniquement réalisés à partir d'amiante-ciment.

C'est en effet la façon la moins chère d'armer un tuyau à moindre coût, car tous les produits de remplacement qui existent ont un inconvénient : il faut les produire avec de l'énergie, et plus le coût du pétrole augmente, plus les produits de remplacement augmentent.

L'énorme cratère de Thetford ou d'Asbestos est impressionnant : c'est un trou qui fait plus que l'ensemble du jardin du Luxembourg. On y voit, en bas, de tous petits camions dont on s'aperçoit, quand ils montent, que leurs roues sont de la moitié de la hauteur de cette pièce ! Il suffit de creuser, de concasser et de ventiler pour récupérer la fibre.

On comprend donc que le coût de production d'un minéral aussi présent dans certains endroits du globe a été un atout extraordinaire pour l'industrie, parce qu'elle avait une matière première à très bas prix, avec des qualités extraordinaires de résistance mécanique et à la chaleur qui ont fait la gloire de l'amiante. Si ce produit n'avait pas eu autant d'avantages, les industriels auraient utilisé autre chose, en particulier à partir du moment où ils voyaient le risque.

Il y a tout de même eu une forme de négation de cette réalité du risque par les industriels que l'on voit bien à travers des épisodes qui sont maintenant bien connus, parce que, dans cette histoire, qui est longue, on n'a pas encore tout compris et on n'a pas encore tous les documents.

C'est peut-être une des questions que je vous poserai : jusqu'où peut aller l'investigation pour comprendre ? Je rencontre souvent les associations de familles de victimes, des veuves. On voit bien actuellement qu'il y a, dans une société très sûre, une volonté de comprendre dès qu'un facteur d'insécurité s'est manifesté et que les victimes ou leur famille estiment que la gestion du risque n'a pas été correctement assurée.

On voit émerger des questions -certaines ont des réponses, d'autres n'en ont pas- sur la disponibilité des produits de remplacement.

Malye, qui n'a pas toujours écrit des choses extraordinaires sur l'amiante, est le journaliste qui connaît le mieux ce sujet en France ; beaucoup de ses documents sont originaux. Il raconte que les frères Blandin floquaient les charpentes métalliques des bâtiments pour les protéger contre l'incendie - c'est l'histoire de Pailleron et de l'effondrement rapide de toutes les structures métalliques qui n'étaient pas protégées.

Très vite, les frères Blandin s'étaient rendu compte que l'amiante était dangereux. Ils ont ainsi floqué avec des fibres de verre d'une grande résistance à la chaleur une partie du RER parisien, ce qui a évité d'avoir à le désamianter ensuite.

Manque de chance, au début des années 1970, première crise de l'énergie ! Le prix du pétrole augmente. Ils sont en difficulté financièrement parce qu'ils étaient moins compétitifs que ceux qui floquaient avec des fibres que l'on obtenait simplement en creusant la terre. Finalement, ils ont été rachetés par des industriels de l'amiante qui n'ont pas continué à utiliser les techniques des frères Blandin mais ont utilisé l'amiante.

On voit bien dans des faits comme cela qu'à un moment donné, un intérêt économique est passé devant un intérêt que l'on peut qualifier de santé publique.

Cela ne me heurte pas. Tous les intérêts, dans une société composée de différents membres, ne sont pas communs et c'est le rôle de l'État et de l'administration d'arbitrer et de dire à un groupe : « Vous ne pouvez continuer à agir comme cela parce qu'il y a un risque important documenté. On peut faire autre chose. On doit arrêter d'utiliser l'amiante pour des activités où elle n'est pas indispensable ».

Le plus gros problème qui s'est posé à partir du début des années 1970, jusqu'à l'interdiction de l'amiante en France, en 1997, a été de savoir qui gérait ce problème, qui donnait des conseils, quelle était la qualité de connaissance exprimée dans ces conseils. Étaient-ils fiables ? Est-ce que le Gouvernement, l'administration, se sont entourés de tous les conseils nécessaires pour prendre la bonne décision ?

La réponse est non mais, depuis, on a beaucoup appris. La difficulté est de vous resituer dans ces années-là. Depuis, il y a eu le sida, l'hormone de croissance, l'amiante, le sang contaminé, les hémophiles, car le sida est quelque chose d'assez complexe qui n'a pas touché que le problème de la transfusion.

Tous les acteurs du système, les médecins, l'administration comme les ministres, après cette période, qui a commencé au début des années 1980 et qui s'est achevée pour moi en 1995, ont eu des réactions complètement différentes. Vous avez créé l'Institut de veille sanitaire, qui a eu du mal à se mettre en route mais qui commence à mieux marcher, les grandes agences comme l'AFSSAPS ou l'AFSSA.

A l'évidence, les techniques de gestion de cette période ne sont plus celles maintenant mises en oeuvre pour essayer de faire de l'expertise. Je suis en plein là-dedans parce on m'a demandé de rédiger un « Que sais-je » sur l'expertise en santé publique. Cela fait partie des éléments que j'essaie d'expliquer, qui est l'évolution dans la capacité d'une administration -et en aval, des décideurs politiques- à exploiter la connaissance.

Dans l'amiante, on a en effet l'impression que l'un des problèmes a été l'incapacité de passer de la connaissance à l'acte, par un manque d'aptitude à quantifier l'importance des dégâts.

Le niveau actuel de risque est de 3.000 morts attribués à l'amiante chaque année en France, ce qui est considérable. Or, il a fallu du temps pour avoir des évaluations quantifiées du risque de mort liée au cancer développé chez les gens exposés à l'amiante.

Quand, au début des années 1980, après la crise de la fin 1977, le Centre international de recherche sur le cancer a dit que l'amiante était un produit cancérogène, on l'a classé officiellement avec un ensemble de réglementations.

L'Europe, qui n'a pas été très active dans ce domaine, commence à faire des directives sur l'amiante, avec des taux un peu comme dans les textes de 1977 en France. Mais se pose une question : comment suivre ce problème qui est clairement identifié depuis la fin des années 1970 au niveau politique, en particulier à la suite d'un conflit qui est venu de la réunion du Centre international de recherche sur le cancer, à Lyon, qui a fait venir un certain nombre de spécialistes de l'amiante ? C'est à ce moment-là qu'on voit, pour la première fois, l'amiante apparaître dans les médias, au journal télévisé, le soir. J'ai pu avoir les retranscriptions. Tout est très bien archivé. C'est passionnant de relire tout ce qui se disait.

Ainsi, Jean Bignon, un pneumologue qui connaissait probablement le mieux le problème de l'amiante en France et qui, ayant pris la parole après ce congrès organisé par le CIRC, avait été agressé par l'industrie de l'amiante qui lui reprochait de vouloir mettre au chômage des dizaines de milliers de personnes et lui disait : « Vous êtes un scientifique irresponsable. Vous voyez un petit bout du problème. Bien sûr, il y a des cancers liés à l'amiante et des asbestoses, mais vous ne pouvez pas mettre cela sur la place publique au journal de 20 heures ! ». On a les textes qui ont été publiés : la position de l'industrie était extrêmement dure vis-à-vis de ces scientifiques « irresponsables ».

L'histoire de Jean Bignon est assez extraordinaire, puisque, 20 ans après, dans une autre émission télévisée, on lui a reproché d'avoir été le scientifique qui n'a pas tiré suffisamment la sonnette d'alarme et qui a laissé le risque amiante atteindre le volume qu'il a pris ensuite par ses carences à le mettre au premier plan - un peu comme si on me reprochait de ne pas m'être assez occupé des accidents de la route, du tabac ou d'un certain nombre de sujets quasiment obsessionnels pour moi !

Après ce conflit, il adresse une lettre à Raymond Barre, citée dans beaucoup de livres, et que j'ai reproduite sur le site que j'avais développé au niveau du ministère et qui y est toujours. J'avais mis sur le site du ministère, en 1998-1999, avec l'accord de Kouchner, tous les documents que j'avais pu récupérer, grâce à un membre du Comité permanent amiante qui m'avait fait confiance et qui estimait important qu'on sache ce que disait ce comité et qui figurait dans les comptes rendus.

Il était venu me voir avec une valise de comptes rendus du Comité permanent amiante qu'il avait gardés. Je les ai faits scanner par une secrétaire qui a mis un mois et demi - le ministère de la santé n'avait pas de scanner haut débit comme aujourd'hui. C'est sur le site du ministère.

Qu'est-ce que le Comité permanent amiante ? Un organisme informel de gestion d'un risque que l'on ne ferait jamais plus à l'identique maintenant.

Finalement, quand on porte un jugement sur le Comité permanent amiante, on porte un jugement sur une structure à peu près aussi inadaptée que le Conseil d'administration du Centre national de transfusion sanguine dans les années 1981 à 1995, un problème que les parlementaires connaissent bien puisqu'il y a eu des commissions d'enquête.

Il y a maintenant une bonne connaissance de la mauvaise gestion du risque VIH dans la période 1981-85. On voit qu'il n'y avait pas les compétences dans ce conseil d'administration du CNTS. Le pouvoir du ministère était extrêmement réduit.

Quand Garetta a voulu prendre le pouvoir pour maintenir cette idée d'industrialisation de la filière des produits, en particulier pour les hémophiles, il n'a eu personne en face de lui. Le Comité permanent amiante a été un peu cela : les gens qui ont participé à ses travaux, en majorité, étaient des gens compétents de bonne foi, mais l'organisme lui-même était inadapté au rôle qu'il a joué en pratique.

C'était un organisme informel ; le Comité permanent amiante est une création de M. Moyen, directeur de l'INRS de l'époque, après un congrès sur l'amiante qui avait eu lieu à Montréal. Le lobby de l'amiante assurait qu'il s'agissait d'un produit merveilleux, mais qu'il valait mieux le gérer pour en réduire le risque. M. Moyen avait dit aux industriels et à quelques médecins : « Il faudrait que l'on ait une structure informelle où tous les gens qui ont à débattre du problème de l'amiante se réunissent périodiquement, fassent le point et améliorent la gestion de l'amiante ».

Ils se sont mis d'accord et on a retrouvé autour de cette table les industriels, les ministères du travail et de la santé, les syndicats, sauf FO. Il y a d'ailleurs à ce sujet une lettre d'un de ses membres, M. Malnoë, qui travaillait à Nantes, et qui connaissait bien le problème du risque amiante dans les chantiers navals.

On demandait à l'INRS de voter des crédits pour participer à des congrès, pour faire fonctionner le CPA et surtout pour payer des frais de déplacement. En effet, le Comité permanent amiante - et c'est déjà en soi une anomalie - était hébergé dans des locaux d'une société de communication payée par les industriels de l'amiante !

Rien que cela, c'est une espèce de tare qui n'est pas liée à ce que les industriels sont infréquentables, mais au fait que l'on ne doit pas avoir un secrétariat, une organisation qui dépende de l'argent de l'industrie pour faire fonctionner l'organisme informel qui allait se substituer, à mes yeux, à la direction générale de la santé, qui n'en avait pas les moyens à l'époque : à la DGS, personne n'avait en charge le problème de l'amiante.

Une personne, au niveau d'une sous-direction, avait en charge l'ensemble des risques chimiques. C'est un peu comme pour la transfusion sanguine, dont une personne s'occupait. Là, une fraction de fonctionnaires s'occupait de la gestion du risque amiante.

Je fais partie du conseil d'administration du FIVA. On m'a demandé de participer au conseil d'administration de ce fonds, en aval du rapport que j'avais fait. Quand on voit la faiblesse des investissements à cette époque et les conséquences financières, mais surtout humaines, on se demande comment on a pu être aussi aveugle !

Le Comité permanent amiante n'a, dans aucun de ses comptes rendus, posé la seule vraie question qui vaille, à savoir : « Peut-on se débarrasser de l'amiante ? Est-ce que les produits de substitution sont disponibles ? Quel est leur coût ? Quelle est leur sécurité ? ». On sait, en effet, qu'il y en a qui ne sont pas parfaits : les fibres de céramiques sont cancérogènes et peuvent donner des mésothéliomes ; elles ont des caractéristiques physiques très proches de l'amiante.

Ce Comité permanent amiante a été un piège. Les médecins qui y participaient n'étaient pas des industriels de la plaquette de frein, du fibrociment. Ils n'étaient pas au courant des alternatives possibles et du fait que certains pays commençaient à mettre de la cellulose, des fibres synthétiques pour armer le ciment et remplacer les revêtements qui ont revêtu tous les hangars dans le monde agricole français, tous les poulaillers et tous les tubes collecteurs d'eaux usées.

Le Comité permanent amiante a été manipulé par une industrie dont l'intérêt était de poursuivre l'usage d'un produit bon marché, dans une logique de production économiquement intéressante.

Face à cette situation, les pouvoirs publics et l'administration qui avaient en charge la sécurité sanitaire n'ont pas été capables de mettre en place, à cette époque, des organismes qui auraient pu améliorer la gestion.

Cette situation, je la connais dans d'autres secteurs. On ne peut pas dire que c'est du passé et qu'on ne ferait plus l'équivalent aujourd'hui. On voit encore des produits dangereux et inutiles qui sont mis en circulation et qui tuent 10 ou 15 fois plus que d'autres !

Je l'ai souvent écrit : quand on met en circulation un 4 x 4 de deux tonnes qui fait 300 chevaux, on sait que ce véhicule va tuer entre 12 et 16 fois plus qu'un véhicule raisonnable ! Pourtant, vous avez une responsabilité dans la partie législative du code de la route, où un excellent article dit qu'un véhicule doit être fabriqué pour assurer la sécurité de tous les usagers. Ce n'est pas une invention de ma part !

Après la condamnation de l'État par le Conseil d'État dans sa décision de mars de l'année dernière, le Conseil d'État ayant reconnu cette responsabilité dans la mauvaise gestion du risque amiante, j'ai saisi la totalité des conclusions de la commissaire du Gouvernement, Mme Prada-Bordenave. C'est un texte que je pourrais mettre à votre disposition car il n'est pas sur le site du Conseil d'État.

L'argumentaire qu'elle utilise est clair : on n'a pas fait les études suffisantes, on n'a pas suffisamment tenu compte de ce qui était connu, on a pris des normes qui n'étaient pas adaptées. Le Conseil d'État l'a suivie et a confirmé les décisions de la cour administrative d'appel de Marseille, qui avait elle-même confirmé la première décision du tribunal administratif, sur un recours de plusieurs personnes qui avaient travaillé dans le milieu de l'amiante-ciment.

Ces situations ne sont pas des situations du passé. Quand il y a des conflits économiques avec des enjeux extrêmement importants, l'acceptation du risque inutile existe. On peut même dire que, pour l'amiante, le produit était utile, alors que personne n'a encore pu m'expliquer l'intérêt de faire une Porsche Cayenne de 400 chevaux et de la laisser mettre en circulation dans Paris, ni la conformité d'un tel instrument avec la législation !

C'est pour cela qu'on a fait des recours, puisque vous avez autorisé les associations à exercer des recours, en créant une association ad hoc qui a repris l'argumentaire utilisé par le Conseil d'État pour l'amiante, que l'on a reproduit quasiment intégralement.

Mais j'ai assez parlé ; quand vous aurez entendu tout le monde, si vous voulez me revoir, je peux éventuellement revenir ; on peut peut-être aussi continuer par e-mail et par des méthodes moins protocolaires. Si, sur un point particulier, vous pensez que je peux vous apporter quelque chose, formulez une question ; si j'ai la réponse, j'essaierai de vous la donner.

Voilà ce que je pouvais dire de ce sujet, à la fois humainement destructeur et passionnant dans le domaine de la compréhension. Si l'on veut essayer d'améliorer la gestion du risque de façon raisonnable et rationnelle - ce qui n'est pas la même chose - il faut approfondir le risque amiante.

J'espérais voir aujourd'hui M. Fauchon, dont on m'avait informé qu'il faisait partie de la mission. Il est toujours gênant d'agresser verbalement les gens quand ils ne sont pas en face de vous. J'avais écrit, dans Libération , un texte portant sur le fait que cette proposition de loi, qui modifie le code pénal dans le cadre des délits non intentionnels, est un mauvais texte, car on a intérêt à ne pas savoir. Pour moi, en tant que scientifique et chercheur, c'est la négation d'un mouvement social irréversible et profond qui est la volonté de savoir.

C'est là où il pourrait avoir y avoir des propositions à faire. J'ai beaucoup travaillé avec les Québécois, qui ont développé le système des coroners. C'est un système qui, à mon avis, donne une part de réponse aux problèmes posés actuellement en France, qui avait déjà été exposé quand M. Mazaud avait fait ce rapport sur les délits non intentionnels et formulé des propositions.

Le problème de fond qui était posé était de savoir comment mettre sur pied une structure d'enquête capable de mener jusqu'au bout la connaissance de ce qui s'est passé à la fois pour comprendre, progresser et par honnêteté vis-à-vis des victimes.

Actuellement, on n'a pas trouvé la solution ; le pénal ne plaît pas. On a l'impression que l'on poursuit quelqu'un, que l'on veut le désigner du doigt et qu'on est dans un cadre où l'on va avoir du mal à exprimer le lien de causalité.

Pour l'amiante, ce n'est pas évident. Dans un accident de voiture, on a une causalité directe évidente, comme dans le cas de cette femme et de son enfant tués par une Porsche mais, pour l'amiante, quelles fibres, à quel moment, ont provoqué le cancer de cet homme-là ? On ne le sait pas ! On retrouve une responsabilité qui, chronologiquement, est difficile à dater. Les enquêtes pénales sont difficiles. N'empêche qu'il n'y a que le juge pénal qui, dans certaines affaires de santé publique, a permis d'avoir accès à des documents auxquels on n'avait jamais eu accès !

Je termine par la lettre de Jean Bignon à Raymond Barre. C'est une lettre de quatre pages, extraordinaire. C'est une lettre d'alerte sanitaire. Je connais le fonctionnement des cabinets ministériels ; ce qui m'intéresserait, c'est de voir qui a reçu cette lettre et quel a été son cheminement, éventuellement à quels conseillers techniques le directeur de cabinet de l'époque l'a transmise et la suite qui lui a été donnée.

Personne ne se souvient, 20 ans après, si on a vu passer une lettre, mais il n'empêche que, dans les ministères, elle a dû avoir un cheminement et j'aimerais le connaître.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - La mission pourrait suggérer à nos amis de l'Assemblée, s'ils mettent en place une commission d'enquête, d'examiner ce point.

M. Claude Got - On a encore beaucoup de choses à apprendre dans le domaine de l'amiante sur la façon dont telle ou telle décision a été prise. Ce n'est pas commode, parce que c'est très facile d'affirmer des responsabilités uniquement parce que les gens étaient en place à ce moment-là. Dans ces conditions, on peut rejoindre l'argumentation de Pierre Fauchon qui dit que, s'ils ne savaient pas, ils ne pouvaient être responsables.

M. Gérard Dériot, rapporteur - La loi Fauchon a été faite pour les élus.

M. Claude Got - Non ! C'est un texte pénal qui s'applique à tous les citoyens !

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je parle de la motivation. Après coup, cela a été élargi à la totalité des situations.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je pense que, de toute façon, la loi Fauchon ne s'oppose pas à la volonté de savoir : elle constate qu'on ne sait pas.

M. Claude Got - Si on constate qu'il suffit de ne pas savoir pour ne pas être mis en cause, il vaut mieux ne pas savoir !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous avons écouté avec attention cet exposé qui donne en quelques dates très précises l'évolution de la connaissance en matière d'amiante. C'est ce que nous souhaitions et je pense que l'on doit vous en remercier.

J'ai bien noté que vous étiez prêt à contribuer à parfaire nos connaissances à mesure que nous avancerons dans nos travaux.

La parole est au rapporteur.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quelque chose me frappe. On a compris qu'à l'époque, personne n'avait été capable de prendre en compte le problème qui était en train de se poser, ni d'analyser le danger. D'après ce que vous dites, on a le sentiment que nous n'avons pas d'organisme capable d'aller jusqu'au bout d'une analyse. Que faudrait-il faire ? Que faudrait-il mettre en place ?

La lettre dont vous parlez me rappelle le dossier des farines animales : Henri Nallet, ministre de l'agriculture de l'époque, nous avait raconté qu'il avait reçu un rapport sur la vache folle et qu'un de ses amis vétérinaires lui avait dit : « Cela fait 25 ans qu'on en parle, ce n'est rien ! », et les choses s'étaient diluées à l'intérieur du ministère.

Il s'est rendu compte, après coup, qu'il aurait fallu qu'il y soit très attentif. Manifestement, vous nous parlez de la même chose.

Quel organisme faudrait-il mettre en place pour être sûr d'éviter d'autres problèmes du même type ?

M. Claude Got - Théoriquement, vous l'avez déjà mis en place : c'est l'Institut de veille sanitaire. Le problème est celui des moyens de l'InVS.

Quand, rétrospectivement, a été fait le constat de l'absence de réactivité de l'InVS à la canicule, on a vu que le débat sur le fait de savoir ce qu'avait fait cet institut au début du mois d'août n'était pas le bon, mais devait plutôt porter sur ce qu'avait fait l'InVS pour mettre en place une veille sanitaire concernant le risque de canicule.

L'InVS a réuni un groupe de spécialistes, un an après sa constitution, pour définir ses thèmes et ses méthodes de travail. Je faisais partie de ce groupe. Je n'ai pas été suivi. Les comptes rendus - qui sont disponibles mais que personne n'a analysés depuis - expliquent qu'il y avait eu conflit au sein du groupe d'experts. Certains défendaient la position de l'InVS, qui était de dire : « On n'a pas beaucoup de moyens. On va être les meilleurs sur des domaines qui nous paraissent prioritaires. On a déjà identifié des risques : on va mettre les moyens là-dessus». C'est l'inverse d'une veille !

Moi, je disais : « Ce n'est pas la mission que vous a confiée le Parlement. Votre objectif est de surveiller les risques, donc de voir qui est capable de s'occuper de tel ou tel risque ». Prenez la classification internationale des maladies et, avec une analyse des facteurs de causalité, on en serait venu aux facteurs physiques. Il suffit de lire la classification de la CIM pour voir que, dans le risque physique, il y a l'irradiation, la chaleur, le froid.

S'ils s'étaient simplement posés la question, ils seraient tombés sur le professeur San Marco, maintenant impliqué dans l'INPES, qui est l'homme qui, à Marseille, a décrit, 10 ans avant la canicule, ce que donnait une canicule, avec une documentation de ce qui faisait le risque, c'est-à-dire la chaleur de la nuit. Tout était dans sa documentation de l'époque. Dans la littérature scientifique mondiale, il y d'autres endroits où on a publié des choses identiques : vous trouvez une canicule à Chicago où tout était documenté ; le professeur Besancenot travaillait aussi là-dessus.

Pour moi, le rôle de l'InVS était de dire : « Dans le risque physique hyperthermique canicule, on doit mettre sur pied un système de veille. On va chercher qui est compétent. On a déjà deux personnes en France ; on va leur dire » - et cela ne coûtait pas un centime à l'InVS - « qu'ils sont nos pilotes pour l'organisation préventive d'un risque lié à une canicule ».

Ces gens-là étaient capables d'entrer en relation avec la météo, de mettre sur pied un système de veille fondé sur les températures diurnes et nocturnes et la moyenne des deux. A ce moment-là, on pouvait probablement réduire le nombre de morts d'un quart ou d'un tiers, ce qui n'était pas négligeable.

Il ne suffit donc pas de créer un organisme : il faut avoir la capacité de vérifier qu'il est bien entré dans une logique qui est la logique de la question posée. Là, on donne dans un problème fondamental de l'expertise qui est le caractère explicite de l'évaluation. C'est un problème de contrôle de qualité.

Pourquoi le Conseil supérieur de l'évaluation, a-t-il été supprimé, alors que le besoin était exprimé depuis 20 ans ? Le rapport Viveret, qui était une commande de Michel Rocard, mettait à jour le fait que l'on avait besoin, dans ce pays, comme dans tous les pays industrialisés, d'une évaluation des politiques publiques.

Mais les gens n'aiment pas l'évaluation. Ils ont toujours peur que ce soit une contrainte, les médecins les premiers. Ce sont les médecins qui ont inventé l'évaluation. Il y a 35 ans, à New York, quelqu'un a évalué les services de chirurgie vasculaire et a regardé la mortalité, les amputations. On a vu qu'il y en avait quelques-uns de très bons, beaucoup de moyens, et certains si calamiteux qu'il ne valait mieux pas aller s'y faire soigner les artères.

Prenez la dernière commission d'évaluation. J'ai eu la chance d'en faire partie. La dernière commande dans le cadre des textes législatifs et réglementaires qui avaient fixé l'évaluation des politiques publiques portait sur le système de contrôle-sanction sur les routes, qui était une demande de M. Gayssot -à mon avis la seule chose de bien qui s'est faite en matière de sécurité routière en cinq ans. Il ne faut pas oublier que l'objectif de réduction des risques en cinq ans au Comité interministériel de novembre 1997 était de 50 % ; cinq ans après, on était à  - 2,7 % !

Si j'ai survécu depuis 30 ans dans cet exercice, en travaillant avec des ministres de droite et de gauche, c'est parce que je voyais bien que, dans ces domaines, il y avait des réussites et des échecs et qu'ils n'étaient pas tellement typés politiquement. C'était plus des questions de flair, d'organisation, d'habileté.

J'ai vu travailler Simone Veil avec son directeur de la santé - c'est d'actualité : ni l'un ni l'autre n'étaient médecins. A mon avis, à l'époque, la relation ministre-DGS fonctionnait mieux que depuis quelques années, mais ce sont des problèmes organisationnels et non humains et politiques. Qui fait quoi, avec quelles responsabilités, quelles connaissances ?

L'InVS met du temps à se mettre en route parce qu'il n'y a pas eu de bilan de son action. Le texte législatif qui a présidé à sa création était pourtant de très bonne qualité et obligeait à dresser ce bilan. Cela faisait partie de leur mandat. Faute de moyens, étudier ce qui leur paraissait important était l'inverse de ce que vous aviez défini comme problématique.

Vous ne vous en êtes pas aperçus parce que vous n'avez pas eu les moyens, le temps ou l'inclinaison à ce type de démarches, mais si vous aviez demandé au directeur de l'InVS : « Qu'avez-vous fait ? Est-ce bien en accord avec ce qu'a prescrit la loi ? Avez-vous assez de moyens ? », il aurait répondu non. Vous l'auriez entendu ou non et, éventuellement, dans un texte budgétaire, vous auriez dit : « Attention, l'InVS a des besoins ».

Je trouve que, dans l'ensemble, il y a une sous-estimation des besoins de connaissances et on ne finance pas au niveau où il le faudrait les organismes de connaissances par rapport aux organismes opérationnels.

Le coût de l'amiante est un argument solide pour dire qu'on a besoin de financer des organismes de connaissances, de les contrôler et d'exiger d'eux qu'ils produisent de la connaissance.

Pour moi, c'est ce dont on a besoin et je vous assure que les progrès des dix dernières années sont considérables !

M. Roland Muzeau - Vous avez demandé jusqu'où nous voulions aller avec cette mission.

M. Claude Got - C'est à vous de vous poser la question.

M. Roland Muzeau - On se l'est posée à l'origine de la création de cette mission, mais vers quoi aller ?

Par ailleurs, on commence à entendre que l'affaire de l'amiante serait connue et bouclée. Les tribunaux règlent les affaires, l'ANDEVA fait son travail.

Ce n'est pas l'opinion qui existe ici, mais il est nécessaire de répondre à la première question que je posais et il me semble important de connaître votre avis.

Enfin, ne considérez-vous pas que nous sommes en train de vivre quelque chose d'analogue avec les éthers de glycol ?

M. Claude Got - A un niveau différent, je pense que les éthers de glycol font partie des risques que l'on a vus émerger, avec une hiérarchisation des risques entre les différents groupes d'éthers de glycol, qui sont très différents les uns des autres.

On a vu, à un moment donné, un chercheur se polariser là-dessus et, probablement, se comporter assez maladroitement vis-à-vis des gens qu'il aurait pu mobiliser. Il s'est donc fait éjecter du système, ce qui a nui à la qualité de la connaissance qu'il était en train de faire émerger. Il est très difficile d'être juste au niveau qu'il faut pour ne pas se faire écarter du système.

En matière de sécurité routière, depuis 35 ans que j'ai cette activité, je suis toujours à la limite avec les ministres, les délégués interministériels, etc. Je m'entends bien avec eux ; ils savent que, dans l'ensemble, je dis des choses sensées et documentées, mais je les gêne.

Ce problème est permanent. Ce n'est pas un problème de connaissances. Je ne suis pas légitime pour obliger M. de Robien à faire ce qui a été annoncé au premier Comité interministériel du gouvernement actuel, qui a enregistré une réussite extraordinaire dans le domaine de la sécurité routière. Je célèbre à longueur d'interviews leur réussite mais, dans leur premier Comité interministériel, ils ont reconnu qu'il faudrait limiter la vitesse des véhicules à la construction et, depuis, on est toujours au stade des intentions parce qu'il y a eu un obstacle - et vous le connaissez !

Quand M. Lepeltier a fait son plan climat, on a vu, la semaine qui a précédé sa publication, disparaître la partie qui concernait ce point. D'une part, le bonus-malus, qui était une très bonne idée, a été repoussé aux calendes grecques, et, d'autre part, la limitation de vitesse a sauté complètement !

On en est arrivé à cette idée absurde du limiteur volontaire de vitesse, qui est une hypocrisie : pour moi, un accélérateur est un limiteur de vitesse !

La courbe d'émission de CO 2 , dont le carburant routier constitue un bon tiers, s'est stabilisée l'année dernière pour la première fois parce que la vitesse a été mieux contrôlée, réduisant ainsi les émissions. Mais, en ce qui concerne les véhicules, la course à la puissance inutile continue parce qu'elle paye et que personne ne veut entrer en conflit avec l'Allemagne, qui a fait sa fortune avec le haut de gamme inutilement rapide, puissant, dangereux. On pourrait imaginer que la France a une carte à jouer en évoluant avec des véhicules différents et en profiter pour obtenir un renouvellement du parc automobile et en faire un facteur de succès.

Les constructeurs, avec qui je travaille depuis 35 ans, n'osent pas. Ils disent que celui qui va virer trop tôt va se planter. A ce rythme, dans cinq ans, les 4 x 4 de deux tonnes continueront à avoir la courbe de croissance la plus rapide, les véhicules contraires au bon sens continueront à se développer. Si on ne peut pas contrarier cela au niveau politique, ce n'est pas la peine !

A-t-on besoin de conduire les investigations sur l'amiante pour bien comprendre ce qui ne va pas dans notre système et avoir une meilleure aptitude à prendre les décisions ? Avez-vous besoin de comprendre ce qu'est devenue la lettre de Jean Bignon à Raymond Barre ? Probablement pas. A l'époque, elle n'a pas abouti à provoquer une décision.

Dans le système décisionnel, il y a des choses extraordinaires. Pourquoi un risque arrive-t-il à un moment donné sur le haut de la pile ? Dans un livre que je viens de terminer sur les dysfonctionnements dans la prise de décision au niveau de l'État, je prends l'exemple du dépôt de munitions de Vimy. Mélanger des explosifs chimiques et traditionnels n'est tout de même pas très raisonnable ! Il y a une époque où l'on faisait périodiquement exploser les munitions accumulées sur les plages de Berck, puis cela a été interdit. On les stocke donc.

Puis, plusieurs inspections passent et disent que ce n'est pas bien. Les rapports restent. La connaissance existait donc mais n'avait pas réussi à remonter. Un jour - et c'est daté - on a vu un rapport arriver sur le bureau du conseiller technique du ministre de l'intérieur de l'époque. Je peux me mettre dans sa peau, ayant été conseiller technique de Simone Veil et Jacques Barrot. A l'époque, on avait une semaine pour donner un avis. Cela laissait le temps de réfléchir avant de répondre.

Ce conseiller technique estime que c'est ennuyeux. Si cela explose, c'est quasiment Bhopal ! Il transmet à son directeur de cabinet, qui transmet à son ministre, qui transmet à Matignon. Le lundi, j'avais rencontré Bernard Kouchner à une émission de télévision. Il était convoqué le lendemain matin avec plusieurs ministres à Matignon et se demandait ce qui se passait. Cela reste en intra-gouvernemental durant deux jours et, finalement, la décision d'évacuer les populations tombe le vendredi, d'un seul coup, dans l'urgence.

On aurait pu demander au maire de faire cela à Pâques ou durant un week-end, pour que les gens soient moins gênés.

Mme Marie-Christine Blandin - Il s'agissait d'un danger imminent.

M. Claude Got - Que veut dire imminent ? Suffisamment pour laisser les canaris dans les cages ? Il y en a qui en sont morts ! C'est du mépris que de dire que le temps a joué en mois pour les inspecteurs, en jours pour les ministres et en minutes pour les gens !

On est là typiquement dans un exemple qui résume bien comment, à un moment donné, une échelle de temps peut être gérée avec des décisions difficiles et coûteuses. Là, ce n'est pas en vies humaines, mais si le fonds d'indemnisation de l'amiante a autant d'argent à sortir pour indemniser intégralement le préjudice, comme vous l'avez décidé, c'est bien parce qu'on n'a pas su s'arrêter assez tôt ou contrôler le risque amiante.

On est là à l'opposé de l'explosion de Vimy, qui est un risque immédiat, mais prenons le risque climatique qui augmente depuis ces trois dernières années. Le président de la République fait un extraordinaire discours à Johannesburg : « La maison brûle, on regarde de côté ! » . Il faudrait limiter la vitesse des véhicules à la construction, or les 4 x 4 envahissent nos villes et on est dans le délire technologique qu'on ne sait pas contrôler !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - La situation n'est pas comparable pour l'amiante.

Mme Marie-Christine Blandin - Ce n'est pas sûr !

M. Claude Got - On a à gérer l'amiante résiduel, c'est-à-dire surveiller le désamiantage, faire les diagnostics amiante correctement.

Mme Marie-Christine Blandin - On utilise encore l'amiante ! Je ne peux pas donner d'exemples, mais c'est évident.

M. Claude Got - Non, on peut avoir des plaquettes de freins fabriquées dans un pays qui n'interdirait pas encore l'amiante et qui seraient importées frauduleusement, c'est possible. S'il y avait une différence de prix considérable entre les deux, on pourrait considérer le risque comme plausible, mais je crois que le risque résiduel concerne beaucoup plus la gestion de l'amiante en place, c'est-à-dire la surveillance des chantiers de désamiantage et son identification.

M. Robert Muzeau - Cela peut durer longtemps.

M. Claude Got - Cela peut durer un siècle.

Il y a une bonne réglementation qui dit que si l'amiante est vraiment dans un très mauvais état, les travaux sont obligatoires et immédiats. C'est ce qui s'est passé à Jussieu, mais la réglementation n'y a même pas été respectée. Si on avait voulu l'appliquer, il aurait fallu désamianter beaucoup plus rapidement. Le coût du chantier était tel qu'il y a eu cet échelonnement, avec du retard pris année après année. Je pense qu'on verra Jussieu totalement désamianté dans dix ans.

Vous vous souvenez des engagements pris, avec des durées variant selon un facteur de 1 à 20 par rapport à la réalité.

On est dans une situation où l'on voit bien ce qu'il faudrait faire, mais ce n'est pas évident de le faire. Évacuer tous les gens de Jussieu n'était pas facile.

Mme Michèle San Vicente - Jusqu'où pourrait aller l'indemnisation des victimes que vous évoquiez ? Étant donné le nombre de personnes à indemniser, ne risque-t-on pas, comme pour la silicose, de voir les montants considérablement réduits ?

M. Claude Got - Je crois que le législateur a dit clairement les choses. Certains disent d'ailleurs que la réparation intégrale du préjudice pour les victimes de l'amiante est une indemnisation qui n'a jamais été faite ailleurs et qui est différente de ce qui existe dans le cadre d'une maladie professionnelle reconnue. Vous avez construit un système dérogatoire qui se rapproche de ce qui a été fait pour le sang contaminé.

Il y a eu, à un moment donné, une reconnaissance par la société d'une mauvaise gestion d'un problème et on a créé une forme de compensation en faisant le maximum pour ce risque.

Je crois que vous avez donné la réponse à la question de savoir jusqu'où pourra aller l'indemnisation, sauf si le législateur, un jour, décidait que le coût du FIVA est tel que vous reviendriez dessus.

Mme Michèle San Vicente - C'est déjà vrai.

M. Claude Got - Non, je vous assure. Je siège au FIVA. C'est parfois difficile : imaginez une pièce où siègent à un bout un magistrat qui préside, le directeur, à l'autre bout, trois personnalités qualifiées dont je fais partie et, de chaque côté, des gens qui ont des intérêts contradictoires, c'est-à-dire les patrons, d'une certaine façon la direction de la sécurité sociale - mais ils ne sont pas toujours du même côté et il y a une certaine rationalité dans leur attitude - et de l'autre côté, les syndicats et des associations de victimes.

Parfois, pour quelques voix, qui dépendent beaucoup du président et des personnalités qualifiées, il va y avoir adoption d'une mesure en apparence plutôt favorable aux victimes ou à ceux qui alimentent encore en grande partie le fonds. On pourrait aussi imaginer que le fonds soit alimenté différemment.

Bien que l'ANDEVA l'ait dit parfois de façon un peu excessive, l'indemnisation n'est pas systématiquement plus faible avec le barème du FIVA. Dans l'ensemble, cela me paraît l'une des meilleures indemnisations que l'on n'ait jamais produite pour un dommage.

Mme Michèle Van Vicente - Le lien de causalité est difficile à prouver.

M. Claude Got - Le fonctionnement du FIVA est très différent de la maladie professionnelle. Si vous avez un mésothéliome, c'est automatique ; quand vous avez une fibrose avec exposition à l'amiante, c'est automatique.

Le problème du FIVA, c'est le cancer bronchique. Une partie est attribuable à l'amiante, mais c'est une vérité statistique. Sur le cas particulier d'un fumeur exposé, on sait que les deux facteurs ont joué un rôle, mais on est incapable de dire que la personne n'aurait pas développé un cancer si elle n'avait pas été exposée à l'amiante.

Si le FIVA doit indemniser la totalité des cancers bronchiques, il explose et cela ne marchera pas, mais des non fumeurs qui ont eu une exposition à l'amiante seront reconnus - et je vous assure que le FIVA a des exigences très larges.

De temps en temps, on tombe sur des difficultés imprévisibles sur lesquelles vous ne pouvez légiférer. On a eu un jour le dossier d'une personne née en Italie, où elle avait vécu cinq ou six ans, et qui avait passé toute sa vie en France. Elle avait travaillé dans des endroits où il y a de l'amiante, en particulier dans une raffinerie pétrolière de Seine-Maritime, dont on sait que ce sont des mines de mésothéliome, en particulier au niveau des joints de calorifugeage.

On a dit que cette personne avait passé une partie de sa vie en dehors de France et que son exposition n'était donc pas établie sur le territoire national ! On voit là les limites de la loi, mais je pense que les gens du FIVA sont assez raisonnables pour trouver un équilibre.

Pour certaines maladies, c'est parfois difficile. Je trouve que, dans l'ensemble, le FIVA a bien fonctionné.

J'ai quelques idées sur les solutions pour gérer les risques, mais elles impliquent des choix politiques, que ce soit des systèmes de coroners ou des pôles de santé publique pour la procédure pénale. Il y a sûrement plusieurs solutions. C'est l'avenir que vous allez tracer.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je pense qu'il sera intéressant, en fin de parcours, de vous revoir pour vous interroger sur nos idées de conclusion, pour les confronter avec vos propres idées plus générales sur la gestion des risques.

M. Gérard Dériot, rapporteur - C'est indispensable !

Audition du docteur Ellen IMBERNON,
responsable du Département Santé et Travail de l'Institut de veille sanitaire et du professeur Marcel GOLDBERG, directeur de l'Unité de Santé publique et d'épidémiologie sociale et économique de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale, conseiller scientifique à l'Institut de veille sanitaire
(2 mars 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Docteur Imbernon, professeur Goldberg, vous êtes invités à cette audition à plusieurs titres. Le docteur Ellen Imbernon est docteur en médecine et responsable du département « Santé Travail » de l'Institut de veille sanitaire. Le professeur Marcel Goldberg est le directeur de l'unité de santé publique et d'épidémiologie sociale et économique de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et conseiller à l'Institut de veille sanitaire. A ce double titre, nous avons souhaité vous entendre. Nous avons souhaité vous entendre rapidement puisque, comme nous l'évoquions précédemment, nous avons très récemment entendu le professeur Got. Celui-ci nous a dressé un tableau général, compte tenu de la mission qui lui avait été confiée, de la situation de l'amiante. Nous souhaitons aujourd'hui recueillir votre avis à ce sujet, compte tenu du fait que la Mission commune d'information poursuit l'objectif d'établir le bilan et de dresser les conséquences de la contamination par l'amiante. Nous souhaitons connaître votre avis ainsi que vos interrogations et les recommandations que vous devriez nous formuler. Je propose que nous débutions cette séance par l'audition du docteur Ellen Imbernon.

Docteur Ellen Imbernon - Comme vous l'avez préalablement rappelé, je suis médecin et épidémiologiste. Dans le domaine des risques professionnels, mon rôle consiste à quantifier, autant que faire se peut, l'impact de l'activité professionnelle sur la santé des populations. S'agissant spécifiquement de la question de l'amiante, nous travaillons, au sein de l'Institut de veille sanitaire, sur plusieurs programmes qui portent sur les effets d'une exposition professionnelle à l'amiante. Que pouvons-nous dire à ce sujet sinon que les effets de l'amiante sont désormais parfaitement bien connus ? Son impact réel sur la santé de la population a été estimé. Le professeur Marcel Goldberg en parlera certainement mieux que moi. En effet, une expertise a été réalisée collectivement par l'INSERM voici quelques années. A partir d'un certain nombre de modèles mathématiques, cette expertise a estimé l'évolution de ce que l'on peut appeler « épidémie », notamment au travers du nombre de malades survenant au cours des années à venir. En ce qui nous concerne, nous essayons de baser les estimations du nombre de malades sur les observations que nous réalisons. Nous observons la survenue de mésothéliomes pleuraux au sein de la population française à partir d'un enregistrement de leur survenue dans certains départements. A partir de ces enregistrements, nous dressons des estimations nationales. Actuellement, le nombre de mésothéliomes de la plèvre survenant annuellement est estimé à 900. 90 % d'entre eux trouvent leur origine dans une exposition professionnelle à l'amiante. Les 10 % à 15 % restant ne concernent pas cette hypothèse. Ces données concernent particulièrement les hommes. On estime que le nombre de mésothéliomes pleuraux touchant annuellement les femmes s'élève à 250. Celles-ci sont bien moins exposées professionnellement à l'amiante. Cette différence pose un certain nombre de questions qui ne sont pas encore résolues. Nous enregistrons une augmentation du nombre de contaminations. Les mésothéliomes pleuraux dont l'origine n'est sans doute pas l'exposition professionnelle à l'amiante peuvent-ils s'expliquer par ce que nous appelons d'autres facteurs de risques ? S'expliquent-ils par une exposition extra-professionnelle à l'amiante ou par des expositions professionnelles qui ne sont pas bien connues ? Ces questions restent encore en suspens.

Nous avons également travaillé à la quantification du nombre de cancers du poumon. Comme vous le savez, l'amiante entraîne des pathologies de la plèvre particulièrement spécifiques. Il augmente également le risque de contracter un cancer du poumon, de la même manière que d'autres facteurs y contribuent. Citons notamment le cas de la consommation de tabac dont la proportion n'est en rien comparable, en termes de risques, à l'exposition à l'amiante. Les estimations qui ont été produites démontrent que 2.000 à 3.000 cancers du poumon pourraient annuellement trouver leur origine dans l'exposition professionnelle à l'amiante. Les pathologies bénignes du système respiratoire, à l'image des plaques pleurales qui sont spécifiques à l'amiante, restent difficiles à évaluer, notamment sur le plan de l'impact de la population. Je ne sais pas si le professeur Goldberg sera à même d'apporter des précisions à ce sujet. En ce qui me concerne, j'en suis incapable. Le nombre de plaques pleurales au sein de la population française est difficile à estimer. Que dire de plus ? Les maladies qui surviennent à l'heure actuelle sont le signe d'une exposition relativement ancienne. Elle concerne des secteurs très variés en termes d'activités. Citons notamment le cas de l'industrie de transformation de l'amiante où l'exposition des salariés y travaillant est maximale. Citons également le cas d'activités bien plus banales, à l'image des bâtiments et des travaux publics, de la transformation des métaux, de la construction, du secteur de la chimie ou de l'industrie électrique. Toutes les activités qui sont concernées par des sources de chaleur ont massivement recouru à l'amiante. Dans certains secteurs, en particulier dans le bâtiment, même si les niveaux d'exposition ont été bien moindres, le nombre de salariés exposés était très important. On pourra très certainement, au cours des prochaines années, assister à la survenue d'un grand nombre de pathologies.

Nous travaillons, par ailleurs, sur les effets de l'amiante. Ceux-ci sont bien connus. L'impact sur la population doit cependant encore être précisé. Nous connaissons bien les effets qui sont liés aux activités exposantes. En revanche, nous connaissons moins bien ceux qui le sont aux expositions passives. Je pense, en particulier, au travail dans les locaux floqués. Je cite cet exemple à dessein car je consacre une grande partie de mon activité aux milieux professionnels. Nous avons, comme vous le savez très probablement, initié une étude à ce sujet auprès du personnel du campus de Jussieu. Il va, en effet, contribuer à la documentation de cette question. Je pense, en l'état, vous avoir dit tout ce que je savais sur le thème de la contamination par l'amiante. Peut-être y aura-t-il des questions de votre part ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous pourrons effectivement revenir sur les différents points de votre intervention à travers toutes les questions qui seront posées. Je propose, à présent, de céder la parole au professeur Goldberg.

Professeur Marcel Goldberg - Je vous remercie, Monsieur le Président. Je pense que le docteur Imbernon vous a livré l'essentiel des informations sur le thème qui nous réunit aujourd'hui. Je tiens cependant à apporter un certain nombre d'informations à son propos. Elles concernent, en particulier, les travaux qui ont été menés concernant les prévisions que nous pouvons dresser sur le nombre des cancers qui surviendront durant les prochaines décennies. Deux études ont été réalisées à ce sujet. Leurs conclusions convergent sur les mêmes analyses. Nous attendons entre 50.000 et 100.000 décès par cancer en France durant les vingt prochaines années, dont les deux tiers seront causés par un cancer du poumon et le troisième tiers par les mésothéliomes pleuraux. Ces prévisions sont malheureusement inéluctables, à moins que survienne, entre temps, un progrès thérapeutique. Quoi qu'il en soit, le nombre de cas de cancers survenant jusqu'en 2025-2030 est fixé. Comme vous devez probablement le savoir, une des caractéristiques des cancers qui sont liés à l'exposition à l'amiante concerne les très longs temps de latence s'écoulant entre l'exposition et la survenue de la maladie. S'agissant du mésothéliome, nous l'avons estimé à trente, voire à quarante ans. Les cas qui sont aujourd'hui enregistrés correspondent aux expositions au cours des années 1960. Les premières mesures de prévention ont malheureusement été prises bien plus tard. Nous pouvons considérer que la survenue de cancers pour les vingt années à venir est, d'ores et déjà, fixée. Les cas qui surviendront au cours de ces vingt prochaines années correspondent à des expositions passées. L'estimation que je livrais précédemment - entre 50.000 et 100.000 - est, je le crois, relativement fiable. Il a été recoupé par plusieurs méthodes indépendantes. Il correspond à ce à quoi nous devons probablement nous attendre. Au-delà des années 2030, ce qui surviendra dépend entièrement de ce que nous réalisons actuellement. Je répète donc que toutes les estimations dont nous disposons ne concernent que les vingt à trente prochaines années. La qualité de la prévention que nous devrons mettre en oeuvre est donc particulièrement importante à partir de maintenant. C'est de cette manière que nous pourrons ralentir l'augmentation des cas de cancers.

Une des leçons que nous pouvons tirer de ces analyses est le très grand retard de la France, de mon point de vue, en ce domaine. Nous pouvons le constater à travers les données : dans certains pays, à l'image, notamment, des États-Unis d'Amérique, le nombre des mésothéliomes pleuraux commence à diminuer de manière significative. Pourtant, à l'image de la France, leur nombre a significativement progressé pendant de nombreuses décennies. Actuellement, une tendance inverse semble se dessiner sur les prévisions américaines. Elle ne correspond cependant pas à notre situation où la plupart des analyses prévisionnelles confirment l'augmentation des mésothéliomes pleuraux. Ceci signifie que la France a enregistré entre vingt et trente ans de retard en matière de prévention par rapport à ce que les entreprises américaines ont initié dans le même temps. Les entreprises françaises ont donc vingt à trente ans de retard sur leurs consoeurs américaines. Je cite le cas américain à dessein car cet Etat n'est pas réputé comme un grand modèle social. D'autres pays ont également vu le nombre de leurs mésothéliomes pleuraux diminuer de manière très significative. Citons, en particulier, le cas des pays scandinaves. Nous devons, en revanche, nous attendre à l'augmentation des mésothéliomes. Comme vient de vous le rappeler le docteur Ellen Imbernon, une des très nombreuses questions en suspens concerne l'origine de la contamination. Elle vous a évoqué le rôle majoritairement joué en France par l'exposition professionnelle. Concernant la contamination elle-même, les activités professionnelles de certains salariés les conduisent à manipuler des matériaux contenant de l'amiante. Au début de la décennie 1970, les risques de contamination étaient confinés au secteur de production de l'amiante. De manière progressive, le risque s'est ensuite déplacé, à la suite de la mise sur le marché de l'amiante et des produits qui en contenaient. Cette évolution est très importante. Les contaminations touchaient alors les salariés utilisant l'amiante dans le cadre de leur activité professionnelle et non plus ceux qui la produisaient. Ceci ne signifie cependant pas que ces derniers sont moins exposés que les premiers. En effet, le risque est exactement le même. Cependant, les derniers sont désormais moins nombreux que les premiers. Le nombre de cas qui est généré par ces personnes est beaucoup moins important que ce qui peut notamment l'être dans le bâtiment. Plus de la moitié des mésothéliomes qui surviennent à l'heure actuelle concerne les professions du BTP.

Il existe, par ailleurs, des circonstances environnementales qui, malgré tout, pèsent d'un certain poids dans l'augmentation des contaminations. Ces circonstances sont cependant d'origine naturelle. Dois-je vous rappeler que certaines populations vivent dans des régions dont le sol contient de l'amiante ? Notre pays est concerné par ce type de situations, notamment en Corse ou en Nouvelle-Calédonie. Dans certains de ces territoires, la situation en ce domaine est particulièrement critique. Je puis témoigner que certains des cancers y survenant trouvent leur origine dans cette présence naturelle de l'amiante. Une des grandes questions qui pose de réels problèmes, non seulement en termes de santé publique, mais également en termes économiques, concerne comme l'évoquait précédemment le docteur Ellen Imbernon, la contamination survenant à la suite de la simple fréquentation de bâtiments pour y travailler, ceux-ci ayant été floqués à l'amiante. Cette question est d'autant plus importante que les personnes potentiellement contaminées de cette manière n'ont nullement cherché à l'être. S'il s'avérait qu'il existait un réel risque potentiel lié à cette éventualité, les conséquences en seraient très graves. Les données en seraient modifiées, notamment en termes de populations ayant été ou étant exposées. Dois-je vous rappeler que la plupart des bâtiments publics qui ont été bâtis au cours de la décennie 1970 ont bénéficié d'un flocage à l'amiante ? Le campus de Jussieu en constitue le meilleur exemple. Je crois que ce complexe a alors été le plus grand bâtiment ayant bénéficié d'un tel flocage en Europe, voire dans le monde, durant sa construction dans les années 1960. Il n'est pas exclu que des problèmes de contamination surviennent. Le temps de latence étant évalué à environ une quarantaine d'années, il se pourrait que ces cas surviennent dès aujourd'hui. Je cite le campus de Jussieu à titre d'exemple. La plupart des bâtiments qui ont bénéficié d'un flocage à l'amiante ont été construits à cette époque. J'aurais donc pu citer d'autres exemples. Une telle éventualité en termes de contamination renouvellerait le problème de la contamination. J'achève mon propos en évoquant un autre problème que nous pouvons situer en aval des questions que j'ai soulevées. Comme vous le savez, la plupart des contaminations sont d'origine professionnelle. Les personnes ayant contracté un cancer lié à leur exposition à l'amiante rencontrent de réelles difficultés pour faire valoir leurs droits en matière d'indemnisation au titre des maladies professionnelles. Nous devons porter également notre attention sur cette problématique.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous remercie, docteur Ellen Imbernon et professeur Marcel Goldberg, de vos interventions respectives. Je cède, à présent, la parole au rapporteur de la mission commune d'information.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je vous remercie, monsieur le président. Si vous me le permettez, je vais poser à nos interlocuteurs un certain nombre de questions sur différents sujets. Ils concernent, en premier lieu, l'évaluation des risques professionnels et environnementaux en France. Vous avez cependant déjà eu l'occasion d'en parler. Avant la création, en 1998, de l'Institut de veille sanitaire (InVS), qui, en France, était chargé de l'évaluation des risques qui pesaient sur la santé publique et de l'alerte des pouvoirs publics ? En outre, comment expliquez-vous le retard significatif qui a été pris entre la connaissance de la toxicité de l'amiante et son interdiction définitive datant de 1997 ? Par ailleurs, depuis l'émergence de « l'affaire de l'amiante », estimez-vous, qu'en France, les risques environnementaux et professionnels sont désormais mieux pris en compte qu'ils ne l'étaient auparavant ?

Docteur Ellen Imbernon - Votre première question concerne l'évaluation des risques professionnels et environnementaux avant la création, en 1998, de l'Institut de veille sanitaire. Comme vous le savez, cet Institut a été créé par la loi de sécurité sanitaire de 1998. L'objectif poursuivi par cette loi était de formaliser la distinction de l'expertise scientifique destinée à éclairer les décisions prises par les pouvoirs publics. Je crois ne pas me tromper en affirmant que, formellement, aucun organisme n'était chargé de cette alerte avant la loi de 1998. L'Institut de veille sanitaire a donc été constitué à partir du Réseau national de santé publique qui exerçait cette mission en matière de transmission des maladies infectieuses. Quoi qu'il en soit, l'alerte, en matière de santé publique, jusqu'à une date fort récente, concernait exclusivement - et concerne encore quasi exclusivement - la prévention de la transmission des maladies infectieuses. Je puis formellement vous assurer qu'aucun organisme n'était réellement chargé de l'évaluation des risques professionnels, si ce n'est l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Cet Institut, qui existe d'ailleurs encore, est une association de la loi de 1901. Son financement est assuré par des fonds de la branche maladies professionnelles et accidents du travail de la sécurité sociale. Son fonctionnement est assuré par un conseil d'administration qui est constitué selon les règles du paritarisme. L'INRS avait donc délégation, me semble-t-il, pour assurer la mission de l'évaluation des risques professionnels.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Du moins, l'INRS en faisait-il fonction, celle-ci ne correspondant cependant pas à sa vocation.

Docteur Ellen Imbernon - Effectivement, la mission d'évaluation des risques professionnels par l'INRS n'était pas formalisée.

Professeur Marcel Goldberg - Je tiens à ajouter un complément à l'intervention du docteur Imbernon. L'INRS n'est absolument pas assimilable à une structure publique. Il est une structure de droit privé qui est gérée et financée exclusivement par les partenaires sociaux. A ma connaissance, l'INRS n'a jamais procédé à de telles évaluations. Les organismes qui disposaient de la légitimité pour le faire n'ont cependant jamais considéré que ces évaluations étaient réellement parties intégrantes de leur mission. Il s'agit, notamment, du Conseil supérieur de prévention des risques professionnels et du Conseil d'hygiène publique de France. L'un et l'autre ne se sont, à ma connaissance, jamais saisi de ce dossier sous le seul angle que, du moins, vous évoquez. Vous avez cité l'expertise collective de l'INSERM. Je figurais parmi les experts qui ont alors réalisé ce travail. Nous avons analysé, pour cette mission, une somme considérable de documents. Je puis vous assurer que nous n'y avons trouvé aucune étude française de ce type et de quelque origine qu'elle soit, qu'il s'agisse de l'université, de la recherche publique ou de la recherche privée. Ce problème n'a donc réellement été pris en compte qu'avec la loi de 1998 qui, je le répète, a permis de remédier à l'absence de tout organisme chargé de traiter ces questions.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Estimez-vous que les risques environnementaux sont désormais mieux pris en compte en France ?

Professeur Marcel Goldberg - Certes oui, même si nous ne disposons pas des ressources correspondant aux besoins en ce domaine précis. Je pense que nous avons assisté, à travers le dossier de l'amiante, à une prise de conscience des pouvoirs publics. Je crois que nous avons également assisté à une innovation institutionnelle qui a permis la création d'un département « Santé et Travail » au sein de l'InVS, qui est un organisme de santé publique dépendant du ministère de la santé. Cette décision était réellement inédite dans notre pays. Je réponds ainsi indirectement à l'une des autres questions que vous posiez au sujet du retard qui a été accumulé dans la connaissance de la toxicité de l'amiante. Celui-ci a très probablement pour origine de nombreuses raisons. Je pense que l'une des plus importantes est la séparation très nette, en France, à l'échelon des pouvoirs publics et de l'État, dans l'accomplissement de leurs missions régaliennes, de ce qui relevait du monde du travail et de ce qui relevait du monde de la santé. Comme vous le savez, les risques professionnels étaient historiquement traités au sein du ministère chargé du travail alors que le ministère de la santé était chargé des problèmes de santé. Il existait pourtant un petit bureau au sein de la direction des relations du travail au ministère du travail qui était en charge de ces questions. Ce bureau microscopique était noyé au milieu d'une administration dont les préoccupations étaient éloignées de la santé. Symétriquement, la direction générale de la santé, dont la mission en matière de santé publique était primordiale, ne disposait d'aucun service qui était dédié aux problèmes de santé au travail. Cette situation a contribué de manière significative au retard qui a été pris dans le domaine qu'évoquait le docteur Imbernon.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Estimez-vous que les salariés sont désormais suffisamment protégés contre les risques qui sont liés à l'amiante résiduel ?

Docteur Ellen Imbernon - Cette question est difficile. Je pense que les salariés commencent à être informés. Néanmoins, nous constatons fréquemment, lorsque nous interrogeons des personnes sur leur exposition potentielle à l'amiante, à l'occasion de la réalisation de nos études, que leur réponse est fréquemment négative. Si l'on cherche, pourtant, à travers les activités et les métiers que ces personnes exercent ou ont exercés, notamment jusqu'à une date récente, une possible exposition à l'amiante, nous pouvons identifier de fréquentes occasions d'exposition. Nous estimons que de très nombreux salariés peuvent encore être exposés en toute ignorance. Se pose également la question des entreprises spécialisées et agréées qui interviennent sur les bâtiments floqués pour y retirer l'amiante. Il existe, à l'intention de ces sociétés spécialisées, des procédures standardisées à respecter. Une étude récente de l'inspection du travail et de l'INRS prouve combien elles ne sont malheureusement pas systématiquement respectées. Des problèmes se posent donc encore à ce sujet.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Considérez-vous que les risques qui sont induits par les matériaux de remplacement de l'amiante, qui sont désormais massivement utilisés, notamment les fibres céramiques réfractaires (FCR), sont correctement évalués ? Quels sont, selon vous, les plus importants facteurs actuels de risques dans le monde du travail qui découlent de l'utilisation de ces matériaux ?

Professeur Marcel Goldberg - Avant de vous répondre, je crois opportun d'apporter certaines précisions. Il existe beaucoup de produits de substitution à l'amiante selon l'usage que l'on en fait. L'amiante présente des qualités extraordinaires, notamment sur le plan technique et économique. Malheureusement, il n'existe pas de matériau naturel ou artificiel qui présente toutes les qualités de l'amiante. Il est très important de préciser que 80 % des importations d'amiante en France visaient des applications qui ne nécessitent en aucune manière de l'amiante. L'amiante, par le passé, a notamment servi à renforcer le ciment. Le ciment était mélangé à de l'amiante, ce qui permettait de lui donner une plus grande solidité. Depuis longtemps, nous savons de quelle manière il est possible de garantir la solidité du ciment grâce à une substitution du ciment par la cellulose. Celle-ci n'apporte, à l'évidence, aucun risque. Je précise que le mélange du ciment et de l'amiante n'était cependant pas dangereux en soi. En revanche, le recours à ce matériau présentait un risque secondaire significatif, en particulier pour les personnes qui étaient chargées de le travailler, dans le cadre de leurs interventions. La substitution de l'amiante ne pose aucune difficulté sur le plan technique. Nous savons, en effet, que le seul intérêt d'intégrer de l'amiante dans le ciment n'est pas de bénéficier de ses propriétés anti-thermiques, mais plutôt de renforcer le ciment. Cela ne pose aucune difficulté particulière.

Le recours à d'autres produits de substitution appelle en revanche des interrogations, telle l'utilisation de laine de roche ou de laine de verre. Plusieurs études ont été réalisées à ce sujet. L'INSERM a, en particulier, consacré une expertise collective aux fibres de substitution. En ce domaine, les connaissances ne sont pas aussi précises qu'elles devraient l'être même si plusieurs grandes études internationales ont été produites durant les dernières décennies à ce sujet en Europe et en Amérique du Nord. La dernière évaluation produite par le Centre international de recherche sur le cancer tend à apaiser les craintes qui s'exprimaient. Plus la connaissance de ces matériaux tend à se préciser, plus il semble que leur caractère cancérigène est ramené à un faible niveau. Demeurent un certain nombre de produits de substitution dont le pouvoir cancérigène est, en revanche, significatif. Je pense, en particulier, aux fibres céramiques réfractaires. Je précise cependant que leur utilisation reste très limitée. La substitution de l'amiante par les fibres céramiques ne concerne qu'un nombre très limité de produits. Le problème n'est donc pas le même. Dois-je rappeler qu'il existe plusieurs douzaines de produits cancérigènes qui sont quotidiennement utilisés dans l'industrie ? Je pense, en particulier, à l'arsenic, au nickel, au chrome, au benzène ou aux rayonnements ionisants. Lorsque ces produits font l'objet d'une utilisation contrôlée et encadrée, notamment en termes de confinement et de limitation de l'exposition des populations, les risques qu'ils présentent diminuent. Les fibres céramiques s'inscrivent, selon moi, dans ce type de démarche. Elles disposent, même s'il doit être confirmé, d'un fort potentiel cancérigène. Les fibres doivent, par conséquent, être traitées comme le sont d'autres produits cancérigènes. Cependant, les risques qu'elles présentent ne sont nullement comparables à ceux de l'amiante. Entre 3.000 et 4.000 produits dérivés de l'amiante ont été mis sur le marché ! Je pense que la gestion du problème posé par les fibres n'est en rien comparable avec celle que posait et que pose encore l'amiante.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quelle est la raison pour laquelle les cancers d'origine professionnelle sont sous-estimés en France ? En outre, les statistiques qui sont actuellement publiées par la Caisse nationale d'assurance maladie permettent-elles, selon vous, aux partenaires sociaux et à l'administration de mieux évaluer la pertinence du système de réparation qui a été institué ?

Docteur Ellen Imbernon - Nous savons parfaitement que les maladies professionnelles font l'objet d'une sous-réparation dans notre pays. Concernant certaines formes de cancers, nous avons chiffré cette sous-réparation. Elle est, en ce qui les concerne, importante. Ceci concerne notamment les mésothéliomes pleuraux. Bien que le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante permette de réparer toutes les pathologies de ce type, sur les 600 mésothéliomes répertoriés par le régime général de sécurité sociale, seuls 400 sont effectivement réparés. Les pneumologues connaissent pourtant bien cette maladie spécifique. Il n'y a pas de raison pour que la quasi-totalité des mésothéliomes qui surviennent ne soient pas réparés au titre des maladies professionnelles. Il existe, à titre d'exemple, des risques professionnels pour les cancers de la vessie. Pourtant, si l'on regarde les estimations qui estiment à 400, voire à 500 le nombre des cancers de la vessie survenant annuellement et qui pourraient très probablement être attribués à une exposition d'origine professionnelle, moins de 10 % d'entre eux sont réparés au titre des maladies professionnelles. Comment peut-on expliquer la sous-déclaration de ce type de maladies ?

Je considère, en premier lieu, qu'un médecin traitant n'est certainement pas formé pour détecter les origines professionnelles d'une maladie. Il ne lui vient même pas à l'esprit de demander à un patient qu'il traite de préciser la profession qu'il exerce. Le médecin préfère rechercher des antécédents sur le plan familial. Les études médicales ne forment pas, en effet, le médecin à associer, à une maladie, une origine professionnelle. La plupart d'entre eux connaissent d'ailleurs fort mal le dispositif en vigueur en matière de réparation des maladies professionnelles. Précisons également que, lorsqu'un médecin est confronté à un patient atteint d'une grave maladie professionnelle à l'image du cancer, il a plutôt tendance à envisager une intervention thérapeutique plutôt qu'à pousser celui-ci à engager un certain nombre de démarches administratives qui lui permettront de prétendre à une réparation financière. Il convient d'ailleurs de préciser que ce n'est pas le médecin qui déclare une maladie professionnelle de type cancérigène, mais la personne atteinte. Il convient que cette dernière adhère à la déclaration et à la démarche qui l'accompagne. Trop souvent, les patients qui sont confrontés à ce type de situation se heurtent préalablement à un dédale administratif qui est, le plus souvent, particulièrement lourd à gérer. Au regard du bénéfice que cette démarche peut potentiellement leur apporter, elles préfèrent donc y renoncer. C'est la raison pour laquelle je considère que cette tendance à la sous-déclaration trouve son origine dans un défaut de déclaration de la maladie elle-même.

Il existe, par ailleurs, des disparités régionales importantes. Le professeur Goldberg a évoqué cette situation. En effet, chacune des caisses primaires d'assurance maladie instruit de manière autonome ses dossiers. Il existe actuellement un système complémentaire de réparation qui permet de réparer les maladies qui ne correspondraient pas au tableau et aux listes fixées. Les commissions qui existent en ce domaine fonctionnent de manière autonome les unes par rapport aux autres. Il n'y a pas de règle décisionnelle dans l'acceptation ou le refus des demandes qui leur sont déposées. C'est la raison pour laquelle il existe de telles disparités régionales. Tout dépend de la composition de ces commissions et de l'intime conviction des personnes qui y siègent. La preuve qu'une maladie trouve son origine dans le travail est difficile à apporter. Un cancer qui s'explique par une grande exposition à l'amiante est assimilé à celui qui trouve son origine dans la consommation tabagique. Il n'existe pas de moyens permettant de les différencier. Ce problème est compliqué. Le fait de confier aux patients le soin de déclarer le mal dont ils pensent être atteints limite le recours à la déclaration. On assiste à une augmentation notoire du nombre des déclarations et des reconnaissances des troubles musculo-squelettiques au travail. Le nombre des maladies reconnues est loin de refléter celui des maladies survenant annuellement. Nous savons, grâce à certaines études récentes, que plus de la moitié des personnes atteintes de troubles musculo-squelettiques en relation avec leur activité sur le plan professionnel refusent de déclarer le mal dont elles souffrent, craignant qu'une telle déclaration ne provoque la perte de leur emploi. Les statistiques qui sont régulièrement publiées par la Caisse nationale d'assurance maladie ne permettent donc nullement d'évaluer de manière satisfaisante l'impact du travail sur la santé des patients.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Professeur Goldberg, souhaitez-vous apporter une précision à ce sujet ?

Professeur Marcel Goldberg - Je souhaite confirmer les propos du docteur Imbernon. Il est certain que les statistiques d'indemnisation ne reflètent que le seul système d'indemnisation et la manière dont il fonctionne. Le cas des cancers de la vessie que le docteur Imbernon a précédemment cité est, de ce point de vue, en tout point caricatural. Plus de mille cas sont annuellement estimés. Moins de dix sont effectivement reconnus. Cela signifie donc que moins de 1 % des cancers de la vessie sont indemnisés. Au-delà de la seule question de la réparation, celle du poids des risques professionnels sur la santé publique doit être posée. A ce sujet, ce ne sont nullement les statistiques officielles qui permettent de renseigner la connaissance. Ce sont plutôt les travaux épidémiologiques qui permettent une estimation satisfaisante des « fractions attribuables », à l'image de ce que nous pratiquons déjà pour le tabac. Cela ne surprend personne que 70 % des cancers sont liés au tabac. En revanche, personne n'est préparé à s'entendre dire que 15 à 20 % des cancers masculins du poumon ont pour origine les expositions à l'amiante. Pourtant ces données sont de nature épidémiologique. Comparé à ce qui est disponible sur le plan international, notre pays n'est nullement performant sur cette question. La France est extraordinairement éloignée de ce qui se fait dans d'autres pays dont le développement économique est comparable au sien. J'ai été très récemment invité à un séminaire en Grande-Bretagne qui était organisé par le HSE. Cet organisme correspond à l'INRS et à l'inspection médicale du travail en France. Ce séminaire regroupait des chercheurs très prestigieux à qui il était demandé de réfléchir sur le nombre des cancers britanniques d'origine professionnelle. Je n'imagine pas un seul instant nos autorités prendre une telle décision.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quelle est la part de responsabilité des entreprises dans « l'affaire de l'amiante » ?

Professeur Marcel Goldberg - Je ne sais pas. J'ignore ce que le docteur Ellen Imbernon pense à ce sujet. Néanmoins, je répondrai à votre question. Je suis professionnel de santé publique et épidémiologiste. Je m'attache à réaliser de nombreux travaux sur les thèmes que nous évoquons aujourd'hui. Je ne suis ni sociologue, ni avocat. C'est la raison pour laquelle je ne pense pas avoir de légitimité pour répondre à votre interrogation.

Docteur Ellen Imbernon - Je n'ai rien à ajouter aux propos du professeur Goldberg. Je me contenterai de préciser qu'il existe de nombreuses entreprises qui sont ou qui ont été concernées. Je pense que les chefs d'entreprise ne cherchaient pas, en connaissance de cause, à exposer leurs salariés. La plupart d'entre eux ignoraient la réalité du danger. Un petit nombre d'entre eux, a contrario , en avait conscience. C'est pourquoi je pense qu'il est difficile de répondre à votre question. Certes, il existe des instances qui remplissent la mission d'éclairer les chefs d'entreprise en ce domaine, notamment la médecine du travail.

La médecine du travail joue en effet, à ce sujet, un rôle capital. Pourtant, est-elle réellement entendue ? Ses avertissements le sont-ils également ? Elle lance des alertes dans le cadre d'un système paritaire. De nombreux autres enjeux sont mis en cause. Cette problématique n'est pas simple. Néanmoins, selon moi, les médecins du travail n'ont pas suffisamment alerté les autorités sur ce problème. Ceux qui se sont risqués à le faire ont rencontré de graves difficultés.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Disposez-vous d'exemples vous permettant d'appuyer cette assertion ?

Docteur Ellen Imbernon - Absolument. Je puis notamment citer un cas personnel. La mise sur la place publique de certaines questions qui concernent la santé publique en relation avec le travail, dont l'exposition à l'amiante, a profondément déplu à une entreprise à laquelle j'ai appartenu. Cet épisode s'est déroulé avant que des dispositions relatives à l'interdiction de l'amiante ne soient prises en 1997.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Ceci concernait une grande entreprise dont le capital est actuellement en cours d'ouverture.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - A l'époque des faits, cette entreprise était publique !

Professeur Marcel Goldberg - Nous ne disposons pas, en France, d'un système opérationnel en termes de santé au travail. Il n'est pas adapté à la prise en compte de ce type de difficultés et de problématiques. Je considère même que le statut du médecin du travail n'est pas satisfaisant, notamment en termes d'indépendance par rapport à l'entreprise au sein de laquelle il travaille. L'organisation même de la médecine du travail et son fonctionnement se caractérisent par un grand éparpillement. Dois-je notamment vous rappeler qu'il n'existe pas de structures ou de centres techniques ? Les médecins du travail n'ont pas accès aux données communes et travaillent de manière isolée les uns par rapport aux autres. Ce sont les employeurs qui sont chargés, de par la loi, des compétences en matière de santé au travail. Le fait de confier aux partenaires sociaux la gestion du système limite significativement la présence de l'État dans ce champ d'activité. Nous disposons de nombreux exemples de cette limitation ; la récente condamnation de l'État par le Conseil d'État à propos de l'amiante insiste sur la carence de l'État dans ce dossier. Les services dédiés à cette activité souffrent également d'un manque de moyens. A titre d'exemple, le service auquel appartient madame Imbernon est en situation de sous-effectif. Pourtant, il a fallu attendre cinq à six ans pour le constituer ! Dans d'autres pays, de tels services s'appuient sur plusieurs centaines de personnes.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Un réseau des médecins du travail existe cependant. Sont-ils en liaison avec vous pour informer les patients ? Je conçois qu'ils ne disposent pas de tous les moyens appropriés pour apprécier telle ou telle situation et pour apporter des conseils, voire des solutions. Ils sont cependant en liaison avec vous pour vous apporter des renseignements.

Docteur Ellen Imbernon - Absolument. Nous tâchons d'organiser ce réseau de manière à bénéficier de signalements ainsi que d'informations remontant les uns et les autres du terrain. J'insiste sur le fait que ce travail est long et difficile. La mission qu'exerce un médecin du travail est comparable à celle d'un médecin généraliste.

Un médecin du travail travaille de manière individuelle et indépendante. Il doit strictement respecter la réglementation, notamment en matière de nombre de visites médicales. Il doit consacrer un tiers de son emploi du temps à des visites sur les lieux de travail. Il n'est cependant pas tenu de participer à la collecte et au regroupement des données relatives à la santé des salariés.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Il doit néanmoins signaler au chef d'entreprise les cas qui posent problème.

Docteur Ellen Imbernon - Il est difficile d'identifier certains éléments pris individuellement.

Il convient de faire un effort pour regrouper toutes les informations qui sont recueillies individuellement sur le terrain. Cela suppose, non seulement de la part des médecins du travail mais également de la part des services qui les emploient, un effort significatif. Cela suppose également un effort d'animation des réseaux et de transmission des informations. Un tel dispositif ne s'organise efficacement qu'au fil du temps. Jusqu'à présent, à l'exception de l'Institut de veille sanitaire, je ne connais aucun système fédérant ces informations.

Professeur Marcel Goldberg - Je cite souvent devant mes étudiants l'entreprise à laquelle vous faisiez précédemment allusion. Elle dispose de 150.000 salariés et enregistre six cas de leucémies par an. Au moment où sont survenus les événements que nous connaissons, cette grande entreprise disposait de 180 médecins du travail. Autrement dit, cela signifie qu'il leur était impossible de détecter le doublement, voire le triplement des cas de leucémies. Chaque médecin du travail ne pouvait nullement détecter ou alerter d'éventuels nouveaux cas. La mise en commun de leurs compétences l'auraient certainement permis, à condition de mutualiser les moyens dont disposaient les réseaux. Ce ne sont certainement pas les 25 salariés de l'InVS qui se consacrent à cette action qui le pouvaient, d'autant plus que ces derniers devaient affronter des lourdeurs administratives décourageantes. J'en veux pour preuve l'incapacité récente d'un médecin à animer le réseau des médecins du travail, en dépit de sa bonne volonté.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Comment expliquez-vous ces lourdeurs et cette lenteur ?

Docteur Ellen Imbernon - Rien n'est organisé dans le champ de la médecine du travail en faveur de la santé publique. Comme vous le savez, il existe un corps d'inspecteurs de la médecine du travail qui est constitué d'environ cinquante médecins. Ils disposent de réels pouvoirs régaliens et accordent aux services médicaux du travail des agréments. Ils sont cependant tous des contractuels. Ils ne sont pas des fonctionnaires et sont moins bien payés lorsqu'ils sont des contractuels du ministère ou des directions régionales du travail. Jusqu'à maintenant, aucun effort significatif n'a donc été accompli en ce domaine. La raison pour laquelle le médecin auquel le professeur Goldberg faisait précédemment allusion n'a pu être détaché, s'expliquait par le fait qu'il était contractuel. L'État se refusant à détacher un de ses contractuels auprès d'un autre organisme, ce médecin n'a donc pas pu animer le réseau des médecins du travail. Un tel détachement aurait pu, semble-t-il, être assimilé à du prêt de main-d'oeuvre.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous sommes quotidiennement confrontés à cela dans les collectivités territoriales que nous gérons.

Docteur Ellen Imbernon - Ils ont un contrat avec un médecin pour une mission.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous propose, à présent, de céder la parole à nos collègues qui souhaitent très certainement vous interroger.

Professeur Marcel Goldberg - Je précise que ce corps est le seul, dans l'ensemble des administrations françaises, qui ne soit pas, à l'heure actuelle, constitué de fonctionnaires, mais de contractuels. Cela prouve l'importance que lui accorde l'État !

M. Paul Blanc - Ma question sera très brève. Vous avez estimé, monsieur, que le temps de latence entre l'exposition à l'amiante et la contamination était estimé à vingt, voire à trente ans. En 1958, lorsque je suivais ma formation en médecine, nous savions que le mésothéliome était lié originellement à l'amiante. Selon vous, savions-nous, à cette époque, que les temps de latence étaient aussi longs ?

Professeur Marcel Goldberg - Je ne sais absolument pas. Je ne puis vous dire si, à la fin des années 1950, les experts connaissaient la durée exacte du temps de latence. Je pense, tout du moins, qu'ils le soupçonnaient. Ceci est vrai, en réalité, pour la plupart des cancers qui sont générés par une exposition environnementale, du moins au sens général du terme. Il existe, pour l'ensemble de ces cas, un temps de latence très significatif, à l'exception de certains cancers hématopoïéthiques dont le temps de latence est court. Celui qui est appliqué aux autres cancers s'élève a minima à 15 ans. A partir de quand a-t-on réellement pris la mesure du temps de latence du mésothéliome ? Je ne sais pas. La première étude dédiée au mésothéliome date de 1960. La première étude établissant le lien entre le cancer du poumon et le mésothéliome date de 1952. Même si les experts accordaient une bien moindre importance à la question du temps de latence, du moins en connaissaient-ils plus ou moins bien la durée. A cette époque, ils avaient pleinement conscience du caractère cancérigène de cette maladie.

Mme Françoise Henneron - Je souhaite rebondir sur la question que mon collègue Blanc vient de poser. Vous dites que le temps de latence était connu depuis longtemps. Dans la mesure où ils le connaissaient, les experts ne pouvaient-ils pas également connaître les conséquences de cette exposition ? Avaient-ils alors réellement conscience du drame que présentait l'exposition à l'amiante et pour quelle raison, s'ils le savaient, n'ont-ils pas alerté les pouvoirs publics ?

Professeur Marcel Goldberg - Nous l'avons fait !

Mme Françoise Henneron - J'ai le sentiment que les premières mesures ont été prises au seul moment où le drame est survenu. Pour quelle raison les experts n'ont-ils pas alerté ?

Professeur Marcel Goldberg - Les experts ont alerté sur les risques de l'amiante. Je crois cependant qu'ils n'ont pas été écoutés.

Je dis que les experts connaissaient la dangerosité de l'exposition, mais personne ne les écoutait. Je me souviens fort bien du professeur Bignon alertant ses compatriotes, en 1975, à la télévision, sur le risque que présentait l'exposition à l'amiante. Du moins, avait-il réussi à s'exprimer sur ce point à la télévision ! Ce n'était déjà pas si mal. Son appel s'est néanmoins perdu dans l'indifférence absolue. Lorsque des journalistes me posent la question que vous venez de me poser, je ne manque jamais de leur rappeler cet épisode. Les experts n'ont cessé d'alerter les pouvoirs publics. Encore fallait-il que les pouvoirs publics daignent les écouter ! La connaissance scientifique ne suffisait donc pas. Celle-ci était disponible depuis longtemps. Le premier rapport sur le sujet datait de 1905. Les experts ne peuvent donc se voir reprocher de ne pas avoir communiqué. Ils avaient conscience des dangers que présentait l'exposition. Ils n'ont cessé de le dire. Encore fallait-il qu'ils soient écoutés. Nous devons tirer les conséquences de cette situation.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Justement, il nous a été rapporté que, dès 1930, un médecin du travail avait publié des articles sur le risque de l'exposition. En 1950, l'asbestose était reconnue à part entière comme une maladie du travail. La médecine du travail était peut-être mieux organisée.

Docteur Ellen Imbernon - Le fait que les problèmes de santé au travail étaient gérés à travers le versement de primes de risque ou de négociations a certainement contribué à ralentir la prise de conscience des pouvoirs publics.

Professeur Marcel Goldberg - Il existait des compensations.

Docteur Ellen Imbernon - Effectivement, il existait des compensations. Ce n'est que récemment que la situation a été analysée sous un angle différent.

Professeur Marcel Goldberg - Certains experts ont très probablement contribué à nier le problème.

Ceci étant dit, le système français de santé au travail ne brille pas par sa réactivité. Dois-je rappeler que la première réglementation relative à la protection des travailleurs britanniques contre l'amiante date de 1931 ? Aucun pays ne pouvait alors prendre de décision sans disposer de données médicales et scientifiques à ce sujet. J'ai du mal à imaginer que celles sur lesquelles nos collègues britanniques ont travaillé n'aient pu traverser la Manche ! La première réglementation française date de 1977. Un tel écart laisse songeur. Il ne trouve cependant pas seulement son origine dans un très faible niveau d'information scientifique. Les données scientifiques sont, en effet, universelles et sont publiées par les voies habituelles auxquelles les scientifiques recourent pour communiquer sur leurs travaux.

Mme Françoise Henneron - Je souhaite poser une question complémentaire qui ne concerne pas directement l'amiante. Certains des travaux que vous avez récemment menés concernent-ils des problèmes de santé publique qui pourraient avoir des conséquences graves au cours des vingt à trente prochaines années ? Estimez-vous que certains de ces travaux souffrent d'un manque d'écoute de la part des pouvoirs publics ? Il va sans dire que cette question correspond parfaitement à la mission que remplit notre mission d'information.

Professeur Marcel Goldberg - Pour tout vous avouer, je suis absolument incapable de dire si les travaux que nous avons menés auront ou n'auront pas des conséquences pour les vingt à trente prochaines années. Pour tout vous dire, au cours de ma vie professionnelle, j'ai eu l'occasion de séjourner en Nouvelle-Calédonie. J'y ai identifié un problème de contamination nullement professionnelle. Il concernait, en effet, l'exposition environnementale à l'amiante. Il existe, au centre de la Nouvelle-Calédonie, une zone montagneuse. Il m'a été donné d'y relever des taux de mésothéliomes spectaculaires. Ils sont 500 fois supérieurs à ce que l'on constate habituellement. Dès que nous avons eu la certitude qu'un problème se posait en ce domaine, nous avons immédiatement alerté les pouvoirs publics. Cet épisode, je le rappelle, remonte à 1993. Des études sur cette question ont alors été produites dans des délais très courts, ce qui prouve la réactivité des experts. Il a été finalement possible d'identifier les sources du problème. Un certain nombre de travaux ont été engagés pour supprimer l'amiante qui recouvrait certaines cases. Il semble pourtant que les efforts se soient limités à cela ; nous sommes en 2005 et rien d'autre n'a été entrepris. Personne n'a tiré les conséquences de cette situation sur le plan national. Pourtant, celle-ci présentait de réelles coïncidences avec les problèmes auxquels nous sommes actuellement confrontés en matière d'amiante. Des émissions de la radiotélévision locale ont pourtant été consacrées à cette situation. Le ministère de l'outre-mer, le ministère de la santé, le comité scientifique et technique du bâtiment se sont penchés sur la question. Ce dernier organisme a même dépêché une mission sur place. Rien n'y a fait. Les cases amiantées sont toujours en place. Il faut croire qu'il était difficile d'intervenir.

Mme Marie-Christine Blandin - Vous avez souligné la fragilité de la veille sanitaire en France et son caractère récent. Imaginons que l'on ait une présomption de lien entre une profession et une pathologie, à l'image des teinturiers qui doivent utiliser certains solvants ou des jardiniers communaux utilisant des produits phytosanitaires. Comment, et selon quelle procédure, les pouvoirs publics peuvent-ils solliciter des experts épidémiologistes concernés pour la réalisation d'une étude ?

Docteur Ellen Imbernon - L'Institut de veille sanitaire peut s'auto-saisir du problème. Néanmoins, la plupart du temps, il doit travailler sur un programme pluriannuel défini en fonction d'un contrat d'objectifs et de moyens que le ministère de la santé a préalablement validé. Cependant, le ministère de la santé, celui du travail ou les acteurs de terrain que sont les CHSCT, les médecins du travail ou les caisses régionales d'assurance maladie peuvent fort bien nous alerter. Si nous estimons que le problème qui nous est soumis mérite une investigation, l'InVS peut alors décider de la mener, dans la mesure des moyens dont il dispose. Il convient de fixer le niveau de priorité des problèmes qui sont soumis à la réflexion de l'Institut. Notre rôle consiste plutôt à faire émerger les problèmes en systématisant une surveillance de la santé de manière à identifier les éventuelles difficultés qui se posent dans certains secteurs d'activité. La surveillance que nous mettons en oeuvre est destinée à assurer cette veille, que ceci porte sur la surveillance des causes de décès par profession et par secteur d'activité ou sur la comparaison de certains phénomènes pathologiques ou morbides. La surveillance permet de détecter les éventuels phénomènes émergents et de savoir si les mesures préventives sont respectées. Je précise que l'InVS peut s'auto-saisir d'un problème ou s'y consacrer par suite d'une saisine. Encore faut-il que la requête présente un intérêt, soit scientifiquement recevable et potentiellement traitable par l'Institut ! Parfois, certaines questions qui nous sont posées concernent des secteurs pointus en termes de recherche qui concernent davantage les experts de l'INSERM ou du CNRS.

Professeur Marcel Goldberg - Le département que dirige le docteur Imbernon fournit désormais la liste des professions qui sont les plus exposées aux mésothéliomes. Il l'a également réalisée pour les TMS. Ceci permet d'identifier les risques et, ainsi, de dépasser, le seul stade de l'anecdote. C'est la première fois que l'on dispose en France de telles données grâce à une approche systématique.

Marie-Christine Blandin - Ces listes sont-elles consultables ?

Docteur Ellen Imbernon - La publication de ces listes n'est pas encore intervenue, mais elle ne devrait pas tarder. Les maladies allergiques ont également fait l'objet d'une telle liste.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Sur quelles bases de données travaillez-vous ?

Docteur Ellen Imbernon - Nous essayons de produire des outils qui n'existent pas encore ou qui sont en cours de constitution, à l'aide d'un recueil des informations remontant du terrain grâce au réseau des médecins du travail ou grâce à l'observation de cohortes pendant une période définie. Nous tâchons également d'exploiter des bases de données existantes qui auraient été recueillies pour d'autres raisons. Nous publierons au cours des prochains mois une étude sur les causes de la mortalité des Français par profession et par secteurs d'activité. Nous utilisons, pour cela, des échantillons représentatifs établis par l'INSEE. Le PMSI peut également, à travers les données qu'il contient, apporter des renseignements utiles à nos travaux. Nous travaillons également avec les médecins conseils de la sécurité sociale de manière à les inciter à recueillir des informations sur les professions des patients qui sont mis en invalidité. Il n'existe pas de système exhaustif à l'heure actuelle.

Mme Catherine Procaccia - Je souhaite vous interroger sur la prévention dans les entreprises. Je crois savoir que les recherches sur l'amiante doivent être régulièrement présentées aux CHSCT des entreprises. Cette obligation est également appliquée aux immeubles collectifs dont les gestionnaires doivent opérer des recherches à ce sujet. J'ai le sentiment que vous estimez que ces mesures de précaution ne sont pas suffisantes. Estimez-vous que ces mesures permettront, à l'avenir, de réduire les risques en matière d'amiante et le nombre des cancers que ce matériau déclenche ?

Docteur Ellen Imbernon - Comme n'a pas manqué de le rappeler le professeur Goldberg, le nombre des cancers qui est en très nette augmentation est lié à une exposition antérieure aux réglementations. Toutes les mesures prises pour résoudre les problèmes d'exposition à l'amiante sont bonnes et sont les bienvenues. Le simple fait de dresser un diagnostic dans un bâtiment et d'informer les professionnels qui y interviennent de la présence d'amiante contribue également à la prise de conscience. Les moyens de contrôle pour évaluer l'application effective des mesures restent cependant limités. Des progrès restent encore, en ce domaine, à effectuer. Petit à petit, ces mesures porteront certainement leurs fruits.

Professeur Marcel Goldberg - Certains secteurs posent traditionnellement des difficultés pour appliquer les mesures en vigueur. Je pense, en particulier, au BTP. Quelques cas de chantiers de désamiantage ne respectant nullement la plupart des règles en vigueur ont été identifiés, en dépit du fait que le marché ait été passé dans de parfaites conditions. Les difficultés de contrôle de l'application sont réelles. Je ne pense pas que les moyens mis en oeuvre pour cela soient réellement suffisants. Néanmoins, je reste persuadé que de réelles améliorations ont été apportées par rapport à la situation à laquelle nous étions confrontés au début de la prise de conscience.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Les collectivités territoriales respectent les dispositions en vigueur depuis de nombreuses années.

Professeur Marcel Goldberg - Je crains que vous soyez quelque peu optimiste.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Les inspecteurs auxquels nous faisons appel pour effectuer les contrôles remplissent, je l'espère, du mieux qu'ils le peuvent, leur mission.

Professeur Marcel Goldberg - Je puis vous citer le cas d'un chantier concernant un bâtiment public qui ne respectait nullement les dispositions en vigueur alors que le marché et le cahier des charges étaient parfaitement conformes. Certaines améliorations significatives ont été apportées. D'autres, toutes aussi significatives, restent encore à apporter.

Mme Catherine Procaccia - Je suppose que, dans trente ans, le taux de contamination diminuera.

Professeur Marcel Goldberg - Oui, très probablement.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je suppose que les effets des premières mesures que nous avons prises permettront d'anticiper la baisse.

Professeur Marcel Goldberg - Je ne doute pas de la baisse prévisible de la contamination. La situation s'est améliorée de manière significative depuis une dizaine d'années. Nous devrions en enregistrer les bénéfices. C'est la raison pour laquelle les prévisions que j'évoquais précédemment s'interrompent après 2025-2030. Nous ne sommes pas en mesure de dresser de grandes estimations pour la période postérieure à ces années. Des scénarios ont cependant été établis.

Mme Janine Rozier - Je souhaite réagir aux interrogations qui ont été précédemment soulevées. Je crois suffisamment bien connaître le monde du BTP pour intervenir à ce sujet. Je pense que les chantiers publics connaissent suffisamment leurs obligations en ce domaine. Leurs responsables savent qu'ils doivent faire appel à des sociétés spécialisées justifiant d'un « agrément amiante ». Ce type de situation ne présente pas de danger. En effet, les organismes de contrôle exercent un suivi efficace. En revanche, je crains que les petits chantiers ou les chantiers des particuliers ne nécessitant pas des dossiers administratifs tels que ceux qui sont requis pour la construction des bâtiments publics présentent des risques en matière d'exposition et d'infection. La plupart de ces chantiers sont, en effet, souvent engagés sans aucune clause réglementaire. Je pense donc que ces problèmes concernent davantage les « chantiers du dimanche ». A l'inverse, ceux qui sont engagés au profit des collectivités locales n'offrent pas de telles situations. Encore faut-il que les sociétés spécialisées apportent la preuve de leur agrément.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Docteur Imbernon, professeur Goldberg, je vous remercie d'avoir pris part à cette audition.

Audition de M. Henri PÉZERAT, toxicologue, directeur de recherche honoraire
au Centre national de la recherche scientifique
(2 mars 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous allons poursuivre nos auditions en écoutant monsieur Henri Pézerat, toxicologue et directeur de recherche honoraire au Centre national de la recherche scientifique. Je lui propose donc de suivre la méthode en vigueur depuis le récent lancement des travaux de la mission. Nous avons entendu, lors d'une séance précédente, le professeur Got. Nous venons d'entendre le professeur Goldberg et le docteur Imbernon. Dans le cadre des travaux que mène la mission pour établir les conséquences et le bilan de la contamination par l'amiante, nous souhaitons, monsieur Pézerat, recueillir votre avis de toxicologue. Nous vous laissons le soin de nous exposer ce que vous savez de l'amiante pendant vingt minutes. Dans un deuxième temps, nous vous poserons un certain nombre de questions.

M. Henri Pézerat - Merci, monsieur le président. Préférant, de très loin, répondre à vos questions, je serai fort bref. Je n'ai pas réellement préparé cette audition, n'ayant pas été informé des conditions dans lesquelles elle se déroulerait.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Vous devez, au moins, savoir que vous venez parler de l'amiante !

M. Henri Pézerat - Par quel bout dois-je commencer ? Je pense qu'une mission d'information comme la vôtre doit être préalablement informée des étapes qui ont amené, en France, à la prise de conscience des risques que l'amiante présente. Je ne cherche nullement à dresser un historique de ce que l'on appelle « l'affaire de l'amiante ». Les prémices de ce dossier datent de 1974, période durant laquelle j'étais chercheur à Jussieu. Il y existait alors une intersyndicale représentant l'ensemble du personnel. Elle intervenait sur tous les problèmes de sécurité qui, je ne vous le cache pas, étaient alors nombreux. Le campus de Jussieu était alors récent puisque sa construction avait débuté en 1966 pour s'achever en 1971. Lors de la conception du site, les architectes avaient omis de prendre en considération les obligations qui étaient celles d'un campus scientifique comme celui de Jussieu. Le rôle de l'intersyndicale consistait donc à alerter la présidence de l'université sur les risques en matière de sécurité auxquels le campus était exposé. Un jour, un de nos collègues est venu expliquer que la poussière que nous retrouvions sur nos paillasses trouvait son origine dans l'amiante qui se trouvait dans le flocage qui avait été fait au-dessus des faux plafonds. Nous ignorions totalement les conséquences de l'amiante sur la santé. Nous en avons pris conscience lorsque ce collègue nous a affirmé que l'amiante était probablement cancérigène. Vous imaginez bien que cette affirmation ne nous a pas laissé indifférents, d'autant plus qu'elle visait ceux qui prétendaient travailler dans le plus important site scientifique et universitaire français. Après que plusieurs techniciens de l'intersyndicale eurent rassemblé une documentation sur l'amiante, nous avons pris conscience du très grave problème auquel nous étions confrontés.

Une première crise de l'amiante a alors éclaté au sein de l'université de Jussieu entre 1975 et 1980. Il a été décidé de recouvrir l'amiante du rez-de-chaussée où se trouvaient de nombreux bureaux et laboratoires. En revanche, cette mesure n'a pas été appliquée aux étages du site de Jussieu. Comme il fallait s'y attendre, la tension a fini par retomber, ne serait-ce qu'en raison de la décision qui avait été prise au rez-de-chaussée. Au moment où la crise a été relancée, durant la deuxième moitié des années 1990, les autorités pensaient qu'elle était terminée depuis le début des années 1980. Pourtant, la crise n'avait alors fait que commencer. Pourquoi la crise a-t-elle diminué d'intensité de 1980 à 1993 ? Ceci s'explique par les mesures qui ont été prises pour limiter l'amiante dans le milieu industriel. Je pense, en particulier, au décret de 1977. Dès lors, les syndicats ouvriers, qui s'étaient joints à l'action de l'intersyndicale de Jussieu pour remettre en cause l'usage de l'amiante, se sont bornés à demander l'application du décret de 1977. La crainte de la perte de l'emploi a incité les organisations syndicales à adopter cette stratégie. Les scientifiques universitaires, à partir de la fin des années 1970, se sont retrouvés totalement isolés. Il devenait inutile de poursuivre la démarche du « collectif Jussieu » que nous avions constitué. Nous avions le sentiment que plus personne ne nous écoutait. Cette époque correspondait, par ailleurs, au moment où la consommation d'amiante en France commençait de diminuer. Cette diminution intervenait au moment où certaines personnes dénonçaient l'utilisation de l'amiante. A partir de ce moment, l'utilisation de ce matériau a également eu tendance à diminuer. La courbe des maladies reconnues à titre professionnel n'avait, en revanche, nullement tendance à augmenter. Leur nombre restait limité en raison du temps de latence qui était estimé à vingt, voire à trente ans.

En 1975, le nombre des victimes était donc particulièrement limité. Dès cette époque, nous n'avons eu de cesse d'alerter les pouvoirs publics. Nous avons alors affirmé que le problème risquerait de se poser avec plus d'acuité au cours des trente prochaines années. C'est ce qui s'est passé. Je précise cependant que la courbe des maladies professionnelles reconnues ne correspondait probablement pas totalement à la réalité.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - A combien d'années estimiez-vous alors le décalage entre l'exposition à l'amiante et la survenue des symptômes ?

M. Henri Pézerat - Nous estimions qu'il représentait une période de vingt à trente ans.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Cette estimation correspond à celle que nous ont livrée, durant leur audition commune, le docteur Imbernon et le professeur Goldberg.

M. Henri Pézerat - Il n'y a pas de raison qu'elle soit différente.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Vous serait-il possible de nous communiquer vos courbes ?

M. Henri Pézerat - Bien entendu. Je vous communiquerai les documents que vous souhaitez. Pour revenir au thème qui nous occupe, en dépit du débat sur l'amiante qui traversait alors une partie de la société - j'en veux pour preuve le livre sorti aux éditions Maspero reprenant les risques généraux liés à l'utilisation de ce matériau -, nous avons alors senti que l'affaire comme souvent, à partir du moment où plusieurs décrets ont été publiés, finirait par diminuer d'intensité. Il a fallu attendre le milieu de la décennie 1990 pour que le problème de l'amiante surgisse de nouveau. Pour quelle raison a-t-il émergé à ce moment précis ? Même lorsque ce dossier ne bénéficiait pas d'une médiatisation significative, je n'avais pas manqué de me renseigner sur les conséquences épidémiologiques d'une exposition à l'amiante. Dès cette époque, j'avais pu constater la hausse vertigineuse des mésothéliomes en France. Comme vous le savez, les mésothéliomes sont des cancers de la plèvre qui sont spécifiques à l'amiante. En 1992, le nombre des décès annuels causés par un mésothéliome était évalué à 900. La progression de ce nombre ne semblait pas s'interrompre. J'ai décidé de rentrer en relation avec un de mes collègues britanniques, qui est le meilleur épidémiologiste mondial. J'avais eu l'occasion de travailler avec lui. Il m'a présenté les travaux qu'il avait initiés en Grande-Bretagne à propos de l'amiante et dont les conclusions étaient particulièrement inquiétantes. A cette époque, ce n'était pas au titre de mon engagement au sein de l'intersyndicale de Jussieu que je l'ai contacté. En effet, dès 1975, je me suis interrogé sur les causes du caractère cancérigène de l'amiante. Je dois reconnaître que cette interrogation était d'autant plus surprenante que j'étais alors physico-chimiste et spécialiste des solides, de leur structure et de leurs propriétés de surface. J'estimais que les avis des médecins sur le caractère cancérigène de l'amiante ne me satisfaisaient pas. Ils l'expliquaient par la seule présence de fibres pointues transperçant les cellules.

J'ai donc décidé de modifier mon orientation scientifique dès cette époque. A la différence des deux collègues que vous venez d'entendre, je ne suis pas épidémiologiste. J'ai donc transformé mon équipe de physico-chimistes spécialisée dans les solides en une équipe de « toxico-chimistes », c'est-à-dire une équipe qui, à partir des propriétés des poussières minérales, cherchait à expliquer la survenue de telle ou telle pathologie dans tel ou tel type de compartiment biologique. Nous avons ainsi, pour la première fois au monde, prouvé que l'amiante générait des espèces très agressives sur les molécules biologiques. La toxico-chimie permettait donc de comprendre et d'identifier les entités ultimes qui touchent certaines cibles biologiques. Nous avons prouvé le mécanisme général par lequel ces pathologies étaient contractées. Nous avons également mis en évidence la cause scientifique de la dangerosité de l'amiante. Je suis passé d'une stricte discipline physico-chimique à une discipline toxicologique sans m'en rendre compte : je n'ai pas pris conscience que je changeais de discipline scientifique. Dès lors, j'ai participé à de très nombreux congrès consacrés à ces questions. Nous avons produit de très nombreuses publications scientifiques. Il suffisait donc, grâce à ces travaux, d'alerter sur la situation très particulière à laquelle nous étions alors confrontés et que je ne détaillerai pas car je ne doute pas un seul instant que vous la connaissiez aussi bien que moi.

Je terminerai mon propos en évoquant mes regrets. Je déplore que la prise de conscience du danger que constitue l'amiante ne donne pas lieu à de réelles réparations qui aillent bien au-delà du simple problème de l'amiante, notamment en matière de maladies professionnelles. Un certain nombre des patients atteints de ces maladies ne bénéficieront pas des réparations que ceux qui sont atteints d'un mésothéliome pleural ou d'un cancer des poumons provoqué par l'exposition à l'amiante obtiendront des pouvoirs publics. Je pense que le docteur Imbernon a dû vous communiquer le nombre total des cancers qui sont officiellement reconnus au titre des maladies professionnelles. Environ 6.000 cas de maladies professionnelles sont occasionnés par l'amiante chaque année. Environ 1.500 cancers sont causés par ce matériau tous les ans. Pourtant seuls dix cancers des poumons sont reconnus comme ayant été provoqués par une exposition aux HPA. Je rappelle que ceux-ci sont présents dans tous les goudrons et les fumées de combustion. Cette situation est proprement absurde. Certes, l'amiante est un matériau cancérigène fort, mais il existe une quantité significative d'autres matériaux qui le sont tout autant et dont on ne tient absolument pas compte à l'heure actuelle. Il existe un déséquilibre qui reste phénoménal entre les dangers occasionnés par l'amiante et ceux qui le sont par certains autres matériaux. Je déplore vivement ce déséquilibre. Je regrette tout autant que les efforts sur le plan de la prévention n'aient pas significativement progressé. Je vous entendais parler des sociétés qui sont spécialisées dans le diagnostic des bâtiments. Je dois vous avouer que certaines d'entre elles appartiennent à une catégorie de personnes qui profite de manière scandaleuse de l'émoi provoqué par « l'affaire de l'amiante » pour dresser hâtivement des diagnostics. Généralement, ils contraignent les propriétaires de ces bâtiments à renouveler leur diagnostic tous les deux ans indéfiniment. Vous avez notamment cité le cas de la Socotec. En réalité, je crois que la législation qui a été élaborée pour effectuer ce contrôle est salutaire. Je déplore qu'aucun moyen de contrôle de cette législation n'ait été prévu. Je crois savoir que le professeur Got avait demandé que le relevé des immeubles de grande hauteur amiantés soit opéré. Il ne l'a jamais été. Est-il acceptable qu'il n'existe pas encore de corps de contrôle de cette législation qui souffre de lacunes considérables ? Une loi oblige les employeurs qui font utiliser par leurs salariés des produits susceptibles de causer des maladies professionnelles à déclarer leur détention à la sécurité sociale. Un de vos confrères observait récemment que 10 % des employeurs la respectaient effectivement. Il existe donc un déficit non seulement de contrôle, mais également de sanction.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Avant que mes collègues ne vous interrogent, à leur tour, je vais vous poser un certain nombre de questions qui ont trait à la problématique qui nous réunit aujourd'hui. En premier lieu, avant la création, en 1998 de l'Institut de veille sanitaire, qui, en France, était chargé de l'évaluation des risques pesant sur la santé publique et de l'alerte des pouvoirs publics ? Comment expliquez-vous le retard significatif qui a été pris entre la connaissance de la toxicité de l'amiante et son interdiction définitive, en 1997 ?

M. Henri Pézerat - Comme vous le savez fort bien vous même, avant 1998, il n'y avait aucun organisme qui avait pour tâche d'alerter sur les risques qu'occasionnaient les produits toxiques. On peut regretter que l'INRS, association de la loi de 1901 contrôlée par la CNAM, n'en ait pas pris l'initiative. Ses statuts auraient très probablement pu le lui permettre. Malheureusement, le paritarisme a conduit, dans de tels cas, à une inertie totale et à un blocage. C'est ce qui est survenu, au sujet de l'amiante, pour l'INRS. Il ne serait pas compliqué de citer d'autres exemples similaires. Prenons le cas de l'InVS. J'ai noté qu'il est quasi-exclusivement constitué d'épidémiologistes dont la seule mission est de relever le nombre de malades et de morts. Ils ne sont pas toxicologues et ils ne peuvent pas alerter, à partir de leurs données collectées, les pouvoirs publics. Même actuellement, on ne peut pas considérer que la mission de veille sanitaire soit correctement remplie si l'on part du postulat que l'InVS dispose de moyens suffisants pour exercer son rôle. Les missions de l'InVS sont bien trop limitées par rapport aux possibilités que la science nous offre, par exemple au sujet des fibres céramiques réfractaires. Il est actuellement impossible d'opérer une démarche épidémiologique sur ces fibres parce que les experts de l'InVS estiment que les personnes qui ont été exposées aux FCR l'ont également été à l'amiante. En revanche, nous disposons de très intéressantes données toxicologiques. Elles doivent être utilisées pour faire de la prévention au sujet des FCR. Le drame de « l'affaire de l'amiante » est que sa gestion a été quasi-exclusivement confiée à des médecins. Ceci est notoirement insuffisant. On ne peut pas envisager de traiter les questions de santé publique sous le seul aspect de la médecine. La formation scientifique à laquelle prétendent les médecins est insuffisante. Elle ne leur permet pas d'aborder sereinement certaines études. Je sais que de tels propos dérangeront. Pour avoir traité ces problèmes durant la décennie 1970, je puis vous assurer qu'ils doivent être traités dans le cadre d'une vision transversale et transdisciplinaire sans quoi il sera impossible d'agir efficacement. Les animateurs des réseaux qui travaillent sur ces thématiques doivent, au moins, bénéficier de cette transdisciplinarité. Qu'il s'agisse de l'INERIS, de l'INRS ou de l'InVS, je note l'absence de telles compétences. Dès lors, on peut considérer qu'il n'existe pas un organisme spécifique, à l'heure actuelle, qui puisse alerter sur de tels problèmes. Pourquoi ne pas l'avoir encore fait ? J'explique cette absence par le fait que ces problèmes sont longtemps restés inaccessibles aux médecins et aux statisticiens. Je ne dis pas cela pour critiquer mes deux collègues que je connais fort bien et que j'estime tout autant.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Depuis l'émergence de « l'affaire de l'amiante », estimez-vous, qu'en France, les risques environnementaux et professionnels sont désormais mieux pris en compte qu'ils ne l'étaient auparavant ?

M. Henri Pézerat - Probablement le sont-ils un petit peu mieux. Je suis fréquemment interpellé sur des situations qui posent problème. L'une d'entre elles concerne une entreprise de chimie qui est située dans l'Allier où le nombre de cancers du rein est en nette augmentation.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je la connais fort bien car je suis président du conseil général de l'Allier !

M. Henri Pézerat - Cette entreprise appartenait précédemment à Rhône-Poulenc. Elle fabrique, notamment sous forme de vitamines A et E, des compléments alimentaires pour les animaux. Le mode de production dédié à l'atelier de vitamine A a été modifié en 1982. Pour court-circuiter certains processus, la direction de l'usine a introduit une nouvelle molécule. Plus de vingt ans après cette décision, le nombre des cas de cancers du rein s'élève approximativement à une vingtaine. Pourtant, cet atelier n'est en rien plus important que les autres et le nombre des salariés exposés n'était pas plus élevé que celui des autres ateliers. Il est à craindre que cette tendance se confirme, la molécule à l'origine de l'infection n'étant pas connue, dans la mesure où elle est exclusivement fabriquée sur ce site. Lorsqu'on lit toutes les déclarations ministérielles actuelles, et, en particulier, le plan « santé au travail », on serait en droit d'attendre, lorsque vous êtes alertés par le CHSCT de l'usine, comme cela fut mon cas pour rendre un avis sur la situation à laquelle il était confronté, que des décisions soient prises, notamment à un moment où le principe de substitution est officiellement consacré. Lorsque je formule une demande de substitution de la molécule incriminée par une molécule moins nocive, personne ne m'appuie, qu'il s'agisse du médecin, de l'inspecteur du travail ou de la direction de l'entreprise. Celle-ci, notamment, justifie sa décision en évoquant le coût trop élevé d'une telle mesure. Cette entreprise, à l'image de beaucoup d'autres, a été rachetée par des fonds de pension américains. Ceux-ci estiment prioritaire le rendement immédiat. Nul doute que je dérange leurs objectifs. Pourtant, le CHSCT m'a alerté sur les risques de contamination. J'ai alerté mes collègues du Centre international de recherche sur le cancer de Lyon. Ceux-ci étaient particulièrement intéressés pour travailler sur le cas de l'usine. L'Institut de veille sanitaire a également été alerté. Une simple réparation des dommages causés dans l'usine ne me semble nullement suffisante. Il convient plutôt, selon moi, de prévenir ce type de situation de manière à en limiter les effets. Pour répondre à votre question, j'ai le sentiment que l'état d'esprit ne semble pas avoir été modifié. « L'affaire de l'amiante » est trop souvent assimilée à une exception et n'a pas valeur d'exemple. Cela me gêne considérablement.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je comprends parfaitement vos propos. Estimez-vous que les salariés soient suffisamment protégés actuellement contre les risques que présente l'amiante résiduel ?

M. Henri Pézerat - Oui et non. Comme vous le savez, les entreprises qui désamiantent des bâtiments doivent bénéficier d'un agrément officiel. Il arrive cependant que certaines d'entre elles ne remplissent pas de manière satisfaisante la mission qui leur est confiée. Dans ce cas, l'agrément dont elles bénéficient est retiré. Les entreprises incriminées n'en abandonnent pas pour autant leurs activités en ce domaine. Dois-je vous dire, en effet, qu'elles se contentent, le plus souvent, de changer de nom six mois après que cet agrément leur est retiré ? Dans ces conditions, on peut nourrir des doutes sur la nécessaire rigueur de ces entreprises qui exercent la mission de désamiantage. Elles sont pourtant les plus exposées dans le milieu professionnel à l'amiante. Nous pourrions certainement apporter des solutions à ce type de problèmes si les sanctions frappant les entreprises tricheuses étaient plus exemplaires. Les conditions dans lesquelles les entreprises font, par ailleurs, travailler leurs salariés sur ces chantiers de désamiantage demeurent particulièrement délicates. La plupart d'entre elles les font travailler en moyenne trois fois 2,5 heures, ce qui suppose six douches en une journée. En fin de journée, tous les ouvriers sont épuisés. Même si nous ne sommes pas présents sur le chantier, je suis certain que les obligations sécuritaires ne sont pas systématiquement respectées : les ouvriers retirent l'équipement de sécurité qu'ils portent à ce moment, les conditions de travail étant trop éprouvantes. Nous avons suggéré que les ouvriers ne travaillent pas plus de deux fois 2,5 heures sur un chantier de retrait des installations d'amiante. Pour le moment, pourtant, rien ne semble évoluer.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quels sont actuellement les plus gros facteurs de risques au travail ?

M. Henri Pézerat - Si l'on prend le cas des maladies professionnelles, les troubles musculo-squelettiques (TMS) ont tendance à se développer de manière très significative. Leur développement est lié aux très fortes contraintes de temps et à l'évolution des conditions de travail dans le monde industrialisé en règle générale. Je note que ce phénomène touche tous les pays développés. Les choses ne semblent également pas évoluer en ce domaine. Pour qu'elles évoluent, encore faudrait-il que les salariés puissent contraindre leurs employeurs à reconnaître la faute inexcusable après que la maladie professionnelle a été reconnue par la médecine du travail. Pourtant, aucun employé n'a, jusqu'à présent, encore engagé de démarche en ce sens. On ne recense aucune faute inexcusable pour TMS. J'explique ce phénomène par le fait que les salariés craignent, en déclenchant une telle procédure, de perdre leur emploi. Cette crainte, qui n'est pas injustifiée, vient systématiquement contrebalancer la nécessaire prévention des TMS, pour ne prendre que cet exemple. Il existe pourtant des possibilités, notamment par une meilleure étude des postes. Je sais que des études sérieuses ont été réalisées à ce sujet. Il est cependant bien difficile de les faire admettre et de faire appliquer leurs conclusions dans les usines. Je rappelle que certaines entreprises font subir à leurs employés de très fortes contraintes de temps. Je pense en particulier aux sous-traitants automobiles ou à la découpe de volailles. De très importants problèmes de TMS se posent dans ces industries, pour ne citer que ces quelques exemples.

S'agissant des pathologies cancérigènes, il est certain que les cancers de type professionnel font l'objet d'analyses pointues. Je crois savoir que les équipes de Marcel Goldberg et d'Ellen Imbernon travaillent à ce sujet. Elles ne sont cependant pas les seules. Pour ne prendre que l'exemple de la Seine-Saint-Denis, on en arrive à des situations de responsabilités professionnelles. Les chercheurs, pour déterminer la responsabilité des employeurs, s'inspirent de la situation des patients fréquentant les services de cancérologie, notamment au sein de l'hôpital Avicenne ou des autres hôpitaux de la Seine-Saint-Denis. Les chercheurs mettent en évidence le rôle de la multi-exposition dans le fait de contracter un cancer. En effet, ce n'est pas l'exposition à un produit, mais à plusieurs produits, qui provoque un cancer. Pendant un certain temps, je me souviens avoir eu l'occasion de travailler, en tant qu'expert, au service de l'équipe de Seine-Saint-Denis. Lorsque l'on reconstitue donc le parcours professionnel des patients, on découvre qu'ils ont été amenés à fréquenter dix, voire quinze postes différents. L'addition des produits cancérigènes auxquels ils ont pu successivement être exposés est très impressionnante, d'autant que nous ne connaissons pas parfaitement les effets de la synergie de l'exposition simultanée ou successive à de tels produits. Je ne veux pas établir une hiérarchie de ces produits. Il semble cependant que l'amiante se détache de manière très significative par rapport aux autres produits. Je crains cependant que cette évaluation soit artificielle. Moi qui suis pourtant un pourfendeur de l'amiante, je considère que la citation permanente de l'amiante est, en quelque sorte, artificielle par rapport aux autres produits et matériaux cancérigènes.

Mme Marie-Christine Blandin - Où peut-on se procurer les arguments appuyant vos déclarations au sujet du stress oxydant ? Nous avons tous entendu, dans de nombreuses émissions télévisées, l'argumentaire relatif au rôle des fibres dans la déchirure et la désintégration des cellules. Nous avons même, pour certains d'entre nous, été destinataires des multiples arguments du lobby de l'amiante canadien, qui ne serait nullement dangereux. De quelle manière peut-on se procurer l'argumentation scientifique que vous avez développée ?

M. Henri Pézerat - J'ai eu l'occasion de diriger une équipe dédiée à ce thème. Je suis désormais en retraite depuis plus de dix ans. La contribution de mon équipe à la réflexion sur le stress oxydant est probablement la plus importante. Depuis que j'ai abandonné mes fonctions à la tête de cette équipe, j'ai peu écrit sur ce thème. Je note que les contributions françaises à la réflexion sur ce thème sont relativement limitées. Vous avez raison : je dois écrire sur ce sujet. Vous venez par ailleurs de faire allusion aux récentes déclarations de certains ministres du gouvernement québécois. Je rédige actuellement une réponse à ces déclarations. Je considère que celles-ci sont absolument scandaleuses. Une émission de télévision a été très récemment diffusée au Canada.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Elle l'a également été sur France 2.

M. Henri Pézerat - Certes, mais une version canadienne de cette émission a été réalisée. Ce n'est pas la même que celle qui a été réalisée pour la télévision française. Son contenu a néanmoins provoqué un grand émoi au Québec à la suite de quoi le ministre des ressources naturelles du gouvernement québécois a tenu des propos mensongers sur les propriétés de l'amiante canadien. Selon lui, un an après avoir respiré de l'amiante, il est parfaitement possible, pour tout citoyen de respirer normalement dans la mesure où plus aucune trace d'amiante ne se trouverait dans ses poumons. Selon le ministre, aucun risque de séquelles n'est alors identifiable. Il est inutile de vous dire que les déclarations du ministre de ce gouvernement sont proprement mensongères. Nous assistons, de la part du gouvernement du Canada, incité en sous-main par les producteurs canadiens, à une attitude totalement irresponsable, d'autant que ce pays ne consomme pas l'amiante qu'il produit. La quasi-totalité de la production de l'amiante est, en effet, envoyée dans les pays du tiers-monde. Inutile de vous dire que la situation y est encore plus préoccupante. Nous avons vu, notamment dans l'émission Thalassa, sur France 3, un reportage sur certains chantiers navals chargés de démolir les navires. Je pense notamment au cas de l'Inde. Cet exemple est particulièrement épouvantable. C'est la raison pour laquelle nous avons pris l'initiative d'engager une action en référé pour empêcher le départ de l'ancien porte-avions Clemenceau vers l'Inde. Je rappelle que ce porte-avions est actuellement amarré à Toulon où son amiante lui est retiré.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous pourrions également citer le cas de l'ancien France !

M. Henri Pézerat - Ce cas nous renvoie à une autre problématique.

M. Paul Blanc - Je vous ai bien écouté. Si je vous ai bien compris, le problème de l'amiante en France est né en 1975 sur le campus de Jussieu. Votre équipe avait alors lancé une série de signaux d'alerte. Voilà plus de trente ans que notre pays est confronté à ce problème, ce qui correspond donc au temps de latence que vous avez évoqué. Avez-vous identifié, parmi le personnel de Jussieu, des cancers dont l'origine est l'amiante qui s'y trouvait ?

M. Henri Pézerat - Un collectif auquel j'appartenais s'est emparé, sur le campus, de cette problématique entre 1975 et 1980. Il s'agissait du « Collectif amiante à Jussieu ». Le Comité anti-amiante de Jussieu, qui a été constitué à partir de 1995-1996 n'avait rien à voir avec la précédente équipe qui travaillait sur le dossier. J'ai néanmoins permis d'assurer la transition entre ces deux équipes. J'ai servi de référence au moment où cette dernière équipe s'est mise en place. Ce sont eux qui disposent des données dont vous me demandez communication. Selon leurs estimations, cinq mésothéliomes ont probablement été causés par une exposition environnementale, c'est-à-dire la poussière qui tombait des plafonds et qui était dégagée par les travaux initiés sur le campus. Comme vous le savez, les mésothéliomes ont touché en priorité les ouvriers travaillant à la construction du site. La construction du campus a duré cinq ans, entre 1966 et 1971. Les personnes qui y accédaient au cours de ces premières années ont été exposées plus que les autres, notamment à l'occasion du flocage des bâtiments. Ils l'ont été de la même manière par la pollution qui touchait le rez-de-chaussée et certains bureaux du site. On a recensé, pour résumer les estimations, une centaine de cas de fibroses sur le site de Jussieu, dont, au moins, cinq cancers mortels de la plèvre. Ceci étant dit, les enquêtes qui sont réalisées ne sont pas satisfaisantes car elles ne tiennent pas compte des retraités du campus. Le nombre de ceux qui sont encore surveillés est très limité. Il s'agit d'une minorité à laquelle j'appartiens puisque je me rends régulièrement aux convocations médicales qui me sont adressées. Cette attention ne touche cependant qu'une très petite minorité des retraités. Ces derniers ne font l'objet que d'une attention marginale. L'enquête qui se poursuit actuellement sur le site de Jussieu présente le défaut de ne pas prendre en considération cette population qui est, la première, exposée au risque réel de voir des pathologies se développer.

M. Paul Blanc - Ils ne sont pas suffisamment nombreux pour qu'il soit possible de les répertorier.

M. Henri Pézerat - N'oubliez pas que le campus de Jussieu peut être comparé à une ville.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Que pensez-vous du point de vue exposé par l'ancien ministre Claude Allègre qui a estimé qu'il n'y avait pas de risques de contamination cancérigène sur le campus de Jussieu ?

M. Henri Pézerat - Ses propos me rendent malade !

Je tiens Claude Allègre en piètre estime : il est un donneur de leçons sur de nombreux sujets dont il ne maîtrise ni les tenants ni les aboutissants. Sa prise de position m'a, pour tout vous avouer, blessé. Il tient des propos, dans son dernier livre, sur ce problème. Claude Allègre a traité par le mépris les dégâts qui ont été constatés à l'Institut de physique du Globe. Pour bien connaître cette partie du campus, je puis vous assurer qu'un certain nombre de personnes y ont été exposées très significativement. Cette position est proprement inqualifiable. Il est absolument anormal que Claude Allègre tienne de tels propos. A l'inverse, je n'admets pas la stratégie alarmiste de la télévision. Est-il acceptable de voir un physicien prendre la parole devant une caméra pour exposer ses craintes et ses angoisses ? Je ne le crois pas. Ce n'est pas en créant une panique au sein de la population et en caricaturant la réalité avec des exagérations que l'on résoudra le problème de Jussieu. Ceci étant dit, je ne peux pas accepter la stratégie négationniste de certains. A ce propos, je n'admets pas celle que développe Claude Allègre qui a longtemps fréquenté le campus. J'ai eu l'occasion, quand j'étais en poste à Jussieu, de travailler en laboratoire. Indépendamment de ces particules qui tombaient des plafonds, les placards situés dans les couloirs étaient remplis d'amiante. Je note pourtant qu'ils servaient à y entreposer du matériel divers. Certaines expositions vont très certainement augmenter le nombre des contaminations. C'est la raison pour laquelle je ne comprends pas la position idéologique de Claude Allègre. Du moins est-ce mon avis.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous en avons pris note. Vous êtes ici pour cela. Je cède la parole à madame San Vicente.

Mme Michèle San Vicente - Je tiens préalablement à dire que je partage, monsieur Pézerat, votre analyse. Certains logements de ma commune contiennent de l'amiante. Je n'ai jamais compris pourquoi il est nécessaire de payer les sociétés spécialisées dans le diagnostic de l'amiante pour des opérations répétitives. Mes questions concernent aussi les fibres réfractaires. Vous estimez qu'on a tendance à en minimiser les effets réels. Pourtant, le professeur Goldberg nous a déclaré que les FCR n'étaient qu'une faible partie des produits de remplacement de l'amiante. C'est la raison pour laquelle il estime que leur impact est marginal.

M. Henri Pézerat - Vingt mille personnes y sont pourtant exposées en France ! Ce n'est certes pas comparable à la situation de l'amiante. Je partage donc son avis à ce sujet. Lorsque j'évoquais la tendance actuelle à la négligence, c'était sur le plan qualitatif et non pas sur le plan quantitatif. Evidemment, l'échelle entre les FCR et l'amiante n'est nullement comparable. Je vous prie de m'excuser d'avoir manqué de précision en ce domaine.

Mme Michèle San Vicente - Vous parliez précédemment des professeurs de Jussieu. Qu'en est-il des étudiants ?

M. Henri Pézerat - Les étudiants fréquentaient des amphithéâtres qui ne contenaient pas d'amiante. En revanche, j'ai eu vent du cas d'une étudiante qui aurait été exposée à une époque où les flocages sur le site tendaient à se poursuivre. Beaucoup d'étudiants ont fréquenté les salles du rez-de-chaussée. Contrairement aux amphithéâtres, ces salles contenaient de l'amiante et les étudiants qui les fréquentaient y étaient tout naturellement exposés. Je ne serais donc pas étonné que nous enregistrions plusieurs cas au cours de la prochaine décennie. En revanche, leur nombre ne serait en rien comparable à celui des étages. De la même manière, la tour centrale de 24 étages, qui ne brille pas par son esthétique, a été floquée avec de l'amiante bleu. Une cafétéria y avait été installée. Nous pouvions voir l'amiante tomber dans les cafés sous forme de poussières ! D'un endroit à l'autre du campus, les situations n'étaient donc pas comparables. Les analyses d'amiante dans un couloir varient selon leur localisation. On ne peut donc nullement affirmer que tous les étudiants ont été exposés à l'amiante.

M. Philippe Dallier - Connaît-on la durée d'exposition conduisant au déclenchement d'un cancer ? Cette durée varie-t-elle en fonction de la personne ou du type d'amiante ?

M. Henri Pézerat - Nous avons tous de l'amiante dans les poumons. C'est la raison pour laquelle je récuse la thèse trop alarmiste selon laquelle une fibre serait cancérigène. Je ne crois pas aux doses cumulées. En revanche, je crois aux pics d'exposition. L'organisme dispose de ses propres défenses. Il peut se défendre, notamment contre les attaques oxydantes qu'évoquait à l'instant madame Blandin. Face à ce type d'attaques, l'organisme génère des défenses efficaces qui sont d'autant plus efficaces que l'attaque les stimule. Lorsque vous partez un mois durant pratiquer le ski en haute montagne, vos défenses naturelles diminuent considérablement. Lorsque vous rentrez au terme de vos vacances, le niveau de vos défenses est bien trop faible car elles ne sont pas stimulées rapidement et automatiquement. Elles le sont lentement. Dès lors, vous vous exposez à des attaques importantes qui vont jouer un rôle bien plus néfaste que la contamination lente. L'organisme sait se défendre contre une pollution. Toutes ces pathologies, pour résumer, consistent à déséquilibrer les défenses face aux entités agressives.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je pense tout de même que le problème de la présence d'amiante dans les poumons est, à l'origine, purement mécanique. Ce n'est pas un problème de défense ou d'anticorps !

M. Henri Pézerat - Le problème ne concerne pas seulement la dose cumulée. Les statisticiens ont tendance à croire qu'il suffit de multiplier le nombre des fibres sur trente ans pour avoir une estimation satisfaisante. Les choses ne sont pas aussi simples. Il convient, a contrario , de tenir compte des pics d'exposition qui, s'ils rencontrent un organisme dont le niveau de défense n'est pas optimal, peut l'attaquer plus aisément. Je suis donc incapable de vous communiquer le nombre de contaminations.

M. Paul Blanc - Revenons à l'action mécanique. Autant que je me souvienne de mes études médicales, il n'y a pas de contact entre la plèvre et l'amiante. Autant le cancer du poumon peut s'expliquer par une agression du tabac sur les bronches, autant le mésothéliome ne touche pas directement les poumons.

M. Henri Pézerat - Ce n'est nullement un problème d'irritation. L'effet fibre se manifeste au niveau du péritoine et de la plèvre. Les fibres sont capables de rentrer dans la peau. Les ouvriers peuvent en témoigner. Ils ont pu voir des fibres leur rentrer dans la peau et ont été incapables de les retirer. Les fibres d'amiante migrent dans l'organisme. Elles traversent les parois des alvéoles, à travers le système lymphatique. Le problème qui se pose concerne l'évacuation. Une fois que les fibres sont entre les deux plèvres, leur rétention dans le milieu intra-pleural provoque un phénomène de saturation. La plèvre, dois-je le rappeler, est un organisme peu protégé, à l'image des os. Elle n'est pas en contact avec l'extérieur, du moins l'est-elle à travers les fibres. Le professeur Boutin, à Marseille, a réalisé de nombreuses expérimentations pour suivre la migration des fibres sur des souris. Il a pu les voir coloniser l'espace intra-pleural en moins de deux heures ! Ceci prouve que l'inhalation des fibres et la colonisation sont très rapides.

M. Paul Blanc - Il existe un tropisme vers la plèvre, tout de même.

M. Henri Pézerat - Il existe également des mésothéliomes du péritoine. Leur nombre est inférieur aux mésothéliomes qui ont été précédemment évoqués, mais ils existent tout de même. Les fibres sont donc essentiellement et spécifiquement responsables de ce qui se passe dans la plèvre. Sur le plan pulmonaire, elles sont difficiles à maîtriser. Les macrophages rencontrent donc de grandes difficultés à s'en emparer et à les rejeter. L'épuration de la fibre est plus difficile qu'une épuration de particules isométriques, ce qui prouve la spécificité des fibres.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Y a-t-il d'autres questions ? Puisqu'il n'y en a pas, je vous remercie, monsieur Pézerat, de toutes les informations que vous nous avez exposées. Avant de lever la séance, puis-je vous demander communication de tous les tableaux, courbes et histogrammes qui nous ont été présentés ?

M. Henri Pézerat - Je vous les transmettrai.

Audition du docteur Gilles BRüCKER,
directeur général de l'Institut de veille sanitaire (InVS)
(9 mars 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Mes chers collègues, nous avons aujourd'hui le plaisir d'accueillir le docteur Gilles Brücker, directeur général de l'InVS. Il succède à deux éminentes personnalités rattachées à cet institut, le docteur Imbernon et le professeur Goldberg.

Monsieur Brücker, nous avons pensé que vous pouviez nous apporter vos connaissances et votre éclairage sur ce sujet préoccupant, qui a en effet conduit à la constitution d'une mission d'information sur le bilan et les conséquences de la contamination par l'amiante. Vous disposez de quinze à vingt minutes pour votre intervention. A l'issue de votre exposé, Gérard Dériot, qui est notre rapporteur, vous posera quelques questions. Ensuite, les autres membres de la présente mission pourront à leur tour vous interroger.

M. Gilles Brücker - Je vous remercie de m'avoir invité. Comme vous l'avez évoqué en préambule, Mme Imbernon s'est déjà exprimée devant vous. Plus que rattachée à l'InVS, elle est la responsable du département santé/travail de l'Institut. Par conséquent, elle gère l'ensemble du dossier amiante. Elle vous a probablement communiqué l'essentiel de l'information aujourd'hui disponible au sein de l'InVS.

Par ailleurs, Marcel Goldberg est le conseiller scientifique de l'InVS sur les questions de la santé au travail. Auparavant, il était responsable du département santé/travail. Mme Imbernon lui a donc succédé. De mon point de vue, votre mission a donc consulté les deux personnes les plus aptes à répondre aux questions relatives à la problématique de l'amiante.

Je vais donc m'attacher à éviter les redondances, en étant le plus synthétique possible.

Tout d'abord, la problématique de la santé au travail est une question fondamentale et émergente. Elle s'intègre à l'ensemble du champ de l'InVS. En France, elle a été sous-évaluée et n'a pas été dotée des moyens de surveillance et d'investigation nécessaires. Un récent rapport de la Cour des comptes a d'ailleurs pointé la nécessité de renforcer ces moyens.

Si je ne suis pas issu du monde de la santé au travail, ce sujet m'a toujours semblé important. Dès mon arrivée à l'InVS, il y a 3 ans aujourd'hui même, j'avais évoqué, avec Mme Imbernon et M. Goldberg, l'importance de ce champ et la nécessité de mettre en oeuvre de multiples démarches.

Dans ce cadre, la mise en oeuvre du plan « santé au travail » annoncé par le gouvernement et porté par le ministère du travail est une initiative très intéressante. En effet, elle vise le renforcement et le développement des actions de prévention dans le champ de la santé au travail. En conséquence, les missions de l'InVS se trouvent renforcées, puisque qu'il doit développer des outils de surveillance, et en particulier un véritable réseau des médecins du travail, encore trop balbutiant aujourd'hui.

En second lieu, l'amiante est un dossier emblématique de la problématique de la santé au travail. En effet, il s'agit du premier dossier liant une activité professionnelle à une pathologie grave : le mésothéliome. De ce point de vue, le premier registre de surveillance d'une pathologie majoritairement liée au travail a été établi. Il s'agit du programme national de dépistage du mésothéliome, développé en 1998. Initialement mis en place au sein de 17 départements, il a été étendu à 22 départements. Aujourd'hui, il constitue la première base de données disponible permettant de mesurer l'incidence de cette maladie en France.

Ce registre a permis de suivre et de quantifier le problème. En effet, le mésothéliome est une pathologie se développant plusieurs dizaines d'années après l'exposition à l'amiante. Il était par conséquent essentiel de suivre cette pathologie, qui touche environ 600 personnes par an. Ce premier élément a permis de renforcer les connaissances et de favoriser le développement du processus d'indemnisation des victimes de l'amiante, à travers le FIVA. En effet, la mise en oeuvre d'un outil de reconnaissance de la pathologie était très importante pour que le dispositif d'indemnisation des victimes de l'amiante fonctionne de manière optimale.

Dans les grandes lignes, ce registre a rempli ses missions :

- de développement des outils de diagnostic ;

- de mesure de l'incidence ;

- d'articulation avec le processus d'indemnisation ;

- de mesure des expositions.

Il a donc participé à la définition des mesures de prévention destinées à limiter l'ensemble des risques. En effet, cet outil prolonge la surveillance des populations exposées dans le cadre de leur travail des années après leur exposition à l'amiante.

S'agissant des sources d'exposition, tous les cas de mésothéliome et toutes les complications liées à l'amiante ne relèvent pas de la seule exposition professionnelle. C'est pourquoi les départements « santé/travail » et « santé/environnement », structures de l'InVS, collaborent activement. Grâce au programme de surveillance nationale du mésothéliome, les cas d'exposition, qu'ils soient professionnels ou pas, ont été identifiés. En effet, il est fondamental d'identifier toutes les sources d'exposition, qu'elles soient professionnelles ou environnementales.

Pour ce faire, des études ont été mises en place. Elles se focalisent sur deux cibles prioritaires, les populations vivant à proximité de sites industriels et les personnes en contact avec l'amiante à l'état naturel.

En effet, certaines régions françaises renferment de l'amiante à l'état naturel, ce qui induit la nécessité de mener des travaux sur les risques encourus par les populations y résidant. Pour ces régions, les modalités d'extension du système de surveillance sont étudiées. Il s'agit de modéliser les expositions des populations résidant en Corse, dans la région Provence-Alpes-Côte-d'Azur ou encore dans la région Nord-Pas-de-Calais. Des départements sont également concernés.

Si les expositions professionnelles restent le facteur majeur de risque, elles ne sont qu'une facette du problème. C'est pourquoi il convient d'analyser les conséquences d'une exposition naturelle à l'amiante ou de l'exposition des populations résidant près de sites industriels renfermant de l'amiante.

Par ailleurs, l'amiante est la fibre minérale ayant été la plus utilisée. Elle a par conséquent été la plus nocive en matière d'exposition avérée. Toutefois, les problèmes entraînés par ces fibres ne sauraient se réduire à ce seul matériau. En effet, d'autres fibres peuvent exposer les populations à des problèmes de santé. C'est pourquoi l'InVS les analyse par le biais du programme Evalutil. Ce dernier a pour objectif de mesurer les risques encourus par la population exposée professionnellement à des fibres autres que l'amiante.

Tel est le contour général du dossier « amiante ». La mise en oeuvre du programme national de surveillance du mésothéliome a permis le développement d'un outil. Il a atteint ses objectifs d'évaluation de l'incidence et de suivi des populations.

Je suis prêt à répondre à vos questions.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous remercie. Je laisse la parole à notre rapporteur. Par la suite, je donnerai la parole aux membres de la mission.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Merci, monsieur le président. Je tenais également à remercier M. Brücker d'avoir accepté notre invitation. L'InVS est chargé de la surveillance des risques professionnels et doit remplir une mission d'alerte des pouvoirs publics. Dans ce cadre, pourquoi l'InVS ne s'est-il pas autosaisi au moment de la crise de la canicule par exemple ? En effet, il en avait la possibilité.

M. Gilles Brücker - J'ai eu l'occasion de m'en expliquer devant les différentes commissions qui ont suivi la canicule. Lorsque l'InVS a été mis en place au cours des années 1999 et 2000, faisant suite à la loi relative à la sécurité sanitaire de 1998, la question de la définition de son champ d'action s'est posée. Or, la loi définit un champ sans limites, puisque l'InVS doit surveiller tous les événements sanitaires pouvant survenir et affecter la population dans son ensemble. Compte tenu de l'ampleur de cette tâche, il a été nécessaire d'organiser cette surveillance.

Chacun des systèmes de surveillance répond à des objectifs précis et fait l'objet d'outils spécifiques. L'InVS, placé sous la tutelle du ministère de la santé, a mis en place, en collaboration avec la direction générale de la santé, des commissions de travail. Ces dernières sont destinées à délimiter le champ d'action de l'InVS, ainsi que ses missions et ses priorités. En effet, cette démarche est un préalable nécessaire à la mise en place des outils de surveillance, leur déploiement dépendant des ressources disponibles et des priorités définies.

L'InVS est divisé en quatre départements traitant des thématiques suivantes :

- les maladies infectieuses ;

- la santé au travail ;

- la santé environnementale ;

- les maladies chroniques et les traumatismes.

La question de la canicule pouvait être rattachée à la division « sécurité environnementale ». Un document précise d'ailleurs le mode de définition des domaines d'actions prioritaires ayant précédé la canicule. Je m'y suis reporté, n'étant pas présent à l'InVS à l'époque de la canicule.

Des experts de l'environnement, de la santé publique et des systèmes de santé avaient été réunis pour évoquer tous les problèmes environnementaux devant faire l'objet de programmes de surveillance. Aucun des experts réunis pour l'élaboration des missions du département précité n'avait évoqué la canicule. En effet, compte tenu de son climat tempéré, la France est un pays relativement épargné par ce problème. Dans son histoire récente, elle n'a connu que deux vagues de chaleur notables, survenues au cours des années 1976 et 1983.

La vague de chaleur de 1976 est d'ailleurs totalement passée inaperçue sur le plan sanitaire. A l'issue de la dernière canicule, l'examen a posteriori des conséquences de la canicule de 1976 a permis de constater que la France avait enregistré de 6.000 à 7.000 décès supplémentaires à cette époque, ce qui avait été totalement occulté par le système de santé. En effet, ce dernier était moins développé que l'actuel système de surveillance.

L'InVS, en fonction des moyens qui lui sont alloués et des programmes qui ont été définis, n'avait mis en place aucun outil de surveillance de la canicule, celle-ci n'étant pas perçue comme un risque majeur. La survenue de cette canicule au mois d'août a donc eu des conséquences désastreuses. En effet, la mise en place d'un système de surveillance ne s'improvise pas. Sa définition a ainsi nécessité six mois de travail à l'issue de la canicule.

Malheureusement, la canicule n'avait pas été perçue comme un événement sanitaire majeur. De plus, l'InVS ne disposait pas d'un certain nombre d'outils, disponibles aujourd'hui. Je pense notamment aux outils de surveillance de la mortalité en temps réel. En France, le système de remontée des informations liées à la mortalité vers l'INSERM était très lent. Aujourd'hui, sans entrer dans les détails, les circuits d'information ont été modifiés. Aussi les nouveaux outils disponibles permettent-ils d'anticiper les phénomènes de surmortalité. Malheureusement, ils n'existaient pas en 2003.

M. Gérard Dériot, rapporteur - C'était le sens de ma deuxième question. Quelles conséquences avez-vous tiré de la crise ? Avez-vous eu la possibilité de créer les conditions permettant d'éviter que ce genre de situation ne se reproduise ? Je crois que vous avez répondu à ces interrogations.

M. Gilles Brücker - Si vous me le permettez, j'aimerais ajouter un mot sur le sujet. La canicule a permis de tirer trois leçons majeures.

Premièrement, l'absence d'indicateurs bioclimatiques était flagrante. Depuis cette catastrophe, un partenariat avec Météo France a été mis en place. Il intervient très en amont du « plan canicule » du Gouvernement. Dans ce cadre, des seuils d'alerte ont été définis.

Deuxièmement, aucune analyse des flux de patients gravement atteints dans les services d'urgences n'était disponible. Désormais, un réseau a été mis en place. Il permet de mesurer en temps réel les flux et la gravité des pathologies observées dans les services d'urgences, que ce soit du fait des vagues de chaleur ou des vagues de froid. La récente vague de froid a témoigné de son efficacité.

Troisièmement, le suivi de la mortalité était trop lent. Comme je l'ai indiqué précédemment, il est désormais plus rapide.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Considérez-vous que l'InVS dispose aujourd'hui des moyens suffisants pour remplir ses missions de surveillance des risques professionnels et d'alerte des pouvoirs publics ? Par ailleurs, comment envisagez-vous, de manière plus générale, le rôle d'alerte de l'InVS ?

M. Gilles Brücker - L'InVS a incontestablement bénéficié d'un soutien accru des pouvoirs publics, se manifestant notamment par un renforcement de ses moyens. Par exemple, l'InVS employait, en 2001, 150 personnes à temps plein. Aujourd'hui, il s'appuie sur 280 permanents à temps plein et sur 80 personnes en CDD à temps plein. Incontestablement, ses ressources se sont développées. Cette évolution illustre la prise de conscience des pouvoirs publics de la nécessité d'avoir un Institut de veille sanitaire opérationnel et omniprésent sur l'ensemble des champs sanitaires.

Pour autant, l'InVS ne dispose pas des moyens lui permettant d'assurer l'ensemble de ses missions. J'ai eu l'occasion de faire valoir des besoins supplémentaires en ressources humaines. En effet, de nombreux secteurs font encore l'objet d'une surveillance insuffisante. Ils vont nécessiter la construction d'outils et la mobilisation de ressources humaines : puisque aucun système polyvalent ne permet de surveiller tous les domaines, il est fondamental de multiplier les systèmes de surveillance, qui doivent être aussi cohérents et interactifs que possible. Une des priorités majeures que j'ai fixées à l'InVS pour 2005 est la mise en place d'un schéma directeur des systèmes d'information, destiné à s'assurer de l'interactivité de ces derniers. C'est un vaste chantier : il a été ouvert il y a quelques semaines.

Toutefois, dans un certain nombre de secteurs, force est de constater que l'InVS ne dispose pas encore des outils et des moyens qui pourraient lui permettre d'être aussi réactif que possible sur l'ensemble des risques.

Par exemple, la question de la toxicologie en France est émergente. J'ai eu l'occasion de procéder, il y a deux ans, à une évaluation du fonctionnement des centres anti-poisons et des centres de pharmacovigilance. Ils sont réellement à la dérive. La toxicologie n'a pas bénéficié d'un réel soutien sur le plan universitaire. Les jeunes s'y intéressent peu et les espoirs de carrière et de développement des structures sont faibles depuis une quinzaine d'années.

Les responsables de ces centres et les professionnels concernés expriment ainsi de grandes inquiétudes. Or, il a été demandé à l'InVS de développer le système de toxico-vigilance. Aujourd'hui, un certain nombre de risques liés aux produits toxiques en circulation émerge. Pour traiter cette problématique, il est impératif de bâtir des réseaux et de mettre en place des ressources supplémentaires. Il y a deux ans, le nombre de postes à créer dans ce domaine avait été estimé à 70, cette évaluation ayant été établie en fonction des besoins et des objectifs alloués à l'InVS.

Par ailleurs, le champ de la santé au travail est extrêmement vaste et hétérogène, que ce soit en nombre ou en diversité. L'InVS est en train de développer l'outil MAGENE (Matrice Emploi Exposition). Il devrait permettre, en reconstituant les itinéraires professionnels des personnes, de mesurer leurs degrés d'exposition aux risques ainsi que les risques qu'elles encourent. Cet outil est en cours de finalisation.

La situation de la médecine du travail en France, déconnectée de la santé publique et du ministère de la santé car placée sous la tutelle des ministères du travail et de l'environnement, soulève un certain nombre d'interrogations. C'est pourquoi la filière « santé/travail » doit être insérée dans la démarche de santé publique générale. Je me suis rendu compte, au cours de nombreuses discussions, que nous n'avions pas encore les moyens de mettre en place des réseaux de médecins du travail : en effet, les médecins du travail sont isolés et enfermés dans une logique d'aptitude à l'emploi, qui diffère d'une vraie logique de santé. Le développement d'un réseau de médecins du travail est donc un objectif prioritaire. Dans ce cadre, il convient de réfléchir à la définition d'une organisation cohérente avec les branches ou secteurs d'activités.

Il est intéressant de mettre cette question en regard de la loi d'août 2004, qui pose les bases du développement de la régionalisation de la santé. Il s'agit d'un dossier prioritaire pour l'organisation de la veille sanitaire. Aujourd'hui, le système est incroyablement pyramidal. Compte tenu de la sensibilité des médias, du public, des décideurs et des politiques, les problèmes rencontrés remontent directement au directeur de cabinet, qui me contacte ensuite. Le circuit suit donc un cheminement inverse à ce qu'il devrait être. Si nous parvenons à analyser la pluralité et la multiplicité des signaux sanitaires, quelles que soient leurs origines, un grand pas aura été accompli. Pour cela néanmoins, il est fondamental de bâtir une organisation intelligente.

Si le niveau national est nécessaire pour introduire une cohérence d'ensemble, les dispositions de la loi de santé publique 2004 doivent permettre, par l'intermédiaire des plans régionaux de santé, de renforcer l'organisation de la veille sanitaire au niveau régional. De ce fait, l'InVS, qui dispose d'antennes régionales, va devoir les renforcer et les développer. Ces CIRE (Cellules inter régionales d'épidémiologie) ont évolué. Elles étaient au nombre de 9 lors de mon arrivée au sein de l'InVS. Elles sont désormais 17. Il convient d'en ouvrir de nouvelles, même s'il n'est pas forcément nécessaire d'ouvrir une CIRE par région. Ce serait cependant l'idéal. Quelques problèmes subsistent encore à ce niveau, certaines CIRE ayant la charge de trois régions.

Par ailleurs, dans le domaine de la santé au travail, il convient de développer des outils et des réseaux régionaux. L'InVS a déjà procédé de cette manière comme l'illustre la création du réseau régional de surveillance des troubles musculo-squelettiques (TMS) au sein des Pays de Loire. Je souhaite que ce réseau soit dupliqué dans d'autres régions. Toutefois, il ne doit pas s'arrêter au seul domaine des TMS mais s'étendre à différents domaines et avoir une capacité de coordination des approches de surveillance régionales. Des médecins régionaux y travaillent. Toutefois, ils ne sont pas encore en mesure de jouer pleinement leur rôle. Aussi doivent-ils être insérés dans une problématique régionale de santé publique. Cela constitue également un vaste chantier.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Il me reste une question à vous poser sur les risques d'exposition professionnelle aux fibres minérales artificielles, et plus particulièrement aux fibres céramiques réfractaires.

M. Gilles Brücker - Je ne suis pas un spécialiste de ce sujet. Mme Imbernon ou M. Goldberg sont plus au fait de cette problématique que je ne le suis. Je peux toutefois affirmer que le système de surveillance, reposant sur une banque de données, fonctionne et devrait bientôt aboutir à un renforcement des programmes de surveillance ou de prévention.

Mme Sylvie Desmarescaux - La question que je souhaitais poser vient de l'être par Gérard Dériot.

M. Paul Blanc - Permettez-moi, monsieur Brücker, de vous poser une question impertinente. Je vous ai entendu évoquer la mise en place d'un comité de surveillance de l'amiante à partir de 1998. Or, la question se posait depuis très longtemps. En tant que médecin d'un certain âge, j'en ai entendu parler dès 1956.

Ne pensez-vous pas que la mise en place des procédures dédiées à l'amiante a coïncidé avec la fermeture des dernières mines de charbon ? Je rappelle que la silicose a eu des conséquences sanitaires désastreuses, qui se manifestent encore aujourd'hui. Bien que connue depuis longtemps, la question de la silicose n'a jamais été aussi fortement évoquée que ne l'est la problématique liée à l'amiante.

M. Gilles Brücker - Je ne suis pas certain d'avoir saisi le sens de cette question « impertinente ». Vouliez-vous dire que les outils de détection de la silicose ont été insuffisants ?

M. Paul Blanc - Oui. La fermeture des mines de charbon a été un problème crucial. Pour aller au bout de la démarche de santé, il aurait peut-être été nécessaire de les fermer bien avant. Toutefois, cette démarche était impossible, notamment du fait de ses incidences économiques.

M. Gilles Brücker - A travers cet exemple, vous avez raison de souligner que de nombreux outils de surveillance ont fait défaut. Le cas que vous évoquez est certainement fondé. Il est vrai que le thème de la santé au travail a émergé tardivement en France. Le retard en la matière est d'ailleurs considérable. De nombreux problèmes comparables à celui auquel vous avez fait allusion auraient certainement mérité une attention plus grande.

De façon générale, la politique de santé publique et de surveillance en France a été peu développée, hormis pour ce qui est des maladies infectieuses, qui bénéficiaient des dispositions de la loi de santé publique de 1902. Les autres problèmes étaient peu surveillés.

La décennie 1990, marquée par l'émergence de multiples agences de santé publique, a permis la mise en place, certes tardive, d'outils en la matière.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous mettrons cette évolution sur le compte du progrès.

Mme Catherine Procaccia - Je souhaitais formuler une remarque. Pendant quelques mois, j'ai été premier adjoint en charge de l'enseignement à Vincennes. A ce titre, je peux assurer que le rôle de l'InVS a été particulièrement apprécié, notamment pour ce qui est de l'approche des problèmes ou des actions menées pour rassurer la population. En effet, quatre cas de cancers se sont développés en peu de temps. Aussi de nombreuses personnes se sont-elles interrogées et ont-elles établi un lien entre les cancers touchant des enfants et le site concerné, anciennement industriel.

Quoi qu'il en soit, le rôle de l'InVS dans notre département est apprécié, au même titre que l'action qu'il mène. Il nous paraît d'ailleurs indispensable.

Par ailleurs, pour ce qui est de l'amiante, votre rôle n'est-il pas désormais de déterminer les causes environnementales ou les causes professionnelles non identifiées ? L'InVS ne doit-il pas concentrer ses efforts sur ces deux domaines ?

M. Gilles Brücker - Je vous remercie pour votre appréciation concernant l'InVS. Ce dernier, dans le cadre de sa mission de surveillance, se doit de communiquer en direction des populations. La fonction d'information de l'InVS est fondamentale, ne serait-ce que pour répondre aux inquiétudes légitimes des populations. Le dossier de Vincennes est emblématique à ce titre et illustre le nécessaire engagement de ressources importantes sur un dossier local générant une forte inquiétude. J'avais apprécié la façon dont le débat s'était organisé dans ce cadre. Ce contact était important, que ce soit pour la population ou pour l'institut. Aussi est-il indispensable de poursuivre le développement des actions de communication à l'égard des populations.

Par ailleurs, l'élargissement du champ environnemental des risques est une réalité depuis quelques années. En effet, nous sommes régulièrement confrontés à des problèmes d'exposition de la population et nous menons, à ce titre, des travaux lourds.

Par exemple, nous menons actuellement une enquête sur les dioxines, produits essentiellement dispersés dans l'environnement par les incinérateurs d'ordures ménagères. Dans ce cadre, il est fondamental de savoir si le fait de résider à proximité d'un incinérateur génère des risques supplémentaires pour la santé. Cet objectif amène à comparer la fréquence de survenue d'un certain nombre de pathologies, et notamment de lymphomes, au sein de la population générale avec celle constatée au sein de la population résidant à proximité d'un incinérateur. Si la démarche est intellectuellement simple, elle est complexe sur le plan méthodologique, puisqu'elle suppose la mise en place de moyens considérables. Ils sont actuellement déployés à proximité des incinérateurs qui ont été sélectionnés au regard de leurs modes de fonctionnement.

De plus, l'interprétation des taux de dioxine dans le sang des personnes soulève des questions nécessitant des enquêtes au sein de la population. Leurs résultats vont être difficiles à analyser. En effet, les taux de dioxine constatés chez les personnes vont devoir être analysés au regard d'une norme et il sera alors fondamental de mettre en place des actions de communication.

Certains travaux menés permettent de penser que le lien entre les incinérateurs et les dioxines ne peut être écarté, notamment lorsqu'il y a consommation de légumes du jardin. D'autres dossiers suscitent des inquiétudes importantes, qui ne sont pas fondées scientifiquement : je pense notamment à la problématique liée aux antennes-relais téléphoniques, qui illustre la confusion des genres entretenue de manière évidente par de nombreuses associations.

Par ailleurs, le problème de la légionellose dans les tours aéro-réfrigérantes est à évoquer. En 2004, l'épidémie de légionellose affectant le Nord-Pas-de-Calais avait suscité de grandes inquiétudes, compte tenu du nombre de cas constatés. Cet exemple témoigne de la nécessité de disposer d'un institut de veille sanitaire capable de renforcer à tout moment les équipes de la CIRE.

A l'issue de l'épidémie, le rôle des tours aéro-réfrigérantes a été identifié. Ces dernières sont des facteurs de risques insuffisamment contrôlés. Aussi la réglementation les concernant a-t-elle été modifiée. Les contrôles de ces tours sont désormais plus opérationnels, afin de réduire l'exposition des populations. La prise en compte du champ environnemental dans le cadre des maladies infectieuses a constitué, dans ce cadre, une grande avancée en matière de santé publique, l'anticipation en ce domaine nécessitant une attention quotidienne aux publications.

Dans le cas de la canicule, il a été fortement reproché à l'InVS de ne pas avoir tenu suffisamment compte de l'article du professeur Besancenot, excellent article au demeurant. Toutefois, le nombre d'articles paraissant chaque jour est très important. C'est pourquoi le renforcement d'une véritable veille scientifique capable de percevoir l'émergence d'un risque est fondamental.

Enfin, et pour ne pas être trop long, le problème de la grippe aviaire est aujourd'hui prégnant. Un infirmier aurait contracté la maladie en soignant un patient. Cet exemple soulève un certain nombre de questions : un pas supplémentaire vers la transmission à l'homme n'a-t-il pas été franchi ? Cela nous place dans un état d'alerte permanent, en relation avec de nombreux partenaires internationaux. Sur le plan international, deux axes forts ont été développés. Au niveau mondial, l'InVS travaille avec l'OMS. A l'échelon européen, il participe à la nouvelle structure créée à Stockholm : l'agence de surveillance des maladies, qui se met en place. Dans ce cadre, l'InVS participe à la gestion et à l'initiation de nouveaux programmes de surveillance au niveau européen, y compris dans le champ environnemental. Dans ce champ, la pollution atmosphérique est un sujet majeur.

Mme Françoise Henneron - Je suis sénateur du Nord-Pas-de-Calais, département concerné par l'amiante. Avez-vous entendu parler de la verrerie ARC International ? La population de la région de Saint-Omer est en émoi depuis le mois d'octobre, ayant appris la suppression de 2.600 emplois. De surcroît, il y a 15 jours environ, la presse s'est fait l'écho de cas de cancers affectant des personnes ayant travaillé dans les fours. Cette pathologie serait le fait de l'amiante, et certains syndicats auraient engagé des procédures devant les tribunaux.

M. Gilles Brücker - Malheureusement, je ne suis pas en mesure de vous renseigner. Je suis cependant prêt à vous transmettre les informations disponibles. Lors de l'épidémie de SRAS, qui avait mobilisé 15 personnes à temps plein pendant trois mois, ARC International avait été évoquée. En effet, deux personnes de cette cristallerie s'étaient rendues en Chine. Elles avaient donc fait l'objet d'examens médicaux. De ce fait, certains développements internationaux avaient été compromis, ce qui avait laissé augurer de difficultés économiques et de difficultés au niveau de l'emploi.

J'avais été très préoccupé en constatant les conséquences que la politique sanitaire de veille et de sécurité pouvait avoir en matière d'emploi. Deux exemples m'ont particulièrement marqué. L'entreprise Noroxo, impliquée dans une épidémie de légionellose, avait par exemple fermé ses portes. En outre, Metaleurop a souvent été associée au saturnisme. Pendant des années, la contamination de l'environnement par le plomb avait été au centre des préoccupations. En dépit des efforts de Metaleurop pour réduire ses émissions, l'usine a fermé, laissant 1.000 personnes sans emploi. Cette situation est dramatique.

Mme Françoise Henneron - Une cinquantaine de personnes se sont rendues en Chine par intermittence et deux d'entre elles étaient présentes dans ce pays durant l'épidémie de SRAS. ARC International, entreprise en difficulté, annonce 2.600 suppressions de postes d'ici 2006 et peu après cette annonce, le problème lié à l'amiante a été découvert.

M. Gilles Brücker - Ces problèmes sont indépendants.

Mme Françoise Henneron - Certes. Toutefois, la manifestation de pathologies cancéreuses ne saurait arranger les choses.

M. Gilles Brücker - Je ne connais pas ce dossier dans le détail. Il soulève le problème de l'exposition à des fibres. Dans ce cas, se pose la question de la mise en oeuvre d'une politique de surveillance et de prévention des risques. En effet, il est fondamental d'évaluer concrètement le problème au sein de cette usine au regard des conditions de travail et de la surveillance effectuée par la médecine du travail.

Se pose également le problème d'une entreprise en difficulté, qui peut parfois utiliser un facteur de santé pour prononcer une fermeture. Je ne saurais dire si ARC International est dans ce cas, ne connaissant pas le dossier. Je me pencherai sur le sujet.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Les causes de fermeture invoquées par la direction d'ARC International ne sont pas liées à l'amiante. Lors des événements survenus à Metaleurop, un film avait été tourné. Des salariés se révoltaient contre ceux qui prétendaient que le plomb avait un caractère nocif. Ils indiquaient consommer les légumes de leur jardin depuis des dizaines d'années, sans jamais avoir eu aucun problème lié au plomb. Tel était le ressenti de ces personnes, compte tenu des amalgames faits à cette période.

Par ailleurs, il est à noter que la presse manque parfois de discernement, tendant à faire du sensationnel, au détriment de l'information.

M. Gilles Brücker - La mesure réelle des risques encourus et la définition des risques acceptables sont complexes. Aujourd'hui, le renforcement des normes est avéré, l'environnement devenant sécuritaire, pour ne pas dire ultra-sécuritaire. Or, les normes ont un coût qui peut être mesuré en termes d'efficacité par exemple.

Lors des campagnes de dépistage du sida, les experts n'étaient pas convaincus du bien-fondé de la technique de TCR. Les deux commissions d'experts alors constituées avaient estimé que le surcoût induit par l'application de cette méthode était considérable au regard du nombre de cas de transmissions enregistrées. Les politiques ont toutefois fait fi de ces recommandations et ont décidé de généraliser la technique de TCR. On constate donc que certaines décisions politiques sont prises en dépit du bon sens scientifique, souvent sous la pression du grand public.

De même, certaines mesures prises pour lutter contre la transmission de la forme mutée de la maladie de Creutzfeld-Jacob ont des effets contestables. Au plan médical, elles ont en particulier induit des coûts considérables au regard des résultats obtenus.

L'InVS souhaite développer une approche économique et sociale des sujets de santé. Des travaux sont d'ailleurs menés en collaboration avec des sociologues. En effet, les risques doivent être traités au regard des variables économiques et sociales.

Mme Françoise Henneron - J'indique que le sujet était évoqué en première page de La voix du Nord, qui titrait : « ARC International traduit devant les tribunaux ».

Mme Michelle Demessine - Que pouvons-nous attendre de la directive REACH (Registration, Evaluation and Authorization of Chemicals), qui est actuellement en préparation au niveau de la Commission européenne ? C'est une vaste question, cette directive devant apporter une partie des réponses aux questions précédemment évoquées.

M. Gilles Brücker - Des milliers de produits chimiques sont utilisés sans que les risques qu'ils génèrent soient évalués. Il en va de même des conditions d'utilisation de ces produits ou des outils de surveillance à leur appliquer. La directive REACH, à travers un inventaire, tend à résoudre une partie de ces problèmes. Ce chantier est colossal et rejoint les préoccupations du plan santé/travail présenté par le ministre du travail. Il fait cohabiter différentes approches.

Premièrement, il propose une approche de surveillance des populations. Nous devons développer nos outils de surveillance pour déterminer les pathologies émergentes, les types d'expositions et les populations concernées. Aujourd'hui, il est fondamental de développer ces outils.

Deuxièmement, il convient de promouvoir les moyens nécessaires pour mener une expertise toxicologique des différents produits. Il me semble que l'expertise doit se conduire à un niveau européen. En effet, la construction européenne est un formidable vecteur de mutualisation et de développement d'expertises communes. Il convient véritablement de mutualiser ce genre de démarche et d'y associer activement tous les pays européens. Ce sujet me semble important.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous vous remercions de ces précisions.

Audition de M. Dominique BELPOMME,
cancérologue à l'Hôpital européen Georges Pompidou, président fondateur de l'Association pour la recherche thérapeutique anti-cancéreuse (ARTAC)
(9 mars 2005)

M. Paul Blanc, président - Nous accueillons le professeur Dominique Belpomme, que je remercie d'être venu. Monsieur le professeur, que pensez-vous de la problématique liée l'amiante ? Lorsque vous aurez achevé votre exposé, nous vous poserons des questions, notamment relatives à la recherche thérapeutique.

M. Dominique Belpomme - Je vous remercie de nous avoir invités. En effet, le Sénat a encore le temps de mener une réelle réflexion sur le fond du problème. Ce lieu me semble être idéal pour l'évoquer.

L'amiante constitue un formidable exemple pédagogique. Il est à l'origine de cancers qui ne sont pas très nombreux en nombre absolu sur une année, mais il est responsable du développement d'un certain nombre de cancers bronchiques. Si la majorité des cancers du poumon est liée au tabac, le pourcentage de cancers du poumon lié à l'amiante est mal connu. Le professeur Goldberg l'estime à 15 %, ce qui n'est pas négligeable : si le tabac est à l'origine de 25 % des cancers, il n'en est donc pas la seule cause.

Par ailleurs, il a fallu un siècle pour que des décisions législatives relatives à l'amiante soient prises. Les responsabilités sont partagées. Si les pouvoirs publics ont une part de responsabilité, les scientifiques sont également en cause. En 1996 par exemple, l'Académie de médecine estimait que l'amiante ne constituait pas un danger majeur : si elle recommandait d'en réduire l'utilisation, elle ne plaidait pas pour son interdiction. Une société forme un tout : l'opprobre ne doit par conséquent pas toujours être jeté sur une catégorie de la population. Dans le cas qui nous occupe aujourd'hui, la responsabilité du monde scientifique est indéniable et importante.

Désormais, une réglementation interdit l'utilisation de l'amiante, ce qui pose le problème du désamiantage. Elle est encore incomplète, même si des certificats sont exigés lors de la vente de logements ou de locaux. De nombreux établissements publics comprennent encore de fortes quantités d'amiante. En effet, ma femme travaille à la SNCF, dont de nombreux bâtiments renferment de l'amiante. Pourtant, rien n'est fait pour lutter contre cette situation. C'est extrêmement dommageable.

Entre la législation et le passage à l'acte, il existe toujours un écart. Au premier écart existant entre les données scientifiques et le vote de la législation s'ajoute un second écart entre le vote de la loi et son application. Ces temps de latence s'ajoutent les uns aux autres.

Dans les 20 prochaines années, 100.000 nouveaux cas de cancers liés à l'amiante seront constatés. Il s'agira alors d'indemniser les personnes atteintes par la maladie. Aux États-Unis par exemple, de multiples procès liés à l'amiante sont en cours et d'autres, tout aussi nombreux, devraient suivre.

Pourquoi parler d'un exemple pédagogique ? Aujourd'hui, la situation est critique sur le plan de la santé publique. Ce constat est particulièrement vrai en France. En effet, la France est la lanterne rouge de l'Europe en matière de politique environnementale. Pour me rendre souvent à Bruxelles où je côtoie les instances européennes à tous les niveaux, je peux affirmer que la France est le dernier élève de la classe.

Entre l'extrémisme de certaines associations écologistes, qui ont le sentiment que la situation est grave, et la position de certains scientifiques conservateurs, il est difficile de prendre une décision. Toutefois, le monde politique s'inscrit dans un déni de la situation, du fait des intérêts économiques sous-jacents. Or, la France est un pays rationnel, qui prend parfois de mauvaises décisions compte tenu des intérêts en jeu.

L'ARTAC, après avoir procédé à une analyse extensive de la situation environnementale, a rédigé l'appel de Paris. Il a été signé par l'ensemble des conseils de l'ordre des 25 États membres, dont le conseil de l'Ordre français. Soutenu par de nombreux prix Nobel, par de nombreux médecins et par les ténors scientifiques actuels, cet appel souligne trois éléments principaux :

- la plupart des maladies actuelles sont liées à des problèmes environnementaux, comme la pollution chimique par exemple ;

- l'enfant est en danger. Ce fut le thème principal de la réunion s'étant tenue le 24 juin dernier à Budapest. Elle réunissait les 25 États membres de l'Union européenne sur le thème « santé et environnement ». Aujourd'hui, l'enfant est en danger car il est plus vulnérable que l'adulte. En effet, le nombre d'enfants souffrant de cancers augmente chaque année de 1 % depuis 20 ans. De plus, un enfant sur sept est désormais asthmatique. Ces chiffres sont indéniablement alarmants ;

- la pollution de l'environnement risque de faire courir un risque à terme à l'espèce humaine. Aujourd'hui, nous ne pouvons reproduire ce qui s'est passé dans le cas de l'amiante. L'histoire de ce matériau a duré un siècle. Si cela continuait, nous serions morts avant la fin de l'Histoire. Il convient d'en prendre conscience : si les choses n'évoluent pas, notre progéniture sera fortement en danger.

La France, depuis 50 ans, a déversé des millions de molécules chimiques dans l'environnement sans aucun contrôle. 100.000 molécules ont été mises sur le marché, dont 30.000 subsistent encore. Sur ces 30.000 molécules, seules 5.000 ont fait l'objet de quelques études de toxicité. Sur ces 5.000 molécules à peine étudiées, quelques centaines ont été étudiées au regard de leurs propriétés cancérigènes.

Depuis 20 ans, les cas de cancer du sein chez la femme ont été multipliés par 2 et les cas de cancer de la prostate chez l'homme par 3. La situation est donc grave. Les chiffres étant alarmants, la prise en charge des malades est de plus en plus nécessaire, ce qui aggrave le déficit de la sécurité sociale. Ce déficit n'est donc pas conjoncturel mais structurel, puisque les maladies créées d'un côté, sont prises en charge de l'autre. Les médicaments coûtent de plus en plus cher, les maladies actuelles étant plus difficiles à traiter que par le passé. Pourtant, la politique proposée est uniquement d'ordre financier, ce qui est extrêmement dommageable, le mal principal, la pollution, n'ayant pas été traité à la racine.

S'agissant des actions à envisager, différents ordres d'actions sont possibles. Premièrement, le message doit être entendu par les hommes politiques. Je participe à deux ou trois conférences par semaine dans de nombreuses villes de France : l'audience forte, caractérisée par des salles combles accueillant de 600 à 1.000 personnes, témoigne de l'inquiétude de la société civile. Cette dernière a le sentiment d'un décalage entre son ressenti et les décisions politiques qui sont prises. Aujourd'hui, nos enfants naissent avec des gènes « pollués » : plus de 400 types de molécules polluantes peuvent être décelés dans les gênes des enfants naissant aujourd'hui. En moyenne, chaque nouveau-né porte une quarantaine de molécules polluées. Cet exemple est donné par des centaines d'articles publiés dans la littérature scientifique internationale. C'est pourquoi la prise de conscience politique doit être immédiate et courageuse, notamment au regard des intérêts économiques et industriels en jeu.

Deuxièmement, les mesures doivent être immédiates. Les phtalates sont des molécules destinées à assouplir le plastique qui est utilisé pour la fabrication des poches de perfusion. Or, ces substances passent dans les perfusions et sont neurotoxiques. Elles sont donc responsables d'avortements, de naissances prématurées et de stérilité. Pourtant, elles sont toujours utilisées en France. La Grande-Bretagne, l'Allemagne, l'Autriche, le Danemark, les États-Unis et le Japon en ont interdit l'usage. Quasiment tous les pays d'Europe ont suivi cette voie. La France, elle, ne l'a pas fait. Elle est la lanterne rouge de l'Europe sur ce sujet. Or, l'utilisation de ces molécules va être à l'origine de multiples procès dans le futur. Elle risque de créer un nouveau scandale de l'ampleur de celui du sang contaminé. J'en prends le pari.

Les phtalates ont été le principal sujet abordé lors de la conférence de Budapest du 24 juin dernier. Le Premier ministre du Danemark souhaitait inclure au rapport final de la conférence une interdiction d'usage systématique au niveau de l'Europe. La délégation française s'y est opposée, arguant qu'une mesure individuelle de cet ordre ne saurait être incluse dans une déclaration générale. L'utilisation de ces matières va immanquablement entraîner des procès.

Par ailleurs, les associations écologistes montent actuellement au créneau. Le projet de plan gouvernemental portant sur les pesticides est ahurissant d'un point de vue scientifique. Il illustre le fait que le monde politique n'a pas perçu la dimension du sujet. En effet, les pesticides sont à l'origine de cancers chez les enfants, de cancers du sein et de la prostate et de stérilité chez l'homme. En Europe, 15 % des couples sont stériles. La moitié de ces cas de stérilité est d'origine masculine. Or, après la Seconde Guerre mondiale, la stérilité masculine n'existait pas. Aussi les pesticides en sont-ils la cause.

En Belgique, en Californie ou en Argentine, des études ont démontré que chaque année écoulée au sein d'une zone rurale fortement contaminée par les pesticides contribuait à diminuer le nombre de spermatozoïdes chez l'homme adulte : 62 études en attestent. Les pesticides sont des produits cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR), c'est-à-dire des produits que le programme européen REACH a pour objectif d'interdire avec raison.

De plus, les pesticides donnent des maladies nerveuses. Par exemple, les quotients intellectuels des agriculteurs ou de leurs enfants en contact avec les pesticides sont inférieurs à ceux des autres catégories de la population. Cet élément a été formellement démontré. En outre, les pesticides sont à l'origine de cas de maladies de Parkinson, dont certains sont désormais constatés à 30 ou 35 ans. Auparavant, la maladie se déclarait après l'âge de 60 ans. Tous ces éléments sont scientifiquement prouvés. Même si le poids des industriels pèse sur les épaules des décideurs, je me dois, en tant que médecin soucieux de la santé publique, de donner cette information telle qu'elle existe. C'est pourquoi j'espère que vous, ayant des responsabilités en tant qu'élus, mettrez tout en oeuvre pour infléchir ce désastre après vérification de mes propos. Il est fondamental de mettre en oeuvre une véritable politique volontariste sur le sujet.

Enfin, les dioxines sont à l'origine de cancers. Le législateur a la volonté de mettre les incinérateurs aux normes, comme en témoignent les textes édictés. Toutefois, moins de la moitié des 117 unités d'incinération françaises sont aux normes. Une centaine d'unités seulement a répondu au questionnaire adressé. Sur ces 100 réponses, 60 proviennent d'unités qui sont aux normes de façon incomplète. Les 40 autres ne sont absolument pas aux normes en dépit du texte publié il y a un an.

Ces exemples témoignent du retard pris par la France en matière de politique environnementale. Les directives européennes ne sont parfois pas traduites en droit français suffisamment rapidement. De plus, même lorsque le pays a légiféré, la mise en oeuvre effective de la loi est trop lente. En effet, priorité est aujourd'hui donnée à l'environnement, les notions d'environnement et de santé étant disjointes.

Pour résoudre ce problème, il est fondamental de dépasser les clivages politiques, tous les citoyens étant concernés.

M. Paul Blanc, président - Je vous remercie. Je laisserai Sylvie Desmarescaux poser les questions au nom du rapporteur. Auparavant, je voudrais moi-même formuler quelques questions et remarques.

Vous avez parlé du cancer bronchique, qui n'est pas exactement un cancer des poumons.

M. Dominique Belpomme - C'est la même chose. J'aurais pu parler de cancer du poumon.

M. Paul Blanc, président - Je suis médecin. Le véritable cancer pulmonaire est le cancer à petites cellules. Pensez-vous qu'il puisse être influencé par l'amiante ?

M. Dominique Belpomme - A ma connaissance, non.

M. Paul Blanc, président - Vous avez également évoqué l'augmentation de la fréquence des cancers de la prostate. Celle-ci n'est-elle pas liée à l'allongement de la vie ? L'espérance de vie supérieure des hommes n'en est-elle pas la cause ?

Par ailleurs, il est de bon ton de jeter l'opprobre sur l'amiante. Toutefois, ne pensez-vous pas que les mines de charbon ont fait autant de dégât avec la silicose que l'amiante ? En effet, aucune décision n'a été prise avant la fermeture de celles-ci, du fait de considérations économiques.

Enfin, vous avez indiqué faire salle comble lors de vos conférences. Ne trouvez-vous pas ce constat contradictoire avec le fait que les élus se voient « houspillés » en voulant interdire la cigarette dans les lieux publics ? Ils se font même traiter de « liberticides » à longueur de journée.

Mme Michelle Demessine - Sur ce dernier point, la situation s'améliore.

M. Dominique Belpomme - Je vais essayer de répondre à vos questions. L'amiante agit par deux mécanismes : l'initiation (facteur mutagène) et la promotion. L'amiante est un promoteur dans le sens où les poussières, et notamment les fibres d'amiante, créent une inflammation locale, propice au cancer. Toutefois, ce n'est pas suffisant pour conférer un caractère cancérigène à l'amiante. Il joue également un effet mutagène. En effet, l'amiante véhicule des oxydes ferreux mutagènes. L'amiante en provenance du Canada est particulièrement riche en oxydes ferreux, substances fortement mutagènes, je le répète. Ces oxydes sont à l'origine de lésions au niveau des chromosomes des cellules. L'amiante a les deux caractéristiques évoquées (initiation et promotion), ce qui lui confère, à elle seule, un caractère cancérigène.

Pour ce qui est des cancers de la prostate, la réponse doit être nuancée. Elle figurera d'ailleurs dans mon prochain livre, qui traitera du cancer et de ce problème. Il est vrai que les cancers de la prostate sont liés à l'âge. Toutefois, à quel niveau l'âge doit-il être considéré ? S'agit-il de la vieillesse ou de la durée d'exposition à un facteur de risque environnemental ? Aujourd'hui, les statistiques démentent la notion classiquement évoquée, qui est liée au vieillissement. En effet, les cas de cancers augmentent chez les enfants et concernent toutes les tranches d'âges chez l'adulte. Si les cancers de la prostate surviennent chez les sujets âgés, la durée d'exposition des personnes âgées aux facteurs de risques augmente la probabilité de contracter un cancer.

Tout en acceptant le fait que les cancers de la prostate touchent essentiellement les plus âgés, la démonstration précédente témoigne du rôle joué par l'environnement. C'est pourquoi les cancers de la prostate répondent à un facteur lié à l'âge et à un facteur lié à la durée d'exposition à un risque environnemental.

M. Paul Blanc, président - Quid de la silicose ?

M. Dominique Belpomme - La silice est classée comme un facteur cancérigène. Toutefois, je ne dispose pas de chiffres sur le sujet. Je ne peux donc me rendre compte de son poids exact.

Lorsque j'étais externe, les cas de cancers liés à la silice étaient rares, alors que des cas de cancers liés à l'amiante existaient déjà. La silice intervient néanmoins indiscutablement dans le processus de développement d'un cancer.

M. Paul Blanc, président - La sclérose pulmonaire est fortement induite par la silice.

M. Dominique Belpomme - Absolument. La silice a dû avoir un rôle de promoteur, favorisant l'action de mutagènes apportés par d'autres facteurs comme le tabagisme. A contrario , l'amiante à elle seule peut générer un cancer. D'ailleurs, toutes les personnes souffrant de cancers liés à l'amiante ne fument pas nécessairement.

M. Paul Blanc, président - Les élus éprouvent des difficultés à faire interdire la cigarette dans des lieux publics. Qu'en pensez-vous ? Pouvez-vous nous aider ?

M. Dominique Belpomme - Je ne connais pas exactement votre degré de difficulté. Dans les milieux hospitaliers, la cigarette est interdite, ce qui ne veut pas dire que les médecins ne fument pas en dehors des hôpitaux.

Toutefois, je pense que les politiques anti-tabagiques ne sont pas allées suffisamment loin. Aujourd'hui, il est interdit de fumer dans les TGV. En revanche, il est possible de fumer dans les autres trains. En Italie, par exemple, la cigarette est désormais proscrite de tous les trains et restaurants. L'inquiétude sociétale est aujourd'hui schizophrène. D'un côté, les élus savent ce qu'il faut faire. De l'autre, ils mesurent les conséquences de leurs actions au regard de facteurs économiques liés au poids des groupes industriels.

Les médecins essaient d'informer la société. C'est ce que je fais. J'ai, par exemple, eu des contacts enrichissants avec la CGT. L'appel de Paris a été signé par 25 conseils de l'ordre en Europe. Il est fondamental d'adopter une attitude de santé nous plaçant en position de combat idéologique face aux industriels. La CGT, par exemple, en est également persuadée. Les syndicats considèrent que le chômage existera toujours et estiment que la santé est prioritaire. Loin de moi l'idée de prendre la CGT comme référence. Toutefois, il me semblait intéressant de mesurer la perception du problème par ce syndicat.

Cet exemple est, d'un point de vue social, rassurant. En effet, même à des niveaux sociaux différents, la prise en compte de la santé dépasse les contingences quotidiennes et politiques. Cette évolution est à l'origine de la réelle conviction sociétale que je rencontre lors de mes déplacements en province.

M. Paul Blanc, président - Il n'en demeure pas moins que de nombreux jeunes fument aujourd'hui. Je pense notamment aux jeunes femmes. Cette situation me préoccupe fortement. Lorsque les responsables politiques visent à restreindre le tabagisme, ils sont considérés comme « liberticides ». Lors des manifestations, je suis toujours frappé par le nombre de jeunes en train de fumer.

Mme Sylvie Desmarescaux - Je vous remercie pour la clarté de votre exposé, qui n'en demeure pas moins alarmiste. Entendre dire que la France est à la traîne en matière d'environnement et de santé publique est difficile.

M. Dominique Belpomme - Elle est en retard en matière de politique environnementale.

Mme Sylvie Desmarescaux - C'est très inquiétant. Je voudrais vous poser quelques questions au nom du rapporteur. Quels espoirs thérapeutiques pouvons-nous attendre aujourd'hui de la recherche contre le cancer ?

M. Dominique Belpomme - Aucun. La seconde partie de mon livre devrait traiter ce sujet. Aujourd'hui, 45 % des cancers sont guéris et les thérapeutiques ont atteint leurs limites. Rien n'est à attendre de l'immunothérapie ou de la thérapie génique. Toutes les firmes pharmaceutiques qui se sont engagées dans la thérapie génique s'en sont d'ailleurs détournées.

Dans le meilleur des cas, le pourcentage de guérison ne passera que de 45 à 60 %. Seules la prévention et la précaution peuvent permettre d'éradiquer le cancer. Elles passent par une politique environnementale à la hauteur des enjeux. Contrairement à ce que certains médias, scientifiques ou acteurs de la santé publique prétendent, rien n'est à attendre.

Aujourd'hui, si mon constat est alarmiste, je l'assume. Rien n'est à attendre des nouvelles thérapeutiques.

Mme Sylvie Desmarescaux - En tant que représentante du Nord-Pas-de-Calais, je suis très inquiète. Pouvons-nous considérer que les salariés qui sont aujourd'hui exposés à des matériaux cancérigènes sont suffisamment informés et protégés ? Je souhaite aller plus loin, si le Président m'y autorise.

M. Paul Blanc, président - Bien entendu.

Mme Sylvie Desmarescaux - J'aimerais évoquer le cas des fibres céramiques réfractaires. Il a fallu plus de 40 ans pour avoir une description clinique des effets de l'amiante. En effet, la toxicité de l'amiante a été suspectée en 1913, et la première description clinique réalisée, je crois, en 1965. De plus, l'amiante représente 12 % des maladies professionnelles selon les chiffres qui m'ont été communiqués. La question suivante peut se poser aujourd'hui. Les salariés sont exposés. Nous faudra-t-il le même laps de temps pour déceler les problèmes induits par les fibres céramiques réfractaires ? Quelle est la situation des salariés aujourd'hui ?

En effet, le sujet est extrêmement prégnant, comme en témoigne l'annonce de 100.000 morts en 2025, chiffre indiqué dans l'ouvrage de M. Malye.

M. Dominique Belpomme - Ce n'est que la partie émergée de l'iceberg. Je me suis efforcé de vous faire part de mon intime conviction scientifique. Aujourd'hui, 7 % des cancers sont d'origine professionnelle. Or, les maladies professionnelles sont sous-déclarées en France. Par conséquent, je pense que le nombre de maladies professionnelles est probablement deux fois plus important. Cette affirmation n'engage cependant que moi.

Aujourd'hui, si les salariés sont informés, ils le sont de façon incomplète. En effet, les CHSCT ne sont pas suffisamment informés et compétents, de même que les médecins du travail. En outre, certaines des règles d'hygiène édictées ne sont pas respectées.

Par ailleurs, le rôle des médecins du travail est de signer un certificat d'aptitude au travail. Ils ne considèrent pas les données environnementales afférentes à un poste de travail, car ce n'est pas de leur compétence.

Le problème de la santé au travail est fondamental. L'environnement du travail n'en est que l'une des facettes. Toute la société civile est concernée, respirant le même air pollué. En effet, toute la population respire un air pollué. Une étude épidémiologique négative ne signifie pas une absence de risques. En effet, les témoins de référence sont eux-mêmes « pollués », ce qui rend la mise en évidence de différences impossible. Il n'est désormais possible de mettre en lumière des différences épidémiologiques qu'au niveau de l'examen de populations spécifiques comme les agriculteurs par exemple. Les cas de malformations congénitales affectant leurs enfants sont ainsi de 4 à 5 fois plus nombreux que ceux touchant les enfants des autres catégories de la population générale.

Si les conditions de travail doivent être améliorées et les règlements appliqués, il convient de se préoccuper de toute la population, et plus particulièrement des plus vulnérables.

Mme Marie-Thérèse Hermange - Monsieur le président, je souhaitais poser une question complémentaire car je reçois actuellement un certain nombre de lettres relatives aux risques posés par les téléphones portables.

M. Paul Blanc, président - Ce sujet a été évoqué précédemment.

Mme Sylvie Desmarescaux - Que pensez-vous des fibres céramiques ?

M. Dominique Belpomme - Je ne connais pas très bien ce dossier. A ma connaissance, le CIRC n'a pas prouvé leur caractère cancérigène. Toutefois, quelques récents articles précisent qu'un certain nombre de fibres le sont potentiellement. En dépit de ces articles, le CIRC n'a pas encore tranché.

Mme Marie-Thérèse Hermange - Un décret de 2001 invite les entreprises à utiliser des produits de substitution quand c'est techniquement possible. Les fibres céramiques sont donc reconnues comme étant cancérigènes.

M. Dominique Belpomme - Je ne connais pas de textes les ayant reconnues comme telles.

Mme Michelle Demessine - Elles remplacent pourtant l'amiante.

Mme Sylvie Desmarescaux - Je me dois de poser une dernière question. Le principe de précaution est-il correctement appliqué en France ? Vous avez déjà partiellement répondu à cette question.

M. Dominique Belpomme - Je crois que l'article 5 de la charte en annexe de la Constitution a suscité un vaste débat au Parlement.

M. Paul Blanc, président - De nombreuses abstentions ont été constatées.

M. Dominique Belpomme - Si le pouvoir législatif n'est pas convaincu de l'utilité d'un principe, son application devient problématique. Le principe de précaution n'est jamais appliqué en France. Le téléphone portable, par exemple, ne fait pas l'objet d'une réglementation, alors qu'en Grande-Bretagne, l'usage du téléphone portable a été interdit aux enfants de moins de 12 ans.

Il existe des risques faibles individuellement de cancer chez les enfants et les femmes enceintes, mais les antennes-relais radio/télévision/portable représentent un risque moindre.

Mme Michelle Demessine - Pourquoi ne pas restreindre l'usage des portables par les adultes ?

M. Dominique Belpomme - Les enfants sont une catégorie de la population extrêmement vulnérable. A la naissance, le système nerveux d'un enfant n'est pas encore mature. L'enfant est plus vulnérable face au cancer que l'adulte.

Mme Michelle Demessine - Il n'existe donc pas de risque zéro.

M. Dominique Belpomme - Non. Mais à titre de précaution, le portable devrait être interdit aux femmes enceintes, aux enfants de moins de 12 ans, et son utilisation devrait être aussi limitée que possible. Il devrait être rangé à distance et utilisé avec une oreillette.

M. Paul Blanc, président - Le risque zéro n'existe pas. A Montpellier, le professeur Marchand, lorsqu'il était interrogé par un de ses patients sur les risques d'une opération, répondait qu'il existait toujours un risque, le même risque que lors d'une promenade en ville. Par ailleurs, certains pesticides comme les organophosphorés sont dangereux. J'ai perdu des malades à cause de ces derniers.

Mme Michelle Demessine - Qui utilise ces produits ?

M. Paul Blanc, président - Ils sont essentiellement utilisés par les agriculteurs et sont diffusés dans l'atmosphère.

M. Dominique Belpomme - Ils sont inhalés et s'intègrent à notre chaîne alimentaire.

M. Paul Blanc, président - Ils passent dans le sang et se fixent sur les graisses des cellules grises, ce qui les rend très dangereux.

Monsieur Dominique Belpomme, nous vous remercions.

M. Dominique Belpomme - Je vous rappelle que des copies de l'appel de Paris sont à votre disposition.

Audition de M. Patrick BROCHARD,
chef du service de médecine du travail et de pathologie professionnelle (CHU Bordeaux), professeur des universités en épidémiologie, économie de la santé et prévention (Université Victor Segalen Bordeaux 2)
(9 mars 2005)

M. Paul Blanc, président - Nous recevons M. Patrick Brochard, chef du service de médecine du travail et de pathologie professionnelle au CHU de Bordeaux et Directeur du laboratoire de santé environnement. Monsieur le professeur, cher confrère, merci de vous être déplacé.

La précédente audition nous a inquiétés. Pouvez-vous nous parler du comité permanent amiante, des conditions de son installation, de son rôle et de son organisation ? Quelle fut sa part de responsabilité dans le retard pris par les pouvoirs publics pour interdire l'amiante ?

M. Patrick Brochard - Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui. J'avais participé au rapport de l'office parlementaire sur la « mission amiante » de 1997. J'ai relu dans le train ce rapport relatif à l'amiante dans l'environnement de l'homme et à ses conséquences. Il est toujours parfaitement d'actualité et peut répondre aux questions que vous vous posez.

J'ai rejoint le comité amiante relativement jeune, puisque j'étais alors chef de clinique. Mon responsable, le professeur Bignon, m'avait demandé d'y participer de manière informelle. Il nous avait été demandé de fournir des informations sur l'état des connaissances relatives au dossier amiante, de 1988 à 1995.

De nombreux scientifiques participaient à ce comité. J'y appartenais au titre de la médecine du travail. Le professeur Valleron y siégeait par exemple en qualité d'épidémiologiste. Notre rôle était de donner des informations sur l'état des connaissances ainsi que sur les nombreux congrès qui se succédaient sur le sujet. Bien entendu, nous n'intervenions que sur la partie médicale du dossier.

A partir de 1977, il avait été établi que toutes les formes d'amiante étaient des agents cancérigènes. Dès lors, la France devait donc faire un choix : continuer à utiliser le matériau ou opter pour une autre voie.

A l'époque, il avait été dit que l'environnement comportait de nombreux autres éléments cancérigènes et que l'industrie ne pouvait se passer de l'amiante, aucune solution de remplacement n'étant disponible. Aussi le comité se demandait-il s'il était possible de travailler avec de l'amiante tout en protégeant au maximum les populations exposées. La réponse alors apportée est toujours valable aujourd'hui : il n'existe pas de seuil mais des relations dose/effet.

Il s'agissait de définir la forme de cette relation et de déterminer des valeurs limites d'exposition acceptables en milieu professionnel. A cette époque, il est important de souligner que les textes européens sur le sujet n'existaient pas.

En tant que scientifiques, nous avions souligné que le caractère cancérigène de l'amiante ne pouvait être remis en cause, ayant été établi par différentes études cliniques. Toutefois, notre rôle était de déterminer des valeurs limites d'exposition permettant de continuer à utiliser ce matériau en limitant les risques, dans l'attente d'une éventuelle interdiction gouvernementale. Ce choix était donc avant tout dévolu aux pouvoirs publics.

Les données ont fait l'objet d'un certain nombre de publications. Il existe une réelle veille scientifique sur toutes les données émises aujourd'hui encore, dont les valeurs sont extrêmement fluctuantes.

Notre intervention au sein du comité amiante n'avait donc pas pour objet de prononcer une interdiction de l'amiante. Elle était destinée à assurer la protection de la population dans les conditions prévues par la réglementation française de 1977. Progressivement, cette dernière a évolué.

Telle est la genèse de ce comité qui, comme le rapport de l'office parlementaire l'indique, n'aurait jamais dû exister.

M. Paul Blanc, président - Je vous remercie. Le CPA avait donc pour objectif la protection des populations ?

M. Patrick Brochard - C'était le rôle des scientifiques y appartenant. La nuance est d'importance.

M. Paul Blanc, président - Quel était le rôle exact de ce comité ? Était-il une sorte de faire-valoir, destiné à montrer que l'État se préoccupait du sujet ?

Mme Sylvie Desmarescaux - Pourquoi le comité amiante n'aurait-il pas dû exister ? En effet, vous deviez réaliser un travail scientifique en son sein. Je ne comprends donc pas le sens de votre dernière remarque.

M. Patrick Brochard - A l'époque de sa création, aucune agence indépendante ne permettait la réunion des compétences permettant d'éclairer les décisions de l'État. La solution choisie à l'époque, innovante, s'est avérée négative a posteriori . L'INRS avait pris l'initiative de proposer une structure informelle réunissant des personnes ayant des compétences techniques ou sociales dans le domaine de l'amiante. En effet, tous les ministères étaient représentés, de même que tous les partenaires sociaux, mais l'État n'a pas joué son rôle de pilote et d'arbitre. Tel était le sens de ma remarque.

Toutefois, le principe retenu lors de la création de ce comité était novateur et valable. Néanmoins, la direction de ce comité et sa pérennisation ne lui ont pas permis de fonctionner sur le modèle des agences actuelles.

M. Paul Blanc, président - Permettez-moi de vous poser une question impertinente. Dans une lettre de juin 1995 adressée à M. Périssol, alors ministre du logement, vous écriviez : « Ceux qui réclament l'interdiction utilisent la situation pour inquiéter les populations ». Pensiez-vous alors réellement que l'amiante utilisé correctement était inoffensif ?

M. Patrick Brochard - Les scientifiques n'appartenaient au CPA que pour éclairer les décideurs sur la problématique liée à la relation doses/effets. Ces relations existaient et ont été définies. Comme dans le cas de tous les produits cancérigènes, il pouvait être décidé de les utiliser dans des conditions satisfaisantes, dès lors que le contrôle des matériaux était assuré. Cependant, si un produit de substitution apparaissait, il devait être utilisé en lieu et place de l'amiante.

Cette obligation est devenue plus forte dès lors que les directives européennes ont rendu obligatoire le principe de substitution. En tant que médecins, nous nous sommes fait piéger. En effet, il nous avait été dit qu'aucun produit de substitution n'existait. A l'époque, j'ai le sentiment que les industriels et le ministère de l'industrie nous ont quelque peu abusés lors de leurs présentations.

C'est pourquoi les scientifiques présents s'étaient essentiellement centrés sur les valeurs limites d'exposition qui existaient dans les autres pays européens.

M. Paul Blanc, président - Aujourd'hui, nous nous interrogeons sur le caractère cancérigène des fibres de substitution.

M. Patrick Brochard - C'est le problème que posent les fibres céramiques qui sont utilisées sans aucun garde-fou. Certaines entreprises travaillent dans des conditions réellement préoccupantes.

Mme Marie-Thérèse Hermange - Aujourd'hui la société est extrêmement médiatisée et chaque information peut permettre une véritable sensibilisation. Pourquoi n'alertez-vous pas l'opinion publique sur les problèmes posés par les fibres céramiques ?

M. Patrick Brochard - L'alerte a été donnée bien avant l'arrêt de l'utilisation de l'amiante. Nous avons écrit et envoyé des rapports sur les fibres céramiques et avons participé aux réunions de la Commission européenne sur les fibres céramiques.

En tant que scientifique, j'ai participé à la dernière évaluation réalisée par le Centre international de recherche sur le cancer en 2001. Les messages sont donc passés. Malheureusement, en France, les choses sont extrêmement manichéennes et il est difficile de faire comprendre aux populations, aux médias ou aux hommes politiques que certains sujets ne sont pas totalement tranchés.

Pour ce qui est des fibres céramiques, le recul n'est que d'une trentaine d'années environ. Or, comme la problématique liée à l'amiante l'a démontré, il faut au moins 50 ans d'observation dans la population pour évaluer les effets d'un matériau sur la santé.

Aujourd'hui, toutes les études de mortalité sont négatives, ce qui est normal, compte tenu de la jeunesse du suivi de la population. Cependant, toutes les expériences animales exposées sont inquiétantes. Chez l'homme, quelques plaques pleurales bénignes commencent à apparaître. Elles sont comparables à celles observées avec l'amiante. Ces éléments ont été relatés dans la littérature scientifique. En 1998, par exemple, des pathologies pleurales affectant des travailleurs produisant des fibres céramiques ont été constatées.

Le poids de l'industrie est aujourd'hui perceptible et la situation n'évoluera pas tant que le caractère cancérigène des fibres céramiques n'aura pas été formellement démontré. Or, la démonstration ne pourra être apportée que dans des délais comparables à ceux constatés pour l'amiante.

Mme Sylvie Desmarescaux - Un décret précise que les industriels doivent utiliser un produit de substitution lorsque c'est possible. Compte tenu de vos affirmations, il me semble plus qu'insuffisant.

L'ouvrage de M. François Malye illustre les problèmes que vous soulevez. Certains médecins généralistes indiquent que des taches apparaissaient sur certaines radios, il y a déjà 30 ans, et elles n'étaient alors pas reconnues comme liées à l'amiante.

Le plus inquiétant est qu'un délai de 50 ans est nécessaire avant de pouvoir engager des mesures d'interdiction.

M. Patrick Brochard - En matière de cancer uniquement. Chez l'homme, en effet, le délai d'observation est de 50 ans, alors que chez l'animal, les premières réponses sont perçues au bout de 3 ou 4 ans.

De plus, jusqu'aux années 1990, la philosophie de la réglementation du travail était la suivante : il s'agissait uniquement de fixer des valeurs limites d'exposition à un produit à risque. Les industries de production connaissaient le dossier amiante, savaient comment protéger leurs salariés et participaient à tous les congrès relatifs à l'amiante. Par conséquent, leurs dirigeants ne pouvaient prétendre ignorer les dangers de l'amiante.

Toutefois, l'information n'a pas été transmise aux utilisateurs de matériaux contenant de l'amiante, c'est-à-dire aux ouvriers du bâtiment (peintres, plombiers etc.). Ces derniers n'ont pas eu d'informations pour des raisons diverses et variées. Pourtant, la réglementation de 1977 devait concerner tous les acteurs. Malheureusement, elle n'a pas été appliquée aux utilisateurs. Aujourd'hui par exemple, 80 % des mésothéliomes observés le sont chez des personnes travaillant dans le domaine du bâtiment.

Mme Michelle Demessine - Le problème de l'amiante n'est pas français mais international. Il se perpétue même au sein des pays émergents. Quelles précautions prendre ? Quelle est la place de la vie de l'individu ?

Par ailleurs, vous avez évoqué le rapport dose/effet. Est-il toujours valable au regard des résultats constatés a posteriori ? Dans le Nord-Pas-de-Calais, les salariés travaillant sur les chantiers navals ou dans la sidérurgie ont énormément souffert des conséquences de l'utilisation de l'amiante. Les normes étaient-elles bien adaptées ? Sont-elles encore utilisées ?

Quelles étaient les précautions préconisées ? Qui est responsable de leur non-application ? Ces précautions étaient-elles compatibles avec l'exercice des différentes professions ?

M. Patrick Brochard - Des organismes scientifiques indépendants ont évalué au fur et à mesure des années les relations dose/effet pour définir des valeurs limites d'exposition. Elles devaient permettre aux salariés de travailler dans des conditions acceptables. La littérature scientifique internationale en fait état. La France a souvent été en avance dans la fixation des normes à destination des travailleurs, malheureusement, ces normes n'ont été ni respectées, ni appliquées. Dans les chantiers navals, par exemple, les niveaux d'exposition constatés étaient de 100 à 1.000 fois supérieurs à ceux fixés par les normes.

Par ailleurs, l'application des normes manquait de cohérence, ces dernières étant souvent perçues comme des contraintes supplémentaires. Il est vrai que la protection des travailleurs - on le constate depuis 1996 - est contraignante. Une petite entreprise va donc s'interroger avant de mettre en place ces mesures, qui ont un coût considérable tant sur le plan du temps que sur le plan financier.

Dans certains cas, la situation était inacceptable. Les chantiers navals par exemple étaient informés des problèmes liés à l'amiante depuis les années 1960. En effet, les premières études sur le sujet ont eu lieu en leur sein. C'est pourquoi les responsables ne pouvaient ignorer les problèmes posés par l'utilisation de ce matériau.

Mme Sylvie Desmarescaux - Si la protection des salariés est essentielle, la protection des familles l'est également. Certains ouvrages évoquent les situations des épouses lavant les bleus de travail de leurs maris, ou des familles vivant à proximité des sites contaminés.

Par ailleurs, une émission de télévision a récemment évoqué le cas du Canada, qui produit toujours de l'amiante. Pourquoi aucune mesure n'y est-elle mise en place, ce pays étant par ailleurs développé en termes de santé publique ? Cette émission de télévision présentait notamment un salarié dont la seule protection consistait en un masque.

M. Patrick Brochard - Le Canada est un pays producteur d'une variété d'amiante : le chrysolite. Les scientifiques mènent des discussions sur les différents types d'amiante. Les publications scientifiques présentent des éléments contradictoires, certaines soulignant le rôle cancérigène du chrysolite quand d'autres prétendent l'inverse.

Sur le plan médical, il est important de déterminer les modes d'actions d'un produit pour pouvoir en déduire des extrapolations sur d'autres produits. La tendance actuelle est de séparer les amphiboles du chrysolite. Profitant de cette information, le Canada ne produit que du chrysolite. Par conséquent, la production mondiale d'amiante sous cette forme redémarre fortement. Les trois principaux producteurs sont la Russie, le Canada et le Brésil, la Russie en est aujourd'hui le principal producteur.

A titre personnel, je pense que l'amiante, sous toutes ses formes, ne doit plus être utilisé car étant cancérigène. En effet, nous sommes incapables de contrôler les produits après leur production, voire après leur élimination. Il n'est ainsi pas rare de voir des déchets d'amiante abandonnés dans la nature. L'absence totale de maîtrise des produits est permanente et concerne tous les produits encadrés par des normes au moment de leur production. En effet, lorsque ces produits ont été diffusés, ils ne sont plus contrôlables.

M. Paul Blanc, président - Il ne nous reste que quelques minutes et je vous demanderai donc de répondre rapidement à mes deux dernières questions. D'après les travaux que vous menez à Bordeaux, considérez-vous que les salariés sont protégés contre l'amiante résiduel ?

M. Patrick Brochard - Non, car la réglementation n'est pas appliquée. Les réglementations de 1977 ou de 1996, si elles avaient été appliquées à la lettre, auraient permis d'éviter de nombreux problèmes.

M. Paul Blanc, président - Quelles sont les leçons tirées du dossier de l'amiante sur l'organisation et les méthodes de la médecine du travail ?

M. Patrick Brochard - Vous soulevez un problème majeur et il me faudrait plus de quelques minutes pour aborder ce sujet dans son ensemble.

Aujourd'hui, les médecins du travail ne peuvent remplir toutes leurs missions. Quelques évolutions positives peuvent néanmoins être constatées, le décret de juillet 2004 favorisant une certaine pluridisciplinarité en ce domaine.

Tant que l'organisation de la santé au travail n'aura pas été repensée, les difficultés perdureront. Bien que tous les acteurs soient conscients de la gravité du dossier amiante, les mesures à prendre font encore l'objet de nombreuses divergences.

Les fibres céramiques réfractaires devraient poser des problèmes à terme, mais les employeurs ne tiennent pas compte des avertissements, l'Union européenne n'en ayant pas encore reconnu le caractère cancérigène.

M. Paul Blanc, président - Je vous remercie.

Audition de Mme Michèle GUIMON, chef de projet « amiante et autres fibres »,
M. Michel HÉRY, chargé de mission à la direction scientifique,
et de M. Philippe HURÉ, responsable du département
« risques chimiques et biologiques »
à l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents
du travail et des maladies professionnelles (INRS)
(16 mars 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous allons auditionner trois représentants de l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS). Je cède la parole à monsieur Philippe Huré, responsable du département « risques chimiques et biologiques » à l'INRS. Après vous avoir entendu pendant quinze minutes, le rapporteur, puis les membres de la mission vous interrogeront.

M. Philippe Huré - Je souhaiterais d'abord vous rappeler l'histoire et les missions de l'INRS, ainsi que sa contribution au dossier de l'amiante. L'INRS, dont le statut juridique est celui d'une association, a été créé en 1947 sous le nom d'Institut national de sécurité (INS), à la demande des partenaires sociaux. Ces derniers sont aujourd'hui chargés de le gérer. Cela signifie donc que l'INRS dispose d'un conseil d'administration paritaire doté de dix-huit membres qui représentent respectivement les organisations syndicales et le patronat. Je précise que la présidence de l'INRS est assurée en alternance par l'une ou l'autre de ces deux parties, le changement de titulaire intervenant tous les deux ans. L'INRS dispose d'environ 680 collaborateurs qui sont répartis entre deux sites, Paris et Vandoeuvre. Ce dernier abrite le centre de recherche et de formation de l'Institut. La mission principale de l'INRS est de contribuer à la prévention des risques professionnels, qu'il s'agisse des maladies professionnelles ou des accidents du travail, dans le cadre des initiatives de prévention de la sécurité sociale. Cela signifie que l'INRS a vocation à exercer ses actions au bénéfice des travailleurs salariés du régime général de la sécurité sociale. Je rappelle que la France s'appuie, en ce domaine, sur un système très complexe comptant plus de cent régimes de protection sociale. Ce dispositif n'a pas d'équivalent à l'étranger. Il existe, en outre, un régime général qui concerne un million d'entreprises et 18 millions de salariés. Celui-ci s'appuie sur l'INRS pour développer des savoir-faire afin de fournir aux entreprises des moyens techniques de prévention des risques professionnels dans tous les domaines, que ce soit les risques chimiques, les risques biologiques ou les rayonnements.

Pour exercer ses missions, l'INRS travaille selon quatre axes principaux. Le premier concerne l'étude et la recherche. Des moyens spécifiques sont dédiés à cette première fonction, notamment le centre de recherche de Vandoeuvre qui compte plus de 450 collaborateurs. Le deuxième axe de l'INRS vise la formation. L'Institut a développé une mission à ce sujet, notamment en formant des personnes qualifiées qui, au sein des entreprises, diffuseront le message de prévention de l'INRS. Le troisième axe concerne la formation. Comme vous le savez, l'INRS diffuse des brochures, des affiches ou des films dédiés à la prévention. Ces éléments sont présents dans la plupart des entreprises françaises. Ce troisième axe se traduit également à travers différents supports de presse, je pense en particulier à Hygiène et Sécurité du travail , magazine destiné prioritairement aux membres des CHSCT. Je vous précise que cette publication scientifique est diffusée à 75.000 exemplaires. Elle présente les études les plus récentes sur des sujets pouvant intéresser les chargés de prévention au sein des entreprises. Citons également la revue Documents pour les médecins du travail qui, comme son nom l'indique, a vocation à s'adresser prioritairement et systématiquement aux médecins du travail. Ils en sont tous destinataires. Citons, enfin, une multitude de brochures et de documents qui sont régulièrement adressés aux acteurs de la prévention. Le dernier axe de l'INRS concerne l'assistance technique à ces derniers et au réseau de la sécurité sociale, c'est-à-dire les services de prévention des CRAM. Notez que l'INRS n'intervient jamais en entreprise. Nos relais y sont les ingénieurs et les contrôleurs des CRAM avec lesquels nous nous réunissons régulièrement. A l'occasion de ces séances communes de travail, nous développons des programmes adaptés à la demande du terrain et des entreprises elles-mêmes. Nous communiquons également à ceux de nos collègues des CRAM les outils de prévention qui leur seront nécessaires lors de leurs visites dans les entreprises. Ce quatrième axe concerne également l'assistance directe : l'INRS répond régulièrement aux questions qui sont posées par les acteurs de prévention au sein des entreprises, par les médecins du travail, par les salariés ou par les chefs d'entreprise eux-mêmes.

Je termine cette intervention en vous rappelant que la création de l'INRS intervient concomitamment à celle de la sécurité sociale, soit en 1947. Il est un organisme de sécurité sociale qui fonctionne dans le cadre de l'institution dédiée à la prévention et à la sécurité sociale qu'est la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) qui s'appuie sur les seize caisses régionales (CRAM) réparties sur le territoire métropolitain et sur les quatre caisses générales qui sont réparties sur les territoires d'outre-mer.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je souhaite immédiatement vous poser une question. Si je vous ai compris, l'INRS ne se saisit pas lui-même des questions qu'il entend traiter. C'est à la demande des caisses régionales d'assurance maladie qu'il intervient ?

M. Philippe Huré - L'INRS élabore un programme d'étude et de recherche sur cinq ans qui est régulièrement mis à jour. Il construit également un programme d'assistance en fonction des problèmes qui se posent et dont les caisses régionales d'assurance maladie l'informent.

Nous prenons également en considération tous les éléments et les orientations que nous transmet la Caisse nationale d'assurance maladie. Ces éléments peuvent notamment être les statistiques d'accidents du travail ou des maladies professionnelles. Je rappelle que nous manipulons avec beaucoup de précautions ce type d'éléments dans la mesure où nous n'en avons connaissance qu'avec beaucoup de retard.

M. Paul Blanc - Quelle est l'origine de votre financement ? S'agit-il des caisses régionales d'assurance maladie ?

M. Philippe Huré - Le financement de l'INRS est assuré par un prélèvement sur le fonds de prévention de la commission des accidents du travail et des maladies professionnelles. Ce prélèvement sur les cotisations des entreprises est réservé de manière exclusive à la prévention et permet d'assurer le fonctionnement général de l'INRS, soit un budget de 80 millions d'euros, et de financer les services de prévention des seize caisses régionales d'assurance maladie.

M. Gérard Dériot, président - L'INRS est un organisme paritaire. Les représentants des employeurs et ceux des syndicats qui, les uns et les autres, siégeaient au sein de votre conseil d'administration, avaient-ils une même approche du problème de l'amiante ? Adoptaient-ils, sur ce dossier, une position similaire ?

M. Philippe Huré - Je travaille au sein de l'INRS depuis plus de 21 ans. Je n'assiste pas directement aux débats de notre conseil d'administration. Cependant, les employeurs qui y siègent défendent leurs propres intérêts et il en est de même s'agissant des représentants des salariés. Les discussions traduisent ces points de vue et le conseil élabore les programmes de l'INRS.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je suppose que les données scientifiques servent également de support aux discussions au sein du conseil d'administration. Je comprends, certes, que les employeurs y défendent leur point de vue et que les représentants des salariés y défendent le leur.

M. Philippe Huré - Les orientations scientifiques ne sont généralement pas définies et décidées par le conseil d'administration de l'INRS : il existe pour cela un organisme spécifique. Je laisse mon collègue vous en présenter la mission et la fonction.

M. Michel Héry - Comme vient de l'évoquer Philippe Huré, il existe un conseil scientifique au sein de l'INRS. Il s'agit d'un organisme indépendant dont la mission est d'assister le conseil d'administration. Ce conseil compte au maximum 20 membres, qui sont réputés pour la qualité de leurs travaux. Je crois savoir que le conseil est actuellement constitué de 18 ou de 19 membres qui ne doivent pas avoir d'attaches ou de liens avec d'éventuels groupes de pression. Il ne serait, à titre d'exemple, pas acceptable qu'un de ses membres représente, outre lui-même et ses compétences, le MEDEF ou une organisation syndicale. Le fonctionnement du conseil scientifique est donc totalement différent de celui du conseil d'administration.

Néanmoins, je souhaite compléter certains propos de Philippe Huré. Je tiens à vous redire que l'amiante, sauf exception, n'était nullement un sujet de polémiques ou de discussions au sein du conseil d'administration de l'INRS jusqu'en 1995. Rares ont été les membres qui, jusqu'en 1995, se sont opposés à des décisions qui auraient pu être prises. Pour ma part, je ne considère pas que l'amiante constituait, jusqu'en 1995, le dossier sur lequel travaillait prioritairement l'INRS. Un des membres du conseil s'était opposé, avant cette date, au versement d'une subvention destinée au financement d'une mission au Canada. Ce n'était probablement pas l'un des sujets les plus en vue pour les administrateurs. Il faudrait reprendre l'ensemble des comptes rendus du conseil pour s'en assurer.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Certes, mais je crois savoir qu'un directeur général de l'INRS a été à l'origine de la constitution du comité permanent amiante (CPA), ce qui signifie que la question de l'amiante était au coeur des préoccupations de l'Institut. A posteriori , nous avons le sentiment que l'INRS a servi le lobby de l'amiante car l'Institut n'a pas vraiment joué son rôle d'alerte sur ce dossier auprès des pouvoirs publics, des chefs d'entreprise et des salariés. C'est du moins ce qui a été constaté par la Cour des comptes en février 2002. La position de l'INRS sur cette question n'a jamais vraiment varié : il a toujours été favorable à l'usage contrôlé de l'amiante, dont les risques sur la santé étaient pourtant connus de tous depuis longtemps. L'Institut estimait même que cet usage contrôlé ne présentait pas de dangers particuliers. Je souhaite donc vous entendre à ce sujet.

M. Philippe Huré - Quand on dit qu'il n'y avait pas de débat au conseil d'administration sur l'amiante, cela ne signifie pas que l'INRS s'en désintéressait. L'INRS a produit 334 documents entre 1950 et 2000 au sujet de l'amiante et sur les moyens de s'en protéger. Certains de ces documents étaient des articles détaillés sur la prévention. Dès 1957, l'INRS conseillait d'envisager une substitution de l'amiante dans une de ses notes publiées cette année-là et destinées aux entreprises. Dès 1964, l'Institut communiquait sur les nouvelles connaissances relatives au mésothéliome et il a lancé ses activités de recherche en 1968. Le tout premier travail de ses chercheurs a consisté à mettre au point des méthodes de prélèvement et d'analyse des fibres d'amiante dans l'air. L'INRS a publié une méthode à ce sujet. Il fallait, pour évaluer l'empoussièrement industriel, savoir le mesurer correctement, ce qui n'a pas été le cas jusqu'en 1972. Cette année-là, l'INRS a publié un premier document à ce sujet et, dès 1975, il a attiré l'attention des pouvoirs publics français sur les mesures qui avaient été prises par certains des pays européens en matière de valeurs limites d'exposition professionnelle. Nous proposions alors de fixer à deux fibres par cm 3 cette valeur limite. Cette décision figurait, en 1977, dans le premier texte relatif à la protection des travailleurs. Au cours de la décennie 1980, l'INRS a continué la publication de nombreux documents au sujet de l'amiante. Dans le même temps, l'Institut continuait de publier sur les autres risques professionnels. Dois-je vous rappeler, qu'en 1975, la silicose professionnelle était l'objet de toutes les attentions de la communauté socio-médicale ? Plus de 616 cas avaient été relevés au cours de la seule année 1975. Plusieurs centaines de cancers qui étaient liés au benzène ou aux amines aromatiques se déclenchaient au cours de la même période. L'INRS avait alors engagé un vaste programme de recherche sur ces amines aromatiques. Je tiens à la disposition de la mission l'ensemble de ces documents, les plus récents comme les plus anciens.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous en prenons bonne note. Nous pourrons nous y référer dans le rapport.

M. Philippe Huré - S'agissant de la question du comité permanent amiante, un congrès a été organisé, en 1982, au Canada sur l'amiante. Le directeur général de l'INRS de l'époque, Dominique Moyen, y a pris part. Au retour de cette conférence, les membres de la délégation française ont commencé de s'interroger sur la pérennité et la validité des valeurs limites en vigueur en France depuis 1977. Dois-je, en effet, rappeler que celles-ci n'avaient alors pas été réactualisées depuis cinq ans ? En 1982, les experts commençaient à prendre conscience que la valeur limite d'exposition professionnelle n'était pas une protection infaillible contre le risque de cancer. Un cancer broncho-pulmonaire ne pouvait alors être pris en charge qu'à condition d'être associé à une asbestose. En 1982, le monde scientifique a pris soudainement conscience que le cancer broncho-pulmonaire pouvait être dissocié et pouvait survenir à des taux indéfinissables de concentration. Dominique Moyen a eu l'idée de rassembler les parties prenantes autour de l'INRS et d'animer une discussion. Il souhaitait impliquer les pouvoirs publics, les organisations syndicales, les industriels spécialisés dans la fabrication d'amiante et les scientifiques sur les thèmes des risques et de la situation française. C'est ce qui a donné naissance au CPA. Dominique Moyen, je puis en témoigner, poursuivait, à travers la constitution de cet organisme, un véritable objectif de prévention. Il souhaitait faire le point sur le respect des valeurs limites dans les ateliers de fabrication, notamment en matière de textile. La première mission qu'il avait confiée au CPA était de rassembler les données par branches professionnelles. Celles-ci devaient, année après année, afficher les résultats de leurs contrôles réglementaires. Je rappelle, en effet, que les industriels devaient, dans le cadre de la législation de 1977, effectuer des contrôles dans leurs entreprises de manière à repérer les zones d'empoussièrement et les valeurs atteintes en comparaison des valeurs limites. Ces résultats ont été publiés année après année et ont été diffusés auprès des salariés des sociétés concernées. Ceci a permis d'améliorer significativement la situation de certains ateliers. Cet objectif était celui auquel le CPA accordait une importance prioritaire.

Par la suite, il a publié un certain nombre de plaquettes destinées aux personnels de ces entreprises transformatrices d'amiante. Il est vrai que les discussions au sein du CPA ont été progressivement captées par les industriels. Je considère que cette évolution est survenue à la fin des années 1980 à un moment où le comité permanent amiante adressait un courrier au Premier ministre dans lequel il évoquait les risques que posaient les flocages qui avaient été réalisés dans de nombreux bâtiments. Le CPA a alors orienté les discussions sur le flocage. Cela n'a pas empêché les industriels de continuer à produire des matériaux en amiante. En agissant ainsi, le CPA avait le sentiment d'oeuvrer pour une bonne cause, celle de la lutte contre le flocage, même si la production et la mise sur le marché de multiples produits à base d'amiante-ciment ne cessaient pas. La focalisation de l'opinion publique sur les flocages ne semblait pas suffisante. Si l'on suit l'évolution des connaissances, c'est en 1990, grâce à la banque de données Evalutil, constituée à partir des données collectées par les laboratoires des services de prévention des CRAM, par l'INRS et au travers de la littérature scientifique mondiale, que la prise de conscience s'est accélérée. Le projet Evalutil avait été cofinancé par la Caisse nationale de l'assurance maladie et la direction des relations du travail au ministère du travail. Je précise que la gestion de cet outil a, depuis, été confiée à l'Institut de veille sanitaire (InVS). L'usage de cet outil nous a permis de prendre conscience des risques particulièrement importants en matière d'empoussièrement et d'exposition à l'amiante dans d'autres situations de travail que celles propres aux fabricants de matériaux en amiante-ciment ou de textile en amiante, c'est-à-dire non pas dans le secteur des transformateurs de l'amiante, mais dans celui des utilisateurs.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous n'avez pas répondu à la question de l'usage contrôlé de l'amiante et de la position adoptée par l'INRS à ce sujet.

M. Philippe Huré - L'INRS ne peut pas suivre d'autre politique que celle que mettent en oeuvre les pouvoirs publics. Sa mission était de fournir aux chargés de prévention au sein des entreprises l'ensemble des outils techniques permettant de protéger les salariés contre les différents risques. Il n'a pas d'autres missions et ne peut donc pas orienter la prévention d'une autre manière que celle qui a été initiée par ces mêmes pouvoirs publics, c'est-à-dire le ministère du travail.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je comprends bien votre réponse. Dans ce cas, sur quoi s'appuie le ministère pour arrêter ses décisions en matière de prévention ? Je crains que nous ne tournions en rond !

M. Philippe Huré - Il ne peut pas se reposer sur les actions de l'INRS dont la mission est de fournir des outils techniques aux chargés de prévention des entreprises.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Il fournit ces outils en fonction d'un sujet prédéterminé.

M. Philippe Huré - L'INRS n'a pas un rôle d'alerte des pouvoirs publics, même s'il a eu l'occasion de les prévenir sur certains risques. L'Institut n'a jamais eu vocation à être une agence d'État et ce n'est pas son rôle. L'INRS agit en fonction des orientations définies par le ministre du travail en matière de prévention.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Si j'ai donc bien compris, c'est le ministère du travail qui, détectant un problème sur un dossier ou sur une question, confie à l'INRS la mission de fournir des outils permettant d'intervenir et d'opérer un contrôle des normes qui auront été arrêtées.

M. Philippe Huré - Oui, même si cette mission lui est généralement plutôt confiée par les CRAM avec lesquelles l'INRS entretient d'excellentes relations. Bien évidemment, toute demande du ministère du travail sera examinée avec la même bienveillance. L'INRS doit fournir les outils qui sont validés, considérés et imposés comme tels par les agents des CRAM et l'inspection du travail. Je vais vous rappeler le schéma de la prévention en France. Le ministre du travail fixe la politique et les règles en ce domaine, comme le précise le code du travail. Les entreprises, sous l'autorité de leur direction, sont chargées d'assurer la sécurité de leurs salariés et il leur revient de mettre en oeuvre les directives relatives à la prévention. Les autres acteurs en entreprise sont le CHSCT et le médecin du travail. Les membres du CHSCT organisent, avec le chef d'entreprise, la prévention au sein de l'entreprise. L'INRS intervient pour fournir des solutions que l'entreprise choisit ou pas de mettre en oeuvre en son sein. Il n'a pas de moyens coercitifs lui permettant d'imposer les règles qui sont élaborées ou qu'il édicte, ou les solutions qu'il propose.

M. Gérard Dériot, rapporteur - L'INRS a été mis en cause dans deux affaires postérieures à celles de l'amiante. Elles concernent, en premier lieu, les éthers de glycol, et, d'autre part, l'aluminium. Il semble même que l'Institut ait tenté de censurer certains de ses chercheurs qui avaient révélé les effets toxiques de ces deux produits. Comment expliquez-vous que l'INRS n'ait pourtant pas tiré les leçons de l'affaire de l'amiante ?

M. Philippe Huré - L'INRS est l'organisme qui, en Europe, a publié le plus grand nombre de documents sur les éthers de glycol. Dois-je rappeler qu'en 1994, l'INRS a organisé un colloque à ce sujet et qu'il a soumis un certain nombre de propositions de classification de différents éthers de glycol à l'Union européenne ? Les éthers de glycol figurent parmi les produits solvants qui ont été les plus étudiés. Je ne crois pas que l'INRS ait empêché quiconque de s'exprimer à ce sujet !

M. Michel Héry - Il y a un certain nombre d'affaires à l'occasion desquelles l'INRS est cité. Je pense en particulier aux éthers de glycol, à l'aluminium ou à l'amiante. Pour autant, ce n'est pas parce que l'Institut n'a pas de pouvoir d'alerte que l'on peut mettre en cause sa bonne volonté. L'INRS a publié un nombre très important de documents sur les éthers de glycol comme sur l'aluminium. Certes, des divergences en termes d'appréciation peuvent ensuite se poser, notamment en matière de recherche où les conclusions ne sont pas systématiquement homogènes. Prenons un exemple très précis qui est, en l'occurrence, celui de l'aluminium. Le débat sur ce matériau a donné lieu à de réelles divergences en termes d'analyse entre la direction générale de l'INRS et certains chercheurs, ceux-ci estimant de leur devoir de rendre publics un certain nombre de résultats statistiquement non-significatifs. Cet avis n'était pas celui de la direction générale de l'INRS qui considérait que de tels résultats ne devaient pas sortir des laboratoires. Certes, de tels résultats sont plus vendeurs que ceux qui sont menés au sein de l'INRS. Les médias s'intéresseront toujours plus à ce qui ne va pas plutôt qu'au travail de fond que nous réalisons.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je ne critique pas votre travail de fond, mais il semble que la direction générale accorde une plus grande priorité à certaines questions.

M. Michel Héry - On ne peut pas parler de censure.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je veux dire que la direction générale reprend ou ne reprend pas certains éléments.

M. Michel Héry - Les chercheurs de l'INRS sont parfaitement libres de poursuivre les recherches qu'ils mènent dans leurs laboratoires.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Certes. Encore faut-il, si l'on veut que des mesures soient prises ou qu'une prise de conscience intervienne sur un certain nombre de sujets, que la direction générale de l'Institut transmette les informations qui doivent impérativement l'être à la CNAM ou aux CRAM.

M. Philippe Huré - Les résultats de recherche sont publiés par les chercheurs eux-mêmes. Il n'y a donc pas de censure. En revanche, la direction générale de l'INRS doit s'entourer d'un luxe de précautions, notamment en matière de validation de ces recherches. Elle doit prendre certaines assurances avant d'autoriser une publication scientifique dont les impacts seront, à n'en pas douter, importants.

Cette précaution a conduit l'INRS à licencier un de ses collaborateurs qui avait produit un travail sur les éthers de glycol. Il se trouve que ce dernier avait appuyé sa démarche sur des échantillons non fiables et que les résultats qu'il en avait tirés étaient partiellement inexacts. L'INRS a donc demandé à ce chercheur de renouveler son étude et de ne pas tenir compte des résultats qu'il avait obtenus à partir de ces échantillons impurs. Le chercheur a refusé d'obtempérer et a persisté dans son souhait de publier ses recherches. La direction générale de l'INRS, vous en conviendrez, ne pouvait tolérer plus longtemps une telle situation. C'est la raison pour laquelle elle a décidé de se séparer de ce chercheur.

M. Michel Héry - Je souhaite livrer un témoignage personnel. Avant d'intégrer la direction scientifique de l'INRS, j'ai été chercheur pendant plus de quinze ans. Je n'ai jamais prétendu que les processus de recherche se déroulaient sereinement. Nous assistons, au sein du conseil scientifique, à des affrontements, à des remises en cause et à des désaccords avec la direction générale. Pour autant, je n'ai jamais eu à subir une quelconque censure de sa part durant ces quinze années. N'oublions pas que nous traitons de problèmes qui bénéficient d'un impact médiatique important. En tant que chercheur, j'ai été amené à travailler sur des sujets bien moins médiatiques, mais qui bénéficiaient d'un retentissement particulièrement significatif sur la santé au travail. Il n'est pas toujours facile d'inciter notre société à prendre conscience de ces autres travaux qui ne semblent intéresser personne. Comme dans toutes les entreprises, l'INRS est confronté à des difficultés et à des discussions. Heureusement, des garde-fous existent permettant une excellente transmission de l'information.

M. Roland Muzeau - Le rapporteur s'est particulièrement interrogé sur la réalité de l'alerte à l'amiante. L'INRS a-t-il suffisamment pris en considération les dangers que ce matériau véhiculait ? Je pense que nos interlocuteurs ont partiellement répondu à cette question. Si une prise de conscience est intervenue en 1989-1990, c'est parce que l'INRS avait pris conscience de ces dangers, notamment à la suite du congrès de Montréal qui a constitué un tournant dans l'approche de l'amiante et a permis de fixer un certain nombre de nouvelles exigences. Si l'on se place du point de vue médiatique, il est plus intéressant de rechercher des responsables parmi les scientifiques que parmi les politiques. L'intérêt de cette mission est de nous permettre de comprendre les processus et d'identifier les insuffisances, notamment en matière de prises de décision ou de recherche. J'ai besoin d'entendre les représentants de l'INRS sur ces questions. J'ai été très surpris d'entendre l'un d'entre eux dire qu'il n'y avait pas eu de débats au sein du conseil d'administration de l'Institut. La contribution de l'INRS à la question de l'amiante n'en demeure pas moins significative. Qu'est-ce qui a pu laisser croire que vous ne seriez pas allé au bout de votre mission d'expertise ou d'alerte ?

M. Philippe Huré - Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire précédemment, la connaissance scientifique de ce dossier de l'amiante a évolué. La politique de manière générale ne vise pas à interdire les matières dangereuses. La prise de conscience de la diffusion du risque que présentait l'amiante au sein de la population n'a émergé qu'au moment où l'outil Evalutil est devenu disponible et a commencé de rendre publiques les données auxquelles je faisais précédemment allusion, c'est-à-dire à partir de la décennie 1990. C'est durant cette période, en 1995, que l'INSERM a publié son rapport et que plusieurs réglementations relatives à l'usage de l'amiante, en 1996, ont été publiées. A cette époque, l'objectif des pouvoirs publics ne consistait pas à interdire l'usage de matières dangereuses. Dois-je rappeler que les industriels utilisent plus de 250 matières figurant au classement des catégories 1 et 2 des produits CMR ? L'amiante y figure en bonne place. Il n'était pas d'usage d'interdire l'utilisation de ces produits et, notamment de l'amiante. La très large évocation du risque dans le rapport de l'INSERM a immédiatement décidé les autorités à prendre des mesures à ce sujet, qui entreront en vigueur le 1 er janvier 1997.

M. Roland Muzeau - Pourquoi d'autres pays ont-ils interdit l'usage de l'amiante avant la France ?

M. Michel Héry - En réalité, il n'y a que très peu de pays qui l'on interdit, contrairement à ce que la presse a pu dire et écrire. En dehors de l'Europe, je ne connais qu'un seul État qui a interdit l'usage de l'amiante. Il s'agit des États-Unis dont la décision remonte à 1989. Le gouvernement des États-Unis a été confronté aux producteurs d'amiante au cours d'un procès retentissant durant la même année. Ces derniers sont parvenus à faire reculer l'administration Bush. Celle-ci a dû lever l'interdiction qui frappait l'amiante deux ans après en avoir interdit l'usage. La situation n'a pas du tout évolué depuis cette date : l'usage de l'amiante reste autorisé aux États-Unis. Si l'on se place du point de vue européen, les variétés les plus dangereuses demeurent interdites. Au fur et à mesure que la connaissance progressait, les variétés, les unes après les autres, étaient frappées d'interdiction. J'attire votre attention sur la situation de la Grande-Bretagne qui, contrairement à la France, utilisait massivement, en raison des liens commerciaux historiques qui la reliaient à ce pays, les ressources d'amiante d'Afrique du Sud. L'amiante que l'on y trouvait était bien plus nocif que celui que l'on trouvait en France.

M. Philippe Huré - La première interdiction remonte à 1980 et concerne le Danemark pour des variétés bien identifiées d'amiante. La France a été le septième pays à interdire certaines variantes de l'amiante. Toutes ces interdictions contenaient cependant un certain nombre de dérogations. Citons, à titre d'exemple, le cas de l'Allemagne qui a prononcé l'interdiction de l'usage de l'amiante dès janvier 1995. En 2003-2004, quatre des quinze premiers États membres de l'Union européenne continuaient à importer de l'amiante, parmi lesquels figurait l'Allemagne. Contrairement à ce qui se dit, l'Allemagne n'a pas été le premier pays à interdire l'usage de l'amiante. En effet, la France a pris des mesures à compter de janvier 1997 à la suite du décret du 24 décembre 1996. La France se donnait quatre ans pour se débarrasser définitivement de l'amiante. En 1996, nous utilisions environ 35.000 tonnes d'amiante. Ce chiffre est passé à 200 tonnes en 1997, 50 tonnes en 1998, puis 12 tonnes en 1999. L'utilisation de l'amiante devait avoir totalement disparu de France en 2000. Je note que notre pays est parvenu à interdire l'amiante au cours de ces quatre années. Ça n'a pas été le cas pour certains de nos voisins qui, malgré leur volonté affichée de mettre un terme définitif à l'usage de l'amiante, ne sont nullement parvenus à égaler la France et à empêcher l'introduction de certains matériaux aussi dangereux, parmi lesquels figurait notamment l'amiante-ciment. Certes, la décision du gouvernement français est arrivée tardivement si on la compare à celle qu'avaient alors prise certains autres États européens. Néanmoins, le problème de l'amiante continue de se poser. Bien que la Commission européenne ait publié une directive de 1999 relative à l'interdiction totale de l'amiante sur le territoire de l'Union en janvier 2005, un pays européen a engagé des démarches pour lever cette interdiction et continuer d'utiliser l'amiante.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Quel est ce pays ?

M. Philippe Huré - Il s'agit du Portugal.

Mme Michelle Demessine - Nos auditions sont extrêmement intéressantes parce qu'elles nous permettent d'approfondir l'examen de cette question. Les seules informations à ce sujet qui nous parviennent à travers la presse ne sont pas suffisamment fiables pour nous forger une opinion. Cette situation est cependant peut-être de notre responsabilité : nous avons, en effet, très probablement tardé à prendre la mesure de la situation et à arrêter les décisions qui s'imposaient à nous. Je me félicite qu'une mission ait été constituée et permette de se pencher sur ces questions. Je pense que la priorité de cette mission n'est certainement pas de désigner les responsables d'une telle situation, mais d'oeuvrer pour qu'elle ne réédite plus jamais. Songeons au discours des veuves de Dunkerque dont la seule finalité est d'agir pour que ne se reproduise plus cette contamination qui a tué leurs maris. Je pense que cette revendication est parfaitement légitime. Nous devons donc chercher à comprendre pourquoi nous en sommes arrivés à une telle situation. Un des éléments les plus importants du débat concerne la mesure des valeurs limites et l'identification de l'endroit qui nécessitera une intervention. En matière de risques industriels, il n'existe pas de risque zéro mais la réalité des dégâts est incontestable et massive. Il n'est donc pas étonnant que nos concitoyens exigent de leurs élus des comptes sur ce qu'ils ont ou n'ont pas fait. J'appartiens à la région Nord-Pas-de-Calais et je puis vous assurer que la situation y est très préoccupante, en particulier s'agissant de Dunkerque. Le plus important n'est donc pas nécessairement d'identifier le coupable, mais plutôt d'oeuvrer en commun afin d'éviter que cette catastrophe ne se réédite. C'est, je le crois, vers cet objectif que nous devons tous tendre. La question qui nous occupe aujourd'hui est celle de l'amiante. Dois-je cependant vous rappeler qu'un risque plane sur un substitut à ce dernier produit, c'est-à-dire les fibres céramiques réfractaires? Dîtes-nous votre avis à ce sujet et les initiatives que vous entendez prendre.

Mme Michèle Guimon - Les fibres céramiques réfractaires ne sont pas, à proprement parler, des substituts de l'amiante. Ces fibres sont utilisées depuis la décennie 1950 et ont longtemps coexisté avec l'amiante. Elles ont été exclusivement réservées à des applications à très haute température dans le cadre desquelles l'amiante ne pouvait pas être utilisé. Le coût des FCR est particulièrement élevé et elles n'ont pas eu la même diffusion que l'amiante. Les FCR ont été réservées à des utilisations industrielles, je pense à l'isolation des fours, des fonderies et hauts-fourneaux. Les FCR sont également utilisées dans l'industrie automobile pour les pots catalytiques ou les airbags. Elles le sont également dans le domaine aéronautique. En 1995-1996, période durant laquelle l'amiante a été interdit, des essais de substitution ont été réalisés, notamment pour les plaquettes de frein. Ces utilisations n'ont cependant pas duré longtemps.

M. Michel Héry - Je souhaite apporter une précision au propos de ma collègue. Les FCR sont des produits dont la cancérogenèse a été très rapidement suspectée. Même s'il n'a pas un rôle d'alerte, l'INRS et, à sa suite, les CRAM ont alerté, comme cela avait été fait pour l'amiante, les industriels sur les risques que comportait l'utilisation des fibres céramiques réfractaires. L'INRS, à défaut de pouvoir interdire l'utilisation des FCR, a invité les industriels à n'y recourir que faute de ne pouvoir utiliser un autre matériau. L'INRS a également précisé que l'utilisation des FCR devait s'opérer dans les mêmes conditions de prévention et de protection des travailleurs que celles qui étaient utilisées à propos de l'amiante. L'INRS a donc intégralement accompli sa mission en ce domaine.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Il n'a jamais été question d'accuser qui que ce soit ! La seule finalité de nos questions est de comprendre la manière dont les choses se sont déroulées.

Mme Michèle Guimon - Je tenais également à préciser que les fibres céramiques réfractaires sont classées, depuis 1997, au niveau 2 des produits cancérogènes. L'utilisation des FCR est donc conditionnée au respect de la réglementation européenne relative à la prévention des risques cancérogènes. J'insiste sur le caractère très rigoureux de cette réglementation. Ses exigences sont semblables à celles relatives à l'amiante.

M. Philippe Huré - La production d'amiante a atteint un niveau maximal en 1975. C'est à partir de 1975 que la prise de conscience des risques que présentait l'amiante a émergé, notamment en termes de cancers et de mésothéliomes. Les producteurs et les utilisateurs ont alors rejeté ce produit. Les utilisations de l'amiante ont décru très significativement à partir de 1975. J'ai eu l'occasion, hier soir à la télévision, d'évoquer les nouveaux risques auxquels nous sommes actuellement confrontés, c'est-à-dire la reprise de la production et de la consommation d'amiante. Certains pays vont réintroduire l'amiante dans leur économie, je pense, en particulier à la Russie, à la République populaire de Chine ou au Kazakhstan. Inutile de redire la conséquence de cette décision sur la population de ces différents États. Nous tentons de les prévenir à ce sujet en alertant les autorités politiques de ces États sur les dangers que leur décision fait courir à leur population au cours des trente prochaines années. Les générations futures, leur avons-nous dit, vont en supporter le poids. Je vous rappelle que le risque est également partagé par les pays de l'Union européenne. Ces derniers vont, en effet, importer des équipements qui contiendront de l'amiante, qu'il s'agisse notamment de machines à laver, de voitures ou de batteries si des contrôles de douane ne sont pas mis en place pour y déceler la présence d'amiante.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous allons devoir fermer les frontières de l'Union européenne !

M. Philippe Huré - J'ai alerté les représentants des 150 États siégeant au sein de l'Association internationale de sécurité sociale à l'occasion de son congrès qui se tenait en septembre dernier. Plusieurs États, notamment la République populaire de Chine et le Canada, ont boycotté cette réunion. En revanche, certains pays africains m'ont redit leur sensibilité à cette question et m'ont remercié de mon intervention. En effet, certaines des importations de ces États proviennent du Brésil et du Canada. Les contrôles qui sont réalisés dans les usines africaines le sont par des techniciens canadiens qui leur certifient qu'aucune difficulté ne se pose en matière d'amiante. Les représentants des États africains ignoraient les possibilités qu'offrait la substitution à l'amiante pour les matériaux en amiante-ciment. Je rappelle que la substitution a été initiée au cours de la seconde partie des années 1970 pour remplacer l'amiante dont la production commençait de chuter. Le matériau le plus répandu au moment de l'interdiction est l'amiante-ciment : 95 % de l'amiante qui a été introduit en France l'a été à travers ce matériau. Les FCR ont constitué une très petite frange de l'utilisation de matériaux de substitution, notamment pour les très hautes températures. Je suis scandalisé de lire ce que j'ai lu dans Le Parisien au sujet des FCR. Nous avons déployé des efforts très significatifs pour éviter que les plaques d'amiante ne soient remplacées, à partir de 1997, par des FCR. Nous devons continuer de veiller à ce que celles-ci soient réservées à un usage spécifique et à des niches très particulières. A titre d'exemple, nous ne pouvons pas envisager l'installation de briques réfractaires dans des moteurs d'Airbus. La fibre de cellulose constitue désormais le produit de remplacement pour les produits en amiante-ciment. L'INRS a beaucoup publié à ce sujet.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Quelle attention accordez-vous aux chantiers de désamiantage ?

M. Michel Héry - Nous avons commencé de nous y intéresser avant 1995. A partir de 1992, nous nous sommes, en effet, penchés sur la protection des travailleurs qui étaient chargés, sur les chantiers de désamiantage, du retrait de l'amiante. Nous avons rapidement pris conscience de la notoire insuffisance de certains équipements qui étaient mis à la disposition de ces salariés. Nous avons apporté une aide au ministère du travail lors de la mise en oeuvre de la législation spécifique au retrait de l'amiante. Nous avons vérifié que les dispositions réglementaires étaient parfaitement conformes à la loi et qu'elles garantissaient une réelle protection des salariés. Nous avons insisté à plusieurs reprises, avec nos collègues médecins, sur l'importance de mettre en oeuvre un suivi des salariés ainsi que de réduire, pour ces derniers, dont les conditions de travail sont particulièrement éprouvantes, la durée quotidienne de travail. Nous avons insisté sur la nécessité de définir un rythme de travail qui soit satisfaisant pour ces travailleurs. Je souhaite, par ailleurs, redire ici qu'une législation n'est efficace qu'à partir du moment où elle est réellement appliquée.

A cet égard, l'INRS a été conduit à alerter les pouvoirs publics sur un certain nombre de dérives que nous avions détectées sur des chantiers. C'est à partir de ces recommandations que le ministère du travail a diligenté, en partenariat avec les CRAM, la CNAM et l'INRS, une vaste campagne de surveillance sur 72 chantiers de retrait d'amiante. Cette campagne a permis de détecter 57 chantiers qui étaient plus ou moins en infraction, ce qui est proprement inadmissible. Pour autant, je n'admets pas que l'on écrive, comme certains le font, que la fréquentation de ces chantiers met en danger la vie des ouvriers et des techniciens qui y travaillent. Un tel propos est, je le pense, excessif. Nous devons faire en sorte que la loi soit respectée. Je souhaite redire devant la mission que certaines choses inacceptables se déroulent sur certains de ces chantiers. Lorsque l'on décide de désamianter un local, il convient préalablement de consulter plusieurs entreprises pour connaître les tarifs qu'elles pratiquent. La plupart de ces entreprises répondent sur une base 100. Certaines de ces entreprises formulent des propositions inférieures à 70 ou 80. Est-il acceptable que certains maîtres d'ouvrage manquent ainsi de bon sens au point de sélectionner une entreprise au simple motif que les tarifs qu'elle propose - et la qualité de ses prestations, a priori - sont notoirement inférieurs à ceux de la concurrence ? Laissez-moi vous dire ma préoccupation face à cette tendance qui tend à se généraliser. La législation française en vigueur est satisfaisante. Celle-ci doit être appliquée à condition de s'en donner les moyens et d'en avoir la volonté politique.

Mme Michèle San Vicente - Vous venez de dire que les ordonnateurs de ces chantiers manquaient de bon sens. Ce propos peut, je crois, s'appliquer aux diagnostics amiante qui sont, à titre d'exemple, organisés dans la commune dont je suis l'élue. Je m'étonne qu'il faille renouveler ces diagnostics pour chaque élément des blocs d'habitation qui s'y trouvent alors que ces éléments sont identiques entre eux. Comprenez, dans ces conditions, que nous souhaitions tenir compte des deniers publics, vu les prix pratiqués par les cabinets spécialisés dans ces diagnostics. Nous devons tenir compte de l'état de nos finances communales. C'est la raison qui peut expliquer ce choix d'entreprises « moins disantes ».

M. Michel Héry - Certes, mais la santé des salariés est en jeu. Le coût de ces diagnostics est très inférieur à celui des opérations de désamiantage. J'ai parfaitement conscience du poids que constituent, pour la plupart de vos communes, ces diagnostics. Gardez à l'esprit que le coût des opérations de diagnostic est de l'ordre d'un milliard d'euros par an.

M. Philippe Huré - Je tiens à rappeler que ces diagnostics sont d'une très grande importance en termes de prévention des risques professionnels. La constitution du document technique amiante (DTA) est absolument indispensable avant toute intervention d'une entreprise sur un bâtiment. Il permet à celle-ci comme à toutes celles qui interviennent de connaître l'état du bâtiment dans lequel elles vont travailler. Elles leur permettent notamment d'être informées de l'éventuelle présence d'amiante de manière à prendre les mesures de protection adéquates.

Mme Michèle San Vicente - Mon propos concerne également les opérations de désamiantage. Les barres d'habitation auxquelles je faisais allusion ont toutes le même profil.

M. Roland Muzeau - Nous partageons l'avis des représentants de l'INRS sur la nécessaire protection des travailleurs intervenant sur un chantier de désamiantage. La difficulté concerne aussi les personnes qui sont confrontées à la présence d'amiante, mais qui n'en subissent pas directement les conséquences. Cela concerne les entreprises qui interviennent sur les chantiers ou sur les sites contenant de l'amiante. Je pense à toutes les entreprises de chauffage en particulier. Les techniciens de ces entreprises interviennent, en effet, sur des sites qui contiennent parfois de l'amiante. Ils n'en sont pas des utilisateurs et ne sont pas nécessairement informés de tous les dangers que la fréquentation de l'amiante peut générer. En l'état actuel, estimez-vous que la législation et la réglementation du travail sont suffisantes et portées de manière satisfaisante à la connaissance des intéressés ? Concernant les plans de désamiantage, je souhaite savoir s'ils sont, de manière systématique, soumis préalablement à l'avis de la CRAM, ce qui devrait offrir une certaine garantie.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Les entreprises de désamiantage doivent être agréées.

Mme Michèle Guimon - Elles sont certifiées.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Cela explique le choix d'entreprises « moins disantes ».

M. Michel Héry - Toutes les entreprises que nous avons contrôlées justifiaient d'une certification de qualification. Pour autant, la preuve de l'imperfection de certaines d'entre elles a été apportée. Je comprends donc votre préoccupation. C'est la raison pour laquelle je souhaite souligner ce problème. Dans de telles industries, on ne peut pas réduire les coûts de main d'oeuvre sans toucher à la sécurité du personnel qui intervient sur les chantiers de désamiantage.

Mme Michèle Guimon - Concernant les secteurs d'entretien et de maintenance, c'est-à-dire les électriciens, les plombiers ou les chauffagistes auxquels il a été fait référence, je précise que les dispositions réglementaires qui sont en vigueur sont tout à fait satisfaisantes. La difficulté persistante concerne leur application. Dois-je rappeler qu'un à deux millions de salariés sont concernés par ce type d'activité ? Trop souvent, ces derniers sous-estiment ou, au pire, ignorent les risques que génère l'amiante. Notre priorité, au sein de l'INRS, concerne donc ces populations. Nous devons les sensibiliser.

M. Roland Muzeau - Ne considérez-vous pas qu'il serait nécessaire de travailler avec l'inspection du travail ou avec la médecine du travail ? N'est-il pas nécessaire de renforcer les moyens dont disposent ces contrôles ? La faiblesse structurelle de l'inspection du travail est une évidence. Celle de la médecine du travail l'est tout autant. Personnellement, je considère que la mise en oeuvre de la législation est, de ce point de vue, insatisfaisante et incomplète.

M. Philippe Huré - L'INRS développe en ce domaine des efforts très significatifs en matière d'information. Elle ne peut cependant pas toucher tous les acteurs qui sont concernés par ce dossier, notamment les artisans. Notre site Internet est visité 17.000 fois par jour et nous diffusons 75.000 exemplaires de Santé et Hygiène au Travail . La problématique qui reste à résoudre concerne peut-être la transmission d'information. En dépit de ses supports de communication, l'INRS ne peut diffuser de messages de prévention à la télévision à une heure de grande écoute. Nous n'en avons pas les moyens. Nos efforts passent donc par d'autres canaux.

M. Roland Muzeau - L'amiante n'est pas seul en question. Cela vaut pour d'autres produits.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Peut-être devriez-vous travailler avec d'autres réseaux, je pense à ceux de l'URSSAF ou à ceux des CRAM ? Cette question est trop importante pour se dispenser de ces supports d'information quasi-gratuits.

M. Philippe Huré - Pour répondre à votre suggestion, je précise que nous travaillons en partenariat avec un certain nombre d'organismes. Je pense en particulier à la CAPEB ou au régime agricole, qui est doté d'une caisse centrale et de plusieurs caisses régionales. Il n'est nullement question, en effet, de réinventer de nouveaux réseaux de prévention. Les autres régimes ne disposent pas d'équivalents à l'INRS et ils ne peuvent pas, par conséquent, diffuser d'information sur les risques professionnels. Je confirme votre propos au sujet de l'inspection du travail : celle-ci ne dispose pas des moyens pour suivre le travail des entreprises spécialisées dans le désamiantage et surveiller la mise en oeuvre de l'ensemble des réglementations.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous vous remercions.

Audition de M. Roger BEAUVOIS, président du conseil d'administration, et
M. François ROMANEIX, directeur du Fonds d'indemnisation
des victimes de l'amiante (FIVA)
(16 mars 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je tiens en préalable à remercier les deux représentants du FIVA d'avoir accepté d'être auditionnés par notre mission. Nous avons abordé le problème qui nous occupe sous différents aspects, qu'il s'agisse de l'aspect technique ou de la santé. Nous allons, à présent, aborder la question de l'indemnisation des victimes. Cet aspect, autant que ceux que je viens de citer, préoccupe les membres de notre mission. Nous accueillons donc M. Roger Beauvois, président du Conseil d'administration du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante, et M. François Romaneix directeur. Je leur laisse la parole pendant un quart d'heure pour nous exposer leur point de vue. Le rapporteur de la mission, dans un premier temps, et les membres de celle-ci, dans un second temps, les interrogeront par la suite. Monsieur le président, je vous cède la parole.

M. Roger Beauvois - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, préalablement, je vous remercie de nous avoir conviés alors que vous venez de commencer la série de vos auditions. Permettez-moi, tout d'abord, de vous préciser que je suis accompagné de M. François Romaneix, directeur du FIVA, qui, si vous en êtes d'accord, complétera mes propos, notamment sur la montée en charge de l'établissement et sur le dossier statistiques. Celui-ci vous a été remis. Je précise, par ailleurs, que la montée en puissance du FIVA a été, je tiens à le souligner, particulièrement rapide.

En introduction, il me paraît utile de rappeler le rôle du Président du conseil d'administration. En effet, ce conseil ne ressemble nullement à celui qui peut exister dans d'autres établissements publics nationaux où l'État détient la majorité au sein du conseil d'administration. Il ne s'apparente pas non plus aux conseils des caisses de sécurité sociale dont il se distingue par la composition et l'importance de ses pouvoirs. Le conseil d'administration du FIVA constitue, en quelque sorte, une petite assemblée, notamment en raison du nombre de ses membres - qui n'excède, en effet, pas 22 membres - et de l'inexistence de majorité de gestion. Le conseil d'administration du FIVA s'appuie sur des majorités variant suivant la position des personnalités qualifiées ou du Président. Je précise que le législateur a d'ailleurs prévu que le président soit, de droit, un magistrat, nommé, parmi les présidents de chambres ou les conseillers à la Cour de cassation. Il a donc - et c'est ainsi que je conçois mon rôle - un rôle d'arbitre. Le Président peut également aider le conseil d'administration à fonctionner, ce qui ne va pas de soi, étant donné les oppositions d'intérêt qui s'y expriment. Le conseil se caractérise également par l'importance de ses pouvoirs. C'est lui qui fixe la politique du FIVA en matière d'indemnisation, ce qui comprend non seulement, les principes généraux ainsi que les procédures, mais également les montants qui sont accordés.

Certes, les décisions du conseil sont soumises à l'approbation des ministères de tutelle, mais il n'en demeure pas moins qu'il exerce un rôle central dans le dispositif. Ce rôle est, notamment, bien plus important que celui des organismes de sécurité sociale, par exemple, lesquels ne déterminent en rien le montant des prestations. Chacune des décisions qui est prise sur les modalités d'indemnisation met en opposition des intérêts contraires. Il n'est dès lors nullement aisé de trouver un équilibre. A plusieurs reprises, nous avons frôlé le blocage. Malgré tout, le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante fonctionne et répond depuis deux ans à sa mission d'indemnisation des victimes. C'est sur la base de cette expérience qu'il me semble que la solution qui a été adoptée par les pouvoirs publics constituait sans doute une sage décision : la confrontation du point de vue des financeurs et de celui des représentants des victimes était vraisemblablement la solution qui permettait le mieux de tendre vers un résultat acceptable par le plus grand nombre au regard de la sensibilité extrême du dossier.

Ce contexte ayant été préalablement exposé, je tiens à souligner que cette audition et la réflexion qui est la vôtre interviennent à un moment tout à fait propice pour le FIVA. En effet, la commission des affaires sociales du Sénat a demandé à la Cour des comptes, il y a plus d'un an, un rapport sur les fonds « amiante » et, comme vous devez sans doute le savoir, ce rapport vient d'être transmis au Président de la commission. Nous venons juste d'en être destinataire et il sera sans doute très utile d'y revenir un autre jour, du moins si vous le souhaitez. Quoi qu'il en soit, je souhaite articuler mon intervention en deux temps. Dans un premier temps, je vous livrerai quelques réflexions sur la place du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante en tant qu'institution propre. Dans un second temps, je reviendrai, si vous me le permettez, sur la question du barème du FIVA, sur les différents niveaux d'indemnisation et sur l'articulation avec les juridictions.

Examinons donc, dans un premier temps, les questions institutionnelles. Je serai très bref sur ces questions en insistant sur trois principaux points. La première question concerne les délais de mise en place du dispositif. En effet, un certain retard dans la publication des dispositions réglementaires qui étaient nécessaires au fonctionnement du Fonds a été constaté puisque la loi créant le FIVA date du 23 décembre 2000. Le décret n'a été pris qu'en octobre 2001. Le conseil d'administration n'a pu se réunir pour la première fois qu'en avril 2002 après la nomination de ses membres. Toutefois, dès que la publication des textes a été acquise, le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante s'est très rapidement mis en place, notamment grâce à l'appui du Fonds de garantie automobile (FGA) qui a apporté un appui significatif au cours de la première année d'existence du FIVA. Celui-ci s'est ensuite constitué de manière autonome. J'ai d'ailleurs la faiblesse de considérer que cette autonomie constituait une solution à la fois plus efficace et plus efficiente qu'une gestion en régie par le FGA, notamment au regard du coût de la prestation du Fonds de garantie automobile qui était, dois-je vous le rappeler, nettement plus élevé que la gestion autonome par le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante.

La deuxième interrogation porte sur l'opportunité de constituer un nouvel établissement public et administratif. Sur ce point, il nous semble que l'importance du dossier tant, sur le plan humain que sur le plan financier, et le fait que, malheureusement, le nombre de victimes devrait encore continuer d'augmenter pendant une vingtaine d'année avant qu'il ne commence à diminuer, plaidaient pour un tel dispositif autonome qui ne soit pas animé des seuls réflexes d'assureur. La dernière interrogation principale concerne la pertinence d'un dispositif spécifique alors qu'une réflexion sur une réforme d'ensemble de l'indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles est en cours. Sur ce point, la création et l'existence du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante ne sont, du moins de mon point de vue, en rien un obstacle à cette réforme. Je suis persuadé du contraire. En effet, il est évident que, si une telle réforme était mise en oeuvre, il conviendrait de s'interroger sur le rôle et l'existence même du FIVA. En revanche, la complexité de la réforme d'ensemble envisagée ne permettait pas qu'elle soit mise immédiatement en place. Il paraissait donc impossible de retarder la nécessaire indemnisation des victimes de l'amiante. Celle-ci pourra constituer une utile expérience dans le cadre de la négociation de la réforme qui doit s'engager cette année, en dépit du fait qu'elle ne soit pas immédiatement transposable.

Je voudrais, à présent, aborder une question délicate qui sera très certainement évoquée en fonction d'optiques contradictoires par les différents partenaires que vous allez prochainement auditionner ou qui, pour certains d'entre eux, l'ont déjà été. Ils composent, les uns et les autres, notre conseil d'administration. Cette question est la suivante : l'indemnisation du FIVA correspond-t-elle à une juste indemnisation ? Cette question pourrait même être reformulée d'une manière plus brutale : les victimes de l'amiante sont-elles suffisamment indemnisées par le FIVA ? Le coût de ce dispositif ne semble-t-il pas être trop important ? La mission du FIVA, je le rappelle, est d'assurer la réparation intégrale. Ceci suppose donc que soit indemnisé, selon la formule consacrée, tout le préjudice, mais rien que le préjudice. Or, si pour certains, les montants des indemnisations que fixe le FIVA ne sont pas suffisants - certains ont même parlé d'indemnisation au rabais -, pour d'autres, en revanche, les montants pratiqués sont trop élevés par rapport à l'indemnisation de droit commun ou des autres maladies professionnelles, notamment ce qui concerne les affections bénignes.

Malheureusement, le fait d'être critiqué par les uns et par les autres ne signifie pas nécessairement que la solution qui a été élaborée est la bonne et correspond à une juste indemnisation. De même, le critère d'une juste indemnisation ne consiste pas simplement, selon moi, à satisfaire les demandes qui émanent des victimes ou de leurs associations. Il n'y a sans doute pas de réponse absolue à cette interrogation de la juste indemnisation. Je souhaite néanmoins éclairer les observations que vous pourrez être amenés à formuler sur le sujet par quelques réflexions. Je les ai articulées en plusieurs points. Le premier concerne le caractère relatif de la jurisprudence. Le deuxième point porte sur la nécessité d'une prise en compte objective de la diversité des pathologies qui sont liées à l'amiante. Le troisième concerne la très bonne acceptation des indemnisations que propose le FIVA. Le dernier point concerne l'échec, pour le moment, du dispositif concernant l'objectif d'extinction du contentieux direct.

S'agissant du caractère relatif de la jurisprudence, la Cour de cassation s'est toujours refusée à ce que le montant des indemnisations allouées par les juridictions fasse l'objet d'un contrôle dans la mesure où il s'agissait d'une question de fait et non de droit. Dès lors, les décisions sur le quantum de l'indemnisation font apparaître des écarts importants suivant les juridictions et parfois selon les juges au sein des juridictions elles-mêmes. En outre, ces écarts semblent particulièrement marqués pour le contentieux de l'amiante devant les tribunaux des affaires de sécurité sociale. Je crois ne pas avoir besoin de revenir sur ce point qui a été amplement développé dans le dernier rapport d'activité du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante. Je me contenterai de livrer à votre réflexion un exemple anecdotique et à la limite de la caricature : le 1 er juillet dernier, le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) de Marseille que présidait un magistrat a rendu onze décisions concernant l'indemnisation des victimes atteintes de plaques pleurales avec une incapacité de 5 %. Le montant de ces indemnisations variait de 3.500 euros, a minima , à 7.500 euros, a maxima . Quatre jours plus tard, la même juridiction présidée par un autre magistrat indemnisait les mêmes situations dans trois dossiers avec des montants variant de 30.000 au minimum à 45.000 euros au maximum ! Il convient de rappeler que les tribunaux des affaires de sécurité sociale ou les chambres sociales des cours d'appel ne sont nullement des juridictions qui ont l'habitude de statuer sur la réparation intégrale des dommages en droit commun. Ils sont des juridictions spécialisées. Toujours est-il que leur jurisprudence est marquée par de très singuliers écarts qui restent pour le moins surprenants, notamment lorsque des pathologies bénignes sont mieux indemnisées devant certaines juridictions que des pathologies mortelles devant d'autres.

Dès lors, si la jurisprudence demeure un élément central permettant de définir la juste indemnisation, il convient de la prendre en compte de manière globale en intégrant la signification relativement faible des moyennes. Il convient également de relativiser l'exercice de comparaison d'autant que l'adoption du barème du FIVA a pu modifier l'appréciation de certaines juridictions et, notamment, l'attitude des demandes. Si l'on tient compte de la jurisprudence antérieure à l'adoption du barème du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante, les sommes que le FIVA propose, au titre des maladies bénignes, sont inférieures de 20 % à celles qu'accordent en moyenne les tribunaux. Il en va de même pour les maladies malignes où les montants que les tribunaux des affaires de sécurité sociale versent, notamment concernant les victimes décédées de ces maladies, sont tout à fait comparables, voire supérieurs à ceux que verse le FIVA.

La nécessité d'une prise en compte objective de la diversité des pathologies liées à l'amiante reste, à n'en pas douter, un point central de la question qui nous occupe aujourd'hui, notamment en raison de la diversité des maladies liées à l'amiante et en référence de ce qui s'est produit s'agissant du sang contaminé, à titre d'exemple. Je rappelle que les maladies liées à l'amiante peuvent être, d'une part, des plaques pleurales. Elles sont, dans ce cas, sans conséquences fonctionnelles. Elles peuvent aussi dégénérer en cancer dont l'issue est inéluctable. C'est notamment le cas des mésothéliomes. Au cours de la discussion du barème, la question de la hiérarchisation des indemnisations définies en fonction de la réalité des différentes maladies a été une des plus importantes. Cependant, il convient de noter que l'échelle qui a été adoptée par certaines juridictions ne correspond absolument pas à la réalité médicale telle que les hommes de l'art peuvent la décrire. Ces juridictions semblent croire que toute affection liée à l'amiante doit avoir des conséquences fonctionnelles graves ou doit dégénérer en cancer. Il s'agit, je le redis, d'un point capital. En effet, 70 % des victimes présentant un dossier au Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante souffrent d'affections bénignes et la majorité de ces personnes ne devrait heureusement pas développer d'affections malignes.

Abordons, à présent, la question de la bonne acceptation des indemnisations que propose le FIVA. Le barème du Fonds n'a pas été adopté de manière consensuelle. Croyez-vous cependant qu'il était possible de définir un consensus en ce domaine, étant donné les intérêts en présence et le caractère relatif de la jurisprudence que je viens de souligner ? Après avoir constaté la totale impossibilité de rapprocher les positions qui s'exprimaient à ce sujet, j'ai cru devoir présenter moi-même un barème qui était, sans aucun doute, loin d'être parfait. Il n'en permettait pas moins de sortir de cette situation de blocage dans laquelle risquait de s'enliser le FIVA, au regard, notamment, des positions antagonistes développées respectivement par les représentants de l'État comme par les associations de victimes. Ce barème a fait l'objet d'une campagne très hostile, en particulier de la part d'une des associations de victimes. La presse s'est faite l'écho des revendications de ses membres. En dépit de ce contexte difficile, le taux d'acceptation des offres du Fonds est de 95 %. Nous ne pouvons donc que nous en réjouir.

En outre, dans le cadre des contestations des offres du FIVA devant les Cours d'appel, certaines des indemnisations proposées en application du barème auquel je faisais précédemment allusion ont été validées par la majorité des Cours qui avaient été saisies par des victimes. Il est vrai qu'une minorité de Cours ont estimé qu'il convenait de majorer les indemnisations parfois de manière élevée. Cette situation reflète la diversité de la jurisprudence et le fait que, traditionnellement, les juges ont plutôt tendance à majorer les indemnisations transactionnelles proposées par les assureurs. Le barème que le FIVA a défini a donc passé le test des juridictions avec un relatif succès. Il convient cependant de constater que la jurisprudence n'est toujours pas achevée : elle reste en construction. Celle-ci semble répondre, en l'état, de manière particulièrement imparfaite, à la question du caractère juste ou injuste de l'indemnisation des victimes de l'amiante par le FIVA. Des aménagements et des ajustements du barème restent sans aucun doute possibles. Les uns et les autres deviendront, un jour, nécessaires : il n'en demeure pas moins, selon moi, qu'il ne faut pas modifier l'équilibre du barème et, en particulier, la hiérarchie entre les pathologies malignes et les pathologies bénignes pour lesquelles, s'agissant des dernières, il convient de savoir raison garder.

Doit-on alors conclure qu'il est nécessaire de passer à une Cour d'appel unique pour juger du bien fondé de la contestation des offres du FIVA ? Cette option aurait le mérite d'unifier la jurisprudence précédemment évoquée. Elle présenterait cependant l'inconvénient de faire de la juridiction choisie l'ordonnateur en dernier ressort des dépenses publiques. Une évolution de la jurisprudence de cette Cour qui serait liée, par exemple, à un changement de magistrat pourrait entraîner des conséquences imprévisibles, j'en demeure persuadé, non seulement pour le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante mais aussi pour les victimes, sauf peut-être à tenter d'encadrer les critères d'évaluation au moyen d'un texte normatif. En effet, s'il faut réfléchir à un moyen d'assurer l'homogénéisation des indemnisations, j'en suis parfois venu à me demander -question sacrilège pour un magistrat- si une des meilleures voies n'était pas celle du législateur ou du pouvoir réglementaire. Celle-ci pourrait, je le crois, non pas définir les montants mais les principes de l'indemnisation, comme par exemple la progressivité de la valeur du point d'incapacité ou la hiérarchie des préjudices. Toutefois, je crains que non seulement les associations de victimes, mais également les magistrats, soient très hostiles à une intervention du pouvoir normatif à ce sujet. Dès lors, la voie d'un recours à une Cour d'appel unique et celle de l'intervention du législateur, qui devraient sans doute être combinées, me semblent délicates à traiter. Il convient peut-être de réfléchir aux raisons qui expliquent le maintien d'un contentieux important en dehors de la sphère d'exercice du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante.

Abordons la question de l'échec temporaire du dispositif dans le cadre de l'objectif d'extinction du contentieux direct. Je rappelle préalablement que l'ambition du législateur, lorsqu'il décide de créer le FIVA, est de limiter les procédures contentieuses qui ont été engagées par les victimes. Cette volonté a été, une première fois, contrariée par le fait que, durant le temps de latence du dispositif, la jurisprudence a évolué. En effet, les arrêts du 28 février 2002 de la Cour de cassation ont permis à toutes les victimes de la contamination par l'amiante d'obtenir plus facilement la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur. La reconnaissance de la responsabilité de l'État, le 3 mars 2004, par le Conseil d'État offre également une nouvelle voie contentieuse. Le niveau des indemnisations et les délais de la procédure administrative sont cependant nettement moins favorables que ceux des juridictions judiciaires sur lesquels s'est appuyé et s'est fondé le FIVA. Ceci diminue singulièrement leur intérêt. Dès lors, le choix qui s'offre aux victimes est d'opter soit pour les dispositions prévues par le Fonds, soit pour le contentieux en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur. Les victimes qui sont concernées sont professionnelles et dépendent du code de la Sécurité sociale, soit environ 90 % des demandeurs qui s'adressent au Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (en comptant 95 % de victimes reconnues et moins de 5 % de fonctionnaires, militaires ou marins).

J'attire votre attention sur une première observation : le FIVA indemnise désormais beaucoup plus de victimes que les juridictions. En 2003, le Fonds a indemnisé 84 % des victimes. En 2004, il en a indemnisé 87 %, le solde étant indemnisé par les juridictions. Néanmoins, le nombre des contentieux en faute inexcusable n'a pas diminué. Il a même connu une forte croissance en valeur absolue. Entre 2002 et 2004, leur nombre est passé de 300 à 1.217 ; 900 contentieux de ce type ont été enregistrés au cours de l'année 2003. En outre, l'existence du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante ne semble pas avoir eu pour effet d'homogénéiser la jurisprudence : seules quelques juridictions se sont alignées sur le barème du FIVA. C'est bien plutôt un effet de concurrence qui domine du fait du maintien des jurisprudences les plus élevées : les victimes opèrent un choix entre les juridictions et le FIVA. Ce choix aboutit à une augmentation mécanique des montants moyens qui sont servis par les tribunaux, ceux qui sont les plus favorables étant majoritairement saisis. Il en a résulté un plus grand nombre de décisions supérieures au barème du FIVA et un moindre nombre de décisions qui lui sont inférieures. Cela explique qu'en moyenne les indemnisations fixées par les tribunaux sont bien plus élevées que celles qui sont proposées par le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante. Ceci comprend également les pathologies malignes, contrairement à la situation que nous connaissions initialement.

M. Roland Muzeau - Dans quelle proportion ?

M. Roger Beauvois - Actuellement, s'agissant des pathologies malignes, le pourcentage s'établit entre 10 et 20 %. Dois-je préciser que les juridictions procèdent à des abattements sur le montant initial de l'indemnité que la victime est censée toucher lorsque celle-ci meure prématurément ? Cette pratique n'est nullement en vogue au FIVA qui conserve le montant intégral de l'indemnité, même en cas d'un décès prématuré. Il apparaît, en réalité, que le maintien d'une croissance du contentieux trouve son origine dans deux phénomènes. Concernant les plaques pleurales, il s'agit du caractère particulièrement très généreux de certaines juridictions, notamment quant à l'admission de la preuve de l'existence des préjudices sur le plan physique et des préjudices d'agrément. Il s'agit, pour les autres situations, des avantages spécifiques qui sont liés à la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur, ce qui se traduit par une majoration de la rente de la victime ou de l'ayant droit. Or, cette majoration peut constituer un avantage particulièrement important qui est parfois nettement supérieur à la réparation intégrale du préjudice. Il est vrai que le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante peut bien apporter ce complément d'indemnisation lorsque la faute inexcusable de l'employeur est reconnue, suite à un contentieux subrogatoire. Mais, le nombre des contentieux qui ont été engagés à la seule initiative du FIVA est aujourd'hui bien trop faible pour que les victimes d'une contamination par l'amiante aient la certitude qu'ils bénéficieront effectivement de cet avantage.

Je souhaite justement conclure mon propos en évoquant devant vous le contentieux subrogatoire. La priorité, depuis la mise en place du Fonds, a porté sur l'indemnisation des victimes. Toutefois, les associations qui les regroupent sont très attachées à la mise en cause des responsables. La loi nous a confié la mission d'exercer une action subrogatoire : pour le FIVA, cette mission est une obligation et doit être intégralement accomplie. L'intention du législateur était de faire reposer, dans la limite de ce qui était possible, la charge de l'indemnisation sur les responsables. Toutefois, ce recours semble marqué par une double ambiguïté. D'une part, pour des raisons qui sont liées au caractère puissant des mécanismes de mutualisation existant dans le système d'indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles, la majorité des recours envisageables n'a aucune conséquence sur le plan financier pour le responsable. Elle se limite à la condamnation morale que représente le concept de faute inexcusable de l'employeur. Ces recours sont donc susceptibles de mobiliser les services du Fonds, des tribunaux et des caisses de sécurité sociale sans que cela ait un quelconque intérêt pour les finances publiques. D'autre part, comme je viens de l'indiquer, le recours subrogatoire du FIVA peut avoir pour seul enjeu l'attribution d'un complément d'indemnisation. Ceci contribue, de mon point de vue, à brouiller le débat sur le recours subrogatoire lui-même.

La conjonction de ces deux éléments débouche sur quatre conséquences négatives. En premier lieu, il semble qu'elle oblige potentiellement le FIVA à engager des recours qui n'ont d'autre utilité que de fournir à la victime un complément d'indemnisation. En deuxième lieu, elle entraîne, pour le Fonds, les caisses de sécurité sociale et les juridictions inutilement mobilisés, des frais de procédure. En troisième lieu, les employeurs ou leurs assureurs n'ont absolument aucun intérêt à rechercher un accord amiable avec le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante. Celui-ci ne peut pas cibler ceux des contentieux sur lesquels la responsabilité de l'employeur peut très directement être mise en cause. En quatrième et dernier lieu, le FIVA ne dispose nullement des moyens de mener l'ensemble des recours nécessaires. Le nombre de dossiers qui devraient faire l'objet d'un recours subrogatoire, majoritairement dans l'intérêt du demandeur, est élevé. Il s'établit à 3.000 sur le stock et à 2.500 en flux annuel. Il est très largement supérieur au nombre de recours qui sont effectivement en cours de résolution - dont le nombre n'excède pas 300 -. Il est également supérieur aux moyens dont le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante dispose actuellement.

En revanche, le maintien de la situation actuelle aboutirait à accorder à un faible nombre de victimes la possibilité de bénéficier d'un complément d'indemnisation au titre de la FIE. Une autre partie serait privée de ce complément d'indemnisation. En outre, la situation actuelle se caractérise par une forme de « concurrence » entre les tribunaux des affaires de la sécurité sociale et le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante. Or, le recours subrogatoire devrait être un moyen de renforcer la présence de ce dernier devant les premiers, d'acclimater son barème et, enfin, de valoriser son rôle au service des victimes. Il me semble, pour conclure, que ces divers éléments seraient de nature à inciter à un plus grand développement du contentieux subrogatoire à la seule condition d'en préciser la finalité. Voilà donc l'analyse dont je souhaitais vous faire part avant de répondre aux questions de l'ensemble des membres de la mission commune d'information sur le bilan et les conséquences de la contamination par l'amiante. Mais auparavant, si vous le permettez, monsieur le président, je vous suggère que François Romaneix vous commente brièvement les données statistiques qui vous ont été transmises.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous remercie, monsieur le président, et je cède bien volontiers la parole à M. Romaneix.

M. François Romaneix - Je vais donc porter à votre connaissance quelques données de cadrage statistique sur la constitution du FIVA, sachant qu'un dossier complet vous sera communiqué. Depuis sa création en juillet 2002, le Fonds a reçu plus de 20.000 dossiers de victimes de l'amiante, ce qui correspond à environ 33.000 demandes si l'on prend en compte les ayant droits des victimes décédées. La très grande majorité de ces victimes sont, à hauteur de 97 %, des professionnels. 93 % d'entre elles sont des hommes qui, à hauteur de 77 %, sont âgés de 51 à 70 ans. On constate une très forte concentration géographique de ces victimes dans les régions Pays de la Loire, Normandie, Bretagne, Nord-Pas-de-Calais et Île-de-France. L'activité d'indemnisation du Fonds a connu trois phases durant lesquelles de nombreuses réunions du Conseil d'administration ont été organisées. A titre d'exemple, dix se sont tenues durant la seule année 2003. Ces réunions ont permis de définir la politique d'indemnisation au-delà du seul barème. Durant ces trois phases, l'établissement public s'est constitué. Il a emménagé dans ses locaux et a procédé au recrutement de ses équipes. Il a également procédé à la mise en oeuvre d'un système informatique. La première phase correspond à la période s'écoulant entre les mois de juillet 2002 et d'avril 2003. Elle correspond à la discussion, puis à l'adoption du barème d'indemnisation, phase au cours de laquelle seules les provisions ont été servies. La deuxième phase débute en mars 2003, date à laquelle il devenait impératif de résorber progressivement le nombre impressionnant de dossiers de demandes d'indemnisation qui avaient été déposées, notamment auprès du FGA. A partir du mois de juin 2003, le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante a commencé de traiter de manière autonome les nouveaux dossiers qui lui parvenaient. Cette période correspond à la deuxième phase que j'évoquais précédemment. L'effort conjugué des équipes du Fonds de garantie automobile et du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante a permis une très forte augmentation du traitement des dossiers et du nombre des offres qui étaient proposées aux victimes. En moyenne, 705 offres, au cours de l'année 2004, leur ont été proposées mensuellement.

La troisième de ces trois phases correspond à l'année 2004, période au cours de laquelle le nombre de dossiers reçus a connu une très forte augmentation. Cette hausse soudaine n'avait pas été prévue dans le budget initial du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante élaboré durant l'été 2003. Le nombre des dossiers reçus est donc passé de 603, durant les premiers mois de 2003, à 706 entre octobre 2003 et juillet 2004. Cette situation exceptionnelle a conduit à l'encombrement de tous nos services et à l'allongement des délais d'instruction. L'activité du FIVA est encore marquée par cette hausse soudaine. La priorité, en termes de traitement, a toujours été cependant accordée à celles des victimes souffrant d'un cancer de manière à leur proposer, dans des délais extrêmement rapides, des offres d'indemnisation. Dans ce contexte et en dépit de sa progression au cours de l'année 2004, le nombre des dossiers en cours de traitement a fortement diminué : il s'élevait, en novembre 2003, à 6.300. Ce nombre, après avoir progressivement diminué au cours de l'année 2004, semble s'être, au terme de cette année et au début de l'année 2005, stabilisé. Il s'établit actuellement environ à 5.000 dossiers. Si l'on dresse un bilan sur les 20.000 dossiers que le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante a reçus au total, 7.000 dossiers ont été traités. Demeurent aujourd'hui 5.000 dossiers qui sont en souffrance.

Il est donc nécessaire, pour le FIVA, d'accentuer son effort. Au cours du second semestre de l'année 2003, les moyens humains du Fonds ont été renforcés de manière significative. Ces renforts doivent nous permettre, à la seule condition de ne pas être confronté aux mêmes difficultés que nous avons connues en 2004, c'est-à-dire une très forte augmentation du nombre de ces dossiers, de réduire très fortement les délais de traitement et de paiement. Les premières statistiques qui ont été publiées au sujet de l'année 2005 prouvent qu'un mouvement semble se dessiner en ce sens. Il semble que les moyens humains complémentaires dont le FIVA s'est doté aient permis de réduire significativement les délais de traitement. L'objectif que je poursuis en ce domaine est d'obtenir une forte réduction de ces délais avant l'été 2005. Le Président du Conseil d'administration du FIVA a souligné le très fort taux d'acceptation des offres que propose le fonds. Je rappelle que son pourcentage s'établit à plus de 95 %. Ceci correspond, en réalité, à 12.000 offres qui ont été acceptées. 700 ont fait l'objet d'une contestation de la part des victimes. Le montant moyen des offres varie selon la pathologie. Il peut s'établir à 20.800 euros pour les plaques pleurales et les épaississements pleuraux, à 26.500 euros pour l'asbestose, à 111.000 pour les cancers broncho-pulmonaires et à 120.000 euros, pour finir, à propos des mésothéliomes. Je précise que ces sommes correspondent aux victimes en vie. Elles sont servies sous la forme de capital. Au total, le montant des sommes qui ont été effectivement versées au profit des victimes de l'amiante, depuis la constitution du FIVA, s'élevait, au 28 février 2005, à 616 millions d'euros. Ce chiffre traduit une très forte progression de l'indemnisation. En 2002, cette somme s'élevait à 13 millions d'euros. Elle s'établissait à 160 millions d'euros en 2003 et, en 2004, à 457 millions d'euros. Je précise que le budget du Fonds pour 2005 tient compte de la poursuite de la forte croissance des dépenses. Il prévoit, en effet, un budget d'indemnisation qui est estimé à plus de 500 millions d'euros. Je vous remercie, Monsieur le Président.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Préalablement, je tiens à remercier le président du conseil d'administration et le directeur du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante de nous avoir communiqué toutes ces informations. Pour tout vous avouer, je n'ai pratiquement plus de questions à vous poser puisque vous avez fourni les réponses à nos interrogations. En revanche, je vous demande de re-préciser le chiffre des montants qui ont été versés à la date du 28 février 2005.

M. François Romaneix - Ce chiffre s'établit à 616 millions d'euros. Ce montant correspond au total des versements depuis la constitution du FIVA. Les réserves pour cette année sont tout à fait suffisantes. Il n'en sera pas de même pour 2006.

M. Gérard Dériot, rapporteur - C'est ce que je soulignais à l'occasion de l'examen du volet « maladies professionnelles » du PLFSS. Dans le cadre du PLFSS 2005, une nouvelle contribution a été créée. Pensez-vous nécessaire qu'une nouvelle solution soit envisagée, eu égard au grand nombre des dossiers qui restent encore à traiter et de ceux qui vous parviendront au cours des prochains mois ?

M. Roger Beauvois - A moins d'une explosion soudaine de ces dossiers, je pense que nous devrions pouvoir faire face à l'accroissement du nombre des dossiers, compte tenu de l'augmentation des effectifs qui nous ont été accordés pour l'année 2005. Le problème concerne, en revanche, les recours subrogatoires. Nous ne pourrions faire face aux demandes si nous devions exercer ces recours dans tous les cas, à chaque fois qu'une faute inexcusable est portée à notre connaissance.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Comment prévoyez-vous l'évolution du financement du FIVA ?

M. François Romaneix - Votre question contient deux éléments. D'une part, vous évoquez l'évolution des dotations. Celle-ci dépend du nombre des victimes qui s'adressent au FIVA. Des données épidémiologiques montrent, s'agissant des mésothéliomes, une évolution défavorable au cours des quinze prochaines années. En revanche, les données relatives aux cancers broncho-pulmonaires qui sont attribuables à l'amiante et aux pathologies bénignes sont absolument inexistantes. Elles représentent 70 % des dossiers. Votre interrogation pose également la question du barème d'indemnisation. Elle pose enfin celle de la part qui doit être attribuée par l'État et celle qui doit l'être par la Sécurité sociale. Ceci nous renvoie à la problématique de l'État employeur et de sa responsabilité. Le pourcentage des victimes issues du secteur public est relativement faible. Cet élément devra être déterminé au cours des prochains mois, sachant qu'il revient au Parlement de fixer ces deux dotations.

Mme Michèle San Vicente - Qu'entendez-vous par « pathologies bénignes » et quels sont les cas pour lesquels le FIVA ne verse aucune indemnisation ?

M. Roger Beauvois - Cette expression correspond aux pathologies qui ne sont pas malignes et notamment les plaques pleurales.

Dès lors qu'une pathologie est reconnue, même si elle est bénigne, comme étant liée à l'amiante, nous intervenons et nous proposons une indemnité à partir du moment où la Sécurité sociale a reconnu le lien qui unit ladite pathologie à l'amiante. Lorsque je dis qu'il convient de raison garder, j'évoquais les décisions judiciaires rendues pour des maladies bénignes qui peuvent avoir, pour certaines, des conséquences fonctionnelles. Certaines de ces indemnités sont disproportionnées par rapport à celles qui sont octroyées par d'autres juridictions pour des affections mortelles.

Mme Marie-Christine Blandin - Vous évoquez le cas de personnes qui pourraient être déboutées du droit à l'indemnisation. Tenez-vous compte de la preuve du lien d'exposition professionnelle ?

M. Roger Beauvois - A partir du moment où l'affection est reconnue comme maladie professionnelle causée par l'amiante, nous intervenons. Deux types de maladies déterminées par arrêté, les plaques pleurales et les mésothéliomes, ouvrent droit à une indemnisation sans investigation complémentaire. Le lien de causalité n'a plus à être établi pour ces maladies dans la mesure où elles sont considérées être obligatoirement liées à une exposition à l'amiante.

Mme Marie-Christine Blandin - Si vous ne trouvez pas de trace, le FIVA intervient tout de même ?

M. Roger Beauvois - Si la personne est reconnue comme étant atteinte d'une de ces deux maladies, le FIVA intervient sur le plan financier. Le problème se pose également pour d'autres cas dont le lien de causalité n'est pas aisé à établir. Dans ce cas, le dossier est soumis à une commission spéciale qui examine le parcours et l'exposition potentielle de la victime.

M. Roland Muzeau - Vous avez évoqué la faible part des salariés du secteur public. De quelle manière cette part va-t-elle évoluer selon vous ? Je souhaite, par ailleurs, vous entendre sur le problème des désaccords entre les différents acteurs concernant la question de l'indemnisation qui nous occupe aujourd'hui. Je souhaite enfin recueillir votre sentiment sur le combat durable et juste des veuves de salariés qui sont victimes de l'amiante. Je fais notamment référence aux veuves de Dunkerque, où nous devons prochainement nous rendre.

M. Roger Beauvois - La part des dossiers relevant du secteur public s'établit à 13 %.

M. Roland Muzeau - Estimez-vous que ce pourcentage évoluera ?

M. François Romaneix - Il est difficile de répondre à cette question. Seul un épidémiologiste pourrait, en réalité, le faire. Nos investigations nous ont cependant permis de constater que la grande majorité des dossiers relevant du secteur public concerne certaines entreprises identifiées. Je pense, en particulier, aux chantiers de la construction navale, à la SNCF, à la RATP, à EDF ou à France Télécom. Le nombre de victimes qui sont recensées au sein des personnels du ministère de l'éducation nationale s'établit à 75, à titre d'exemple. La plupart des dossiers concernent des agents d'entretien, les dossiers concernant le corps professoral étant plus rares.

M. Roger Beauvois - Les désaccords, au sein du FIVA, sont de divers ordres. Ils concernent, en premier lieu, le montant des indemnisations. En effet, les associations de victimes exigent des sommes plus élevées que celles qui sont effectivement versées. Les représentants de l'État et du patronat souhaitent qu'elles soient plus modérées. L'établissement du barème n'est, en revanche, plus contesté devant les juridictions. Un point de désaccord subsiste. Il concerne la linéarité éventuelle de la valeur du point d'incapacité. En effet, lorsque nous avons proposé le barème, nous avons souhaité privilégier l'indemnisation des maladies malignes au détriment de celle des maladies bénignes. Autrement dit, un point d'invalidité est inégal selon que l'on est atteint d'un mésothéliome ou d'une plaque pleurale. Ce principe est d'ailleurs respecté devant les juridictions. Les associations de victimes souhaitaient, a contrario , que la valeur du point soit la même selon que la victime était atteinte d'un mal bénin ou malin. Je précise que nous n'avons pas souhaité adopter cette linéarité. Ceci constituait un point de désaccord entre les représentants de ces associations de victimes et nous. Il est encore régulièrement évoqué devant les juridictions. Votre dernière question concernait le combat des veuves de victimes de l'amiante, en particulier celles de Dunkerque. Ce combat ne concerne pas spécifiquement le FIVA dans la mesure où leur contestation concerne l'absence de suites pénales données aux plaintes qui ont été déposées devant les tribunaux. Je me contenterai de préciser que la Cour de Cassation est maintenant saisie de ce problème. Comprenez, qu'en tant que magistrat, je ne souhaite pas m'exprimer plus avant sur ce point.

Mme Catherine Procaccia - Peut-être ce point a-t-il été abordé au début de votre intervention auquel je n'assistais pas. Je ne comprends pas le lien entre le Fonds de garantie automobile (FGA) et le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante. Par ailleurs, quelle est la durée du mandat du FIVA ? Son action a-t-elle été initialement limitée dans le temps ? En outre, une plaque pleurale peut-elle évoluer vers des formes cancéreuses ? La victime peut-elle alors demander une réévaluation de l'indemnisation ?

M. Roger Beauvois - Le FGA a été initialement créé en vue d'indemniser les victimes des accidents automobiles dont les auteurs ne sont pas identifiés. Au fur et à mesure de son développement, ce Fonds s'est vu confier la gestion d'autres fonds voisins, notamment l'indemnisation des victimes du terrorisme et celle des victimes du sang contaminé. Le FGA faisait alors face aux associations de victimes et se comportait souvent comme un assureur, c'est-à-dire qu'il souhaitait limiter les versements. Rapidement, le FGA a vu son image auprès des associations de victimes se dégrader. La question de la gestion des fonds qui étaient destinés à l'indemnisation des victimes de l'amiante par le FGA s'est posée au moment de la création du FIVA. Il y a donc eu opposition. La masse des dossiers de victimes dont s'occupe notre Fonds est nettement plus importante que celle des fonds que le FGA gère en propre, qu'il s'agisse des transfusés hémophiles, dont les demandes d'indemnisation diminuent très sensiblement. Ce n'est nullement le cas s'agissant de l'indemnisation des victimes de l'amiante. Leur nombre va continuer certainement de progresser au cours des prochaines années. Les textes instituant le FIVA ont prévu que celui-ci signerait un accord de coopération avec le FGA pour une durée d'un an. Nous n'avions pas les moyens, au moment du lancement de notre Fonds, d'assurer l'indemnisation des victimes de l'amiante et nous nous sommes tournés vers le Fonds de garantie automobile lequel a géré les premiers dossiers. A compter de juin 2003, la gestion de l'ensemble des dossiers incombait au FIVA. Je vous précise, par ailleurs, que la durée d'existence du Fonds n'est pas limitée. Elle est soumise à la seule volonté du législateur qui, le jour où il le souhaitera, mettra un terme à l'existence du FIVA. Pour le moment, cette éventualité n'est pas prévue. Il est à craindre, en effet, que le nombre des victimes va croître au cours des vingt prochaines années. Il ne commencera de diminuer qu'à partir de 2025. J'ai cru comprendre que vous m'interrogiez enfin sur l'évolution des plaques pleurales. On ne peut pas dire qu'une telle plaque peut évoluer sous une forme cancéreuse. La présence de plaques pleurales permet de prouver que la personne qui en est atteinte a été exposée à l'amiante. Effectivement, celle-ci peut être atteinte d'un cancer, mais ce ne sont pas les plaques qui en sont les premières causes. Il ne s'agit pas, en effet, d'une aggravation des plaques, mais d'une autre maladie qui apparaît.

Mme Catherine Procaccia - Il est donc possible de re-déposer une demande en cas de cancer ?

M. Roger Beauvois - Absolument. En cas d'aggravation, une victime peut demander une réévaluation de l'indemnisation, a fortiori lorsqu'il s'agit d'une nouvelle maladie.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Messieurs, je vous remercie de vos interventions.

Audition de M. Daniel BOUIGE,
président du Laboratoire Hygiène de Contrôle des Fibres
(LHCF Environnement)
(23 mars 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Vous êtes, monsieur Bouige, président du Laboratoire Hygiène de Contrôle des Fibres (LHCF Environnement). Vous connaissez le but de notre mission. Nous attendons que vous nous fassiez un bref exposé sur vos fonctions et sur vos connaissances, compte tenu de vos responsabilités, sur la contamination par l'amiante. A la suite de quoi, le rapporteur et les membres de notre mission vous poseront des questions afin d'engager un dialogue fructueux. Nous écoutons bien volontiers votre présentation.

M. Daniel Bouige - Merci, monsieur le président. Mon curriculum vitæ vous a été distribué, ce qui permettra d'aller plus vite sur ce point. Je résumerai cependant les différentes fonctions que j'ai exercées. J'ai débuté ma carrière en 1974, en tant qu'ingénieur pour la Chambre syndicale de l'amiante. Cette organisation professionnelle a été ultérieurement rebaptisée Chambre syndicale des fibres techniques, afin de tenir compte de la diversification des matériaux utilisés par les entreprises adhérant à cette organisation. Ma mission initiale était de développer une méthode de mesure destinée à contrôler les fibres d'amiante sur les lieux de travail. Certes, une méthodologie existait à l'époque, mais celle-ci était grossière en termes d'évaluation, la notion de fibres elle-même et l'évaluation du risque constitué par les fibres étant insatisfaisantes. J'ai donc étudié ce qui existait dans ce domaine et me suis approché des Anglais qui avaient déjà développé une méthodologie plus avancée. Celle-ci permettait, dans un environnement professionnel, de procéder au dénombrement des fibres d'amiante, rapportées à une unité de volume d'air. Avec l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), nous avons alors publié une méthode permettant d'évaluer les niveaux d'exposition à l'amiante dans les entreprises qui transformaient ce matériau. C'est ainsi que ma carrière a débuté.

Entre 1975 et 1995, j'ai été très souvent impliqué, tant au niveau national qu'international, dans des problèmes de mesure, qui constituait ma compétence première. A l'époque, la métrologie était particulièrement importante, du fait de l'absence d'harmonisation. Dans certains cas, il était difficile d'évaluer, en milieux professionnels, des niveaux d'exposition représentatifs de niveaux de risque.

La seconde mission qui me fut confiée m'a conduit à me rendre dans les entreprises concernées afin d'y évaluer, à partir de cette méthodologie, les niveaux d'exposition. Dans ces différentes industries, j'ai donc établi ce qui fut ultérieurement appelé des cartes d'empoussièrement. Afin de dissiper une confusion courante, je vous précise que les entreprises regroupées au sein de la Chambre syndicale de l'amiante utilisaient l'amiante comme matière première dans un processus de transformation. Ceci est donc bien différent du flocage, qui consistait à l'époque en une projection directe de la matière sur un support. L'activité de flocage n'était pas représentée au sein de la Chambre syndicale qui regroupait des fabricants de matériaux en fibres-ciment, alors appelée amiante-ciment, des entreprises des secteurs de la garniture de friction, des produits textiles, des cartons, de l'étanchéité industrielle, etc. Les secteurs professionnels représentés étaient diversifiés et les process mis en oeuvre différents. Ces secteurs avaient en commun l'utilisation de l'amiante comme matière première.

J'ai ensuite travaillé sur le plan communautaire. La Commission des Communautés européennes s'est en effet intéressée au problème à une certaine époque et ses trois directions générales concernées ont souhaité harmoniser la démarche en matière de législation du travail (DG 5), de marché (DG 3), en considérant les entraves techniques aux échanges, et d'environnement (DG 11).

J'ai également collaboré en tant qu'expert avec le Bureau international du travail (BIT). Le BIT travaillait de façon tripartite. J'ai été amené à participer à différents travaux lors de réunions d'experts du BIT, en particulier à l'élaboration d'une convention internationale relative à la sécurité dans l'utilisation de l'amiante. Cet intitulé révèle l'orientation de cette convention. Elle comportait des aspects restrictifs en matière d'utilisation : des interdictions étaient instaurées à l'encontre de certaines applications, dont il était connu qu'elles présentaient des risques importants pour l'utilisateur, et une démarche de substitution était également initiée. La substitution, dont nous reparlerons certainement, était assortie de critères dont l'interprétation était susceptible de varier d'un pays à l'autre, ce qui compliquait la situation.

Au plan international, j'ai aussi participé à des travaux issus d'initiatives conjointes de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), du BIT et du programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE). En effet, au-delà de la métrologie, la question de l'amiante était suivie par les organisations internationales. L'amiante était une question d'actualité importante. J'ai ainsi participé à de nombreuses conférences internationales, qui donnaient lieu à des débats entre experts et scientifiques. Les épidémiologistes étaient principalement anglo-saxons. En effet, à l'époque, l'épidémiologie n'était pas soutenue en France par des structures : il était donc nécessaire de connaître les travaux menés à l'étranger. Les Anglais, en particulier, étaient en avance en matière de connaissance épidémiologique. Dans le domaine industriel, nous avons ensuite établi des cartes d'empoussièrement internationales. Pour cela, j'ai transposé dans plusieurs pays l'expérience française, qui me semblait bénéfique en matière de promotion et d'incitation aux mesures de protection.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Quel est le statut du LHCF ?

M. Daniel Bouige - Le LHCF est un laboratoire privé spécialisé dans le domaine de la qualité de l'air. Ce laboratoire procède à des analyses dans de nombreux domaines. En milieu industriel, nous sommes compétents en matière de particules, de fibres, de composés organiques volatils, de métaux lourds, etc. De façon générale, nous analysons tous les types de substances présentes en milieu industriel, en environnement confiné, susceptibles de présenter des dangers.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - En matière d'amiante, que pouvez-vous nous indiquer concernant la politique d'usage contrôlé ?

M. Daniel Bouige - Je pourrais vous exposer de très nombreux éléments, ayant travaillé sur cette question pendant plus de vingt ans. La politique en matière d'amiante est définie par les pouvoirs publics, compte tenu des données scientifiques et technico-économiques, ainsi que des possibilités de substitution. En France, c'est le principe de l'utilisation contrôlée des substances dangereuses qui est en vigueur. Ce principe est à la base de la démarche française en matière de gestion des risques. A ma connaissance, ce principe était suivi par la plupart des pays industriels. Le principe de l'utilisation contrôlée n'exclut pas des aspects restrictifs. Au fil du temps, en fonction de l'évaluation des risques telle qu'elle était faite à l'époque, il est apparu nécessaire d'intégrer dans la gestion de la dangerosité des produits finis, hors du secteur industriel qui suivait sa propre démarche de contrôle, la dimension qualitative de ces produits.

L'historique du dossier révèle que les difficultés sont surtout attachées à la plupart des produits fibreux, friables, en particulier dans le secteur de l'isolation, les premiers indicateurs étant apparus, dès 1974, dans les chantiers navals. Les données y faisaient déjà apparaître un nombre de maladies bien plus élevé que dans les autres domaines d'activités. Le secteur de la construction navale a ainsi été l'un des premiers révélateurs. Ce phénomène correspondait à la nature des produits utilisés. Lors de précédentes réunions de votre mission, vous avez déjà dû apprendre que plusieurs variétés d'amiante existent, dont la dangerosité intrinsèque diffère. Les variétés d'amiante utilisées en isolation, dans les chantiers navals en particulier, ont ainsi été les premières dont l'utilisation a été soit interdite, soit spontanément abandonnée. De plus, la Commission des Communautés Européennes (DG 3) a, à la même époque, publié une directive visant à la limitation de la mise sur le marché et prévoyant la restriction de certaines applications, parmi lesquelles figuraient les produits isolants friables.

A mon sens et sans juger quiconque, la difficulté de ce dossier est d'élaborer une démarche de prévention, dans le cadre des connaissances disponibles et du degré d'acceptabilité du risque à un moment donné. Parmi les entreprises avec lesquelles j'ai collaboré, de réels progrès ont été accomplis. Cependant, compte tenu des temps de latence des maladies professionnelles spécifiques provoquées par ce genre de matériau, notamment les cancers, le résultat des efforts mis en oeuvre est difficilement perceptible. Au contraire, le nombre de cas déclarés augmente. Ceci rend la communication et la pédagogie sur le sujet particulièrement difficile. Il est donc nécessaire de redoubler d'efforts, car la crédibilité dans ce domaine n'est pas évidente. Quoi qu'il en soit, il est important de réduire les niveaux d'exposition. Le passif correspondant aux niveaux d'exposition antérieurs, plus élevés, apparaîtra de toute façon.

Un débat porte sur l'importance de ce passif et sur l'opportunité de supprimer ces expositions le plus tôt possible. Cette dernière idée semble aujourd'hui évidente, à la lumière des connaissances et du contexte actuels. Elle ne l'était pas auparavant, pour la plupart des pays industriels, avec un phénomène aussi complexe. D'autres produits présentent des aspects cancérigènes, avec des temps de latence tout aussi importants. Dans ce domaine, il est nécessaire de suivre une démarche de concertation entre toutes les compétences : techniques, scientifiques, politiques et industrielles. Sans résoudre tous les problèmes, cette démarche est la meilleure, du moins la moins mauvaise, des solutions.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Vous avez évoqué la date de 1974, qui est antérieure à la réglementation de 1977, à laquelle j'imagine que vous avez fortement contribué. Le seuil qui a été instauré, de deux fibres par cm 3 , vous paraissait-il satisfaisant ?

M. Daniel Bouige - La première entreprise dans laquelle je suis intervenu, qui avait fait beaucoup parler d'elle dans la région de Clermont-Ferrand, était Amisol, entreprise textile. Jeune ingénieur, j'y ai fait mes premiers prélèvements. Au regard de ce que je connaissais du dossier à l'époque, les résultats étaient catastrophiques. Mon rapport démontrait clairement le mauvais état sanitaire de cette entreprise. Les chiffres étaient particulièrement alarmants. Au regard du chiffre que vous venez d'évoquer, le niveau d'empoussièrement était de cent à plusieurs centaines de fibres par cm 3 . Sur un plan plus personnel, je me souviens que je m'interrogeais sur le sens de mon intervention. Ultérieurement, j'ai tout de même constaté des situations industrielles différentes qui m'ont incité à poursuivre dans cette voie.

Le chiffre de deux fibres par cm 3 résultait d'une démarche anglaise. L' Asbestos Research Council (ARC) , structure anglaise de recherche et de concertation dans le domaine de l'amiante, avait évalué un risque cumulatif de fibrose pulmonaire avec un seuil de cent fibres par cm 3 sur l'année. Le risque cancérigène n'était pas pris en compte en l'époque. Ramenée à une exposition sur cinquante ans, la valeur seuil était fixée à deux fibres par cm 3 par l'ARC. Ce chiffre n'a jamais été considéré par qui que ce soit comme un niveau de sécurité par rapport à des phénomènes cancérigènes. L'approche cancérigène du produit amiante était à cette époque bien en retard. Elle ne s'est imposée que lentement et ultérieurement.

Aujourd'hui, il est surprenant que tant de temps soit nécessaire à la mesure des phénomènes. A l'époque déjà, les débats d'experts, dans le domaine scientifique international, étaient particulièrement longs et contradictoires, ces contradictions ralentissant le processus décisionnaire. A la décharge des scientifiques, le fait qu'un cancer dû à l'amiante apparaisse de trente à quarante ans après l'exposition rend le phénomène particulièrement complexe. La causalité de très faibles niveaux d'exposition est très difficile à établir et laisse le champ ouvert à de nombreuses incertitudes dans l'estimation de la dose et du nombre de cas. De nombreuses interactions sont à l'oeuvre et le travail scientifique dans ce domaine est complexe. La vision actuelle est simplificatrice des débats antérieurs : nous avons le sentiment que la connaissance était acquise. Personnellement, je nuancerai ce propos, ayant vécu les débuts de la recherche en la matière.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je vous remercie de votre exposé qui nous a permis de bien comprendre quel avait été votre niveau d'implication dans le domaine de l'amiante. Quel était le rôle de la Chambre patronale de l'amiante, dont vous étiez, semble-t-il le secrétaire général ? Pouvez-vous nous décrire globalement le fonctionnement du comité permanent amiante (CPA), dont vous étiez membre, et nous préciser quel était son rôle auprès des pouvoirs publics ? Pourquoi n'a-t-il apparemment pas fonctionné ?

M. Daniel Bouige - J'apporterai tout d'abord la correction suivante : je n'ai jamais été secrétaire général de la Chambre patronale de l'amiante. J'ai exercé des fonctions de salarié à l'intérieur de cette organisation. J'ai été directeur de l'Association française de l'amiante (AFA). La Chambre patronale de l'amiante tenait le rôle traditionnel d'une chambre syndicale, c'est-à-dire la structuration d'un métier. Les représentants de ce secteur ont voulu qu'une structure soit plus particulièrement dédiée à l'aspect amiante, ce qui a motivé la création de l'AFA, dont j'ai été le directeur.

Chacun connaît la genèse du CPA, qui est le résultat d'une initiative concertée, proposée par le directeur général de l'INRS de l'époque. Je sais que cette personne interviendra après moi, aussi ne parlerai-je pas à sa place. Toutefois, je crois que cette idée correspondait au souci de remplir un vide. Je ne suis pas le seul, aujourd'hui, à l'analyser ainsi. Les structures administratives qui existaient à l'époque n'avaient pas la capacité de traiter un problème aussi complexe que celui-ci, avec le lourd passif et les diverses incertitudes qu'il comportait. L'initiative de créer une structure interdisciplinaire, à laquelle tout le monde participe, ne pouvait être, vu de l'époque, que profitable, en favorisant les échanges. Il était nécessaire de rendre compte de l'action menée aux partenaires sociaux et aux représentants de l'administration. Telle était la raison d'être du comité. L'amiante est un problème extrêmement compliqué. Un phénomène tel que celui d'Amisol constituait une catastrophe pour les salariés et avait en même temps un retentissement considérable. L'existence du CPA était, à mon sens, tout à fait utile et répondait à une nécessité. A l'époque, ce n'était pas le Comité supérieur des risques professionnels, instance du ministère du travail, qui aurait pu s'en charger. J'ai participé à un certain nombre de comités techniques de la Caisse nationale d'assurance maladie : ces instances n'avaient pas, à mon avis, vocation à régler un problème comportant autant de composantes techniques et scientifiques. J'estime que le CPA était une idée bonne et motrice dans une perspective de prévention.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quelle est la fiabilité des méthodes d'analyse utilisées par votre laboratoire ?

M. Daniel Bouige - Il faut savoir ce que les méthodes peuvent et ne peuvent pas dire. La fibre d'amiante a naturellement de nombreuses propriétés techniques. Pour cette raison, il n'est pas possible de remplacer l'amiante par un seul autre type de fibres. Nous parlerons plus tard de la question de la substitution. De plus, la fibre d'amiante a la particularité de se diviser. Une fibre ressemble un peu à un fagot, si vous me permettez cette image, qui, au fur et à mesure qu'il est travaillé, se délite en fibres de plus en plus fines, mais pas forcément plus courtes. Dans le milieu industriel, nous avions une méthode relativement simple d'appréciation des niveaux d'exposition aux fibres. Cette méthode permettait de suivre un environnement professionnel et d'agir en fonction de l'évolution de ces niveaux. Dans des milieux où les circonstances d'exposition sont plus diffuses, avec un matériau en place, comme un flocage, il est en revanche nécessaire de mobiliser des méthodes plus compliquées, notamment la microscopie électronique. Les particules susceptibles d'être en suspension dans l'air sont extrêmement fines et sont invisibles, même en microscopie optique. Il est totalement impossible de voir une fibre en suspension, quel que soit le grossissement de microscope optique que l'on utilise. Dans ce cas, la méthode est donc plus compliquée et plus lourde. J'ai également travaillé sur ce type de méthode. Nous avons adopté des méthodologies permettant de détecter ces niveaux de fibres dans un environnement donné. Pour ces raisons, il est parfois difficile de comparer les résultats en milieux professionnels et les résultats obtenus dans des milieux où l'amiante a été projeté. Les méthodes actuelles ont certes leur domaine d'incertitude. J'estime cependant qu'elles sont fiables, et répondent au souci de détecter les plus bas niveaux de fibres d'amiante.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Il s'agit là d'un progrès récent.

M. Daniel Bouige - Cela fait plus de dix ans que nous y parvenons.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quelle fibre vous paraît présenter aujourd'hui la plus grave menace pour la santé des particuliers et des professionnels ? Les dangers des fibres céramiques réfractaires vous paraissent-ils aujourd'hui correctement évalués ?

M. Daniel Bouige - Vous abordez là la question de la substitution. Auparavant, je souhaite ajouter, en ce qui concerne l'amiante, que j'ai regretté que plus d'attention ne soit pas accordée à la crocidolite. J'ai eu, en effet, l'occasion d'effectuer des mesures et analyses qui ont mis en évidence que cette variété d'amiante pose de nombreux problèmes. Des études, menées ponctuellement par des fabricants de masques à gaz anglais et australiens, révélaient des résultats assez alarmants. Le débat entre experts sur cette question a également été très équivoque. Sur un plan purement métrologique, l'observation microscopique de ces fibres corroborait la dangerosité maximale de ce produit. La biopersistance, c'est-à-dire la capacité d'un matériau à demeurer dans l'organisme, est liée à la capacité de résistance à la destruction chimique. Or, parmi les différents types d'amiante, il est apparu que la crocidolite est extrêmement résistante aux acides. Cette question est évoquée depuis déjà longtemps. J'ouvre cette parenthèse car j'estime qu'une attention plus importante devrait être portée sur le plan épidémiologique, dans le registre de mésothéliomes, sur l'existence ou non de crocidolite dans les différents cas. Cela nous procurerait un enseignement supplémentaire, y compris au regard des fibres de substitution. Telle est la priorité que je souhaite voir partagée par les scientifiques.

Vous m'avez posé la question des autres fibres. J'assiste, depuis des années, au débat sur l'effet potentiel d'un certain nombre de fibres, qu'elles soient ou non susceptibles de se substituer à l'amiante. Les fibres céramiques sont souvent évoquées. Dans le champ des applications industrielles de l'amiante, les fibres céramiques ne représentent qu'une très petite partie du créneau. Il ne faut pas, je pense, simplifier ce problème. Le remplacement de l'amiante est multifibre. Les céramiques ont des caractéristiques importantes et intéressantes sur le plan technique, en particulier sur le critère de température. Elles ne constituent cependant pas la panacée pour un certain nombre d'autres applications où la fibre joue un rôle de renfort plutôt que de protection thermique.

Les autres fibres sont les fibres minérales, synthétiques (laines de verre, laines de roche, céramiques) ou naturelles, et les fibres organiques. Toutes ces fibres ont fait l'objet, en France comme dans le reste du monde, de la préoccupation des scientifiques et de nombreuses publications. L'approche épidémiologique n'est pas encore possible pour les fibres les plus récentes. Si des indices laissaient présumer des risques, il me paraîtrait tout à fait irresponsable d'attendre trente ans pour bénéficier d'un recul épidémiologique suffisant avant de mettre en question l'utilisation de ces fibres. Aujourd'hui, les degrés d'acceptabilité des risques n'autorisent plus ce genre de comportement. Pour répondre à votre question, par expérience, j'estime qu'il faut interdire les fibres céramiques. Je ne fonde pas cette position sur une différence avec l'amiante. Une démarche d'interdiction doit être accompagnée de mesures plus ou moins restrictives. Une démarche d'interdiction peut prévoir des exceptions correspondant à des impératifs technologiques.

S'il faut se garder d'une démarche trop radicale, il est tout à fait justifié, étant donné la biopersistance, les caractéristiques physiques et la capacité de rétention des céramiques dans les poumons, de mettre en oeuvre une démarche de prudence maximale. Certes, il ne m'appartient pas de le dire. Cependant, compte tenu des expériences, il conviendrait de mettre en place une interdiction générale, assortie d'exceptions. Ces exceptions doivent être discutées avec des techniciens et des scientifiques pour déterminer le degré et la durée d'acceptation des risques. Il s'agit là, à mon avis, d'une démarche de prévention : un échéancier, mais un principe de base. Ce que je dis des fibres céramiques peut s'appliquer à d'autres substances, dont l'usage serait contrôlé par des restrictions d'emploi liées à la nature des applications. C'était la démarche en matière d'amiante jusqu'en 1995.

M. Gérard Dériot, rapporteur - A votre connaissance, toutes les entreprises potentiellement dangereuses ont-elles mis en place des stratégies de mesure, afin d'évaluer de manière précise les risques pour leurs personnels ? Cette mise en place est-elle généralisée ?

M. Daniel Bouige - Vous m'interrogez à propos de l'ensemble des substances dangereuses, me semble-t-il. Le législateur a introduit une disposition qui oblige l'entreprise à procéder à une analyse des risques. Cette procédure obligatoire est, à mon avis, beaucoup trop descriptive. Une substance potentiellement dangereuse doit être identifiée ; une fiche de données de sécurité doit mettre en évidence les propriétés de la substance ainsi que ses caractéristiques de risque ; la démarche de sécurité doit être décrite. En revanche, très peu de mesures sont faites, du moins au niveau de mon laboratoire. Du point de vue du métrologiste, nous recevons très peu de demandes de mesure des degrés d'exposition à des substances dangereuses. Je ne prétends pas pour autant que ces substances ne sont pas contrôlées. Cependant, l'évaluation objective du risque fait souvent défaut. Un effort doit être mené afin de rendre la mesure plus systématique. Pour vous donner un exemple, une législation existe en matière de poussières de bois. Les poussières de bois sont associées, dans les activités de scierie, découpage et autres, à des maladies professionnelles. Parmi celles-ci, le cancer de l'ethmoïde est particulièrement grave, bien que je n'en connaisse pas l'épidémiologie. Cette maladie est répertoriée au tableau des maladies professionnelles et fait l'objet de réparations. La responsabilité de l'employeur est donc en jeu. Or, l'analyse des poussières de bois n'est pas pratiquée. A ce propos, je viens de lancer une information auprès des entreprises pour les sensibiliser à cette législation et à cette problématique. Il est vrai que cela peut sembler relever d'une démarche commerciale de la part de notre laboratoire.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Comment, à votre avis, a évolué la connaissance relative aux risques liés à l'exposition à de faibles doses d'amiante ? Disposez-vous de connaissances supplémentaires pour évaluer ce risque ?

M. Daniel Bouige - Je n'ai pas suivi la partie du dossier relative aux faibles doses. Pour les raisons que j'indiquais tout à l'heure, je crains qu'une incertitude demeure encore longtemps. Le raisonnement sur les faibles niveaux est basé sur une extrapolation de données observées. En matière de faibles niveaux, l'évaluation des doses est incertaine ainsi que la cohérence entre les cas. Lors des nombreux débats scientifiques, les mêmes graphiques peuvent donner lieu à des extrapolations différentes. De nombreux facteurs, tels que les délais importants des maladies associées, rendent les certitudes très fragiles. Cela, à mon avis, ne va pas changer avant longtemps.

M. Paul Blanc - Que pensez-vous de la position du Canada qui continue à exploiter son amiante en affirmant que ce type d'amiante n'est pas dangereux ?

M. Daniel Bouige - Vous avez entendu, je pense, que le Canada est producteur de l'amiante chrysotile. L'analyse biologique de cette variété d'amiante fait clairement apparaître que le chrysotile disparaît rapidement sous l'action des acides, par rapport aux autres variétés. Cependant, il se trouve que le chrysotile est assez souvent « contaminé » par ce que l'on appelle la famille des amphiboles, particulièrement résistante. Cette question fait également l'objet d'un débat. Les Canadiens prétendent évidemment que leurs mines sont exemptes de contamination. Je ne dispose pas d'éléments objectifs pour le contester. Certes, le fait que le Canada soit un pays producteur peut décrédibiliser ses arguments. Ce raisonnement me semble cependant rapide. Le Canada est un pays moderne, qui respecte la santé de ses populations. Il est vrai que je considère que le recours canadien auprès de l'Organisation mondiale du commerce est particulièrement inapproprié. Ceci mis à part, et outre le fait que la communication sur le sujet soit excessivement démonstrative, l'industrie et le gouvernement canadiens ont suivi une démarche de prévention à l'égard des utilisateurs. Le Canada a incité de nombreux pays utilisateurs à initier une démarche de prévention. Pour l'avoir vécu, je peux vous certifier que la tâche est ardue auprès d'un certain nombre de pays. A mon époque du moins, les Canadiens suivaient cette démarche, importante en termes de moyens et d'investigations, auprès de leurs clients. Je ne sais pas si cela répond bien à votre question, mais tel est ce que m'inspire la position canadienne.

M. Paul Blanc - Cela ne répond pas entièrement à ma question, en effet. Pensez-vous qu'il serait possible, en vertu du principe de précaution que nous avons intégré à la Constitution, d'utiliser l'amiante en provenance du Canada dans notre pays ?

M. Daniel Bouige - A mon sens, la situation française actuelle est telle que le degré d'acceptabilité du risque est incompatible avec l'utilisation de cette substance. Nous disposons de produits de substitution qui répondent à nos besoins techniques et économiques. Certes, soyons prudents en ce qui concerne les fibres de substitution. Nous devons maintenir une vigilance forte. Toutefois, un retour en arrière ne serait, à mon avis, pas justifié. Comme je le disais, en matière de faibles niveaux, un certain niveau de risque sera toujours imprévisible. Peut-être est-il faible intrinsèquement. Transposé à l'échelle d'une population globale, il peut cependant aboutir à des chiffres véritablement significatifs. A l'évidence, en termes de précaution élémentaire, il me paraîtrait injustifié d'admettre l'amiante canadien.

M. Roland Muzeau - Si je ne me trompe pas, il nous a été indiqué, lors d'une précédente audition, que le caractère cancérigène de l'amiante était connu dès les années 1950. Ne croyez-vous pas que le poids de l'économie, en général, a été déterminant dans cette course de lenteur qui a abouti à ce désastre sanitaire (100.000 morts annoncés) ? Cette lenteur a été pour une part justifiée par les incertitudes que vous venez d'évoquer, par les aspects contradictoires des études menées et les avis différents de personnes également compétentes. Au fil du temps, une démarche s'est construite, de mieux en mieux partagée par les spécialistes, qui a abouti à l'interdiction complète de l'amiante. Quelques décennies ont été nécessaires à cela, ce qui constitue un cas unique, dans l'économie moderne, de désastre de ce type. Cette lenteur a été probablement confortée par la notion, que vous venez d'évoquer, de degré d'acceptabilité du risque. Le doute est persistant, ce qui pose la question du degré accepté. Tant qu'une définition précise n'était pas partagée, le matériau était utilisé.

Par ailleurs, un spécialiste auditionné par notre mission nous a alertés sur le risque majeur d'une réintroduction sur le territoire national par le biais du commerce international de pays émergents, en plein développement économique, de nombreux produits manufacturés contenant des fibres d'amiante. Ce spécialiste nous a indiqué que notre pays ne dispose pas des moyens nécessaires à un contrôle significatif de l'ensemble des produits entrants. J'ajoute qu'il sera nécessaire de se débarrasser un jour de ces produits. Les modalités de ce traitement sont loin d'être définies.

Enfin, et je terminerai avec cela, de la même façon que vous avez souligné le réel problème des poussières de bois, d'autres types de produits, comme les éthers de glycol, ne présentent-ils pas des risques plus importants encore que l'amiante ? Les éthers de glycol, en effet, ont un caractère reprotoxique : à la différence de l'amiante, dont la victime, utilisatrice, est identifiée, la toxicité des éthers de glycol reporte sur plusieurs générations de graves problématiques sanitaires. La gravité des risques présentés par ce type de produits ne justifierait-elle pas de prendre des décisions significatives en la matière ?

M. Daniel Bouige - Pour répondre à votre dernière question, je ne connais pas le problème des éthers de glycol. Je ne suis pas en mesure de me prononcer sur la dangerosité de ces produits. Par ailleurs, nous ne procédons pas à ce type d'analyse, qui fait appel à des technologies dont notre laboratoire ne dispose pas. Je ne connais ni la nature des expositions, ni celle des risques associés. En revanche, je considère que ces produits doivent faire l'objet d'une évaluation par les experts. L'Institut de veille sanitaire dispose des compétences nécessaires et peut en développer de nouvelles. Il est nécessaire qu'une concertation s'établisse, éventuellement dans un cadre plus officiel que celui qu'offrait le CPA en matière d'amiante. Je crois, qu'à l'heure actuelle, il est possible de mettre en oeuvre un dialogue associant l'ensemble des experts. A mon sens, la décision de gestion du risque doit être prise dans ce cadre. Cette gestion se fera peut-être par un usage contrôlé assorti d'éventuelles restrictions, si les critères mis en évidence par les experts le justifient. Peut-être ce mode de gestion deviendra-t-il plus restrictif, voire basé sur une interdiction assortie d'exceptions. Cela sera conditionné par les connaissances futures, les évolutions technologiques, les nouvelles solutions de substitution, etc. Telle est ma démarche générale en matière de prévention. Je ne crois pas aux décisions brutales. La gestion des risques immédiats et identifiés est très simple. Dès lors que les effets ne sont pas systématiquement et immédiatement visibles, qu'ils sont différés dans le temps, j'estime que le mode de gestion du risque doit en tenir compte.

A propos de la réintroduction des produits : très sincèrement, je n'y crois pas. Je n'ai pas entendu que ce genre de pratiques, strictement interdites, existe. Tout utilisateur d'un produit contenant de l'amiante s'expose à un risque extrêmement grave, ainsi qu'à des poursuites pénales significatives. Si un tel phénomène devait se produire, il relèverait de démarches et de procédés que je ne pourrais que regretter. Toutefois, très sincèrement, je n'y crois pas. Il nous arrive quelquefois de recevoir des matériaux et que l'on nous demande de vérifier s'ils contiennent ou non de l'amiante. Certaines personnes peuvent en effet avoir des doutes, particulièrement lorsque le matériau contient d'autres fibres. Cela nous arrive quelquefois.

Enfin, je ne suis pas en mesure de confirmer ou d'infirmer la date de 1950 que vous venez d'évoquer. Les opinions divergent quant à la date à laquelle les dangers de l'amiante ont été connus. Les connaissances se sont établies très progressivement. La question est de savoir comment la société réagissait face à un tel type de risque en 1950 : que pouvait-elle faire, quelles étaient ses priorités, que faisait tel ou tel pays ? C'est en ces termes que je poserais la question. Lorsque nous traitons de phénomènes dont l'évaluation est complexe, le doute règne parmi les experts. En revanche, la rapidité avec laquelle nous sommes aujourd'hui capables de détecter des niveaux de risque et de les évaluer de façon quantitative s'est bien améliorée. Nous disposons de batteries de tests suffisantes, bien qu'elles ne soient jamais complètes. Nous n'avons pas besoin d'attendre les résultats de l'épidémiologie, la réalité de terrain. J'estime que nous avons suffisamment d'éléments pour anticiper sur le déclenchement éventuel d'un certain nombre de phénomènes. Je pense qu'il faut utiliser ce qui est à notre disposition. L'acceptabilité du risque se décline par un usage décidé et contrôlé par les pouvoirs publics. Ce principe demeure, dans la mesure où il est justifié. Les pouvoirs publics peuvent certes en décider autrement, en fonction des évaluations.

Mme Marie-Christine Blandin - Je voudrais savoir si votre laboratoire a déjà répondu à des commandes publiques ou si vous ne travaillez qu'à partir de commandes privées. Dans cette dernière hypothèse, existe-t-il des laboratoires publics qui procèdent au contrôle du nombre de fibres dans l'air ambiant ?

M. Daniel Bouige - Nous répondons, bien entendu, à des commandes publiques. Des laboratoires publics existent également, avec lesquels nous avons beaucoup travaillé, en particulier le Laboratoire d'études des particules inhalées (LEPI) qui était précurseur dans le domaine de l'expérience métrologique. Vous savez que des procédures obligent maintenant les laboratoires à être accrédités. Dans l'ensemble de nos démarches métrologiques, en matière de particules, de métaux lourds ou encore de solvants, nous suivons une démarche d'accréditation. Une procédure, heureusement assez stricte, qualifie la capacité d'un laboratoire à évaluer des données précises. Les laboratoires publics ne pourraient répondre seuls à la demande.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Votre laboratoire est-il indépendant ou dépend-il d'un groupe ?

M. Daniel Bouige - Notre laboratoire est indépendant et fonctionne sur une structure d'actionnaires.

Mme Marie-Christine Blandin - A votre avis, quelle est la meilleure source scientifique qui nous permettrait d'avoir accès à une connaissance de base relative à l'action microscopique et biologique des fibres ? En effet, à propos des mécanismes de cancérogenèse, des plaques pleurales, etc., nous avons reçu des informations, sinon contradictoires, du moins différentes. A quelle source particulière pourrions-nous nous référer ?

M. Daniel Bouige - A l'heure actuelle, l'InVS est une structure appropriée. Plusieurs structures existent. Sur le plan des risques industriels, l'INRS a vocation et compétence pour travailler sur les risques induits par telle ou telle substance. En milieu hospitalier, des centres de recherche existent, qui travaillent sur des problématiques particulières. Je vous conseille également de regarder le débat international. Pour l'avoir fréquenté, je pense que de très bons travaux sont menés dans certains pays, qui sont, pour diverses raisons, en avance sur la connaissance du problème de l'amiante. De plus, ce problème est de nature européenne. Un spécialiste anglais, Julian Peto, a publié dans le British Journal of Cancer des prévisions concernant plus de dix pays. Ces problèmes doivent être examinés le plus tôt possible au regard des travaux européens afin de gagner du temps et de l'expertise. Lorsque nous souhaitons établir un constat, il est utile d'étudier les constats qui ont été dressés par d'autres.

Mme Sylvie Desmarescaux - Dans vos propos, vous avez prononcé plusieurs fois des mots inquiétants : « acceptabilité du risque », « incertitude ». En matière de fibres de substitution, en cas de doute, vous avez préconisé la plus grande prudence, ainsi que des exceptions. La question des fibres céramiques réfractaires m'inquiète toujours. Un décret de 1991, si mon souvenir est bon, faisait état de la forte présomption de risque cancérigène présenté par les fibres céramiques réfractaires, et de l'opportunité de ne plus les utiliser lorsque cela est possible. J'ai l'impression que nous attendons, voire que nous reculons. N'attendons-nous pas trop longtemps ? Avec les produits de substitution, n'allons-nous pas nous retrouver confrontés, comme avec l'amiante, à un problème énorme de santé publique ?

M. Daniel Bouige - Je répondrai à votre question en me répétant : tout dépend du degré d'acceptabilité d'un risque. Il est cependant nécessaire de nuancer ce propos. Un examen approfondi de la situation, en matière médicale, scientifique et technique, permet de prendre une décision. Je ne prétends pas que cette décision soit idéale. En caricaturant votre position, le moindre soupçon vis-à-vis d'une substance devrait déterminer une procédure rigoureuse de restrictions et d'interdictions. Cela stopperait toute démarche économique. La gestion du risque résultera toujours d'un compromis. L'essentiel est que la démarche soit accompagnée, afin de pouvoir corriger à tout moment l'orientation prise, de façon plus ou moins restrictive. Un certain nombre de paramètres sont incontournables. Il n'est pas possible de demander du jour au lendemain aux structures économiques de production de changer de matériau. Les industriels connaissent des contraintes de connaissances et de sécurité. A mon avis, le processus nécessite des transitions. L'essentiel est que le mode de gestion soit accompagné, régulièrement observé et critiqué. L'Institut de veille sanitaire peut s'en charger, en collaboration avec les CRAM, qui tiennent un rôle de contrôle et d'alerte, ou encore la médecine du travail. Des moyens existent pour remonter et centraliser les informations. Ces moyens permettront d'alerter et d'anticiper le mieux possible.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous vous remercions beaucoup. Si besoin était, nous referions appel à vous, du moins sous forme écrite.

Audition de M. Dominique MOYEN,
ingénieur général du corps national des Mines,
ancien directeur de l'Institut national de recherche et de sécurité
(23 mars 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Vous êtes ancien directeur de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Vous avez joué un rôle important dans le domaine de l'amiante, et avez, à ce que nous avons appris, suscité la création du comité permanent amiante. Vous savez que notre mission a pour but d'évaluer le bilan et les conséquences de la contamination par l'amiante. Vous avez participé à ce dossier. Nous aimerions que vous puissiez nous dire, en quelques minutes, ce que vous pensez de l'évolution de ce dossier et ses conséquences sur le plan sanitaire. Nous vous poserons ensuite un certain nombre de questions. Vous pouvez également compléter votre curriculum vitæ .

M. Dominique Moyen - En tant qu'ingénieur des Mines, j'ai commencé ma carrière au service des Mines à Clermont-Ferrand, en 1963. A la suite de cela, j'ai été appelé à Paris pour travailler dans le domaine de l'environnement à l'heure où se créaient les agences de bassin. J'ai travaillé pour la DATAR, pour le ministère de l'industrie, avant d'être conseiller technique au cabinet de Robert Poujade, premier ministre de l'environnement. J'ai ensuite poursuivi ma carrière dans l'environnement, avant d'être nommé directeur général adjoint puis directeur général de l'INRS, de 1976 à 1996. En 1996, je suis retourné au conseil général des Mines. J'ai été embauché par l'environnement pour être président de l'agence de l'eau. J'ai été président de la commission de la Meuse, en même temps que membre de l'inspection générale de l'environnement. Durant la même période, j'ai été chargé par le ministère de l'industrie de m'occuper de la programmation à moyen terme des six écoles des Mines. C'est ainsi que j'ai terminé ma carrière. Par ailleurs, j'ai été président de l'Union centrale des communautés Emmaüs. Récemment, en 2003, j'ai été président d'une commission à propos du contournement autoroutier de Bordeaux. J'ai également rédigé un rapport sur l'hygiène et la sécurité du travail en République tchèque pour le compte de la Commission européenne.

J'ai pris connaissance des comptes rendus de vos auditions sur Internet. J'estime nécessaire d'évoquer avec vous l'INRS pour préciser certains éléments. L'INRS n'est pas une société privée mais une association de la loi de 1901, qui est une émanation de la CNAM, dotée d'un conseil d'administration paritaire, comportant neuf représentants des syndicats de salariés et neuf représentants des employeurs. Le fonds de prévention finance 95 % du budget, ce qui représentait, à l'époque où je m'en occupais, environ 500 millions de francs. L'INRS employait à l'époque environ 550 personnes. Parmi les acteurs qui s'occupent de prévention des risques professionnels, la valeur ajoutée de l'INRS résidait tout d'abord dans les recherches et les études. Les recherches nécessitent des investigations assez longues, tandis que la durée des études peut varier de deux semaines à deux ans. L'apport de l'INRS consistait également en actions de formation, en synthèses documentaires et en publications. A cet égard, entre 1950 et 2004, l'INRS a publié plus de 350 publications relatives à l'amiante. Je le précise, car il a été dit que l'INRS ne s'était pas du tout préoccupé de ce problème et n'avait publié qu'un seul article sur le sujet. L'INRS n'avait d'intérêt que s'il était indépendant, ce que ses sources de financement lui permettaient et ce que la composition paritaire du conseil d'administration imposait. C'est pour cette raison que je me suis dirigé vers l'INRS. Je n'ai jamais accepté la moindre suspicion quant à l'indépendance de l'INRS, ce qui m'a quelquefois valu des séances de conseil d'administration un peu compliquées. Si un tel doute avait été fondé, j'aurais été prêt à remettre ma démission immédiatement. Je tenais à souligner que l'INRS a fait son travail dans le domaine de l'amiante.

Par ailleurs, de nombreuses affirmations ont été formulées concernant le CPA. En 1982, j'ai présidé une réunion organisée par le ministère du travail, qui réunissait des représentants patronaux et syndicaux du secteur de l'amiante. Je me souviens avoir conclu en regrettant que ce colloque se termine car il constituait une belle occasion de se parler, de progresser techniquement et de dissiper les malentendus et idées reçues. Certes, le Conseil supérieur de prévention des risques professionnels pouvait traiter de ce sujet. Cet organisme est quadripartite, réunissant patrons, syndicats, administrations et personnes qualifiées. Cependant, le travail de cette instance est très formel et précis. La commission des maladies professionnelles discute des textes particuliers. J'avais donc jugé pertinent de mettre en place une organisation qui nous permette de nous retrouver et de débattre sans engager les uns et les autres, afin de faire progresser la situation. A l'époque, les problèmes du Moyen-Orient existaient déjà, et je me souviens avoir comparé ma proposition à l'idée de faire du Sinaï un lieu vide. C'est ainsi que le CPA s'est constitué. Contrairement à ce qui a pu être écrit, bien que j'aie effectivement participé à cette création, je n'en ai jamais choisi personnellement les membres. Je n'ai pas « fomenté » le CPA. Des médecins y participaient, ainsi que des représentants de tous les syndicats, parmi lesquels FO, contrairement à ce qui a pu être affirmé. Notre travail se déroulait bien. Nous discutions des ordres du jour que les uns et les autres mettaient sur la table. C'est ainsi, je crois, que nous avons réduit progressivement la valeur limite initiale d'exposition. A un moment, effectivement, compte tenu de l'avancement des progrès réglementaires et des connaissances dans le domaine de l'amiante, le débat est devenu moins intense. A ce moment, à mon avis, le CPA avait rempli son rôle. Ensuite, les participants ont commencé à s'intéresser à la prévention des risques dus aux flocages existants. J'ai toujours raisonné à partir de trois catégories de personnes exposées aux risques de l'amiante : les ouvriers des usines, les personnes en contact permanent, du fait de la nature de leur travail, avec l'amiante (personnels travaillant sur les faux plafonds, personnels de flocage et de déflocage), et le grand public. Cette classification est utile. A ce moment, le CPA s'est intéressé au flocage. Finalement, vous savez que la réglementation a évolué en anticipant celle de la Commission européenne, dans une perspective de réduction du risque par la fixation de valeurs limites d'exposition (VLE).

Je souhaite, si vous le permettez, évoquer une problématique plus fondamentale. Chacun considère aujourd'hui que l'amiante aurait dû être interdit beaucoup plus tôt. Je suis d'accord. Pourquoi cela n'a-t-il pas été fait ? Vous alliez certainement me poser la question. Je ne travaillais pas pour le ministère du travail. Je n'étais pas du côté des industriels. J'insiste sur ce point car je suis profondément blessé que l'on prétende que j'aie pu faciliter la vie aux industriels de quelque manière que ce soit. Je relisais toutes les épreuves des publications de l'INRS avant de donner le bon à tirer. J'ai donc beaucoup lu sur l'amiante. A l'époque, nous suivions une politique de réduction du risque. Supprimer le risque n'est pas toujours possible, mais réduire le risque est souvent possible. L'une de nos tâches était de montrer comment il était possible de réduire le risque. En matière de maladies professionnelles, une politique de valeurs limites d'exposition était à l'oeuvre. Cette politique constituait une façon de contrôler le risque. Les prescriptions soviétiques de prévention comportaient une liste de 250 VLE, plus ou moins respectées. En France, si mes souvenirs sont exacts, seules cinq VLE étaient en vigueur : pour le monoxyde de carbone, l'amiante, la silice, le benzène et le monochlorure d'alumine, que nous ne savons pas polymériser et qui provoque un cancer primitif du foie. La valeur limite est basée sur le fait que l'organisme peut se défendre jusqu'à un certain point. Pour expliquer ceci, je prenais l'exemple des piqûres de guêpe. Je connais quelqu'un qui est mort d'une piqûre de guêpe. Mon fils est un peu allergique : il peut résister à une piqûre de guêpe mais pas à dix ou vingt piqûres. Est-ce à dire pour autant qu'il faille éradiquer toutes les guêpes de la planète pour remédier au problème ? La VLE était un compromis, basé sur l'hypothèse que l'organisme supporte les faibles doses. Cette politique paraissait raisonnable. Je ne suis pas médecin, mais je sais que cette politique avait ses partisans parmi le milieu médical et je suppose que certaines personnes vous en ont parlé en cette instance. Les doutes quant à la pertinence des VLE ont commencé à apparaître lorsque, outre l'asbestose, pour laquelle une VLE existe peut-être, nous avons commencé à envisager le cancer dû à l'amiante. Or, il est probable que le cancer, de même que le mésothéliome, ne puissent pas être prévenus par une VLE. Cette question est comparable à celle des radiations ionisantes : des VLE sont-elles pertinentes ? Si nous nous limitions à l'asbestose, il est évident qu'il fallait réduire la VLE. Si, en revanche, les VLE ne sont pas pertinentes, la politique de réduction du risque par des moyens techniques, qui permettaient de réduire la VLE, était infondée. A posteriori , je constate que le virage a été lent à prendre : il a fallu du temps pour réaliser que la seule solution était l'interdiction de l'amiante. En 1977, l'INRS a effectué une importante recherche bibliographique sur le sujet. A la suite de cela, la première réglementation a été prise, avec la limite de deux fibres par cm 3 , cette réglementation correspondant à l'esprit de l'époque.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous avons cependant attendu vingt ans, de 1977 à 1997, pour passer des valeurs limites à l'interdiction.

M. Dominique Moyen - Il faudrait savoir à quel moment les spécialistes autorisés ont commencé à douter du bien-fondé de la politique de réduction des risques. L'INRS disposait de capacités techniques en matière de mesure de l'exposition à l'amiante. Nous n'avions en revanche qu'une faible expertise sur les conséquences physiologiques et biologiques. Seuls quelques centres hospitaliers et l'INSERM disposaient de ces compétences.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous avez déjà répondu à presque toutes les questions que nous avions prévu de vous poser. J'évoquerai cependant la question d'un éventuel lobby des industriels de l'amiante.

M. Roland Muzeau - Ce lobbying a existé et a permis aux industriels de s'exprimer.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Il est naturel que chacun des acteurs puisse émettre son avis. Parler d'un lobby des industriels de l'amiante suppose qu'ils auraient pesé de tout leur poids à l'intérieur du CPA. Je vous repose donc la question : accréditez-vous l'opinion, qui a été écrite, que les industriels de l'amiante ont pesé d'un poids considérable dans le fonctionnement du CPA ?

M. Dominique Moyen - Ils n'ont probablement pas milité pour l'interdiction de l'amiante. Cependant, où les industriels avaient-ils la possibilité de s'exprimer ? Dans les milieux scientifiques, au Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels et, effectivement, au CPA. Au sein du comité, je ne me souviens pas que des pressions aient été exercées. Vous pourriez le vérifier dans les comptes rendus de nos réunions. Le CPA n'a pas été un lieu où se manifestait la pression des industriels. Affirmer le contraire serait faire injure à ses participants réguliers, et pour lesquels j'ai de l'estime.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Une lettre que vous avez écrite a été publiée. Celle-ci était adressée à M. Valtat, qui est un lobbyiste. Vous lui avez écrit pour lui faire part de l'intérêt de la création du CPA, où scientifiques et professionnels pouvaient se rencontrer. Cette démarche n'appelait pas de critiques. Le problème résidait plus dans le fonctionnement ultérieur de la structure. Nous pouvons lire dans l'ouvrage de M. Malye que les industriels ont exercé une pression et affirmé qu'aucun produit de substitution n'était disponible. Les industriels insistaient sur le caractère indispensable de l'amiante dans un monde moderne. L'argument « choc » était : l'amiante sauve plus de vies qu'il n'en tue. Je comprends bien que la démarche des lobbyistes amène à souligner que l'amiante sauve des vies, en protégeant des incendies par exemple. Toutefois, cela ne suffit pas pour démontrer la non-nocivité de la substance.

M. Dominique Moyen - En parcourant l'ouvrage auquel vous faites référence, il apparaît que je suis soit un homme méprisable, moralement répugnant, soit un naïf. J'ai ma conscience pour moi et je laisse leur opinion à ceux qui penchent pour la première alternative. Quant à la seconde, je n'avais pas la réputation d'être naïf. Je vous lis la lettre en question : « Il me semble qu'un dialogue s'est instauré, qui n'est ni un faux consensus, ni une réconciliation d'occasion. Vous me demandez les suites qui pourraient être données. J'en vois personnellement deux. Je crois qu'il faut donner suite à la proposition ... d'un petit groupe de contrôle fondé sur la CNAM et l'INRS ... » . Si mes souvenirs sont bons, cette proposition a abouti à une vaste campagne de mesures dans les usines d'amiante, dont les résultats ont été intégralement publiés. « Comme vous vous en souvenez, j'ai évoqué en fin de réunion un groupe informel et sans pouvoirs qui pourrait servir de régulateur pour ces problèmes de l'amiante et de la prévention. Mais l'ordre du jour étant ce qu'il était, cette proposition n'a pu être reprise par personne. Je ne vois pas bien comment la faire aboutir, sauf par une initiative de vous ... . Il ne serait peut-être pas inutile que vous écriviez aux principales parties prenantes du comité préparatoire de la réunion ... pour leur proposer une réunion dans quelques mois. On verrait bien alors, en fonction des réponses, si la graine qui a été plantée a des chances de pousser ... » .

M. Gérard Dériot, rapporteur - Comment ont évolué les connaissances en matière de risques liés à de faibles expositions à l'amiante ?

M. Dominique Moyen - Je ne dispose que de sources d'informations indirectes. En effet, nous ne menions pas de travaux sur ce sujet. En 1998, l'OMS et le BIT se sont prononcés sur les propriétés cancérogènes du chrysotile et sur la nécessité de rechercher des fibres de substitution. A l'époque, parmi les variétés d'amiante, le chrysotile paraissait acceptable et était la seule fibre qui restait autorisée en France. En 1996, l'OMS a prescrit le remplacement de l'amiante à chaque fois que cela était possible. A peu près au même moment, le rapport de l'INSERM extrapolait le risque pour les faibles doses et confirmait l'absence de seuil pour ce risque. Je ne sais pas sur quelle base cette confirmation a été fondée, n'ayant pas relu le rapport.

M. Paul Blanc - Monsieur le président, je vous prie de m'excuser de prendre la parole pour vous faire part d'un sentiment, plutôt que de poser une question. J'ai le sentiment que nous sommes aujourd'hui en train de mener un procès en sorcellerie. Notre mission est chargée, selon son libellé, d'établir le bilan et les conséquences de la contamination par l'amiante. Je pense que le bilan est aujourd'hui clair : des contaminations par l'amiante ont engendré notamment des mésothéliomes, des cancers pleuraux et autres. A mon sens, les conséquences sont tout aussi évidentes : il est nécessaire d'indemniser les personnes qui ont subi ces conséquences. Les propos que nous sommes en train de tenir me paraissent relever d'une démarche de recherche de responsabilités.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Il s'agit aussi de comprendre. Pour déterminer les conséquences, il est nécessaire de connaître le déroulement du phénomène. Il n'est pas question d'accuser qui que ce soit.

M. Paul Blanc - Lorsque j'étais étudiant en médecine, dans les années 1950, nous connaissions déjà l'asbestose, les cancers pulmonaires, etc. De la même façon, nous savions déjà que des mineurs travaillant dans les mines de charbon étaient atteints de silicose. Ceux-ci ont été indemnisés. Ces problèmes sont connus depuis très longtemps. Les facteurs économiques sont toujours pris en compte. En outre, le charbon a continué à être extrait, alors que cette activité n'était plus rentable du fait de la concurrence menée par l'Afrique du Sud et la Pologne. L'extraction a continué malgré les problèmes sanitaires bien identifiés. Je me demande si nous ne sommes pas en train de dériver par rapport à notre mission, en nous portant sur un registre accusatoire. Je regrette de devoir vous faire part de ce sentiment.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Il est tout à fait permis de communiquer ses sentiments. Nous ne cherchons absolument pas à désigner un coupable dans cette affaire, mais plutôt à comprendre. M. Moyen indique que l'interdiction de l'amiante a été décidée à la suite de l'abandon des valeurs limites. Le problème essentiel, qui rend notre démarche difficile, est que ce processus a duré vingt ans. Nous pouvons débattre de la date à laquelle il a été découvert que l'amiante était cancérigène. Il apparaît cependant que cela s'est produit au cours des années cinquante. Là aussi, vingt ans ont été nécessaires pour l'imposition de valeurs limites. Constater cette inertie n'est pas une accusation mais relève bel et bien, à mon avis, du domaine des conséquences : comment éviter cela à l'avenir ? Il semble que nous disposons aujourd'hui de moyens d'investigation et, surtout, d'anticipation qui sont incomparables avec ce qui existait auparavant. Il faudrait évidemment les mettre en oeuvre, ce qui relève de l'INRS et d'autres organismes.

M. Dominique Moyen - Si vous le permettez, j'ajouterai deux brèves remarques. Sur le plan pénal, que vous évoquez, j'ai été convoqué le 15 juin 2004 par un officier de police dans le cadre d'une instruction menée sur commission rogatoire. Par ailleurs, j'évoquais tout à l'heure la politique des VLE. Cette politique, qui a été très constante, est aujourd'hui complètement battue en brèche. Je ne sais pas si une valeur limite existe encore pour un produit. Il serait peut-être intéressant de le savoir. Quoi qu'il en soit, le principe de précaution a aujourd'hui plus tendance à préconiser le risque zéro que le risque contrôlé.

Mme Marie-Christine Blandin - Notre mission porte sur le bilan de la contamination par l'amiante, pour lequel nous commençons à disposer de nombreux éléments, et sur ses conséquences. J'estime que nous, parlementaires, avons le devoir d'examiner tous les mécanismes et les rôles de chacun afin de savoir comment un pays, ou plusieurs, ont pu s'enferrer dans la mauvaise piste du maintien de l'amiante. Cela nous permettrait d'éviter que cela se reproduise, plutôt que de rechercher des coupables. En ce sens, M. Moyen, je vous réponds : ni moralement répugnant, ni naïf. Il est d'ailleurs singulier que vous évoquiez votre convocation dans le cadre d'une instruction. Ce n'est pas le sujet de cette mission qui est centrée sur les questions suivantes : qui savait ? A quel moment savait-on ? Qui a lancé l'alerte ? Qui ne l'a pas entendue ? Je trouve frappant que les personnes que nous avons successivement auditionnées nous précisent systématiquement qu'elles ne sont pas médecins. Nous aurions peut-être dû convier très rapidement des médecins à nos auditions. Par ailleurs, je souhaite communiquer à la mission des documents que j'ai trouvés sur Internet, afin de donner une idée du climat que nous avons pu connaître en France. Ces documents sont issus d'un site québécois. Très récemment, en février dernier, de malheureux journalistes de Radio Canada ont diffusé une émission dans laquelle ils ont affirmé que la chrysolite était une variété d'amiante certes différente, mais très dangereuse. Suite à cette émission, des débats d'une violence incroyable sont apparus sur Internet. Surtout, une élue locale a fortement pris position. Le comité pro amiante organise des courses cyclistes avec des tee-shirts portant l'inscription « vive l'amiante ». Partout au Québec, des personnes expliquent pourquoi l'amiante n'est pas dangereux. Le syndicat des métallurgistes a menacé les journalistes. Je pense qu'il est intéressant de lire ces documents, car cela nous replonge dans un climat qui a pu exister chez nous.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Tout à fait. Le reportage que nous avons vu à la télévision faisait apparaître exactement le même état d'esprit. Nous l'avons d'ailleurs bien connu avec les mineurs, dont parlait Paul Blanc : la maladie était inévitable, acceptée, car il fallait produire du charbon.

M. Dominique Moyen - Je souhaite simplement vous communiquer quelques données. Fin 2002, plus aucune exception ne subsistait en France pour l'amiante, sauf pour les véhicules d'occasion. Depuis, l'importation française d'amiante est nulle. Les statistiques douanières d'importation d'Eurostat indiquent toujours 7.130 tonnes pour le Portugal, 3.160 pour l'Espagne, 1.990 pour la Grèce et 200 pour l'Allemagne. L'Assemblée générale de l'association internationale des sécurités sociales constate que la production mondiale d'amiante est à nouveau en hausse depuis quatre ans. Cette production est principalement originaire de la Russie, de la Chine, du Canada, du Brésil et du Kazakhstan.

Par ailleurs, pour répondre à la remarque de Mme Blandin, à l'époque où je le dirigeais, l'INRS disposait de sept médecins. Leurs tâches étaient diverses, mais ils n'étaient pas épidémiologistes. Des médecins sont également présents au sein du Conseil supérieur de prévention des risques professionnels. Une commission s'occupe d'ailleurs spécifiquement des maladies professionnelles. Je ne peux supposer que ces médecins aient caché quoi que ce soit.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous ne l'imaginons pas non plus.

M. Roland Muzeau - Je tiens à souligner que la problématique du charbon est complètement différente de celle de l'amiante, même si une mort causée par le charbon est tout aussi dramatique. Les phénomènes engendrés par le charbon et ceux causés par l'amiante sont cependant bien distincts.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - En effet, l'asbestose et la silicose sont des pathologies bien différentes. La silicose n'est pas un cancer. Toutefois, le débat que j'ai vécu à l'époque entre les syndicats et les Houillères était rude.

M. Roland Muzeau - Cependant, jusqu'à ce que la concurrence étrangère l'emporte, le débat n'a jamais porté sur un éventuel arrêt de la production de charbon en raison de ses conséquences sanitaires.

M. Dominique Moyen - Nous n'avons pas évoqué les problèmes des produits de substitution. L'INRS a mené des études sur la fabrication des produits céramiques. Il apparaît que les céramiques ne sont pas exemptes de problèmes sanitaires. Plus elles sont efficaces, plus elles posent des problèmes.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - En effet, nous avons déjà abordé cette question. Nous vous contacterons bien volontiers, certainement par écrit, si nous avions besoin de précisions supplémentaires.

M. Dominique Moyen - Je n'ai plus que ma mémoire et quelques vieux dossiers, mais je reste à votre disposition.

Audition de M. Gilles ÉVRARD,
directeur des risques professionnels de la Caisse nationale d'assurance maladie
des travailleurs salariés (CNAMTS)
(23 mars 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Vous êtes, monsieur Évrard, directeur, depuis 1996, des risques professionnels de la CNAMTS. Comme vous le savez, notre mission cherche à établir le bilan et les conséquences de la contamination par l'amiante. Nous avons pour cela auditionné un certain nombre de personnes. Vous êtes administrateur de l'INSEE et ancien élève de l'École polytechnique. Vous avez débuté votre carrière à l'INSEE, puis chez Thomson. Pourriez-vous nous dire ce que vous pensez du sujet de l'amiante ? Le rapporteur vous posera ensuite des questions.

M. Gilles Évrard - Je n'ai pas particulièrement préparé de propos liminaire. Comme vous le rappeliez, monsieur le président, je suis entré dans ma fonction actuelle en juin 1996, c'est-à-dire à l'époque où a été publié le rapport de l'INSERM. La direction des risques professionnels est concernée par l'ensemble des sujets de la branche accidents du travail et maladies professionnelles. S'agissant de l'amiante, et depuis cette époque, nous sommes particulièrement concernés par le volet indemnisation. Les indemnisations de maladies professionnelles dues à cette substance ont très fortement progressé depuis 1996. Près de la moitié de ces maladies sont des plaques pleurales, un peu moins sont des cancers broncho-pulmonaires. Depuis cette époque, a également été créé le fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante, le FIVA. Ce dispositif d'indemnisation est relativement important : il représente environ 15 % des indemnisations de la branche accidents du travail et maladies professionnelles, ce qui est véritablement conséquent.

M. Gérard Dériot, rapporteur - La convention d'objectifs et de gestion qui vient d'être signée entre l'État et la branche accidents du travail et maladies professionnelles (ATMP) indique que la vocation de cette dernière est d'aider les acteurs de la vie économique à éviter les risques liés au travail. Pensez-vous que la branche ATMP a joué pleinement son rôle de prévention par rapport à l'amiante ? Comment expliquez-vous le retard pris en matière de protection des salariés, alors que les effets cancérigènes de l'amiante sont connus depuis le début du XX ème siècle ? De quels moyens dispose la branche pour mener à bien sa mission de prévention et de détection des risques professionnels ? Quelles relations entretenez-vous avec l'INRS ?

M. Gilles Évrard - Il est important de rappeler que le rôle de la branche est d'aider les acteurs de la vie économique et que la responsabilité d'assurer la sécurité des salariés incombe aux chefs d'entreprise. La prévention générale est assurée par l'État, par le ministre chargé du travail. Dans ce cadre, la branche établit et promeut un certain nombre de bonnes pratiques professionnelles, en collaboration avec les partenaires sociaux au sein des comités techniques nationaux, afin de limiter au maximum les risques professionnels. S'agissant de l'amiante, la branche n'a absolument pas attendu l'interdiction de 1996-1997 pour formuler un certain nombre de recommandations. Plusieurs centaines de communications ont été effectuées au sujet de l'amiante. La branche avait assez largement évoqué tous les aspects du problème. Le fait est que cette information, qui paraissait abondante, n'a peut-être pas été suffisamment diffusée. Je considère que la branche ATMP a rempli son rôle en produisant de nombreux documents sur ce sujet. J'ajoute qu'un tableau des maladies professionnelles dues à l'amiante existait dès 1945, à la création de la sécurité sociale. Ce tableau n'était certes pas aussi complet qu'il l'est aujourd'hui. Cela montre en tout cas que l'amiante était déjà considéré comme susceptible de causer des maladies professionnelles.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous venez de rappeler le coût de l'indemnisation des victimes de l'amiante. Du point de vue financier, jugez-vous satisfaisant le mécanisme de financement actuel des deux fonds d'indemnisation ?

M. Gilles Évrard - Par ordre chronologique, les prestations offertes par le fonds de cessation anticipée d'activité ne sont pas spécialement destinées aux victimes de l'amiante, mais à des personnes qui travaillaient dans certaines entreprises. Nous constatons aujourd'hui qu'environ 90 % des bénéficiaires de l'allocation le sont au titre des listes, et 10 % au titre des maladies professionnelles. Ce dispositif n'est donc pas essentiellement un dispositif de réparation destiné aux victimes. Jusqu'à présent, son financement repose principalement sur la branche ATMP. Une petite partie provient des droits sur le tabac. Dans la mesure où il ne s'agit pas de réparation, nous pouvons nous interroger sur l'opportunité de la prise en charge de ce fonds par la branche, qui est financée par l'ensemble des entreprises. Il semblerait justifié de ne s'adresser qu'aux entreprises concernées. Le montant global est considérable et dépasse largement ce qui avait été imaginé. A l'heure actuelle, ce fonds est beaucoup plus important que le FIVA et a bien plus pesé sur le financement.

Le FIVA propose une indemnisation des maladies dues à l'amiante, quels que soient l'origine de l'exposition et le régime d'appartenance. Le financement de ce fonds repose également en très large partie sur la branche ATMP, ce qui paraît plus logique. En effet, il faudra, à l'avenir, être attentif à ce que les sources de financement reflètent peu ou prou les origines des victimes indemnisées par ce fonds, qui ne le sont pas toutes au titre des ATMP. La mise en place du FIVA est trop récente pour que nous puissions faire des prévisions fiables sur le plan financier.

M. Gérard Dériot, rapporteur - La branche dispose-t-elle d'une estimation du nombre de personnes encore exposées à l'amiante ?

M. Gilles Évrard - Non. Plus exactement, pour ce genre de question, nous nous référons aux documents publiés par l'INSERM. Je ne dispose pas d'autres sources.

M. Gérard Dériot, rapporteur - La branche se préoccupe-t-elle de la question de personnes exposées aux produits de substitution, qui peuvent également poser des difficultés ?

M. Gilles Évrard - La branche s'en préoccupe, particulièrement des fibres céramiques, qui peuvent être cancérigènes. L'INRS, notamment, mène des études épidémiologiques sur l'effet de ces fibres. Cependant, comme pour l'amiante, les effets de ces fibres se déclarent longtemps après l'exposition. Les études doivent donc être de longue durée. De plus, il est relativement difficile de constituer des cohortes de personnes qui ont été exposées aux fibres céramiques mais pas à l'amiante. Evidemment, nous recommandons de limiter au maximum l'utilisation des fibres céramiques.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quel jugement portez-vous sur le plan « santé au travail » proposé par le Gouvernement ? Y avez-vous été associés ? Les mesures annoncées vous paraissent-elles de nature à éviter un drame sanitaire comparable à l'amiante ? Quelles mesures complémentaires suggérez-vous ?

M. Gilles Évrard - Je pense que l'élaboration du plan « santé au travail » est une bonne initiative, notamment parce qu'il tire les conséquences de la responsabilité de l'État dans l'affaire de l'amiante. Le plan propose un certain nombre de mesures régaliennes en matière de contrôle. Il prévoit également, dans le domaine de la recherche et de la surveillance, la création d'une agence. Dans la mesure où nous éviterons la surabondance de structures et que l'ensemble des acteurs pourra collaborer, je pense que ces mesures seront utiles. J'ai toutefois un sujet d'inquiétude quant à la mise en place de ce plan : nous disposons de peu d'épidémiologistes et de spécialistes de l'amiante. Je ne suis pas sûr que nous puissions augmenter rapidement ce vivier. Le plan peut être de nature à éviter un drame du type de celui de l'amiante. Cependant, une grande partie du problème tient à la décision : les connaissances existaient, mais les décisions n'ont pas été prises. En soi, la création d'une agence ne garantit pas forcément la rapidité et la qualité des décisions.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quelles sont vos prévisions relatives à l'évolution future du nombre de personnes indemnisées ?

M. Gilles Évrard - Il est très difficile de répondre à cette question. Dans les pays voisins, nous constatons que le nombre de victimes a plutôt tendance à diminuer après l'interdiction de l'utilisation de l'amiante. Un décalage de cinq à dix ans peut exister entre l'interdiction et la diminution. Un point qui m'inquiète particulièrement est la recrudescence, depuis l'interdiction, de déflocages sauvages, sans protection. De ce fait, je crains que nous n'assistions à terme à une augmentation du nombre de maladies. Nous menons donc un effort de communication dans ce domaine.

M. Paul Blanc - N'êtes-vous pas en mesure d'établir la liste des entreprises de désamiantage ?

M. Gilles Évrard - Nous le sommes lorsqu'elles sont déclarées. Malheureusement, de nombreuses entreprises, voire des artisans effectuent des désamiantages sans déclaration de chantier, sans être certifiés. Dans ce cas, nous ne disposons pas des moyens administratifs nécessaires. C'est le fondement de l'opération « coup de poing » que nous avons menée avec l'inspection du travail, et que nous renouvellerons. Dans les trois quarts des inspections menées, des observations négatives ont été faites.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - J'ai lu dans un article de presse que le vice-président du Conseil d'État estime entre 26 et 30 milliards d'euros le coût de l'indemnisation des victimes de l'amiante dans les vingt prochaines années. Ce chiffre vous paraît-il réaliste ?

M. Gilles Évrard - Cette prévision suppose que nous n'assistions pas à une baisse du nombre de cas et privilégie l'indemnisation par le biais du FIVA.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Un certain nombre d'entreprises sont classées comme ayant exposé leurs salariés à l'amiante. Etes-vous associés à ce classement effectué par le ministère du travail ?

M. Gilles Évrard - Nous participons effectivement au classement, bien que la liste soit établie par le ministère du travail. Les listes sont établies par arrêté et la branche donne un avis consultatif.

M. Roland Muzeau - Vous avez, à juste titre, évoqué la période à laquelle de nombreux déflocages ont été effectués de façon inconsidérée, hors de tout contrôle. Le problème des entreprises sous-traitantes est très préoccupant. De nombreux métiers du bâtiment (électriciens, soudeurs, chauffagistes, etc.) sont externalisés. De plus, ces salariés ne sont souvent que de passage sur les chantiers. Comment tentez-vous de recenser ce type de salariés exposés ?

M. Gilles Évrard - Je partage votre constat d'une multiplicité croissante des intervenants. Il n'est pas trop difficile de connaître les entreprises d'une certaine taille. Il est en revanche beaucoup plus difficile de suivre les salariés des très petites entreprises ou des entreprises éphémères. L'indemnisation est fondée sur les déclarations des victimes, ce qui constitue un problème en soi. Du fait de la durée de latence élevée des pathologies liées à l'amiante, il arrive fréquemment, au moment de la déclaration, que l'entreprise n'existe plus ou que le salarié ait changé d'employeur. S'il est souvent possible d'identifier les entreprises ayant travaillé l'amiante dans le passé, il n'est pas toujours facile de reconstituer les parcours professionnels. La réglementation prévoit, lorsque l'entreprise a disparu ou que le travailleur a été exposé dans plusieurs entreprises, que l'indemnisation soit imputée à un compte spécial, financé par l'ensemble des entreprises. Dans le cas de l'amiante, environ trois quarts des coûts d'indemnisation relèvent du compte spécial. Cette proportion est énorme et illustre bien la difficile « traçabilité » des expositions.

Mme Marie-Christine Blandin - A propos des cursus des salariés, l'exemple d'Alstom, à côté de Roubaix, me vient à l'esprit. Certains ont été difficilement admis au protocole de cessation d'activité. D'autres ne sont pas, pour l'instant, contaminés mais pâtissent d'une réelle discrimination à l'embauche ; les entreprises craignent de devoir porter la responsabilité des expositions antérieures de ces salariés. Ce phénomène va croissant.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Tout à fait. De même, certains salariés de Metaleurop ne souhaitaient pas que l'exposition à l'amiante soit reconnue, car ils craignaient une telle discrimination à l'embauche.

M. Gilles Évrard - Ce phénomène n'est pas uniquement dû à l'amiante : les maladies professionnelles en général posent ce genre de problème. La CNAM n'y peut pas grand-chose. J'attribue à ce phénomène une partie de l'absence de déclaration des maladies professionnelles. Un certain nombre de victimes ne déclarent pas leur maladie professionnelle par crainte de perdre leur emploi ou de ne pas pouvoir être embauchées ailleurs. Il est assez difficile de combattre ce phénomène. Si la nouvelle entreprise est exempte de risques, les coûts ne lui seront pas imputés. Toutefois, les personnes conservent leur métier, ce qui les amène à postuler auprès d'employeurs dont l'activité est semblable. Je ne sais pas très bien comment régler ce problème.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous vous remercions.

Audition de Mme Rose-Marie VAN LERBERGHE, directrice générale,
et de M. Jean-Marc BOULANGER, secrétaire général, de l'AP-HP
(30 mars 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je remercie madame Van Lerberghe et monsieur Boulanger d'avoir accepté cette audition. Vous savez que celle-ci s'inscrit dans le cadre de la mission d'information sur le bilan et les conséquences de la contamination par l'amiante. Chacun ici connaît vos éminentes fonctions à l'AP-HP de Paris.

Nous avons lu dans la presse des articles signalant les problèmes que vous rencontrez avec le traitement de l'amiante présent sur vos différents sites. Je crois qu'il serait intéressant que vous fassiez le point sur cette situation. Notre Rapporteur vous posera ses questions, puis chacun d'entre nous pourra intervenir et le dialogue s'établira.

Mme Rose-Marie Van Lerberghe - Monsieur le président, si vous le voulez bien, M. Boulanger se chargera de cet exposé. Il est secrétaire général de l'AP-HP et donc tout à fait compétent pour vous dresser un bilan complet de la situation. J'ajoute que M. Boulanger a commencé sa carrière en tant qu'inspecteur du travail. Il est en ce sens plus compétent que moi.

Notre présence ici s'inscrit parfaitement dans notre actualité la plus récente, puisque notre dernière réunion de CHSCT vient de se terminer.

M. Jean-Marc Boulanger - Monsieur le président, je vous remercie. La situation dans laquelle nous nous trouvons depuis maintenant plus d'un mois a débuté à l'Hôpital Saint-Louis au moment où, le diagnostic sur l'amiante ayant été achevé au sein de cet établissement, et suite à des discussions avec le personnel et le comité d'hygiène et de sécurité, le directeur d'établissement a décidé de soumettre le personnel d'entretien à un suivi médical renforcé. Cette décision s'est fondée sur le fait que, comme pour d'autres établissements, certains matériaux comportent de l'amiante au sein de nos locaux. Nous avons estimé que les personnels d'entretien de ces sites étaient susceptibles d'être concernés par une éventuelle contamination. Il a donc été convenu de signaler ces personnes aux inspecteurs du travail. Ceux-ci décideront de les soumettre à des examens, tout d'abord à des radiologies puis à des scanners pour vérifier leur état de santé. En effet, sur les 65 personnes concernées, il a été démontré qu'un certain nombre d'entre elles étaient susceptibles de présenter des plaques pleurales.

La seule façon d'infirmer ou de confirmer un tel diagnostic est d'avoir recours à un scanner. Cela a été fait et il est apparu que 19 membres du personnel d'entretien présentaient une infection à caractère professionnel : 18 parmi eux, en effet, présentent des plaques pleurales et un seul est affecté d'une fibrose pulmonaire. Dès lors, une émotion - bien compréhensible - s'est fait ressentir. Des représentants du personnel au niveau central nous ont saisis au titre d'un danger grave et imminent sur l'ensemble de l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris. Il nous a été demandé d'établir un diagnostic clair et d'examiner ce qu'il convenait de faire.

A partir de là, pendant environ un mois, une série de travaux se sont enchaînés, visant à faire le point sur l'amiante et sur les matériaux contenant de l'amiante à l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris. Si vous le voulez bien, je vais à présent essayer de faire un petit historique de façon à rappeler où nous en sommes aujourd'hui.

A l'Assistance Publique, le travail sur les matériaux contenant de l'amiante a accompagné le processus réglementaire et législatif. Au cours des années 1996 et 1997, une nouvelle réglementation a imposé de procéder à un diagnostic sur la présence d'amiante friable dans les différents établissements. A ce moment là, un travail a donc été effectué pour établir un tel diagnostic. L'analyse a été rendue. Elle établissait qu'environ 26.000 mètres carrés d'amiante friable avaient été détectés dans nos différents locaux. Cet amiante a été éliminé ou confiné dans les années qui suivirent. Je rappelle que l'AP-HP représente au total environ 3,5 millions de mètres carrés.

A partir des années 2001 et 2002, la réglementation s'est encore renforcée, ce qui, soit dit en passant, me semble normal ; elle se renforcera d'ailleurs dans un proche avenir selon toute vraisemblance. Il a été demandé aux établissements - je ne parle ici que du bâti - d'établir un diagnostic sur l'ensemble des matériaux contenant de l'amiante, en particulier sur l'amiante lié, c'est-à-dire l'amiante enfermé dont les fibres ne sont pas susceptibles de se diffuser dans l'atmosphère. Evidemment, cela concerne beaucoup de types de matériaux différents, dont les dalles de sol. Il faut en effet savoir que bon nombre de dalles de sol contiennent de la fibre d'amiante, et, lorsque ce n'est pas le cas, c'est très souvent la colle qui les maintient au sol qui en renferme. Il nous a donc été demandé de faire un bilan global sur les matériaux de ce type et, surtout, de décrire précisément leur état.

L'idée a été de mettre en place une classification comprenant trois états. L'état 3 correspond aux situations dans lesquelles les matériaux sont en mauvais état de sorte que l'amiante, qui était lié, devient, si je puis dire, délié, c'est-à-dire susceptible de circuler dans l'atmosphère. L'état 1 se rapporte aux matériaux en bon état mais qui nécessitent une surveillance. L'état 2, qui renvoie à une situation intermédiaire, correspond aux situations où l'incertitude sur l'état des matériaux rend nécessaire la mise en place de mesures permettant de détecter la présence d'amiante dans l'atmosphère. Vous savez sans doute que le seuil est de plus ou moins 5 fibres d'amiante par litre d'air. Si ce seuil est franchi, cela indique clairement que l'amiante se disperse et qu'il faut impérativement traiter les locaux. Dans le cas contraire, s'il y a moins de 5 fibres, la réglementation nous renvoie au cas de figure précédent, c'est-à-dire celui dans lequel une surveillance plus importante de ces matériaux est imposée.

Dès le mois de juillet 2003, un travail a été initié dans le cadre du CHSCT, présidé par la directrice générale. Ce CHSCT a lancé l'opération dans chacun des 39 hôpitaux ou groupes hospitaliers de l'AP-HP. Je rappelle qu'il existe au total 56 groupes hospitaliers. Bien sûr, il a été décidé de passer un marché avec des entreprises spécialisées pour faire exécuter ce chantier et conduire les multiples travaux.

Un autre point a été fait en juillet dernier, et nous avons récemment procédé à un nouveau bilan très précis sur ces questions lors de notre dernier CHSCT. Ce bilan nous indique que, sur les 56 établissements, les deux tiers avaient d'ores et déjà achevé leurs travaux, c'est-à-dire que 33 sites avaient terminé leur diagnostic, et que 17 d'entre eux étaient en voie de conclure leurs travaux.

Afin d'accélérer encore ce processus, nous avons lancé un plan d'action en concertation avec le CHSCT. Vendredi dernier, nous nous sommes mis d'accord sur ce plan d'action, qui a donné lieu à un accord entre la direction et les représentants du personnel. L'un des points de ce plan est l'achèvement dans des délais extrêmement courts des travaux prévus. Nous nous sommes ainsi donné trois mois pour achever les chantiers des 17 différents sites et pour faire un bilan précis de la situation. Globalement, tout doit être prêt pour la prochaine réunion de CHSCT, qui doit se tenir au mois de juillet.

Sur les 17 sites en cause, la situation est la suivante. A peu près tous les hôpitaux de l'AP-HP contiennent de l'amiante, comme dans la plupart des bâtiments construits antérieurement à 1997. Les matériaux contenant de l'amiante ne présentent pas de risque particulier dès lors qu'ils sont en bon état et dès lors qu'on ne les perce ni ne les arrache. Car il faut comprendre que c'est là l'une des spécificités de ces matériaux : l'amiante est lié mais, naturellement, si on les manipule sans précaution, on produit alors de la poussière, pas forcément en grande quantité mais qui se disperse toutefois dans l'atmosphère et qui peut, par conséquent, être respirée.

Le bilan relatif aux 33 sites hospitaliers nous a indiqué que près de 2.000 m 2 sont de niveau 3 ; leur l'élimination est naturellement prévue. Nous avons simplement demandé, dans le cadre du plan d'action, à ce que cela soit fait immédiatement et que, sans attendre cette élimination, les endroits identifiés soient neutralisés et qu'il ne soit plus possible d'y accéder. En cas contraire, il y aurait eu un risque environnemental pour toutes les personnes amenées à séjourner dans ces lieux. Je précise qu'il s'agit là de locaux techniques dans lesquels on ne travaille pas habituellement. Quoi qu'il en soit, notre premier point portait sur l'élimination de ces matériaux.

Je disais tout à l'heure que presque tous les bâtiments de l'AP-HP contiennent de l'amiante. Soyons précis : en réalité, trois de nos hôpitaux n'en contiennent pas : il s'agit de ceux qui ont été construits ou complètement rénovés après 1997. Je veux parler de l'hôpital européen Georges Pompidou, de l'hôpital Bretonneau et de l'hôpital Vaugirard. A cette liste, il faut ajouter l'hôpital Corentin Celton à Issy-les-Moulineaux. Cet hôpital est de construction très récente : il vient d'être inauguré.

Notre bilan nous a également indiqué que quelque 30.000 m 2 étaient de niveau 2. Toutefois, au sein de ces locaux, le seuil est inférieur à 5 fibres. Nous avons décidé qu'il fallait ordonner le retrait des matériaux, bien que cela ne soit pas obligatoire. Nous avons toutefois jugé qu'il n'était pas nécessaire de procéder à ce désamiantage immédiatement. Nous avons examiné dans un premier temps l'état de l'amiante. Dans un second temps, nous enclencherons un processus de retrait, quitte à ce que ce retrait s'effectue sur une durée plus ou moins longue. En tout état de cause, il fallait que ce retrait soit programmé, sachant que, dans trois ou quatre années, ces surfaces seront de toute façon vouées à être classées en niveau 3, car leur état commençait à se dégrader.

Voilà pour ce qui concerne le bâti. Si nous nous rapportons à ce que prescrit la réglementation, nous n'avons pas encore tout à fait achevé le travail. La situation, globalement, n'est pas mauvaise. Bien sûr, nous avons décidé d'agir dans tous les endroits susceptibles de poser à terme des problèmes.

Notre second engagement, qui se rapporte à un deuxième type d'engagement réglementaire, consiste à informer les personnes qui interviennent dans les travaux et à mettre en place à leur intention des méthodes et différents processus de travail. Nous nous sommes aperçus, à la lumière de la législation de 1996, que les personnes appelées à intervenir à l'AP-HP sur des matériaux comportant de l'amiante - c'est-à-dire des personnes qui percent, arrachent et découpent - sont en fait le plus souvent des personnels d'entretien. On peut considérer que tous les personnels d'entretien présents dans les établissements dans lesquels se trouvent peu ou prou des matériaux contenant de l'amiante peuvent avoir été confrontés à un risque de contamination ou le sont encore. Ils peuvent en effet, à un moment donné de leur carrière professionnelle, être en contact avec ces poussières. Que faut-il faire ? Il convient tout d'abord de les prévenir, de les informer, et, par ailleurs, lorsque ces personnes interviennent dans une pièce ou sur installation, de faire en sorte qu'elles sachent, dans tous les cas, si les matériaux qu'elles manipulent contiennent ou non de l'amiante. Lorsqu'elles sont en contact avec un matériau contenant de l'amiante, il faut qu'elles disposent d'équipements de niveau professionnel dotés de dispositifs d'aspiration ou d'équipements de protection leur permettant de ne pas respirer de poussière d'amiante. De surcroît, il faut qu'elles balisent le secteur dans lequel elles interviennent de façon à ce que d'autres personnes ne viennent pas respirer des poussières d'amiante.

Je précise que les travaux que nous effectuons ne sont jamais des travaux massifs d'arrachage d'amiante. Le personnel d'entretien de l'Assistance Publique ne se charge jamais par exemple d'ôter les dalles d'une pièce. Nous faisons appel dans ce cas à une entreprise extérieure. Encore faut-il que nous prévenions l'entreprise extérieure pour qu'elle-même le fasse dans de bonnes conditions.

Notre deuxième engagement a trait à la situation de l'hôpital Saint-Louis. Nous avons en effet pris conscience de ce que, dans un passé qu'il n'est pas facile de situer, un certain nombre de personnes ont été en contact avec des fibres d'amiante. Ces personnes ont respiré des fibres d'amiante à l'AP-HP, comme ailleurs, à un moment ou à un autre. Naturellement, il est possible que ces personnes aient travaillé dans des entreprises extérieures dans lesquelles elles ont éventuellement pu aussi être en contact avec des fibres d'amiante. Nous savons d'ores et déjà très bien que, indépendamment des mesures que nous allons prendre - même si je puis assurer que nous allons tenir les engagements que je viens de décrire - nous continuerons nécessairement, au cours de contrôles, à découvrir des contaminations et la présence de plaques pleurales chez certaines personnes. Il y a en effet un temps de latence entre le contact avec les matériaux et le moment où les signes cliniques apparaissent. Il est nécessaire que les personnes soient informées et formées au processus de travail.

Notre engagement est donc d'abord de faire en sorte que les personnels d'entretien, qui sont, par nature, les plus concernés, ne soient plus du tout en contact avec des fibres d'amiante dans leur travail, même si, de toute évidence, ils l'étaient de toute façon assez peu dans la période récente.

Le troisième point consiste à prévoir un contrôle sur la mise en place de ces mesures. Cela implique, dans chaque hôpital, la mise en place de référents de trois sortes.

En premier lieu, nous avons prévu la désignation de ce que l'on peut appeler un référent global, relatif au diagnostic portant sur la présence d'amiante. Cette personne doit s'assurer que le diagnostic est effectué et que son résultat est communiqué aux différentes équipes et pris en compte par les équipes d'intervention. Il doit également s'assurer que la relance des contrôles périodiques est effectuée et qu'une personne se charge de ces travaux auprès du directeur.

En second lieu, un référent technique doit être désigné dans l'équipe d'intervention. Ce référent est le responsable des équipes d'entretien. Celui-ci doit, au moment où l'on envoie une équipe réaliser le travail, vérifier si ces personnels sont ou non en contact avec des matériaux contenant de l'amiante. Il doit contrôler que le personnel s'équipe dans le respect des règles de sécurité et vérifier que les membres du personnel sont bien informés. Il doit garantir que le processus de suivi, sans doute un peu complexe, est mis en oeuvre correctement. Le suivi administratif et l'identification de la présence d'amiante doivent être convenablement effectués. Il faut que nous soyons capables de mettre en place une sorte de traçabilité dans ces domaines.

Enfin, en troisième lieu, il s'agit de mettre en place un référent dans les services de ressources humaines, pour que l'ensemble des différents aspects soit pris en compte : information de la médecine du travail, dossiers, suivis, etc. Ce référent doit assurer le contrôle que je viens de décrire ainsi que le contrôle médical.

Ainsi, lorsqu'une personne a été identifiée comme étant ou ayant été en contact avec de l'amiante dans sa vie professionnelle au sein de l'Assistance Publique ou même à l'extérieur, il est nécessaire que le médecin du travail en soit informé. C'est lui, bien sûr, qui décide s'il y a lieu ou non de déclencher le processus de surveillance médicale renforcée. Le médecin indique et définit le type de surveillance médicale que cela doit impliquer, c'est-à-dire quelle sorte d'examen doit être pratiqué sur la personne concernée. C'est au médecin du travail qu'il revient, au vu du parcours professionnel de la personne, d'identifier les conditions dans lesquelles il convient d'avoir recours à une telle surveillance médicale.

Le troisième point que je suis en train d'évoquer concerne donc aussi l'identification des personnes concernées par un risque de contamination et la saisine de la médecine du travail. A la médecine du travail de décider avec les personnes quel type de surveillance doit être mis en place.

Le quatrième point de ce plan d'action a trait au mécanisme de suivi qui a été institué. Lorsqu'un processus est initié et est mené à son terme, nous devons, à un moment donné, nous assurer qu'il s'est déroulé conformément à ce qui était prévu. Un comité de suivi a donc été constitué au niveau de l'Assistance Publique et au niveau de chacun des établissements hospitaliers qui la composent avec la direction, des techniciens et des représentants des personnels, et ce, aux deux niveaux, général et local.

Enfin, deux groupes de travail technique ont été mis en place pour travailler plus spécialement sur deux sujets particuliers : l'un sera consacré au processus de travail, aux dispositifs adaptés et à la partie technique des conditions de travail des personnels d'entretien. L'autre groupe de travail consacrera ses efforts aux questions relatives à l'information des personnes. Il est en effet nécessaire de fournir une information fiable aux personnes. Il faut divulguer une information mesurée, qui se garde d'édulcorer les réalités et qui, dans le même temps, ne dramatise pas à l'excès les situations, en laissant par exemple entendre à une personne présentant des plaques pleurales qu'elle est condamnée à court terme. Il ne s'agit pas de minimiser la situation mais de la prendre en compte clairement. Il faut travailler de concert avec les médecins du travail pour déterminer quel type de surveillance médicale renforcée doit être mis en place. Nous devrons faire appel à des compétences médicales sur ces questions, mais l'AP-HP dispose de suffisamment de compétences de bon niveau et indépendantes pour être capable de susciter un dialogue fertile.

Les quatre éléments fondamentaux sont donc les suivants : réalisation d'un diagnostic des travaux ; communication d'une information fiable et équipement des personnels d'intervention ; mise en place d'un contrôle efficace grâce aux référents et au comité de suivi ; enfin, création d'un groupe de travail technique pour encadrer et diriger le processus d'intervention.

Je parlais tout à l'heure de surveillance médicale. Je ne veux évidemment pas dire qu'une telle surveillance n'existait pas auparavant. Il nous a seulement semblé qu'elle n'avait pas été mise en oeuvre de façon systématique et suffisamment cohérente. 33 sites hospitaliers sur 50 avaient réalisé leur diagnostic amiante et disposaient d'un document technique sur l'amiante, pour ce qui concerne le domaine du bâti. 27 sites sur 50 avaient mis en place des consignes de sécurité plus sévères que la réglementation de la demande et dispensaient des actions de formation. Toutefois, la formation des personnels d'intervention ne suffit pas, ni même le document : il faut également informer l'ensemble des personnes concernées et expliquer, de façon pédagogique. Malgré tout, 27 sites avaient déjà mis en place des actions. Il faut, nous l'avons dit, que tous soient dotés de ces outils. 30 sur 50 établissements et sites hospitaliers avaient mis en oeuvre une surveillance médicale renforcée mais elle ne concernait que 700 personnes. Nous sommes convaincus qu'au-delà des 50 sites hospitaliers, davantage de personnes seront concernées, y compris dans les établissements qui ont déjà accompli ce travail.

Voilà, rapidement brossé, l'état des lieux tel que je peux le décrire et le plan d'action dont nous sommes convenus avec un échéancier précis : création d'un groupe de travail ; achèvement du diagnostic d'ici la fin du mois de juillet ; réalisation d'un bilan de cette action, permettant de faire la transition vers de futures actions.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci monsieur le secrétaire général. Nous allons laisser notre rapporteur poser les questions qu'il juge à présent utile de poser et qui nous permettront de disposer d'informations complémentaires.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Madame la directrice générale, monsieur le secrétaire général, je tiens en premier lieu à vous remercier d'avoir répondu à notre invitation. Vous avez répondu par avance à un certain nombre de questions que je m'étais proposé de vous poser. Ces questions se rapportaient au domaine technique et aux problèmes d'organisation.

Des agents ont-ils engagé des recours contre l'AP-HP afin d'engager sa responsabilité ? Le cas échéant, pourriez-vous nous indiquer où en sont ces procédures ? En outre, le budget de l'Assistance Publique comprend-il une dotation destinée à indemniser un ou plusieurs de ses agents atteints par une maladie provoquée par l'exposition à l'amiante ? Si oui, à quelle époque cette réserve a-t-elle été constituée, quel est son montant et quelle est son évolution ?

M. Jean-Marc Boulanger - J'avoue ne pas être en mesure de répondre aux dernières questions que vous soulevez. Néanmoins, je peux vous indiquer que 27 personnes ont été reconnues comme victimes d'une maladie professionnelle depuis 1991. Les 19 personnes dont nous venons de parler, issues de l'hôpital Saint-Louis, vont sans doute déposer une demande qui sera naturellement accueillie. Il suffit en effet de déceler l'existence de plaques pleurales pour que la maladie professionnelle soit constatée. A ma connaissance, il n'existe pas de recours juridictionnels en cours. Toutefois, si vous me le permettez, je me renseignerai sur ce point pour vous informer de manière plus complète.

En ce qui concerne le montant de la réserve, nous n'avons pas constitué de provision particulière pour ce risque, pour l'instant en tous cas.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je me permets de vous interroger sur un autre point, relatif aux circonstances de la contamination. Les 19 personnes chez qui des traces de contamination ont été décelées travaillaient-elles seulement dans des locaux équipés de plaques de sol contenant de l'amiante ou bien ces personnes étaient-elles membres du personnel d'entretien et en situation de travailler sur des matériaux qui, manifestement, comportaient de l'amiante ?

M. Jean-Marc Boulanger - Toutes les personnes chez qui l'on a décelé des plaques pleurales font partie des personnels d'entretien. Aucune n'avait simplement travaillé dans des locaux contenant de l'amiante. Ce sont des personnes qui sont intervenues physiquement sur les matériaux, en les perçant notamment. Ces interventions se pratiquaient surtout avant les années 1996 et 1997. Jusqu'alors, le risque n'était pas perçu par les équipes. Seuls des membres du personnel d'entretien ont été touchés.

M. Gérard Dériot - Peut-être avez-vous déjà répondu en partie à cette question mais je me permets de vous interroger à nouveau : sous quel délai pensez-vous avoir éliminé l'amiante dans l'ensemble des bâtiments de l'AP-HP ?

M. Jean-Marc Boulanger, rapporteur - Nous n'éliminerons pas l'ensemble des matériaux contenant de l'amiante. Tous les matériaux de catégorie 1 n'ont pas besoin d'être détruits. Cela reviendrait à supprimer dans beaucoup d'hôpitaux des dalles de sol, ce qui constituerait une opération titanesque, hors de proportion par rapport aux besoins et aux principes de sécurité. Il faut seulement se doter d'un processus de travail fiable qui n'expose pas les personnels à des risques trop importants. Nous avons décidé d'ôter immédiatement les 2.000 m 2 de niveau 3, ce qui devrait être réalisé dans les mois qui viennent. En tout état de cause, lorsque ce ne sera pas fait tout de suite, les locaux en question seront interdits d'accès, à l'exception des opérations d'intervention qui se dérouleront dans des conditions telles que les personnes ne seront pas en contact avec des poussières de fibres d'amiante.

En ce qui concerne les 30.000 m 2 de niveau 2 qui pourraient être laissés en l'état car ils ne diffusent pas de fibres d'amiante, l'engagement pris, je le répète, consiste à mettre en place un processus de retrait graduel, conduit en concertation avec les différents CHSCT locaux et de façon coordonnée dans le temps selon l'urgence, c'est-à-dire selon l'état des matériaux. L'engagement est pris, le rythme sera décidé localement et un suivi de la réalisation sera effectué. Naturellement, si un débat s'ouvrait sur l'opportunité d'engager plus rapidement ces travaux pour telle ou telle raison, nous en discuterions. Le principe de la suppression de l'amiante a été décidé pour les 30.000 m 2 et fera l'objet d'un suivi partagé localement.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Madame la directrice générale, vous souhaitiez, je crois, compléter les propos de M. Boulanger.

Mme Rose-Marie Van Lerberghe - Oui, monsieur le président. Une des préoccupations de nos partenaires sociaux avait trait au financement des travaux correspondants car, dans une organisation telle que l'AP-HP, le risque est de voir les responsabilités diluées entre le niveau central et celui de l'hôpital. Il fallait donc accompagner ces travaux dès lors qu'ils excédaient le budget normal. Un budget spécifique a d'ailleurs été constitué pour les besoins de la formation.

M. Jean-Marc Boulanger - Ce budget n'est pas encore établi mais il est clair que le principe selon lequel la formation doit être réalisée par un organisme extérieur est posé. Cette formation s'adressera à l'ensemble des personnels d'entretien de tous les hôpitaux de l'Assistance Publique - à l'exception des trois que j'évoquais tout à l'heure. Le budget n'est pas encore chiffré car aucun devis n'a pour l'instant été réalisé mais il n'y a pas de débat sur ce point.

M Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous remercie monsieur le rapporteur. J'aimerais, avant de passer la parole à mes collègues, poser une question. Vous avez parlé essentiellement des techniciens. Avez-vous effectué des mesures dans certains bâtiments pour vous assurer que les patients n'aient pas été mis en contact avec des poussières d'amiante, par exemple via un système d'aération ou de ventilation ?

M. Jean-Marc Boulanger - Le diagnostic qui est réalisé dans les 33 sites et qui reste encore à effectuer dans les 17 restants porte sur la présence de matériaux contenant de l'amiante, quel que soit leur état. Dès lors qu'il existe des matériaux contenant de l'amiante, nous devrons le savoir. A partir de là, si l'état des matériaux en question est jugé bon, l'organisme agréé en charge de ce travail nous indiquera qu'il n'y a pas de risque. S'il découvre que les matériaux sont mal conservés, il faudra les retirer. En cas d'incertitude de sa part, des mesures devront être réalisées. Tous les locaux susceptibles d'être identifiés par l'organisme comme étant sources de risque seront traités. Je répète que, pour les 30.000 m 2 classés niveau 2, nous avons décidé, bien que rien ne nous y obligeait, de retirer les matériaux contenant de l'amiante. Cela se fera en fonction des sites et à un rythme qui sera défini localement.

M. Roland Muzeau - Ma première question porte sur le budget dont vous vous êtes dotés pour mettre en place les différentes mesures prévues dans le plan d'action destiné à répondre au problème de l'amiante. Vous avez décidé de ce plan d'action avec les organisations syndicales il y a quelques jours. Ce plan a été qualifié par ces organisations syndicales de « plan de grande qualité ».

Toutefois, si, s'agissant du contenu du plan lui-même, son appréciation semble positive, la question des budgets consacrés reste posée. De nombreuses interrogations se font jour. Ces interrogations portent sur le montant, relatif à la fois aux parts consacrés à la formation mais aussi aux différents moyens d'action rendus nécessaires par le retrait de l'amiante ou sa neutralisation. Cela implique des sommes conséquentes.

De plus, les organisations syndicales s'inquiètent de l'effet des ces actions sur les budgets propres des établissements. Elles considèrent, et je crois qu'elles ont raison, que l'imputation de ces charges sur les budgets des établissements est de nature à grever ceux-ci de manière préoccupante. Ces mêmes organisations établissent un rapport qui semble pertinent entre les mesures d'économie actuellement préconisées par l'AP-HP sur un plan général, qui porte notamment sur les lits et les emplois, et les budgets consacrés à l'amiante. Il serait bon que vous nous apportiez une réponse en la matière.

Ma deuxième question concerne les mesures de prévention et de protection des agents. Ces mesures concernent deux catégories de personnes. Les personnels internes de l'AP-HP d'une part et, d'autre part, ceux des entreprises extérieures. Celles-ci se divisent en deux catégories. Il y a d'abord celles qui sont présentes en permanence sur les sites et accomplissent de très longues missions. Les contrats de ces sociétés sont de longue durée. On peut penser que les membres du personnel de ces sociétés seront mieux informés. Mais, parallèlement à cela, il ne faut pas oublier les membres des entreprises qui interviennent de manière occasionnelle. Nous savons tous qu'il est difficile d'informer correctement ces employés sur les lieux à investiguer et les mesures à prendre, du fait de leur ancienneté limitée.

Enfin, j'aimerais que vous nous donniez plus de précisions sur le nombre de sites concernés et le nombre de salariés touchés. Vous nous avez dit tout à l'heure que 27 personnes avaient été déclarées contaminées du fait de l'amiante depuis 1991. A ce chiffre s'ajoutent les 19 qui entreront dans le recensement des 65 sites. En appliquant une simple règle de trois se rapportant à l'ensemble des personnes travaillant dans l'AP-HP, on peut penser que le nombre de salariés touchés pourrait être beaucoup plus important.

Quel est le suivi mis en place pour les salariés touchés ? C'est une question importante. Par ailleurs, quel processus est ou pourra être engagé pour reconnaître les maladies professionnelles ? Je vous remercie de vos réponses.

Mme Rose-Marie Van Lerberghe - Je vais commencer sur la contradiction éventuelle entre les mesures du plan d'action et le plan d'économie. Je crois possible et souhaitable de mener une politique audacieuse de prévention des risques - d'autant plus utile que la réparation coûte toujours plus cher, en dernière analyse, que la prévention - avec une politique d'efficience et d'utilisation rationalisée des moyens publics.

Pour être très concret, il faut rappeler qu'au cours de l'année 2004, le plan d'économies a par exemple porté sur la réorganisation de la biologie au sein de l'Assistance Publique. Nous comptions en effet 259 laboratoires pour les 39 établissements de l'AP-HP. Un regroupement de ces laboratoires a permis de générer des économies globales de l'ordre de 6,8 millions, tout en maintenant un haut niveau de qualité. Cela n'a pas de rapport avec l'amiante. Autre exemple concret, le plan d'économie prévoit un système de renégociation des achats. Je ne citerai qu'un cas de renégociation : nous avons renégocié un contrat en matière de télécommunications et avons ainsi obtenu une prestation bien meilleure pour un tarif inférieur de 30 % par rapport au contrat précédent. Cela a permis à l'AP-HP d'économiser au total environ 6 millions d'euros. Je pourrais donner d'autres exemples tirés notamment du secteur de la restauration. Notre plan d'économies reposait sur un programme d'amélioration de l'efficience et de réorganisation.

Cela étant, vous avez raison : il faut prendre garde de ne pas toucher aux dépenses importantes. Je prétends cependant que nous pouvons réorganiser les laboratoires et néanmoins trouver dans le même temps l'argent pour mener des actions de prévention nécessaires.

J'ajoute que, en 2004, la consommation des crédits a dépassé de 30 % celle des années précédentes. Classiquement, en effet, l'AP-HP ne parvenait pas à consommer ces crédits d'investissement, pour différentes raisons. Nous avons beaucoup accéléré les travaux, en réduisant les délais. Nous avons également beaucoup profité du surcroît de crédits d'investissement réduisant les délais en 2007. Le plan stratégique qui vient d'être voté par le conseil d'administration réuni récemment prévoit de poursuivre les efforts en termes d'efficience dans les mêmes secteurs que je viens d'indiquer et qui concernent la réorganisation de l'AP-HP. L'idée est de tirer le maximum d'efficacité de l'AP-HP. En mutualisant certaines structures et certains dispositifs, on peut produire des prestations meilleures et ce, à moindre coût. Il ne faut donc pas s'en priver. Cela permet notamment de dégager des économies qui pourront être utilisées au service de nouveaux besoins de la population.

En outre, je tiens à le souligner, nous produisons un effort considérable en matière d'investissement. Ainsi, quelque 1,5 milliard d'euros sont consacrés à l'investissement. Un tiers de cette somme importante concerne la construction du local de l'hôpital du Kremlin-Bicêtre. Le tout sera consacré sur les cinq prochaines années à la rénovation. C'est pour cette raison que nous avons insisté sur la rénovation. Nous souhaitions, de plus, responsabiliser les sites. Afin d'éviter que, par l'effet d'une centralisation excessive, bureaucratique, les travaux ne soient retardés, l'idée a été de doter les hôpitaux d'une somme d'argent importante. J'accepterai bien sûr que, dès lors que les montants des travaux dépasseront les budgets alloués à cette fin, il y ait une aide du siège. Personnellement, je trouve important que dans ce processus de délégation de compétence vis-à-vis des hôpitaux, chacun prenne ses responsabilités ; je ne voudrai pas que ce problème soit évacué. Par expérience, je crois savoir que lorsqu'une structure centrale prend en charge un dossier, les autres entités ne s'en préoccupent plus. Or, pour ce qui concerne l'affaire de l'amiante, tous les échelons sont concernés. Ce n'est pas seulement le siège de l'AP-HP qui doit être acteur, mais bien l'ensemble des responsables des hôpitaux et les différents CHSCT.

Pour revenir sur ce que disait tout à l'heure Jean-Marc Boulanger, je regrette que l'organisation à deux niveaux de l'AP-HP ait conduit à ce que ce que le suivi de ces dossiers relatifs à l'amiante n'ait pas été effectué avec l'exigence de responsabilité qui était pourtant nécessaire. Je rappelle que les directeurs d'hôpitaux reçoivent une délégation de compétence et je ne voudrais pas qu'ils soient insuffisamment sensibilisés à leur rôle.

M. Jean-Marc Boulanger - S'agissant du budget, il a été arrêté vendredi soir et adressé aux hôpitaux. Un des points importants concerne la définition d'un plan d'action dans le cadre de chacun des établissements. A partir de ce canevas, il s'agira de compléter les éléments par un calendrier et un volet financier. Le but est de vérifier ce qui peut entrer dans l'entretien courant de l'établissement.

En moyenne, le budget global de tous les hôpitaux de l'AP-HP est de 110 millions d'euros par an. En principe, le budget sera respecté. S'il se trouvait que tel ou tel établissement était dépassé par l'ampleur de la tâche, un financement spécifique serait alors dégagé. J'estime cependant que nous parviendrons sans difficulté à tenir notre ligne budgétaire.

S'agissant du suivi médical des personnels, le référent RH a pour charge de compléter le dossier de ces personnes. A l'avenir, d'autres cas de contamination par l'amiante seront sans doute découverts au cours d'examens attentifs. Je rappelle que ces examens sont effectués par des professeurs de radiologie particulièrement compétents, à qui rien n'échappe. Lorsque l'on parle de plaques pleurales, je précise aussi qu'il s'agit de cicatrices de la plèvre. Ces cicatrices indiquent qu'à un moment donné, un contact a eu lieu avec de l'amiante. Les plus petites traces de cette nature sont identifiées par les médecins. La fonction du référent RH est précisément de faciliter la tâche des personnels dans toutes leurs démarches administratives et de participer à l'élaboration des dossiers de reconnaissance de la maladie professionnelle.

En ce qui concerne le nombre de personnes concernées, certaines seront susceptibles d'être affectées ; et parmi celles-ci, des personnes présenteront des plaques pleurales, ce qui révélera qu'elles auront été en contact avec de l'amiante. En ce qui me concerne, je pense que le chiffre actuel de 680 personnes concernées faisant l'objet d'un suivi administratif et médical sera prochainement dépassé. Toutefois, il ne s'agira pas de personnes victimes d'une maladie professionnelle. Il sera procédé aux examens les plus pointus pour les personnes dont on découvrira qu'elles souffrent d'infections bénignes. Je confirme donc que nous identifierons d'autres victimes au cours des prochains contrôles, sans nul doute.

Mme Marie-Christine Blandin - J'aimerais obtenir une précision. Vous parlez des personnes susceptibles d'être concernées. Ma question porte sur l'effet rétroactif de vos mesures. J'ai en effet cru comprendre que votre plan d'action ne concerne que les personnes membres actuellement de l'AP-HP. Qu'en est-il des anciens salariés ?

M. Jean-Marc Boulanger - Votre question est tout à fait pertinente. Il existe aujourd'hui trois catégories de personnes susceptibles d'être concernées par une contamination.

En premier lieu, il y a celles qui sont aujourd'hui employées dans les services d'entretien. Ce sont ces personnes qui nous préoccupent. Si elles ont été en contact avec de l'amiante, il faut qu'elles cessent de l'être le plus rapidement possible. Le risque qu'elles aient été longtemps mises en contact avec de l'amiante durant la période récente est toutefois réduit. Tous les travaux montrent que les conditions de travail se sont améliorées. Cela dit, il est essentiel que toutes les personnes travaillant à l'entretien et en ce sens conduites à manipuler de l'amiante fassent l'objet de mesures immédiates de précaution. Ces précautions doivent être impérativement prises.

Les personnes qui travaillent toujours à l'AP-HP mais qui ne travaillent plus à l'entretien sont également susceptibles d'être concernées par une contamination. Elles occupent par exemple aujourd'hui des postes de gardiens, brancardiers, etc. La deuxième étape consiste donc à retrouver à partir de nos fichiers de personnels ceux qui auraient manifestement été dans le passé en contact avec de l'amiante. De même, il faudra procéder, à la suite de l'identification de ces personnes, à un examen médical avec un médecin, de manière à constater ou non la présence de plaques pleurales. Il faudrait engager alors un processus de surveillance médicale renforcée pour vérifier si une infection est survenue. La seule chose qui puisse être découverte est la présence ou non d'une infection.

A l'égard des personnes ne travaillant plus pour l'Assistance Publique, c'est-à-dire essentiellement les retraités, nous avons jusqu'à présent fait passer une annonce dans nos bulletins d'information pour proposer un dépistage aux anciens salariés qui s'estimeraient avoir été au contact de l'amiante à l'AP-HP. Quelque 96 personnes se sont manifestées. Elles ont bénéficié d'un suivi médical approprié. Ce sont pour la plupart des retraités, bien que je ne puisse pas présenter de chiffres précis à ce sujet. Il est toutefois rare de quitter l'Assistance Publique pour d'autres structures.

La question qui se pose est de savoir comment les identifier. Nous avons imaginé de les identifier par rapport à nos anciens fichiers et de demander leurs adresses à leur caisse de retraite - car nous n'avons pas toujours leur adresse actuelle.

Nous avons toutefois pensé qu'il n'était pas toujours de bon aloi d'aller déranger des personnes, qui peuvent avoir 75 ans et vivent tranquillement, pour leur dire qu'elles ont peut-être été contaminées par l'amiante. Leur réaction pourrait être très délicate à gérer. Il ne s'agit pas de ne rien faire, mais, dans le même temps, il ne s'agit pas de créer des perturbations inutiles. Nous avons donc choisi de ne pas contacter directement ces personnes.

Un programme a été mis en place par trois régions et conduit par les CNAM sur la question spécifique des retraités éventuellement contaminés par de l'amiante. Je ne me rappelle plus exactement quels sont les territoires en question ; il me semble que l'un d'entre eux est la Normandie et un autre la Savoie. Les résultats de ce travail de recherche seront en tout cas connus au mois de juillet. Nous sommes convenus que nous nous baserons sur ces travaux pour traiter ce problème éthique. Jusqu'où aller et jusqu'où ne pas aller ? Faut-il décider que nous n'alerterons que les personnes n'ayant pas encore atteint un certain âge ? Je n'en sais rien pour l'heure ; ce n'est qu'une hypothèse. Nous attendrons les résultats de ces travaux, conduits à l'initiative de la CNAM, pour déclencher notre propre plan d'action à destination de ces personnes.

Toutefois, notre mode de communication est d'ores et déjà connu. Soit nous procéderons à une alerte directe, en utilisant les fichiers d'adresse des caisses de retraite, soit nous utiliserons un mode de communication plus souple en nous contentant d'une information générale. Le fait est que, d'un strict point de vue médical, la présence de plaques pleurales n'appelle pas de traitement particulier. Il n'existe pas de geste thérapeutique pour soigner une plaque pleurale.

Mme Rose-Marie Van Lerberghe - Nous avons eu des débats très constructifs avec le CHSCT comme vous le rappeliez, monsieur Muzeau. Cet aspect du problème, qui soulève des questions très difficiles, a fait l'objet de discussions sérieuses et approfondies. Les représentants du personnel ont parfois demandé qu'un appui psychologique soit prévu si besoin est. En effet, annoncer brutalement à une personne qu'elle présente telle pathologie liée à l'amiante, sans que cette personne comprenne exactement de quoi il retourne, n'est guère aisé et suppose un minimum de préparation et de réflexion préalable.

M. Jean-Marc Boulanger - Il est convenu que nous rediscutions de tout ceci lorsque les travaux dont je parlais tout à l'heure seront publics.

M. Roland Muzeau - Vous n'avez pas répondu à la question qui portait sur les salariés qui travaillent en permanence sur le site et sur ceux qui y sont présents ponctuellement.

M. Jean-Marc Boulanger - Je comprends bien la question des entreprises qui interviennent sur les sites. En tout état de cause, avant que ne s'ouvre un chantier, l'entreprise est informée de la présence d'amiante. Il n'y a pas je crois sur cette question de difficulté particulière.

En ce qui concerne les salariés qui seraient là en permanence, à quels types de salariés pensez-vous ? Aux personnes travaillant dans des sociétés de nettoyage ?

M. Roland Muzeau - Pas nécessairement. Il pourrait s'agir de personnes travaillant dans des locaux techniques, comme les chauffagistes. Je ne pourrai pas vous indiquer un corps de métier particulier, mais il y a des entreprises sous-traitantes qui ont telles ou telles fonctions qui les conduisent à rester en permanence sur le site de l'hôpital faisant appel à leurs services. J'imagine que ce type de situation doit aussi exister au sein de l'AP-HP. Bien sûr, je n'ai pas personnellement recensé ces entreprises.

M. Jean-Marc Boulanger - Quoi qu'il en soit, le rôle des deux référents, le référent supérieur garant de la bonne conduite du processus et le référent chantier de l'activité, est de faire en sorte que les équipes opérationnelles internes et externes soient en possession du document technique et se l'approprient. Le responsable d'équipe terrain peut faire appel, sur bons de commande, à des entreprises extérieures pour de petites interventions, pour des travaux de courte durée. Il aura la responsabilité, comme avec ses propres équipes, de transmettre l'information du document technique amiante qui fait partie du bilan dont je parlais tout à l'heure. En outre, il devra s'assurer que les entreprises et les autres personnels utilisent les équipements ad hoc pour se protéger et appliquent les dispositions qui visent à isoler les locaux dans lesquels les travaux se déroulent.

Je ne parle que des petites interventions. Pour ce qui concerne les interventions plus importantes, plus lourdes à gérer d'un point de vue technique, l'isolement complet des locaux est de rigueur dans le cas du diagnostic amiante, qui renvoie à un marché lourd. Nous avons l'habitude d'isoler des parties entières d'hôpitaux.

Mme Rose-Marie Van Lerberghe - De façon générale, ce n'est pas la tradition de l'hôpital public et de l'AP-HP en particulier de sous-traiter les tâches d'entretien. Je ne parle pas du nettoyage. Les opérations ponctuelles de construction peuvent en revanche par exemple être sous-traitées. Certes, en cherchant, nous trouverions peut-être de rares cas particuliers. Mais je n'ai aucune raison de remettre en cause le principe selon lequel l'hôpital gère lui-même les tâches d'entretien. L'entretien des locaux fait partie intégrante des missions de l'hôpital public. Il ne s'agit donc pas là d'une activité que l'on sous-traite habituellement.

Je vais regarder, mais je ne connais pas d'entreprises à demeure. Je vérifierai toutefois ce point.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous remercie de ces précisions que vous avez bien voulu apporter à la mission.

Audition de M. Bernard PEYRAT, président, et de M. Gérald GRAPINET, vice-président du Syndicat du retrait et de traitement de l'amiante
et des autres polluants (SYRTA)
(30 mars 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Mes chers collègues, nous allons procéder à l'audition de deux représentants du SYRTA, MM.  Peyrat et Grapinet. Naturellement, après la présentation qu'ils voudront bien faire de cet organisme, vous pourrez leur poser les questions que vous souhaiterez. Messieurs, nous vous remercions de votre présence et nous vous écoutons.

M. Bernard Peyrat - Merci monsieur le président. Nous vous remercions de votre invitation.

Il est peut-être opportun de commencer par une rapide présentation de notre organisme, le Syndicat de retrait et de traitement de l'amiante et des autres polluants. La vocation du SYRTA est de regrouper les entreprises qui traitent l'amiante. Lorsque je parle de traitement, j'emploie à dessein un terme suffisamment général pour englober une multiplicité d'entreprises de taille et de nature différentes. On dénombre aujourd'hui quelque 125 entreprises liées à l'amiante. Ces entreprises peuvent, en effet, avoir pour vocation d'effectuer des mesures conservatoires. Elles peuvent aussi se charger plus spécialement du retrait de l'amiante. Elles peuvent encore être spécialisées dans les techniques d'encoffrement de l'amiante. Pour donner un ordre d'idée, disons simplement que les entreprises de retrait d'amiante emploient au total environ 10.000 salariés.

L'objectif du SYRTA est de donner à la filière amiante des repères communs en termes d'exigence. C'est là sa raison d'être. Il nous est apparu, en effet, que l'absence de rigueur dans l'emploi des techniques de désamiantage peut être source de risques de contamination supplémentaire. Ces risques sont surtout importants lorsqu'il s'agit de traiter des locaux qui restent partiellement occupés durant la période des travaux. Les risques sont aussi ceux que peuvent courir les propriétaires, juridiquement responsables de leurs bâtiments. Ils doivent mettre en place des dossiers techniques dits « amiante » sur leurs immeubles. Or ce n'est pas dévoiler un grand secret que de dire qu'à peine 30 % des dossiers sont rédigés.

Les risques sont aussi ceux que courent les pouvoirs publics. L'État est en effet loin d'être un très bon élève en matière de respect de la législation sur l'amiante. Il s'en faut de beaucoup pour que ses sites soient tous aux normes.

Puisque nous parlons de législation, j'en profite pour indiquer que, pour nous, représentants du SYRTA, la réglementation actuellement en vigueur est globalement satisfaisante. Certes, le chemin qui a conduit à l'aboutissement de ces normes fut long et sinueux, à n'en pas douter. Il est aussi exact de dire que l'application des règles ainsi établies n'est pas chose facile.

Nous sommes des professionnels, avant toute chose. Je refuse que l'on nous compare, comme on le fait parfois, à des entreprises qui profitent de la situation pour faire du « business », comme on dit. Notre syndicat est, à part entière, un membre actif dans les enjeux de santé publique que recouvre l'amiante.

Notre syndicat publie une revue, intitulée Exigence amiante , dont je vous donnerai des exemplaires à la fin de notre réunion. Vous y lirez que nous intervenons sur l'ensemble de la filière. Nous ne souhaitons pas être apparentés à un comité anti-amiante. Nous ne sommes pas non plus un comité pour l'amiante non plus. Nous sommes un authentique comité de santé publique face au risque amiante. Nous sommes partie prenante des débats.

En ce sens, nous regrettons que les quatre ministères traditionnellement en charge des questions de l'amiante soient manifestement incapables de travailler de concert sur ces questions pourtant très importantes.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quels sont les ministères auxquels vous pensez ?

M. Bernard Peyrat - Aux ministères du travail, de l'équipement, de la santé et de l'environnement. Chacun d'entre eux édicte des textes qui n'ont pas de rapport entre eux. Ce manque de coordination pose de nombreux problèmes, notamment en matière d'assurance. Les assureurs cherchent, en vain, une politique interministérielle commune et cohérente sur laquelle ils pourraient se baser. Beaucoup d'actions en justice sont intentées dans ces domaines, aussi bien devant le juge pénal que civil. Personne ne peut raisonnablement se contenter d'attendre qu'une jurisprudence émerge de ces nombreux contentieux.

Nous sommes, je le précise, des partenaires de l'AFNOR. Nous militons notamment pour que ces normes soient rendues obligatoires dans les contrats.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Pourriez-vous nous indiquer le nombre, la taille et les différents secteurs d'activités des entreprises qui adhèrent au SYRTA ? En outre, confirmez-vous qu'un tiers des diagnostics amiante sont incomplets ou faux ? Enfin, et ce sera ma dernière question, estimez-vous que les règles de sécurité sont bien assurées sur les chantiers de désamiantage ? Il me semble à cet égard que deux types de situation peuvent se présenter. Ou bien l'opération de désamiantage suppose le déménagement temporaire de tout ou partie de la population présente dans les locaux, ou bien les travaux de désamiantage peuvent se dérouler en présence de la population vivant ou travaillant dans les locaux en cause. Qu'en résulte-t-il pour la sécurité ?

M. Bernard Peyrat - Ce que vous dites me fait songer qu'il a fallu près de 18 mois pour désamianter le Berlaymont à Bruxelles. Les travaux ont coûté quelque 180 millions d'euros. Sur ces 180 millions, me croirez-vous si je vous dis que les opérations de déménagement ont coûté aussi cher que les travaux de désamiantage ?

Une chose est certaine : les activités liées à l'amiante sont des activités spécifiques. Les entreprises qui traitent des matériaux friables ont l'obligation d'obtenir la qualification nécessaire à l'exercice de ce métier. Cette qualification est très vite apparue comme une nécessité : c'était le seul moyen d'endiguer l'afflux massif, à partir de 1996, d'entreprises qui s'improvisaient des compétences en ce domaine. Quelque 400 entreprises sont arrivées sur le marché à cette époque. Elles provenaient d'horizons différents : les métiers du bâtiment, du nucléaire, du nettoyage industriel, etc. De toutes ces entreprises, issues de cultures professionnelles très diverses, quelque 125 ont obtenu par la suite une qualification les habilitant à continuer leurs activités dans ce domaine. Il faut noter que ce sont surtout les sociétés issues des filières du nucléaire, habituées à une grande discipline, qui ont le mieux survécu à la suite de ce jaillissement d'entreprises. La plupart des entreprises se sont créées en Île-de-France Aujourd'hui, on compte en moyenne une entreprise de désamiantage par département. Une meilleure répartition est ainsi assurée.

Il faut prendre conscience que « gratter » l'amiante ne représente, pour une société de désamiantage, qu'environ 15 % des coûts liés à un chantier. Le plus coûteux concerne la partie la plus technique, c'est-à-dire les procédures de sécurisation, par exemple.

Je tiens également à rappeler que la loi prescrit une stricte séparation entre les entreprises chargées d'établir un diagnostic amiante et les entreprises qui s'occupent de son retrait. On ne peut en effet pas être à la fois juge et partie, c'est là une règle de bon sens. En outre, la loi interdit toute collusion entre les entreprises de diagnostic, la maîtrise d'oeuvre et les entreprises de travaux. L'indépendance est de rigueur. On le comprend sans peine ; l'ensemble de la profession dépend de la qualité du diagnostic. Il faut reconnaître qu'en France, hélas, un certain nombre de contaminations sont apparues du fait d'un mauvais diagnostic de départ.

M. Gérald Grapinet - Au sujet des diagnostics, il faut être extrêmement clair : une entreprise peut établir un excellent diagnostic sur un site et être dans l'erreur sur un autre site. A chaque site sa spécificité. Les repérages ne sont pas tous de même niveau, en termes d'exigence et de technicité. Il faut d'ailleurs se garder de faire des amalgames. Dans la profession, il serait grand temps de faire un peu de ménage.

M. Bernard Peyrat - Conformément à la volonté du législateur, l'entreprise doit être dotée d'un certificat de compétence. Auparavant, pouvait créer une entreprise de diagnostic amiante une personne que l'on appelait un « technicien du bâtiment ». Les assureurs refusaient d'assurer les nouveaux entrants sur le marché. La situation s'est toutefois améliorée.

Signalons que nous rencontrons encore des difficultés avec les bureaux de contrôle. Certains d'entre eux ne sont en effet pas tout à fait compétents.

Une distinction est établie entre l'amiante friable et l'amiante non friable. Est friable l'amiante qui peut émettre des fibres. Chacun voit cependant bien les limites de cette distinction, qui n'est guère pertinente. De l'amiante non friable peut en effet le devenir, avec le temps et selon sa situation. Nous souhaitons donc vivement que cette notion de friabilité puisse évoluer dans les textes comme dans les esprits. La friabilité d'un bloc d'amiante est fonction du processus de traitement qu'il subit.

M. Gérald Grapinet - Cette distinction établie entre les entreprises qui traitent l'amiante friable et celles qui s'occupent de l'amiante non friable n'interdit nullement de mettre en place un plan de retrait. Toutefois, le contrôle est moindre sur les entreprises qui traitent l'amiante non friable, il faut le reconnaître. Cela étant, des audits impromptus de chantiers contraignent ces entreprises à établir une déclaration de chantier.

M. Bernard Peyrat - A la Défense, toutes les tours ont été désamiantées alors qu'elles étaient occupées, à l'exception d'une seule : la tour Aurore. Un contentieux est en effet apparu entre les 72 locataires et les 7 propriétaires de cette tour. Or l'expert, qui préconisait l'évacuation des locaux de la tour Aurore avant toute opération de désamiantage, considère aujourd'hui que la tour Montparnasse n'a pas lieu d'être vidée de ses occupants pour être désamiantée.

D'une manière générale, il ne faut pas se précipiter systématiquement dans des opérations de désamiantage avant d'avoir convenablement étudié les caractéristiques du bâtiment que l'on se propose de désamianter. La tour Aurore avait été réhabilitée juste avant son désamiantage ! On y avait installé des ascenseurs neufs qui n'ont pu être conservés à l'issue du désamiantage. Ce type d'incohérence et de gâchis n'est malheureusement pas rare.

Il faudrait disposer d'une liste de tous les chantiers ouverts en France. Je ne suis pas là pour dire si toutes les entreprises respectent ou non les règles qui s'imposent à notre profession. Nous avons nos problèmes, comme les autres professions. Peut-être que certaines entreprises ne font une déclaration de chantier que lorsqu'elles sentent qu'un audit se prépare. C'est possible. Il serait bon d'avoir une information nationale d'ouverture des chantiers. Cela permettrait aux inspecteurs nationaux et aux agents de la CRAM d'effectuer leur contrôle en ayant une bonne connaissance des chantiers qui sont ouverts dans leur département. Il y a souvent, en effet, de nombreuses difficultés en ces domaines.

Ainsi pour l'amiante non friable, la législation prévoit l'obligation d'établir un plan de retrait. Mais, comme il n'existe pas de contrôle, très peu de plans de retrait sont déposés. Beaucoup d'entreprises travaillent dans le secteur de l'amiante non friable. Je pense qu'il faut, si l'on veut assainir la situation, rendre la qualification obligatoire pour le non friable. Cette qualification peut être comparable à celle qui existe à l'AFAQ et être légèrement différente du friable mais elle doit exister, d'autant plus qu'il est nécessaire, depuis la loi de 1975, de procéder au retrait des matériaux dangereux avant de procéder à une démolition. Nous avons vu se précipiter dans le secteur de l'amiante non friable un certain nombre d'entreprises de démolition, qui ne se posent pas trop de questions.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Lorsque vous dites qu'un certain nombre d'entreprises ne respectent pas les règles applicables en ce domaine, voulez-vous dire qu'elles ne respectent pas non plus les règles de sécurité ? Des problèmes de non-conformité à la législation se posent-ils aussi en matière environnementale ?

M. Bernard Peyrat - Je suis là pour tirer une profession par le haut. Je reconnais que nous connaissons parfois un certain nombre de problèmes. Nous faisons le plus de pédagogie possible en interne dans le syndicat. Toutes les entreprises membres du syndicat ont une qualification, car c'est une des conditions d'entrée dans le syndicat. Des problèmes existent, sans doute. Ceux-ci concernent davantage, selon moi, les questions d'environnement que les questions de protection des salariés. Certains chefs d'entreprises peuvent vouloir faire des économies très importantes au détriment de l'environnement. Certains chantiers, c'est exact, peuvent donc être source de risques pour l'environnement. A cela s'ajoute le fait qu'un certain nombre d'entreprises ne sont pas qualifiées pour réaliser des ouvrages en zone urbaine. D'ailleurs, les maîtres d'oeuvre spécialisés le savent bien.

Ainsi, l'on pourrait établir la liste des entreprises qui sont intervenues dans les tours de la Défense. La Défense est aujourd'hui totalement désamiantée : une vingtaine d'entreprises ont exécuté des prestations liées à l'amiante, sur les 130 entreprises existantes.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Dans les chantiers de désamiantage, deux techniques peuvent être utilisées : soit le maintien des populations sur place, comme à Jussieu ; soit le déménagement temporaire, à l'instar de ce qui s'est passé à Bruxelles, ce qui semble permettre une exécution plus rapide des travaux. Quel est votre sentiment sur ces questions d'ordre technique - et sans doute aussi d'ordre financier - car j'imagine que le coût ne doit pas être le même ?

M. Bernard Peyrat - Le problème est, naturellement, d'ordre essentiellement financier. La question est aussi liée aux compétences des entreprises. Les deux entreprises que nous représentons aujourd'hui sont spécialisées dans les interventions en milieux occupés. Elles sont un peu plus coûteuses, bien évidemment, mais sans rapport avec le coût occasionné par la nécessité d'évacuer une tour.

Nous pouvons à cet égard évoquer le cas de la tour Montparnasse, qui fait en ce moment l'actualité. En ce qui me concerne, je considère qu'il est absolument irréaliste d'évacuer la tour Montparnasse pour procéder aux travaux de désamiantage qu'il semble nécessaire d'effectuer. Même si vous faites des économies sur l'opération de désamiantage en elle-même, ce déménagement impliquerait par ailleurs tant de contraintes que je déconseillerai fortement le recours à cette technique ; les dérives seraient considérables.

Ce même problème s'est posé à l'université de Jussieu. Cette université continue de fonctionner en même temps que s'accomplissent les travaux de désamiantage. Ce sont des parties d'ouvrage qui sont au fur et à mesure désamiantées. Je crois que l'on ne peut pas faire autrement que d'accepter de désamianter des immeubles mais à condition de ne pas confier ces travaux à des entreprises générales qui sous-traitent parfois à n'importe qui. C'est un travail de spécialistes, spécifique. Il ne s'agit pas du tout d'un travail classique du bâtiment. Il faut donc faire appel à des entreprises qui ont des compétences réelles. Il faut que les maîtres d'oeuvre soient qualifiés et certifiés. Il en existe bien sûr un certain nombre soucieuses de protéger l'environnement.

Mme Catherine Procaccia - Avez-vous participé au désamiantage de la tour Gan ?

M. Bernard Peyrat - Oui, nous avons désamianté cette tour : c'est même le premier chantier que j'ai réalisé.

Mme Catherine Procaccia - Je travaillais dans cette tour. Certains choix ont causé de vrais problèmes car vouloir désamianter une tour en déménageant le personnel lorsque celui-ci refuse d'aller travailler ailleurs est délicat.

M. Bernard Peyrat - Nous n'avons procédé au désamiantage que d'une partie de la tour. J'ai par la suite eu un contentieux avec le Gan.

Mme Catherine Procaccia - Je voulais justement évoquer ce point. Il semble qu'un diagnostic de post-désamiantage a mis en évidence la présence d'amiante dans cette tour, même après votre intervention.

M. Bernard Peyrat - Il m'est difficile d'entrer dans les détails de cette affaire. La procédure judiciaire n'est pas close.

Mme Catherine Procaccia - J'imagine que l'on doit trouver d'autres exemples de désamiantage incomplet.

M. Bernard Peyrat - Ce que je peux dire, c'est que cette tour a fait l'objet de trois opérations successives. Chacune de ces opérations correspond à un moment de l'histoire du désamiantage. Une première intervention a eu lieu il y a une dizaine d'années, avant que la réglementation n'existe, sur un certain nombre de niveaux de la tour. Le maître de l'ouvrage était tout à fait expérimenté concernant l'opération de désamiantage. Le diagnostic était fait au moment des travaux. Pour des raisons économiques, que l'on peut comprendre, le maître de l'ouvrage a lancé la suite de ces travaux sans tenir compte des résultats des précédents diagnostics. A mètre carré équivalent, la première partie a été réalisée pour environ 100 millions de francs et le coût de la deuxième partie était de 200 millions de francs, car une partie de l'amiante découvert lors de la première opération a été dissimulé. Nous sommes aujourd'hui au tribunal, et l'on commence à parler de dol.

Vous n'ignorez sans doute pas qu'un propriétaire qui découvre dans son bâtiment de l'amiante découvre une valeur ajoutée négative, si je puis dire. De même que toutes les entreprises ne font pas correctement leur travail, de même tous les propriétaires ne sont pas toujours exemplaires dans leur démarche.

Nous avons découvert de l'amiante lors de nos travaux. Cette découverte a donné lieu à un contentieux contractuel. Nous sommes en effet au forfait : cette découverte n'était pas prévue dans notre devis. Nous avons par la suite fait une réclamation auprès du Gan. Le Gan nous a mis sur liste noire et ce sont des collègues qui se sont chargés de la suite des travaux, qui, soit dit en passant, ont coûté plus cher.

Toutes les entreprises de désamiantage qui ont travaillé pour le Gan ont travaillé en immeuble occupé sans aucun risque pour les occupants.

Mme Catherine Procaccia - Quelquefois, il n'est pas possible de procéder à un déménagement des locaux.

Bernard Peyrat - C'est une expérience que nous connaissons aussi à Jussieu ou dans les tours de la Défense. Cela suppose une parfaite transparence des entreprises à l'égard des occupants des immeubles. Sur le chantier de la tour Gan, les entreprises ont accès aux chantiers, elles ont accès à la métrologie. Nous sommes des professionnels et, comme tels, nous travaillons dans la plus grande des transparences. Naturellement, lorsque je dis que nos chantiers sont ouverts, je ne veux pas dire que nous amenons les visiteurs dans les zones à risque...Le comité anti-amiante de Jussieu a visité nos chantiers. Depuis quelques années, je n'ai pas entendu une seule critique sur la manière dont nous gérons le désamiantage de ce site.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous nous rendrons à Jussieu dans quelques semaines.

M. Bernard Peyrat - Toutes les tours de la Défense ont été désamiantées alors qu'elles étaient occupées, que ce soit la tour Gan, la tour Atlantic, etc. Une seule tour n'a pas été désamiantée de cette manière : il s'agit de la tour Aurore. C'est mon entreprise qui la désamiantée. L'expert qui nous dit aujourd'hui qu'à Montparnasse, alors que les locaux sont classés en niveau 3, il n'est pas nécessaire de faire des travaux, a fait évacuer complètement la tour Aurore. Il y a aujourd'hui un contentieux majeur entre les locataires et les propriétaires. Les baux de quelque 72 locataires ont été rompus sous prétexte de risque de contamination par l'amiante.

Cette tour est aujourd'hui désamiantée et est encore vide. C'est un corps mort sur la Défense. Il faut savoir faire le désamiantage de tours occupées. On ne peut pas faire autrement, sauf exception.

M. Gérald Grapinet - Dans le même genre d'idées, citons le cas d'une tour à Nantes, le Tripode, qui a été vidée de ces occupants il y a 15 ans.

M. Bernard Peyrat - Il est nécessaire de bien connaître l'état de la réglementation. Comme je le disais, les nouveaux textes, comme le code de la santé publique, qui concerne les propriétaires, sont très complets. Il n'est pas nécessaire de faire systématiquement un désamiantage. En revanche, il est nécessaire d'effectuer un contrôle de l'état de l'amiante. Il faut contrôler l'amiante des flocages et des faux plafonds notamment, ce qui a été plus ou moins bien fait à la tour Montparnasse. Ensuite, il convient de faire un diagnostic sur la conservation de ces matériaux. La question est celle-ci : est-ce que ces matériaux créent un risque pour les occupants ? Il faut gérer ce risque. Il est certain qu'avec le temps, les flocages ont tendance à se dégrader et qu'à terme ils créeront des risques. Si ces risques existent aujourd'hui, pourquoi faudrait-il avoir recours au désamiantage ? Il vaut mieux attendre, par exemple, une importante réhabilitation à venir, et ce d'autant plus que l'on peut, en si prenant mal ou trop tôt, créer des risques nouveaux.

Il faut remettre les problèmes dans l'ordre. La première nécessité est de vérifier et de diagnostiquer l'état de conservation de l'amiante. On peut aussi prendre des mesures conservatoires.

On critique beaucoup Jussieu aujourd'hui. Le problème de l'amiante à Jussieu est apparu il y a plus de vingt ans. Le cas de l'université de Jussieu est à maints égards un cas d'école. Sur ce site, une prise de conscience collective est intervenue très tôt. De la sorte, des mesures de confinement conservatoires ont pu être prises pour ce qui concerne l'amiante placé dans les faux plafonds. Le risque amiante a ainsi pu être annihilé grâce à cette action préventive. Les travaux ont été lancés lorsque cela a été possible. Était-il envisageable de mettre directement des milliers d'étudiants et de professeurs dans la rue en attendant que l'on désamiante ? Non. Dès lors que les autorités universitaires ont pu s'assurer du relogement des personnes considérées, les travaux de désamiantage ont débuté.

Le processus qui a été suivi à Jussieu est celui qui devrait être toujours mis en oeuvre, quel que soit le site : mesures conservatoires, prises de dispositions pour évacuer partiellement les locaux par barres ou groupes de barres. Il existe 42 barres à Jussieu, dont une vingtaine est aujourd'hui désamiantée ; les travaux dureront encore une dizaine d'années et ils se déroulent dans des conditions de sécurité optimales. C'est cela, la bonne application de la réglementation. Jussieu, par ce biais là, a obtenu du Préfet l'autorisation de prolongement de travaux conformément au décret.

On m'a demandé des interviews à propos de la tour Montparnasse, que j'ai déclinées. Tout ce que l'on voit et que l'on lit dans les différents médias est un tissu de mensonges. Certains règlent peut-être leurs comptes. Il y a des travaux à Montparnasse depuis dix ans. On ne peut donc pas dire que ce qui s'y est passé relève du laxisme. La situation est beaucoup plus complexe. Il ne faut pas simplifier les choses. Peut-être avait-on procédé à des mesures conservatoires. D'après les informations dont je dispose - le diagnostiqueur fait en effet partie de notre syndicat - le niveau 3 n'est apparu qu'il y a un an à Montparnasse. Tout site a sa complexité propre. Il faut faire attention à ce que l'on dit. Je suis désolé de vous le dire, mais le premier à ne pas appliquer la législation, c'est bien l'État.

Les CHU vont ainsi poser dans le futur des problèmes sérieux. Mon entreprise travaille notamment à Clermont-Ferrand depuis sept ans.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous y serez certainement pendant un bon moment.

M. Bernard Peyrat - Bien sûr : les travaux ne sont pas effectués. Il faut comprendre que tous les CHU, comme à Nantes, renferment de l'amiante. Aucune opération n'est lancée. L'amiante y est pourtant dans un état de dégradation très avancé. Je veux toutefois bien reconnaître qu'il n'est guère aisé de mettre en oeuvre des travaux de désamiantage dans des hôpitaux en fonctionnement. C'est très compliqué.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous venons de recevoir les représentants des hôpitaux de Paris. Visiblement, ils connaissent peu de problèmes... Tout va bien à l'AP-HP !

M. Bernard Peyrat - Ils ont dû être clairs.

M. Roland Muzeau - Pourriez-vous nous dire quel est le poids économique et financier des entreprises de traitement de l'amiante ? J'ai bien noté que leur nombre est passé de 400 à 125, dont une vingtaine qui sont compétentes. Les salariés qui interviennent sur les bâtiments sont-ils soumis à des certifications et des qualifications de même nature que celles que l'on demande, par exemple, à des électriciens ou à des soudeurs ? Si vos entreprises sont soumises à certification, cela implique-t-il que les salariés eux-mêmes soient soumis à de telles certifications ?

Quelle est la proportion, au sein de vos entreprises, de travailleurs précaires, c'est-à-dire de personnes en CDD et d'intérimaires ? Je ne parle pas des contrats de chantiers. Ces salariés en situation précaire bénéficient-ils d'une formation adéquate avant leur intervention sur le terrain ?

Enfin, existe-t-il un registre relatif au suivi médical des salariés employés dans vos professions, comme cela existe dans d'autres entreprises ?

M. Bernard Peyrat - S'agissant des salariés, les choses sont claires : il est interdit d'employer des salariés intérimaires pour les travaux de retrait d'amiante. Voilà déjà la première réponse à votre question. En outre, nous ne pouvons pas non plus utiliser le système du contrat de qualification, ce qui pose des problèmes pour former notre personnel. Nous ne pouvons pas davantage avoir recours à des intérimaires dans ces métiers. Ceux qui en emploient ne respectent donc tout simplement pas la réglementation.

De plus, nous sommes tenus d'établir des contrats à durée indéterminée. Il existe un vrai débat sur la notion de contrat à durée du chantier. Le ministère du travail nous interdit de faire appel à des contrats à durée de chantier pour des chantiers qui sont de longue durée. En effet, ces contrats de chantiers avaient été créés à une autre époque pour les chantiers dans le secteur nucléaire. Un contrat de chantier permet de former des collaborateurs sur la longue durée. Si l'entreprise décide de garder ensuite ces personnes, le contrat est transformé en contrat à durée indéterminée. Bien sûr, un important contentieux se développe. Si l'employeur a recours à des CDD d'un mois, il dénature manifestement le principe de ces contrats et engage sa responsabilité.

Par exemple, je pense faire partie de la seule entreprise à pouvoir bénéficier d'une dérogation en la matière. En effet, l'inspecteur du travail qui nous suit à Jussieu nous a autorisés à établir des contrats de chantiers. Nous travaillons depuis cinq ans sur Jussieu. L'inspecteur nous a autorisés à avoir recours à ce type de contrat pour que nous puissions former le mieux possible notre personnel, dès lors que je m'engageais à les conserver au minimum un an dans l'entreprise. Voilà pour répondre à votre question.

Aucune qualification n'existe pour les personnes dans le secteur de l'amiante. Il n'existe de qualification que pour les entreprises disposant de listes de salariés, qui bénéficient d'un suivi médical et d'une formation obligatoire. Ce sont des formations de quinze jours. Elles sont théoriques et en ce sens imparfaites ; elles sont donc complétées au sein de l'entreprise, avec les difficultés que nous connaissons. En effet, nous ne pouvons pas avoir recours aux contrats de professionnalisation pour compléter la formation de nos personnels. Nous sommes donc contraints d'établir des contrats de chantiers en tant que tels à durée indéterminée. Il existe toutefois des formations de quinze jours pour les opérateurs et d'une semaine pour les personnes membres de l'encadrement.

Une nouvelle réglementation vient d'apparaître et contraint à un recyclage des formations en fonction des évolutions techniques que connaissent les entreprises. L'entreprise doit déclarer les salariés qui traitent l'amiante. L'organisme doit vérifier que les salariés sont bien formés et bénéficient d'un suivi médical approprié. Naturellement, lorsqu'un auditeur se déplace sur un chantier pour contrôler une entreprise afin de vérifier sa qualification, l'auditeur demande avant tout la liste des membres du personnel affectés à ce chantier. Il vérifie que les salariés en question figurent bien sur la liste des salariés de l'entreprise. Si tel n'est pas le cas, il demande la production des certificats originaux de formation et des suivis médicaux.

Nous avons demandé aux organismes de qualification de mettre en place une bibliothèque afin de recenser les personnes qui interviennent sur l'amiante. De telles dispositions existent dans le secteur du nucléaire : un recensement national des travailleurs est effectué, ainsi qu'un suivi médical national. Je pense qu'il est nécessaire d'aller sur cette même voie dans le secteur de l'amiante, de manière à ce que les donneurs d'ordre ou les propriétaires puissent avoir accès, sur Internet, à la liste des salariés établie par les organismes de qualification. Cela pose bien sûr certains problèmes, en particulier de confidentialité, qui ne sont pas réglés aujourd'hui, mais je considère qu'il est important de les connaître. Bien entendu, un maître d'ouvrage ou un maître d'oeuvre qui s'adresse à un organisme de qualification pour demander si tel ou tel salarié qui arrive sur son chantier est reconnu ou non reçoit une réponse immédiate de l'organisme.

M. Gérald Grapinet - Afin de compléter cette réponse, je souhaite préciser que tous les salariés sont assujettis à un contrôle d'empoussièrement. Un suivi est organisé par l'entreprise.

M. Roland Muzeau - Ce contrôle a-t-il lieu a priori ?

M. Gérald Grapinet - Ce contrôle intervient a posteriori , sur chaque chantier. Les documents qui ont trait à ces contrôles doivent être en principe conservés pendant 50 ans mais ils le sont en fait pendant toute la durée de vie de l'entreprise. Ils sont mis à la disposition des salariés et des inspecteurs du travail et assurent la traçabilité de la non-exposition des salariés au risque amiante.

M. Bernard Peyrat - Le texte parle de « traçabilité de l'exposition ».

M. Gérald Grapinet - Il s'agit en fait de la traçabilité de la non-exposition. Le risque doit être prévenu et ces documents permettent, dans le cas d'éventuels procès, d'avoir une trace écrite des différentes mesures qui ont permis de garantir la sécurité des salariés.

M. Roland Muzeau - Vous n'avez pas répondu à l'une des questions que je vous ai posées précédemment : quel est le poids financier du secteur de l'amiante ?

M. Bernard Peyrat - Je ne parlerai que du secteur de l'amiante friable. Le poids financier du secteur du non friable ne peut, en effet, être évalué car des millions de tonnes de fibrociment sont présentes un peu partout. C'est un marché infini. Dans le secteur de l'amiante friable, on estime que le marché représente globalement entre 100 et 200 millions d'euros par an. C'est un marché très restreint, comme vous le voyez. On y recense environ 10.000 salariés, mais les chantiers peuvent être de courte durée. La difficulté des entreprises, vous le comprendrez sans peine, est que, du fait de la durée des contrats, le turn-over est très important, sauf exception.

Vous comprendrez aisément que je ne peux que souhaiter une régulation du marché du désamiantage. En effet, si le marché n'est pas régulé, nous aurons inévitablement des entreprises qui feront n'importe quoi. Nous n'avons pas d'autres solutions : il faut réguler.

Mme Marie-Christine Blandin - Je me fais l'écho d'une question de Mme San Vicente, qui est actuellement en séance. En tant qu'élue locale, elle se plaint en effet de devoir effectuer un diagnostic sur chacun des 20 logements similaires construits à la même époque avec les mêmes matériaux, etc., ce qui grève le budget de la collectivité. Certes, vous avez dit que les sites étaient tous spécifiques et que la précision du diagnostic était une condition de la protection des salariés et du moindre coût du désamiantage. Mais cette question revient souvent. Autre question : que faites-vous des déchets d'amiante ? Quel est le coût de la tonne ? Existe-t-il des process particuliers ?

M. Bernard Peyrat - La première question est fondamentale. Elle a trait à la question de la zone homogène. Prenons par exemple le cas des locaux qu'occupait la compagnie Air France à Montparnasse. Les voyageurs venaient se faire vacciner dans ces locaux avant de partir à l'étranger. Ces locaux étaient complètement revêtus de dalles en vinyle amiante. Or un important passage ayant lieu sur certaines zones, les dalles s'étaient dégradées. Pour des raisons esthétiques, afin d'éviter un assemblage douteux, les dalles usées ont été remplacées par des dalles strictement identiques aux dalles anciennes. Or les dalles neuves ne contenaient pas d'amiante. Nous nous sommes ainsi retrouvés dans la situation où, sur plusieurs milliers de mètres carrés, nous ne pouvions pas déceler quelles étaient les dalles amiantées et quelles étaient celles qui ne l'étaient pas. Nous savions que 80 % des dalles contenaient de l'amiante. Or le doute, en la matière, est synonyme de risque. Nous avons donc considéré par principe qu'il y avait de l'amiante partout.

J'aurais pu apporter ici un échantillon de flocage. Je ne l'ai pas fait mais je le fais souvent lorsque je m'adresse à des étudiants. Il existe trois types de flocage : un amianté avec de l'amosite, un autre avec de l'amiante chrysotile, autre type d'amiante, et un autre non amianté. Le bâtiment reste le bâtiment : lorsque l'on procédait à un flocage, il y avait des fonds de sac qui traînaient. Lorsqu'il y a eu flocage dans dix appartements identiques, il n'est pas possible d'affirmer que l'un d'eux ne contient pas d'amiante. Cette notion de zone homogène existe pour protéger les habitants. Il ne s'agit pas de « diaboliser » le marché. Le doute doit toujours faire présumer que de l'amiante est présent.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Qu'en est-il des déchets ?

M. Bernard Peyrat - Deux traitements sont possibles pour les déchets friables.

Ils peuvent tout d'abord faire l'objet d'un enfouissement technique de classe 1, qui est préconisé dans le cas de déchets dangereux, sous réserve de dérogation préalable. L'accès en classe 1 de l'amiante est dérogatoire par rapport à la stabilisation. Je ne souhaite d'ailleurs pas trancher ce débat, qui est un vrai débat juridique. Toujours est-il que cela est en contradiction avec les normes européennes. Cette question n'est pas tranchée. Il faut garder le confinement de l'amiante. Il n'était pas question de rouvrir des sacs et de recréer des risques dans les usines de retraitement des déchets, qui sont stockés en tant que tel pour la classe 1.

L'autre voie autorisée par le législateur est la destruction de l'amiante par torches à plasma. Il s'agit d'un procédé unique en France qu'avait développé EDF et qui à présent est un procédé développé par l'INERTAM, qui consiste à chauffer l'amiante à 1.500 degrés. Vous savez que l'amiante est fait pour résister au feu. Il faut donc, pour le détruire par combustion, que les températures soient très élevées. Une fois fondue, l'amiante est transformé en matériaux vitrifiables.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous voulez parler de matériaux inertes ?

M. Bernard Peyrat - Non, et c'est bien là tout le problème. Aujourd'hui, le procédé de l'INERTAM était de valoriser ces déchets. Malheureusement, cet organisme continue de payer la TGAP et n'a toujours pas de filières de valorisation. L'INERTAM se retrouve avec des vitrifiables qui ne sont pas valorisés. Cette situation est peut-être due à la psychose sur l'amiante.

Mme Marie-Christine Blandin - C'est une situation stupide.

M. Bernard Peyrat - L'amiante est un composé chimique constitué de métaux lourds. Il comprend notamment du manganèse.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Le produit vitrifié n'est pas considéré comme un produit inerte.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - C'est exact, le CSTB ne reconnaît pas les produits vitrifiés comme étant des matériaux inertes.

M. Gérard Dériot, rapporteur - C'est pour cela qu'il conviendrait de mettre l'amiante en classe 1.

M. Bernard Peyrat - Ce n'est pas un matériau inerte. Pour l'instant, il est donc stocké chez INERTAM. Le fait de le fondre tue la traçabilité. Cela peut-être une opération intéressante pour certains propriétaires. S'agissant des coûts, la solution INERTAM est handicapée par les coûts de transports. Cette entreprise se trouve en effet dans les Landes alors que 60 % du marché se situe à Paris. Pour beaucoup d'entreprises de désamiantage, c'est donc une solution onéreuse. Le prix de la tonne de déchets est d'environ de 2.000 euros, transport compris. Il existe une dizaine de traitements de classe 1, de l'ordre de 300 euros la tonne, transport compris.

En ce qui concerne l'amiante non friable, il existe un vaste débat, qui n'est pas tranché. Il y a quelques années, j'ai travaillé pour le ministère de l'environnement afin de rédiger un code de traçabilité, qui n'est d'ailleurs jamais paru. Il devait faire l'objet d'un arrêté qui n'a jamais été publié. Il faut faire état du lobbying effectué par le monde du bâtiment. Aujourd'hui, j'ignore où vont exactement les déchets de l'amiante non friable, mais je sais qu'ils peuvent aller dans des installations de classe 3. Une circulaire récente du ministère de l'environnement considère que l'amiante non friable, tout en étant un déchet dangereux, pouvait être considéré comme un déchet inerte. Cette circulaire aberrante a été retirée, mais le résultat est le même : aujourd'hui les circuits de retraitement des déchets de classe 1 peuvent accueillir des déchets d'amiante. Je vous rappelle qu'une installation de classe 3 ne correspond pas à une installation classée. Des quantités importantes d'amiante de la région parisienne sont transportées à des centaines de kilomètres.

C'est un sujet sur lequel il faut se pencher avec attention. Normalement, l'amiante friable doit être dirigé vers des installations de classe 2 dédiées à ces déchets, qui doivent comprendre un système d'alvéoles de type F afin d'accueillir l'amiante non friable. Le même problème se pose pour un traitement de classe 3 : l'amiante est « benné » et la poussière se disperse un peu partout. Il faut savoir que cela représente des millions de tonnes. C'est un enjeu économique. On peut peut-être parvenir à effectuer du retraitement de classe 3 dans des conditions identiques à celles mises en oeuvre pour les systèmes de retraitement de classe 2.

Il faut aussi savoir que nous nous engageons forfaitairement concernant le déchet amianté en termes de quantité de déchets. Selon nous, ce système de forfait est une véritable aberration. Faire s'engager une entreprise sur une quantité qu'elle ne peut par définition connaître qu'à l'issue des travaux de désamiantage peut avoir deux types de conséquences : soit l'entreprise a surestimé la quantité de déchets mais préfèrera se taire et fera une très belle opération ; soit, et c'est le cas le plus fréquent hélas, elle a sous-estimé la quantité de déchets. Elle peut par exemple avoir prévu 1.000 tonnes de déchets et elle en recueille finalement 2.000.

Nous estimons aujourd'hui qu'il existe un coefficient de 1 à 2 entre ce qui devrait arriver à l'INERTAM et ce qui y arrive réellement. Un trafic des déchets de l'amiante existe ; c'est une évidence. Le code de traçabilité, tel qu'il était prévu, doit être mis en oeuvre par le ministère de l'environnement. La traçabilité du non friable doit être effectuée.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous vous remercions de nous avoir apporté toutes ces précisions intéressantes.

Audition de M. Jacques TONNER, directeur général, et de
M. Claude MICHEL, ingénieur conseil régional adjoint, responsable de la direction des services techniques de la Caisse régionale d'assurance maladie d'Ile-de-France
(30 mars 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous vous remercions d'être venus nous éclairer sur un certain nombre de questions. Vous pourriez commencer par exposer le sens et la nature de vos activités, à moins que nous ne débutions immédiatement par les questions de notre rapporteur.

M. Jacques Tonner - Je souhaiterais seulement, pour commencer, dresser un bilan rapide sur notre situation actuelle, si vous le permettez.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Mes questions vont dans ce sens.

Les caisses régionales d'assurance maladie indemnisent les victimes de l'amiante, qu'elles aient été en contact avec celui-ci dans le cadre professionnel ou non. Pouvez-vous évaluer la part des contaminations par l'amiante qui ne sont pas d'origine professionnelle et les dépenses qu'elles occasionnent pour l'assurance maladie ? Pensez-vous, en outre, qu'il existe une sous-déclaration des maladies professionnelles causées par l'amiante, susceptible de fausser les statistiques en ce domaine ? On sait, en effet, qu'une sous déclaration existe pour les maladies professionnelles.

Par ailleurs, pourriez-vous nous décrire les actions de prévention qui sont conduites par votre organisme dans le champ professionnel, notamment au titre de l'amiante ? Un suivi médical des anciens salariés ayant été éventuellement mis en contact avec de l'amiante est-il organisé ?

A partir de quand l'assurance maladie a-t-elle pris la mesure des dégâts causés par l'amiante ? L'augmentation du nombre de pathologies constatées a-t-elle conduit à alerter les pouvoirs publics ?

M. Jacques Tonner - Pardonnez-moi, mais je n'ai pas bien compris le sens de votre première question.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Les CRAM indemnisent les victimes des maladies causées par l'amiante, que celles-ci soient d'origine professionnelle ou non professionnelle. Pouvez-vous évaluer la part des contaminations qui ne sont pas d'origine professionnelle et les dépenses qu'elles occasionnent pour l'assurance maladie ?

M. Jacques Tonner - Les CRAM n'indemnisent pas les victimes des maladies professionnelles ou non professionnelles. Ce sont les caisses primaires qui sont chargées de cette indemnisation. Nous sommes pour notre part chargés de participer à la reconnaissance d'une maladie au titre de maladie professionnelle, c'est-à-dire ayant son origine dans le milieu professionnel.

En fonction de l'avis des médecins conseils de l'assurance maladie et de la CRAM, la maladie, si elle est identifiée comme étant d'origine professionnelle, est indemnisée en tant que telle. Mais le problème est celui de la sous-déclaration, comme vous le faisiez remarquer. Nous supposons, en ce qui concerne les maladies professionnelles, qu'il existe une vraie sous-déclaration, y compris pour ce qui concerne les maladies professionnelles liées à l'amiante. Il nous est toutefois très difficile d'aller au-delà de suppositions.

Nous nous apercevons que la courbe de développement des cancers et la courbe des cancers d'origine professionnelle ne correspondent pas tout à fait. Nous estimons donc qu'un certain nombre de cancers d'origine professionnelle ne sont pas reconnus comme tels, ce qui signifie que ces cancers sont pris en charge totalement par l'assurance maladie et non pas par la branche accidents du travail et maladies professionnelles.

La lutte contre cette absence de déclaration, nous y reviendrons, réside essentiellement dans les actions de prévention que nous réalisons. Nous essayons de sensibiliser l'ensemble des acteurs à la détection automatique de l'origine professionnelle d'une maladie. La difficulté est pour nous de sensibiliser les médecins, notamment libéraux, pour qu'ils mènent ce type d'investigation. En effet, un médecin qui reçoit un patient ne recherche pas nécessairement si la maladie est d'origine professionnelle. Aujourd'hui, cette responsabilité est plutôt celle du médecin du travail, ce qui n'est pas très pertinent, car ce n'est pas le médecin qui établit le diagnostic. Il est possible d'améliorer la connaissance des médecins libéraux sur l'origine des maladies auxquelles ils se trouvent confrontés.

Il s'agit là d'une des ambitions de l'assurance maladie.

M. Claude Michel - Je voudrais ajouter une précision, qui confirme qu'il est difficile d'estimer l'importance de cette sous-déclaration. Concernant les pathologies liées à l'amiante, les délais de latence sont très longs. Souvent, les personnes n'ont connaissance de leur maladie qu'après un certain temps et, lorsqu'elles en sont informées, elles n'estiment pas nécessaire d'engager une procédure qui pourrait pourtant leur permettre de bénéficier d'un certain nombre de droits.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Mon autre question portait sur les actions de prévention dans le champ des maladies professionnelles causées par l'amiante. Existe-t-il un suivi des anciens salariés qui ont été en contact avec de l'amiante ?

M. Jacques Tonner - Nos actions de prévention sont de plusieurs types. Je ne vais pas entrer ici dans le détail mais M. Michel pourra vous donner des précisions chapitre par chapitre. En premier lieu, nous rédigeons des documents à l'intention, d'une part, des salariés, et, d'autre part, des entreprises. Notre préoccupation porte actuellement de manière prioritaire sur les chantiers dans lesquels il y a de l'amiante non friable. Cette double sensibilisation des entreprises et des chantiers vise plus spécifiquement les personnes qui participent à la maintenance ou aux chantiers de désamiantage.

De plus, nous faisons de la communication et de la formation. Nous assurons la formation des médecins du travail, des membres des CHSCT, des employeurs. La caisse nationale a mis en place un stand amiante qui est à la disposition de l'ensemble des caisses régionales.

Nous participons à des études ponctuelles sur des problèmes liés à l'amiante. Nous pourrons vous en donner des exemples si vous le souhaitez. Nous contribuons dans la mesure du possible aux évolutions réglementaires. Nous interpellons le ministère afin qu'il ajuste dans un sens ou dans un autre la réglementation en vigueur, de manière à pouvoir prévenir plus efficacement.

De surcroît, nous participons à des travaux de normalisation, notamment en partenariat avec l'AFNOR, pour les chantiers traitant l'amiante en particulier. Enfin, nous traitons des dossiers de reconnaissance de maladies professionnelles. A cette occasion, nous définissons une politique de prévention en fonction des évolutions statistiques ou autres.

Les statistiques, par exemple celles du nombre de personnes atteintes de maladies professionnelles liées à l'amiante, nous ont indiqué que les premiers salariés touchés étaient les ouvriers de maintenance dans le secteur du BTP qui participent à l'entretien des chantiers, ou bien évidemment ceux qui sont présents sur les chantiers de désamiantage.

Voilà pour ce qui concerne les actions de prévention, rapidement présentées. Encore une fois, nous pouvons, si vous le souhaitez, entrer dans les détails.

S'agissant du suivi médical des personnes, il existe un dispositif appelé suivi post-professionnel. Grâce à ce dispositif, toute personne qui a été exposée à un risque peut, après son départ de l'entreprise, bénéficier d'un examen médical gratuit à sa demande, auprès de la caisse primaire de son département.

Force aujourd'hui est de constater que ce suivi post-professionnel ne connaît pas un énorme succès. En effet, il est possible de l'appliquer à des salariés qui ont effectué toute leur carrière dans une seule et même entreprise. C'est beaucoup plus délicat pour les personnes qui ont connu des entreprises différentes et qui, au moment de leur départ en retraite, ne savent pas si elles ont été soumises à un risque d'exposition dans une entreprise antérieure. Les demandes de suivi post-professionnel sont assez rares en Île-de-France Pour améliorer le dispositif et assurer une communication peut-être mieux ciblée, il existe, dans trois régions françaises, une expérimentation sur la mise en place du suivi post-professionnel. Les conclusions devraient intervenir dans les mois qui viennent. Cette expérimentation a vocation à se généraliser à l'ensemble des régions. En Île-de-France, une dizaine seulement de demandes de suivi professionnel sont faites chaque année.

M. Gérard Dériot, rapporteur - A partir de quelle date l'assurance maladie a-t-elle pris la mesure de la crise sanitaire provoquée par l'amiante ? L'augmentation du nombre de victimes a-t-elle conduit les responsables nationaux et locaux à alerter les pouvoirs publics ?

M. Jacques Tonner - Je sais que plusieurs phases ont eu lieu et qu'en ce qui concerne la caisse nationale, dès 1975, nous avons mis en place des systèmes de prévention pour les entreprises dans lesquelles de l'amiante avait été détecté.

Evidemment, le phénomène s'est amplifié suite à l'interdiction de l'amiante en 1997. La crise sanitaire dont vous parlez me semble avoir été appréhendée au cours des années 1990, pas avant. Nous avions, en 1975, identifié un risque mais nous n'étions pas encore face à un risque sanitaire tel qu'il s'est ensuite révélé.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Les victimes se plaignent fréquemment de la lenteur du traitement des dossiers. Estimez-vous que cette critique soit justifiée ? Ou bien cela varie-t-il selon certaines caisses ?

M. Claude Michel - Un décret de 1999 a réglé les difficultés liées au traitement des dossiers de reconnaissance des maladies professionnelles, qui existaient par le passé. Les délais sont de trois mois pour le délai d'instruction des maladies professionnelles, avec la possibilité d'une prolongation de trois autres mois pour les cas où une enquête complémentaire serait rendue nécessaire, ou pour la saisine du comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles, qui constitue un système complémentaire. En application de ce texte, six mois doivent suffire pour traiter un dossier.

En réalité, il existe quelques cas de dépassement de ces délais, mais ils sont plus rares qu'autrefois. En effet, à l'époque, une procédure permettait de s'affranchir de tout délai. Cette procédure a été supprimée par le décret d'avril 1998.

M. Jacques Tonner - De la même manière, le délai pour s'assurer de la matérialité d'un accident du travail a été ramené à 15 jours aujourd'hui. Si, au bout de 15 jours, la caisse ne s'est pas prononcée, l'accident est d'emblée reconnu comme un accident du travail. Nous sommes un peu dans la même philosophie pour ce qui concerne la reconnaissance de la maladie professionnelle en tant que telle dans le délai de trois mois.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quel jugement portez-vous sur les plans « santé au travail » et « santé environnement » qui ont été présentés récemment par le gouvernement ? L'assurance maladie a-t-elle été associée à leur élaboration et participe-t-elle à leur mise en oeuvre ? Le plan cancer prévoit également une meilleure prévention des cancers professionnels : des initiatives ont-elles été prises concernant ce point ?

M. Jacques Tonner - Concernant le plan « santé au travail » présenté récemment par M. Larcher, l'assurance maladie a été associée à quelques travaux. En ce qui nous concerne, au niveau régional, nous avons du mal à nous reconnaître dans ce plan, qui nous semble être surtout un instrument de travail destiné à manager les missions, en particulier des fonctionnaires de l'État. Ce plan est un peu éloigné de nos préoccupations et orienté vers l'inspection du travail davantage que vers la prévention des risques professionnels de la branche accidents du travail et maladies professionnelles, hormis la place qui est faite à l'INRS.

Les services de prévention des caisses régionales, par exemple, sont assez peu associés au plan « santé au travail ». En revanche, les conseils professionnels font partie intégrante du plan cancer, placé sous la responsabilité du préfet de région, et la caisse régionale participe à l'élaboration d'un plan d'action concernant la prévention des cancers professionnels, en accord avec la direction régionale du travail et de l'emploi.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Notre dispositif actuel de prévention des risques sanitaires, dans lequel l'InVS occupe une place centrale, est-il selon vous de nature à permettre d'éviter la répétition d'une crise sanitaire de l'ampleur de celle de l'amiante ? L'assurance maladie, avec son réseau de caisses locales, participe-t-elle à la collecte de données épidémiologiques susceptibles d'alerter les pouvoirs publics sur l'apparition de nouveaux risques ?

M. Jacques Tonner - Si j'étais l'invité d'une émission télévisée bien connue, je solliciterais un joker ! Je ne sais pas répondre à votre question. Il est difficile de savoir si le dispositif mis en place peut nous permettre de prévenir un risque sanitaire si important. Je l'ignore. Je m'interroge parfois.

J'ai en charge la prévention sur le site de Roissy. Je contrôle les dispositifs mis en place dans les aéroports pour réduire les risques d'introduction de biotopes. Dans ce cadre, nous sommes souvent confrontés à des maladies nouvelles, générant des risques professionnels nouveaux, que nous ne savons peut-être pas détecter. La dimension économique l'emporte souvent. De la même manière, on a souhaité, il y a des années, continuer à utiliser l'amiante, matériau jugé économiquement très rentable. Le risque sanitaire était fort peu perçu. Notre interlocuteur est l'INRS. Je dois dire que cette collaboration régulière me semble efficace.

M. Claude Michel - Concernant le lien que nous pouvons entretenir avec l'InVS, il n'est sans doute pas inexistant. Nous travaillons avec six centres de consultation de maladies professionnelles en Île-de-France, avec lesquelles la CRAM signe des conventions, pour la prise en charge des patients qui viennent pour des visites.

Ces centres de consultation examinent environ 3.000 salariés par an et enregistrent tous les cas diagnostiqués sur un réseau national de vigilance des activités professionnelles qui a été créé par la caisse nationale. Nous nous situons donc bien sur le terrain de la vigilance. Ce réseau pourrait être accessible à l'InVS. Le rapport de l'INSERM, qui a globalement clos le débat sur le caractère cancérigène de l'amiante, a créé un choc.

La difficulté que nous rencontrons est celle-ci : parfois les sommités scientifiques sont en désaccord. Les entreprises profitent de ces incertitudes pour nier l'existence de risques. A l'inverse, lorsque la communauté scientifique partage un même point de vue, les choses sont plus simples à traiter ensuite.

M. Gérard Dériot - Peut-être souhaitez-vous apporter des précisions sur votre caisse ?

M. Jacques Tonner - Nous sommes une caisse régionale et n'avons pas d'autres prétentions. Nous nous occupons, en matière de prévention, des risques professionnels des 480.000 établissements présents en Île-de-France, qui représentent 4,5 millions de salariés. Nos effectifs sont composés d'ingénieurs conseils et de ce que nous appelons des ingénieurs de sécurité, qui sont techniciens supérieurs de la sécurité au travail. En Ile-de-France, nous avons 53 ingénieurs conseils et 91 contrôleurs de sécurité.

Notre activité consacrée à l'amiante représente environ 15 % à 20 % de notre activité totale en matière de prévention. Le risque routier en entreprise, le plan cancer professionnel et les troubles musculo-squelettiques sont des exemples d'autres chantiers que nous menons.

Nous sommes en train de réaliser un document sur l'amiante non friable. Ce problème est crucial. Aujourd'hui, environ 2.500 dossiers du plan de retrait amiante sont déposés par an en Île-de-France auprès de nos services. Nous ne pouvons pas suivre 2.500 chantiers. Nous suivons par exemple Jussieu et nous y constatons des conditions de travail très difficiles.

Mme Marie-Christine Blandin - Je souhaite savoir si, dans le cadre de ces missions de contrôle, vous travaillez avec le SYRTA, qui effectue le diagnostic, le retrait, le contrôle, la labellisation des entreprises et de la formation. Ce système semble garantir, par sa connaissance des chantiers, que ces actions sont mises en oeuvre correctement, ce système étant autocontrôlé.

M. Claude Michel - Nous travaillons effectivement avec le SYRTA. Nous sommes en présence d'une structure relativement exemplaire, en particulier sur Jussieu, site très médiatisé.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous vous remercions de nous avoir fourni toutes ces informations.

Audition de Mme Florence MOLIN, ingénieur spécialiste en risques sanitaires
et de M. Daniel FERRAND, ingénieur spécialiste en diagnostics et interventions sur existants à la SOCOTEC (société de contrôle de l'audit et du conseil technique)
(6 avril 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Mme Florence Molin et M. Daniel Ferrand, représentent la société SOCOTEC, société de contrôle de l'audit et du conseil technique. Nous vous invitons à nous donner un avis général sur les dossiers amiante que vous gérez. Le rapporteur et les membres de la mission vous poseront, ensuite, leurs questions. Nous avons déjà auditionné un certain nombre d'acteurs. Nous avons notamment fait le tour de la question au niveau médical, sanitaire et technique. Nous avons reçu des victimes et réalisé des visites.

M. Daniel Ferrand - Je vous remercie de nous accorder ce temps de parole. Florence Molin et moi-même représentons une société privée, SOCOTEC, qui emploie 4.500 salariés en France et à l'étranger et qui a pour mission principale d'effectuer des analyses, diagnostics et contrôles dans le bâtiment. Suite à l'élaboration de la réglementation sur l'amiante, SOCOTEC, comme d'autres partenaires, s'est orienté sur ce marché. Je vais donc évoquer, ici, un prestataire privé qui effectue des recherches d'amiante dans le bâtiment depuis le début de son activité. Notre expérience dans ce domaine remonte à 1996.

Je vous présenterai, dans un premier temps, un bref rappel historique des textes relatifs au repérage de l'amiante. Le texte fondateur concerne l'obligation de diagnostic et date de 1996. Assez rapidement après, en 1997, les pouvoirs publics ont focalisé leur attention sur les matériaux dangereux :

- les flocages qui sont des matériaux très friables et qui s'échappent rapidement dans l'air ;

- les calorifugeages qui entourent les canalisations ;

- les faux plafonds qui constituent des zones dans lesquelles de nombreux travaux sont exécutés pour faire passer les canalisations.

L'année 2001 a été marquée par une évolution importante. L'établissement d'un dossier technique amiante est désormais obligatoire pour chaque propriétaire. Ce document constitue une sorte de carnet de santé, comme pour les personnes ou de carnet d'entretien, comme pour les voitures. Ce dossier technique amiante doit être mis en place avant la fin de l'année 2005.

Dans ce cadre, nous nous heurtons à un problème important : comment savoir où se trouve l'amiante dans le bâtiment ? Nous rêvons tous à un repérage unique et définitif, qui donnerait des résultats globaux. Or, l'amiante, un peu comme le sel dans les aliments, est présent dans de nombreux matériaux et sous différentes formes. Son repérage doit donc être adapté à la date de construction ou au type de bâtiments. Le repérage unique, qui donnerait rapidement des résultats sans coût onéreux, n'existe pas.

L'amiante est présent dans de très nombreux matériaux. Il peut être caché ou en surface, libre ou incorporé, intégré à des matériaux friables ou non friables. Trois types de repérage sont définis : le diagnostic des flocages, des calorifugeages et des faux-plafonds, qui n'est plus pratiqué ; le repérage pour la réalisation du DTA ou pour la vente ; le repérage avant travaux ou avant démolition. Il faut donc retenir l'existence de deux méthodes de repérage poursuivant des objectifs distincts. Le repérage 2 vise la protection de la population. Depuis 2002, il existe une obligation, pour tout immeuble vendu et quelle que soit sa nature, d'effectuer un repérage de l'amiante.

Mme Marie-Thérèse Hermange - Que se passe-t-il si ce repérage n'est pas fait avant 2005 ?

M. Daniel Ferrand - Dans ce cas, la réglementation n'est pas respectée. Les décrets ont été intégrés au Code de la santé publique et prévoient des peines pour les personnes qui ne respecteraient pas les obligations fixées.

Mme Florence Molin - Dans le cas d'une habitation privée, le diagnostic n'est obligatoire qu'en cas de vente.

M. Daniel Ferrand - Effectivement, il existe deux systèmes. Le premier est lié à la vie de l'immeuble. Lorsque celui-ci est vendu, le diagnostic est obligatoire et le notaire fait office de juge de paix en demandant le document de repérage. Par ailleurs, le DTA, document qui rassemble les informations relatives à l'amiante, doit être mis en place avant la fin de 2005, sous peine de sanction.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - C'est obligatoire pour les établissements qui reçoivent du public et les habitations collectives.

M. Daniel Ferrand - Pour être plus précis, c'est obligatoire pour les parties à usage collectif des habitations. Ainsi, pour un édifice HLM, appartenant à un unique office HLM, le repérage se fera dans les parties à usage collectif : couloirs, cages d'escaliers, combles, chaufferies, etc. Tous les autres immeubles sont également concernés. Ainsi, pour un immeuble de bureaux collectifs, nous analyserons tant les parties collectives que privatives. Pour résumer, le seul type d'édifice exclu du DTA est l'appartement privatif.

Depuis 2001, nous sommes passés d'une logique de constat à une logique de gestion. Auparavant, chacun devait élaborer un rapport précisant la localisation de l'amiante. Depuis 2001, le dossier doit être tenu à jour. D'autre part, nous sommes passés de trois matériaux dangereux à une vingtaine de matériaux. Enfin, la compétence des intervenants n'était pas, auparavant, formalisée. Désormais, une attestation de formation doit être délivrée.

Il convient également de noter que le DTA ne concerne pas les maisons individuelles et les parties privatives des habitations collectives. Le diagnostic flocage, calorifugeage, faux plafonds n'était pas non plus obligatoire pour les parties privatives. Dans tous les autres cas, le diagnostic est obligatoire. Il l'est notamment à l'occasion de la vente de tous les bâtiments, quelle que soit leur nature. Une autre obligation a été créée en 2001 : le diagnostic doit être établi avant démolition d'un ouvrage, quel qu'il soit. Cette obligation est donc valable pour les maisons individuelles et répond tant à la protection des salariés, qu'à celle de l'environnement. En effet, elle permet de savoir vers quelle filière les déchets issus de la démolition doivent être orientés.

Mme Janine Rozier - Il existe aussi une obligation de passer par une entreprise agréée.

M. Daniel Ferrand - Il existe deux niveaux d'agrément. Pour les matériaux friables, vous devez faire appel à une entreprise certifiée par un cabinet extérieur pour le retrait de l'amiante friable. Pour les autres matériaux, comme les plaques d'amiante ciment de toiture ou les dalles de sol, il n'existe pas d'obligation de certification extérieure. Néanmoins, les salariés doivent être formés, informés, équipés de matériel adapté et suivis médicalement. Mais, les risques étant moindres, la validation par un intervenant extérieur n'est pas requise.

Par ailleurs, le contrôleur technique ou le technicien de construction intervenant sur le DTA doit disposer de compétences reconnues.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Vous savez, cependant, que ce point est contesté, notamment au niveau des capacités de sociétés comme la vôtre à disposer de toutes les compétences nécessaires sur l'amiante.

M. Daniel Ferrand - Quelles que soient les sociétés intervenant sur le dossier, la qualité de la mission est liée à la qualité de l'individu. La réglementation actuelle impose que la compétence des intervenants soit reconnue à l'issue d'une formation certifiée. Celle-ci est de 4 jours et est sanctionnée par un examen. Pour l'instant, il n'existe aucune obligation de repasser l'examen tous les 3 ans ou d'effectuer de vraies missions à l'issue de la formation. Une réflexion est néanmoins en cours sur les modalités de la formation. Les principales difficultés rencontrées concernent les pré-requis en mode de construction. Ainsi, nous constatons que les défaillances, si elles peuvent provenir de certaines mises en concurrence trop hâtives, sont également liées à la méconnaissance d'un détail de construction qui explique que, dans certains habitats ou dans certaines zones, des produits contenant de l'amiante ont été utilisés. La connaissance des méthodes de construction à des dates données constitue donc une pierre d'achoppement importante et un point à améliorer dans la réglementation future.

Concernant le déroulement d'une mission, je vais laisser la parole à Florence Molin.

Mme Florence Molin - Je vais donc vous présenter le déroulement classique d'une mission. Celle-ci commence souvent par un appel du client. Les premières questions, concernant la surface, la date de construction ou le type de bâtiment, peuvent se régler par téléphone. En effet, si le client dispose de ces informations, il est possible d'établir un devis sans se déplacer. Cependant, nous effectuons souvent une visite préalable des sites importants afin d'élaborer un devis plus précis. Après acceptation de ce document, nous entamons les visites de repérage sur site.

En fonction des types de missions demandées, celles-ci donneront lieu à des examens différents. Ainsi, lors d'une visite avant DTA ou avant vente, nous n'allons contrôler que les matériaux visibles et accessibles. Si nous réalisons un contrôle avant travaux ou avant destruction, nous allons être plus « destructifs ». Notre action portera sur l'intérieur des murs ou les revêtements de sol. Ces diagnostics sont de nature différente et nos interlocuteurs ont des difficultés à comprendre la différence entre les deux. Pour notre part, nous ne pouvons établir un diagnostic avant-DTA qui serait ultérieurement utilisé en diagnostic avant travaux, ce dernier nécessitant des investigations supplémentaires.

Au cours de notre visite, nous recueillons éventuellement des échantillons de matériaux pour lesquels, à l'oeil nu, nous ne pouvons déterminer une présence d'amiante. C'est, par exemple, le cas pour une dalle de sol. Elle aura le même aspect extérieur, qu'elle contienne de l'amiante ou pas. Il faut donc l'envoyer au laboratoire pour procéder à des analyses. Ensuite, nous rédigeons un rapport que nous adressons au client, ainsi que, éventuellement, un DTA. Nous pouvons également former ou informer le personnel qui intervient sur, ou à proximité, du matériau amianté.

M. Daniel Ferrand - Outre ces informations sur notre organisation et nos pratiques, nous souhaitions vous présenter une étude que nous avons réalisée dans le cadre d'un groupement comprenant le bureau d'étude SGTE, Spie-Batignolles, Lafarge et la société Inertam qui s'occupe de l'inertage de l'amiante. Nous avons conjointement mené, en 1998, une étude quantitative, à visée commerciale, sur l'amiante. Nous avons consulté 15 % de nos agences et étudié la totalité des missions réalisées, dans ce cadre, sur trois ans. Nous avons confié cette mission à un jeune stagiaire de l'ESSEC qui a effectué un traitement statistique de ces données. Celui-ci a été publié dans les Cahiers du CSPB de 1999.

Pour ces trois années et sur l'échantillon retenu de 5.000 bâtiments, nous avons enregistré 4 % de bâtiments présentant de l'amiante. Ce pourcentage, même s'il peut apparaître faible, représente environ 200 bâtiments. Parmi ces derniers, le calorifugeage concernait un nombre plus important de bâtiments que le flocage ; 95,5 % des bâtiments ne contenaient pas d'amiante : soit ils n'avaient pas de flocage ou de calorifugeage, soit leurs flocages ou calorifugeages n'étaient pas amiantés. Je vous présente un graphique qui montre que la présence d'amiante est plus forte dans les bâtiments de la période allant de 1950 à 1980, pratiquement nulle après 1980 et assez faible avant 1950. Les édifices construits entre 1950 et 1980 présentent donc la proportion la plus importante de bâtiments amiantés.

Un autre graphique témoigne que les bâtiments de santé et les bâtiments industriels sont particulièrement affectés par l'amiante. Pour les premiers, il faut noter que les CHU ont été massivement construits au cours de la période incriminée. Pour les seconds, les calorifugeages pour les chaudières sont à mettre en cause. Le graphique suivant démontre que 70 % de la surface amiantée concerne 15 % des bâtiments. Il existe donc deux sortes de bâtiments : ceux qui contiennent ponctuellement de l'amiante et rencontrent moins de difficultés de traitement et ceux pour lesquels l'amiante est utilisé dans l'ensemble des structures. Au plan national, 4,7 % des bâtiments seraient concernés, en 1998, par l'amiante, soit entre 4 et 6 millions de m 2 de flocage et 500.000 m 2 de calorifugeage.

Ces derniers documents concernent le dossier technique amiante. Celui-ci reçoit toutes les informations relatives à l'amiante : données issues du repérage et données fournies par le propriétaire. La réglementation définit un niveau minimum dans ce cadre. Le repérage doit concerner le flocage, le calorifugeage, les faux plafonds, les enduits, les dalles de sols, les joints et les canalisations. Il existe d'autres matériaux amiantés qui ne sont pas inclus, par souci économique, dans cette recherche. Je les ai, cependant, indiqués sur le schéma : les réseaux d'eau, les toitures en amiante ciment, les panneaux des portes coupe-feu, etc. Il faut noter que, si ces matériaux sont détectés, ils doivent bien être précisés dans le DTA. De manière générale, celui-ci contient un minimum d'informations réglementaires, mais doit contenir toute nouvelle information découverte par un intervenant. Outre l'élaboration du DTA, une fiche récapitulative doit être rédigée. Il s'agit d'un document rapidement accessible et lisible par les entreprises qui interviendraient sur le bâtiment. Le processus permet donc, au-delà de la conservation des éléments, de rendre les informations lisibles.

Nous sommes en phase d'initialisation de ce projet. Nous avons réalisé de nombreux DTA. Mais, nous devons maintenant réfléchir à l'utilisation de ces documents. Comment les entreprises vont-elles se les approprier ? Comment les propriétaires vont-ils les transmettre ? Comment les inspecteurs du travail ou les représentants du personnel des entreprises intervenantes vont-t-ils en rendre compte ? Dans ce cadre, des difficultés apparaissent, notamment en termes de compétences des propriétaires. Ceux-ci pourront-ils suivre le processus et mettre les DTA à jour ? Enfin, la question de la lisibilité des informations vis-à-vis des entreprises et de la continuité de la chaîne de communication se pose.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint - Vous avez bien précisé que les portes coupe-feu n'ont pas à être mentionnées dans le dossier technique amiante.

M. Daniel Ferrand - C'est le cas pour les venteaux des portes coupe-feu. En revanche, les joints de ces portes sont concernés par le DTA.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Le rapport est donc remis au propriétaire, qui vous a mandaté pour réaliser le diagnostic.

M. Daniel Ferrand - L'obligation porte bien sur le propriétaire. Celui-ci est obligé de faire appel à un technicien compétent pour élaborer ce rapport qui lui est ensuite remis.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Pour les collectivités locales, je crois que ces rapports doivent être transmis au préfet avant la fin de l'année.

M. Daniel Ferrand - Ce point ne figure ni dans le décret ni dans le Code de la santé publique.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Cette information m'a été transmise par mon directeur des services techniques.

Mme Janine Rozier - De nombreuses maisons individuelles ont été construites au cours de ces dernières années. Beaucoup ne sont pas couvertes en ardoise d'Anjou, matériau coûteux. Que vont faire les nombreux propriétaires qui ont une toiture en amiante ciment ?

M. Daniel Ferrand - D'après la réglementation, le retrait obligatoire d'amiante est limité aux trois matériaux dangereux, sous réserve que l'opérateur de diagnostic constate un certain niveau de dégradation.

Mme Janine Rozier - Les toitures en amiante ciment sont-elles dangereuses si on n'y touche pas ?

M. Daniel Ferrand - Le danger d'exposition est très faible pour ces toitures. Nous ne pouvons pas en conclure, pour autant, que ce matériau n'est pas dangereux. Cependant, l'exposition est très faible, même lorsqu'on nettoie ces toitures. Il est important de ne pas percer ou racler les matériaux. Mais, l'eau qui s'écoule dans les canalisations n'enlève pas l'amiante et la toiture ne se détériore pas dans des conditions normales.

Mme Florence Molin - Une action mécanique violente, comme un ponçage, est nécessaire pour libérer les fibres d'amiante-ciment.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous avez évoqué les conditions de certification des entreprises spécialisées. Celles-ci vous paraissent-elles satisfaisantes ? Par ailleurs, vous apportez une assistance à l'élaboration de consignes de sécurité et des procédures de gestion du risque amiante. Au regard de votre expérience en la matière, considérez-vous que la sécurité est aujourd'hui assurée sur les chantiers de désamiantage, tant celle des ouvriers qui interviennent, que celle de l'environnement ? Par ailleurs, quels types de relation une entreprise spécialisée comme la vôtre entretient-elle avec l'inspection du travail et la médecine du travail ?

M. Daniel Ferrand - Concernant la certification, j'ai participé à la mise en place de la commission de certification de Qualibat. Dans ce cadre, je pense que les entreprises spécialisées dans le retrait d'amiante, avec maîtrise d'oeuvre et chantier déclaré, contrôlent le risque, même si des défaillances sont toujours possibles, comme partout. Les intervenants sont nombreux et bien formés. De plus, les systèmes mis en place vont dans le sens de la sécurité, comme, par exemple, les systèmes de confinement dynamique. La certification présente, de plus, l'avantage de permettre à des structures comme Qualibat de retirer cette certification à certaines entreprises. C'est déjà arrivé. A contrario , certaines opérations sont effectuées par des maîtres d'ouvrages un peu « exotiques » qui réalisent le chantier dans son ensemble. Elles sont de moins en moins nombreuses et ne sont pas trop mal suivies. Les risques sont certainement plus importants pour des chantiers menés sur des matériaux jugés initialement non dangereux. En effet, même si ceux-ci ne sont pas censés libérer facilement des fibres, le découpage des plaques d'amiante-ciment peut engendrer une poussière très importante. Si de tels cas ne sont pas correctement gérés, il est possible de provoquer une pollution très importante. De la même manière, un enduit qui contient de l'amiante est très résistant, mais peut produire des pollutions très importantes si on le perce. Des risques ponctuels peuvent donc exister sur des matériaux de ce type et être mal appréciés.

S'agissant du désamiantage, nous intervenons de moins en moins sur les chantiers compte tenu de l'existence de maîtrises d'oeuvre spécialisées. Nous avons donc moins de contact avec les opérations de désamiantage et nos relations avec l'inspection du travail sont moins fréquentes. Entre 1996 et 1998, sur les premiers chantiers des lycées de la région Nord-Pas-de-Calais, celles-ci étaient effectivement difficiles. L'inspection du travail avait des exigences et nous n'avions pas d'outils adaptés et de réponses validées à lui apporter. Aujourd'hui, les technologies utilisées dans les chantiers de désamiantage sont connues. Certains appareils, comme les scies ou les perceuses, sont capables d'aspirer les poussières d'amiante. Les fabricants ont donc intégré un certain nombre de contraintes alors que, pour les premiers chantiers, nous ne pouvions ni percer, ni scier. L'inspection du travail intervient, aujourd'hui, principalement au début du chantier, après la remise du rapport de repérage avant travaux. Je pense que nous nous sommes réellement améliorés dans ce domaine, alors que nous partions de zéro. L'inspection du travail est surtout soucieuse, désormais, de savoir si l'opérateur ayant recherché l'amiante dans un bâtiment a tout inspecté et tout repéré.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Même si vos interventions sont moins fréquentes, votre entreprise peut avoir à effectuer des contrôles sur des sites présentant de l'amiante ou des fibres céramiques. Dans ce contexte, quelles précautions particulières prenez-vous pour vos salariés ? Par ailleurs, les effets sur la santé de ce produit de substitution demeurent, à l'heure actuelle, incertains. Qu'en pensez-vous ? Enfin, pouvez-vous nous donner votre sentiment sur un chantier de désamiantage comme celui de Jussieu, ou sur le problème de la Tour Montparnasse ?

M. Daniel Ferrand - En ce qui concerne la protection des salariés, nous disposons d'une procédure Celle-ci a été examinée lors d'une réunion qui s'est tenue avec nos confrères et concurrents et avec l'Inspection du travail. Nous étions interrogés sur le mode de protection de nos salariés lors des missions de diagnostic. Nous pensions donc évoquer principalement des problématiques comme celle du port du masque. Or, le préventionniste ne s'est quasiment intéressé qu'aux échelles et à l'accès aux sites. La problématique des risques est effectivement globale. Il est certain que des protections sont nécessaires lorsque le salarié enlève un flocage situé au-dessus de sa tête. Elles sont indispensables pour les matériaux friables. A contrario, nous considérons que l'action visant à casser une dalle plastique ou d'amiante-ciment ne libère pas suffisamment de fibres pour justifier une protection autre qu'un simple éloignement.

Mme Florence Molin - Le fait de casser une dalle de sol ne constitue pas une action abrasive.

M. Daniel Ferrand - Si l'amiante constitue un réel problème, il ne faut pas se focaliser dessus. Nous rencontrons également des difficultés d'accès et d'atteinte des matériaux, et des risques de chute non négligeables existent pour nos intervenants.

Mme Florence Molin - Nous intervenons également fréquemment dans des locaux meublés dont l'accès n'est pas toujours évident. Dans une usine, par exemple, nous n'allons pas systématiquement demander que les machines soient démontées pour accéder aux zones qui nous intéressent.

M. Daniel Ferrand - Par ailleurs, nous réalisons très peu de missions sur les fibres céramiques et nous les sous-traitons, en règle générale, à un spécialiste de l'industrie. Je connais donc peu ce matériau. Cependant, il a été essentiellement utilisé dans l'industrie, pour des équipements comme les fours. On n'en trouve pas dans des bâtiments courants, comme les logements, les écoles ou les cinémas.

Mme Florence Molin - Pour remplacer l'amiante, des fibres de verre et des fibres de roche sont utilisées. Elles présentent un danger moins important que l'amiante, avec des effets irritants ou des influences sur l'asthme.

M. Daniel Ferrand - Par ailleurs, je suis intervenu sur Jussieu au début de ce chantier très délicat. Il concerne des flocages d'amiante sous les plafonds et pose une difficulté du fait de la présence simultanée d'occupants et de travailleurs salariés. De ce fait, de nombreuses précautions doivent être prises. Cependant, comme je vous l'ai dit, nous disposons de très peu d'expérience de ces opérations puisque nous suivons peu de chantiers. Le principal problème du site de Jussieu concerne les faux plafonds qui sont troués en permanence pour tirer des câbles nécessaires au fonctionnement des équipements. Des opérateurs passaient donc régulièrement dans les sous plafonds, libéraient des fibres et travaillaient en contact avec l'amiante. De ce fait, le danger était permanent d'autant plus que l'amiante était omniprésent à Jussieu. De plus, je crois que le plafond n'était pas étanche en haut des fenêtres.

La tour Montparnasse risque de présenter une situation similaire avec, certainement, de très grandes surfaces amiantées, mais nous avons réalisé très peu de diagnostic sur ce site. Pour ma part, je crois que seuls les étages techniques sont concernés.

En conclusion, concernant le risque population, le point central repose sur le DTA. Celui-ci ne sera-t-il qu'un papier de plus ? Sera-t-il correctement utilisé ? Nous souhaiterions qu'il soit validé et que sa mise à jour soit vérifiée régulièrement.

Mme Florence Molin - Nous pourrions procéder comme pour les normes ISO 9000. Outre l'audit de qualité, nous vérifions, dans le temps, que les engagements sont tenus.

M. Daniel Ferrand - Il faut effectivement trouver un dispositif permettant d'accompagner la bonne volonté des gens, sans pour autant leur imposer trop d'obligations.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Il est important que des garanties existent et que nous puissions nous préserver d'une judiciarisation qui devient, comme vous le savez, omniprésente. Nous avons donc intérêt à réaliser correctement les diagnostics, notamment par le biais d'organismes certifiés, et à pouvoir présenter ces documents lorsque nous sommes interpellés. Nous vous remercions pour toutes ces précisions.

Audition de M. Jean-Marie SCHLÉRET,
président de l'Observatoire national de la sécurité des établissements scolaires
et d'enseignement supérieur
(6 avril 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Jean-Marie Schléret, Président de l'Observatoire national de la sécurité des établissements scolaires et d'enseignement supérieur. Il est accompagné de Mme Bourcheix qui occupe la fonction de chargée de mission. Vous êtes ici devant la mission chargée d'établir le bilan et les conséquences de la contamination par l'amiante. Nous avons déjà auditionné un certain nombre d'acteurs pour définir le contour du dossier sur le plan technique, médical et sanitaire. Nous entrons désormais dans une phase plus précise. Nous rencontrons tous les organismes ou personnes qui ont été, de par leurs fonctions, conduits à travailler sur le désamiantage. Dans ce cadre, nous savons que de nombreux établissements scolaires ont été construits en utilisant de l'amiante entre les années 1950 et 1980. Votre opinion et les constats que vous avez établis nous intéressent donc vivement. Après votre exposé, notre rapporteur vous posera des questions plus précises afin d'alimenter notre débat.

M. Jean-Marie Schléret - Je vous remercie. Nous représentons l'Observatoire national de la sécurité des établissements scolaires et d'enseignement supérieur qui fonctionne depuis 10 ans. En 1995, il a été créé par un décret lui conférant un pouvoir d'investigation et d'observation global sur le territoire national en matière de bâtiments, mais aussi d'équipements, d'accidentologie et de risques majeurs technologiques ou naturels. La problématique de l'amiante apparaît parmi les premiers dossiers dont nous nous sommes saisis. En effet, nous savions, dès 1982, que le BRGM avait diligenté une enquête dans laquelle figuraient déjà quelques 80 établissements du second degré. Le site de Jussieu, durant toute cette période, avait déjà donné lieu à de nombreuses discussions. Enfin, en 1994, soit un an avant la création de l'observatoire, les incidents du lycée de Gérardmer s'étaient produits.

Dès 1996, alors que le sujet n'entrait pas encore véritablement dans l'actualité réglementaire, nous avons édité un premier document pour mettre en garde la communauté scolaire. Ce document très simple, s'intitulait : « L'amiante dans les établissements d'enseignement » . Il définissait l'amiante, en précisait les différentes variétés et anticipait les décrets à paraître. Nous avons également édité quelques fiches sur cette problématique à destination des collectivités et des chefs d'établissement. En effet, les deux décrets fixaient des obligations en termes de diagnostic, de contrôle et de travaux, avec, notamment, des délais sur les flocages et les calorifugeages.

Ces actions n'ont pas été menées sans difficultés car les collectivités qui s'adressent à nous sont membres de l'observatoire. Celui-ci comporte effectivement trois collèges : les collectivités, les organisations agissant sur la sécurité (syndicats, parents d'élèves, étudiants, etc.) et les huit ministères signataires du décret constitutif. Nous savions donc que nous rencontrerions des difficultés, notamment au niveau des collectivités, avec l'arrivée des réglementations successives sur les flocages, calorifugeages, faux plafonds, revêtement de sol... Ces textes imposaient, à chaque fois, de nouveaux diagnostics et compliquaient la tâche de chacun.

Néanmoins, nous avons diligenté trois enquêtes. Celles-ci ne sont plus d'actualité aujourd'hui, puisqu'elles ont été menées en 1996, 1997 et 1998. Elles ont porté sur les établissements du second degré, dans un premier temps, puis sur les écoles. Nous avons effectivement engagé une tentative sur le premier degré, sachant que ce dossier, compte tenu du nombre d'écoles concernées, ne pouvait se traiter comme les collèges, lycées ou universités.

Les résultats de ces enquêtes apparaissent dans les documents qui vous seront remis. En fonction des critères de cette époque, le pourcentage de bâtiments ayant des surfaces amiantées, floquées ou calorifugées s'élevait à 5,3 % pour les collèges et 13,2 % pour les lycées, soit un total de 8,2 %. Cette étude ne donnait certes pas de détail précis, mais dégageait une indication sur les structures qui avaient engagé un diagnostic sans attendre. A ce titre, les régions ont été assez exemplaires. Elles étaient également plus concernées par le mode de construction métallique.

La seconde étude a concerné les écoles. Elle a été très difficile à mener. Nous n'avons pu dépasser un niveau de 1.000 écoles interrogées. Sans cibler une région particulière, nous avons mené le sondage de manière aléatoire avec l'assistance de la direction de l'habitat et de la construction. A cette époque, son directeur avait eu le plus grand mal à obtenir ces chiffres avec la participation de la DDE. En effet, aussi bien pour les collèges que pour les lycées, le ministère de l'éducation nationale n'avait conservé aucune mémoire et aucune archive, même pour la période durant laquelle il était propriétaire des établissements scolaires. Nous avons donc dû reprendre l'ensemble des éléments, tant en termes d'examen visuel que de diagnostic de matériaux et de contrôle de la pollution de l'air. A cette époque, il fallait engager des travaux à partir de 25 fibres par litre d'air. Majoritairement, les régions s'étaient alors positionnées pour des travaux de fond sans se contenter des solutions provisoires que sont l'encollement et l'encoffrement. Les écoles primaires, en tenant compte des réserves que je viens de citer, concernaient environ 2 % des bâtiments concernés.

L'enquête a été menée plus attentivement pour l'enseignement supérieur puisque qu'elle a concerné près de la totalité des 172 établissements de ce secteur, soit une surface globale de 13 millions de m 2 . Il faut noter que la superficie actuelle des constructions d'enseignement supérieur représente environ 15 millions de m 2 . Au cours de cette enquête, nous avons repéré, hors Jussieu et Censier, 126.000 m 2 présentant du flocage ou du calorifugeage amianté. Environ 47.000 m 2 , dont 30.000 m 2 dans des locaux techniques et 17.000 m 2 dans les locaux administratifs, concernaient des calorifugeages. Pour le flocage, nous avons enregistré 126.000 m 2 , dont 20.000 m 2 dans des locaux techniques et 106.000 m 2 dans des locaux administratifs.

Ces chiffres remontent à 1997, pour l'enseignement supérieur, et demanderaient aujourd'hui à être revus. Effectivement, une réglementation plus stricte existe, notamment sur les faux plafonds et les revêtements de sol. Or, l'observatoire s'est retiré de ce type d'enquêtes, laissant les ministères concernés prendre le relais. Ceux-ci poursuivent actuellement ces actions. Je pense que la direction des enseignements supérieurs pourra vous faire un point du dossier pour l'enseignement supérieur. La direction des personnels administratifs de Dominique Antoine pourra également vous transmettre des éléments pour l'enseignement scolaire et une partie de l'enseignement supérieur car elle a engagé un travail très important sur ce thème. Nous avons été invités, en janvier dernier, à nous associer à ce projet, mais nous ne le conduisons pas.

Pour notre part, qu'avons-nous continué à faire ? Dans nos rapports, nous avons régulièrement rappelé l'attention des collectivités et des chefs d'établissement sur le dossier. Ainsi, notre rapport de 2002 indiquait les éléments nouveaux intervenus en matière d'obligation. De plus, dans notre rapport de 2004, nous nous intéressons au Dossier Technique Amiante et au Diagnostic Amiante, ces deux supports constituant désormais des obligations. En particulier, le Diagnostic Amiante a vu son périmètre étendu au-delà du flocage et du calorifugeage et nous pouvons conclure, d'une enquête que nous avons réalisée sur plusieurs milliers d'établissements du second degré, que 82 % des collèges l'ont réalisé en fonction des derniers critères. Les lycées, qui sont généralement plus réactifs et concernés par la question, présentent un résultat de 93,6 % de réalisation du Diagnostic Amiante. Les lycées professionnels se situent à 88 % et le total à 86 %. Sur ce panel, 54 % des établissements ont effectué le diagnostic avant le 19 septembre 2001, date d'entrée en application du décret qui modifie les réglementations de 1996 et 1997 ; 14 % ont réalisé ou réalisent actuellement des travaux.

Le Dossier Technique Amiante est plus complexe. En effet, il est défini par un décret relatif à la protection de la population contre un risque sanitaire lié à l'exposition à l'amiante et englobe, outre les immeubles construits avant le 1 er janvier 1980, les édifices construits :

- avant le 29 juillet 1996 pour le flocage et calorifugeage ;

- avant le 1 er juillet 1997 pour les faux plafonds ;

- avant le 1 er janvier 1997 pour les matériaux ou produits utilisés et contenant de l'amiante.

Ce repérage global doit apparaître dans le Dossier Technique Amiante. Celui-ci devait être finalisé avant le 31 décembre 2003 dans les établissements relevant de la 4 ème catégorie incendie, soit les établissements de plus de 300 à 350 élèves. La date butoir est fixée au 31 décembre 2005 pour les établissements relevant de la 5 ème catégorie et accueillant moins de 200 élèves. Tous les établissements sont donc concernés par cette réglementation. Or, les résultats sont aujourd'hui relativement faibles. Autant les obligations essentielles ont été remplies par les établissements, autant l'action en matière de Dossier Technique Amiante est insuffisamment avancée. Ainsi, environ 40 % des collèges et 50 % des lycées, lycées agricoles et lycées professionnels l'ont établi. Or, ce dossier est de la compétence du propriétaire, c'est-à-dire des collectivités locales. Il doit être tenu à disposition des chefs d'établissement, englober l'ensemble des résultats en matière de recherche, contrôle des matériaux et produits contenant de l'amiante et être mis à jour régulièrement.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous remercie pour cet exposé très complet et je laisse la parole à notre rapporteur pour des questions complémentaires.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Merci pour les propos que vous avez tenus. Ceux-ci nous éclairent et démontrent que la décentralisation a du bon puisque les régions, départements et communes ont été beaucoup plus réactifs que l'État face à ce problème. Par ailleurs, concernant le site de Jussieu qui constitue un bon exemple de ce type de dossiers, comment expliquer le retard considérable et la dérive des coûts constatés sur le chantier ? Les universités parisiennes n'ont pas bénéficié, ou avec retard, des plans de modernisation Université 2000 et U3M (Universités du troisième millénaire). Doivent-elles, aujourd'hui, faire l'objet d'une attention particulière au regard du risque de contamination par l'amiante ? Disposez-vous de statistiques sur le nombre d'élèves, d'enseignants ou d'agents affectés à des travaux de maintenance ou d'entretien ayant développé des maladies liées à l'amiante ? Savez-vous si des victimes de l'amiante ont intenté des recours contre l'État ou les collectivités locales qui gèrent les locaux scolaires et universitaires ?

M. Jean-Marie Schléret - Jussieu représente un chantier totalement démesuré. Il n'existe pas d'autres exemples en Europe, si ce n'est le Berlaymont, à Bruxelles, qui contenait 180.000 mètres carrés amiantés. En comparaison, nous nous sommes assez bien tirés de la situation et le dossier a évolué plus rapidement.

L'Observatoire n'avait pas de compétences particulières sur le dossier de Jussieu. Nous avons obtenu des informations à la faveur de notre intégration au conseil des sages de Jussieu qui accompagnait l'établissement public. A cette époque, nous avons eu accès à un certain nombre d'éléments que nous avons intégrés dans nos rapports, à l'instar de notre rapport de 1999 qui établit un état de la réhabilitation du campus de Jussieu. Néanmoins, ces informations ne provenaient pas de nos propres investigations. Par ailleurs, nous avons refait un point, en 2002, sur les travaux de mise en sécurité du grill Albert sur le campus. Ce bilan revenait sur la phase expérimentale, achevée quelques temps auparavant, et sur les délais donnés qui s'avéraient très longs. Nous entretenions également un contact privilégié avec les commissions de sécurité et les experts de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris, qui étaient attentifs à la question de la sécurité incendie. Cet élément devait effectivement être pris en compte. L'amiante apparaissait, certes, comme le problème majeur du chantier, mais il fallait également considérer le problème de la sécurité incendie d'un immense ensemble de bâtiments à structure métallique. Voilà ce que je peux dire sur le dossier de Jussieu. Mes propos correspondent aux conclusions que nous avions tirées en 1999 et en 2002 sur la base des éléments qui nous avaient été communiqués.

En ce qui concerne le nombre d'élèves et de victimes, la question est encore plus complexe. Dès 1996, nous savions que cette affaire constituerait un énorme détonateur. Nous avions, dans nos correspondants de presse, un certain M. Malye qui avait déjà fait parler de lui, en 1994, au travers de ses articles sur la sécurité incendie. A cette époque, j'avais été chargé, par le Premier ministre, de conduire une mission d'observation sur les bâtiments scolaires d'enseignement secondaire. Nos conclusions avaient alors porté sur, environ, 1.600 bâtiments concernés sur les 30.000 recensés en France. Or, M. Malye avait dramatisé, à l'extrême, la situation. Ce personnage est, certes, très intéressant car il dispose d'éléments réels, mais il a une certaine tendance à la dramatisation. Lorsqu'il a sorti un livre, très inspiré de la situation aux États-Unis, tout le monde, compte tenu de ses dérives, ne l'a pas pris au sérieux. Le deuxième ouvrage qu'il vient de publier apporte, certainement, des éléments plus fondés.

En 1996, donc, un article du Point, qui faisait même la une de l'hebdomadaire sous le titre « L'amiante, les effets de l'air contaminé » , a commencé à soulever des interrogations sur les risques que nous encourions. Or, la problématique des élèves et du personnel n'entre malheureusement pas dans les compétences de l'observatoire. En effet, le décret limite celles-ci à l'application des règlements de sécurité dans les bâtiments scolaires ou d'enseignement supérieur. Nous nous tenons donc à cet aspect, sachant que ce sujet entre véritablement dans les responsabilités du ministère de l'éducation nationale. Dans ce cadre, le travail engagé par les services de Dominique Antoine permettra de disposer d'un bilan exhaustif. Je vous invite donc à vous référer à cette étude qui est réalisée en relation avec le ministère de la santé, le ministère de la fonction publique, le ministère du logement et le ministère de l'emploi et du travail. Je n'entends pas me substituer à ces institutions.

M. Gérard Dériot, rapporteur - D'une manière générale, quel jugement portez-vous sur le degré d'exposition des élèves et des personnels aux produits cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques (CRM) ?

M. Jean-Marie Schléret - Notre dernier rapport consacre un chapitre entier à cette question, celle-ci ayant déjà été évoquée dans notre rapport de 2003. Pas plus tard que mardi dernier, devant le ministre de l'éducation nationale, et hier, devant l'ensemble des recteurs, j'ai fait part de mes appréhensions concernant l'utilisation d'un certain nombre de produits entrant dans cette catégorie, alors même que les programmes ne prévoient pas cette utilisation. Celle-ci est normalement plus fréquente dans les lycées, mais nous constatons son apparition dès le collège. Or, les précautions, en termes d'exposition des élèves à ce type de produits, sont insuffisamment observées. Nous suivons donc ce point, avec précision, à travers l'enquête ESOPE que nous conduisons chaque année et dans laquelle ces éléments apparaissent.

Mme Catherine Procaccia - Je souhaite évoquer les écoles primaires. Je comprends bien que peu d'entre elles soient concernées par la problématique de l'amiante puisqu'un grand nombre d'entre elles ont été construites au début du siècle. Néanmoins, je suis interpellée par les obligations imposées aux établissements de moins de 200 élèves. Peut-on considérer que cette catégorie englobe des écoles accueillant moins de 60 élèves ?

M. Jean-Marie Schléret - Tout à fait.

Mme Catherine Procaccia - Comment allez-vous pouvoir établir des statistiques sur des structures qui sont nettement plus nombreuses que les collèges ou les lycées, comme vous l'avez signalé ? Par ailleurs, j'ai compris, au cours de ces réunions, que des colles pouvaient également être incriminées. Comment une commune susceptible d'intervenir sur des dalles de sol peut-elle avoir connaissance ou non de la présence d'amiante dans ces matériaux ? Enfin, à titre de curiosité personnelle, pouvez-vous préciser le champ d'intervention de l'Observatoire national de la sécurité des établissements scolaires ? Intervenez-vous sur d'autres éléments, comme la recherche de plomb ?

M. Jean-Marie Schléret - L'Observatoire a pour mission de vérifier l'application des règlements de sécurité. Ceux-ci concernent autant les bâtiments que les équipements ou les pratiques. Par exemple, nous étudierons l'utilisation d'équipements sportifs ou de salles de travaux pratiques pour la physique et la chimie. Nous intervenons également sur l'accidentologie. Nous disposons d'une enquête annuelle qui recense environ 58.000 accidents scolaires qui se produisent du premier degré à la terminale. Nous constatons ainsi que nous passons d'un accident pour 280 élèves en cours élémentaire, à un accident pour 180 élèves en cours moyen de deuxième année et à un accident pour 70 élèves en CAP ou BEP. Fort heureusement, ces accidents ne sont généralement pas graves et seuls 2 % d'entre eux donnent lieu à une hospitalisation. Notre champ d'investigation concerne également les risques majeurs, parmi lesquels nous recensons les tempêtes ou les accidents de type AZF. Comment la communauté scolaire est-elle préparée à faire face à des situations de crise de cette nature ? Nous intervenons, bien sûr, sur cette question. En termes d'équipement, nous avons, par exemple, alerté les pouvoirs publics sur les machines outils dès 1996. En effet, à six mois de l'entrée en application d'une directive européenne, 60 % d'entre elles n'étaient pas en conformité. Enfin, nous traitons également les grandes questions de santé publique : le plomb, qu'il concerne des surfaces peintes ou des canalisations, ou la légionellose.

Sur la question des communes, malgré l'idée répandue selon laquelle la construction des écoles remonte au début du siècle, nous avons réalisé des constructions récentes. Néanmoins, nous n'avons pas constaté, dans ce domaine, les mêmes dérives que celles que nous avons connues à une époque où l'État construisait un collège par jour et utilisait, dans ce cadre, des constructions métalliques. En particulier, il faut évoquer le dispositif de construction modulaire importé d'Angleterre. Or, alors que ce pays avait limité ces constructions à deux niveaux, nous avons trouvé un moyen de les étendre à quatre niveaux et nous avons pu constater les conséquences de cette décision avec le cas du collège Henri Bergson en 1973. Cet événement a, certes, fait évoluer la réglementation, mais le prix en a été élevé.

Le dossier de l'amiante ne présente donc pas la même configuration pour les écoles. Cependant, dans certains cas, l'amiante a pu être utilisé pour ces établissements, en particulier dans les années 1970, afin d'assurer une protection phonique. Ces pratiques ont pu, notamment, concerner des bâtiments dans lesquels de nouvelles méthodes pédagogiques, basées sur des activités musicales, allaient être développées. De cette manière, des plafonds entiers ont pu être floqués. Quand les maires se sont réveillés sur ce dossier difficile, dans les années 1997 et 1998, ils ont réalisé que des travaux devaient être entrepris. A l'époque, sur des crédits d'État destinés aux écoles et sur la base des travaux de la commission que j'avais présidée en 1994, 2,5 milliards de francs avaient été consacrés, pour cinq ans, à un plan de mise en sécurité. Certains de ces fonds ont pu être utilisés pour des diagnostics et certaines communes se sont, alors, engagées dans des travaux. Les parents d'élèves se sont affolés et ont réclamé des réunions. Les caisses régionales d'assurance maladie ont largement participé à celles-ci pour apporter une information. Dans ce cadre, des spécialistes, notamment des pneumologues, se sont voulus rassurants en signalant que le taux de fibres par litre d'air n'était pas plus important que dans le centre des villes. Mais, ces propos n'étaient pas de nature à rassurer les parents d'élèves, ceux-ci objectant qu'aucune étude épidémiologique n'avait été menée sur des élèves. Leur inquiétude était donc compréhensible et légitime.

Par ailleurs, nous avons également rencontré de nombreux problèmes de revêtement. De manière générale, les maires et leurs équipes techniques sont très attentifs sur ces sujets car ils subissent la pression des parents d'élèves. Même s'ils ne disposent pas immédiatement de réponses, ils peuvent s'appuyer sur la DDE ou sur les CRAM. Dans ce cadre, j'attire votre attention sur les plafonds des préaux. Ceux-ci sont, bien sûr, complètement inoffensifs tant que vous n'avez pas la mauvaise idée d'aller les percer. Il faut également pouvoir expliciter cet aspect du dossier. La présence d'amiante est automatiquement considérée comme présentant un danger immédiat. Or, comme nous l'avons constaté lors de notre visite de la centrale de Morcenx dans les Landes, la façon la plus efficace de traiter l'amiante repose sur son inertage. Un produit inerte est inoffensif. Il devient dangereux lorsqu'il se délite et dégage des fibres, ce qui se fait principalement lors de travaux. Tant qu'aucune intervention de personnel ne survient, on ne peut donc évoquer un danger immédiat.

Mme Michèle San Vicente - Ceci n'est pas prouvé.

M. Jean-Marie Schléret - Effectivement. Cependant, une forte présomption existe sur ce point.

Mme Michèle San Vicente - S'agissant de votre action, vous ne pouvez intervenir que par le biais de rapports ?

M. Jean-Marie Schléret - Effectivement, nous n'avons pas d'autorité administrative.

M. Roland Muzeau - Tenez-vous des tableaux de bord par région ? Ceux-ci sont-ils accessibles ?

M. Jean-Marie Schléret - Les tableaux de bord que nous établissons reposent sur l'enquête ESOPE qui, pour l'instant, ne touche que les établissements publics du second degré, soit les lycées et les collèges ; celle-ci devrait être étendue au secteur privé. En effet, le champ de compétences de l'observatoire s'étend bien sur le secteur public et le secteur privé sous contrat de la maternelle à la terminale. Chaque année, nous essayons de rendre cette enquête plus exhaustive. Hier encore, j'ai encouragé les recteurs à demander que ces formulaires, téléchargeables et comportant de nombreuses indications, soient remplis régulièrement.

M. Roland Muzeau - Qui sont vos correspondants pour la mise à jour permanente de ces éléments ?

M. Jean-Marie Schléret - Nous faisons appel aux établissements, eux-mêmes, qui remplissent les formulaires en lien avec leur collectivité. Ils accèdent directement à notre site, par le biais d'un numéro d'enregistrement. Si ces établissements sont bien identifiés chez nous, leur identité n'est pas diffusée. Nous retirons, de cette enquête, des éléments départementaux, régionaux et nationaux. L'établissement ne sera donc pas cloué au pilori s'il ne remplit pas une obligation donnée. Nous avons, d'ailleurs, largement débattu de ce point avec l'éducation nationale qui aurait voulu faire de cet instrument un outil de gestion des établissements. Or, cette enquête n'a qu'une vocation d'investigation. Nous obtenons ainsi une photographie qui pourra se préciser au fil des ans. Les conclusions nationales de cette enquête, comportant environ 350 items, sont publiques. Nous pouvons, à la demande des recteurs, des collectivités ou à votre demande, établir des conclusions régionales ou départementales.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint - Existe-t-il une différence de risque d'exposition à l'amiante entre les lycées d'enseignement général et les lycées d'enseignement professionnel ?

M. Jean-Marie Schléret - Les lycées d'enseignement professionnel ont subi les mêmes aléas que les autres bâtiments, notamment s'ils ont été construits sur des structures métalliques. Cependant, la problématique se complique selon les disciplines enseignées. Par exemple, il est très difficile de remonter dans les archives des lycées du secteur automobile pour connaître précisément ce qu'ont pu être les conditions d'exercice de l'activité des personnels et les conditions de vie au quotidien des élèves. Il existe donc certainement des dangers supplémentaires dans des établissements d'enseignement professionnel et technologique. Enfin, je tiens à vous apporter une légère précision : nous avons connu deux périodes de construction importante dans le premier degré - 1972 et 1980.

Mme Bourcheix - Des constructions industrialisées ont alors été réalisées dans le premier degré.

Mme Sylvie Desmarescaux - C'est le cas pour ma commune.

M. Jean-Marie Schléret - Dans tous les cas, l'éducation nationale et la direction de Dominique Antoine diligente actuellement des enquêtes qui concernent également le premier degré.

Mme Bourcheix - Dans le premier degré, le personnel non enseignant n'est pas à la charge de l'éducation nationale. Or, le ministère s'intéresse à ses agents travaillant dans les collèges et les lycées. Il cherche à connaître les établissements et locaux amiantés et les effectifs susceptibles d'avoir été en contact avec l'amiante.

M. Jean-Marie Schléret - De manière générale, L'éducation nationale et les collectivités n'ont pas à rougir des dispositions qu'ils ont prises dès 1996.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous vous remercions.

Audition de M. Jean-Luc PASQUIER,
directeur délégué aux enseignements de radioprotection
à l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN)
(6 avril 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Le Sénat a créé cette mission pour établir le bilan des conséquences de la contamination par l'amiante, sujet complexe que vous connaissez bien. Nous avons auditionné un certain nombre d'acteurs pour appréhender les aspects médicaux, sanitaires et techniques du dossier. Nous avons également reçu des victimes et différents intervenants. Vous avez, vous-même, travaillé sur cette problématique dans le cadre des fonctions que vous avez assumées au sein de la direction des relations du travail et de votre participation au comité permanent amiante. Nous étions donc intéressés à vous rencontrer pour connaître votre sentiment sur le dossier. Nous essayons de comprendre pourquoi tant de difficultés ont été rencontrées et pourquoi l'intervention de l'État et des différents partenaires industriels et sociaux a été aussi tardive sur ce dossier dont le caractère dangereux était connu. Peut-être souhaitez-vous dire quelques mots préalablement à nos questions ?

M. Jean-Luc Pasquier - Je vais peut-être d'abord me présenter. Je suis entré au ministère du travail, le 1 er janvier 1977, en qualité d'ingénieur de prévention. J'ai intégré une structure qui était dénommée, à l'époque, délégation à la sécurité du travail et qui avait été créée juste après la loi du 6 décembre 1976. Elle avait pour mission de prendre des mesures d'application de ce texte relatif à la prévention des risques professionnels, accidents du travail et maladies professionnelles. A partir de 1982, dans le cadre de la réorganisation de la direction des relations du travail, le bureau chargé de la réglementation de l'hygiène en milieu de travail m'a été confié. Il traitait l'ensemble des risques physiques et chimiques. Pour les premiers, nous pouvons citer les rayonnements ionisants, les travaux sous pression ou les vibrations et, pour les seconds, l'étiquetage, les fiches de données de sécurité et la réglementation concernant les produits dangereux. J'ai assumé cette fonction jusqu'en 1994, date à partir de laquelle j'ai été nommé directeur scientifique de l'Office de protection contre les rayonnements ionisants. En 2002, cette structure a été réunie à l'Institut de protection et de sûreté nucléaire pour devenir l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire dans lequel je travaille toujours, au poste de directeur délégué aux enseignements de radioprotection. Je suis physicien universitaire de formation et, à l'époque de mon entrée au ministère du travail, j'étais spécialisé dans la mesure des aérosols. Or, dans le cadre de l'application du décret de 1977, il fallait mesurer les fibres dans l'atmosphère. Un des premiers dossiers qui m'ait été confié concernait donc la mise en place des différentes mesures prévues par ce décret.

L'amiante constitue un dossier particulièrement douloureux pour moi, même si je l'ai abandonné depuis 1994. D'une part, outre la responsabilité du système, une responsabilité morale demeure. On n'intègre pas le ministère du travail par hasard, mais on y vient pour, précisément, améliorer les conditions de travail, ainsi que l'hygiène et la sécurité en milieu de travail. Or, au vu des résultats connus aujourd'hui, on ne peut pas ne pas s'interroger sur sa propre action. D'autre part, un de mes principaux collaborateurs au ministère du travail, celui qui, au sein de mon bureau, était chargé du dossier amiante, est lui-même décédé d'un mésothéliome en 1998. J'ai accompagné, jusqu'à la fin de sa vie, cet ingénieur chimiste qui avait été très lourdement exposé, au début de sa carrière. Il avait calorifugé des fours et des réacteurs avec des tissus d'amiante et a découvert, au moment de sa retraite, son infection. Vous avez évoqué le comité permanent amiante. C'était lui qui nous représentait, au début, au sein de cette structure informelle. Georges Brichot était également un militant syndicaliste et politique. A sa mort, il était conseiller municipal de Fresnes. Je ne suis donc pas indifférent au dossier de l'amiante, par vocation et à titre personnel.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous vous remercions de ce témoignage. Si vous le permettez, notre rapporteur va vous poser quelques questions.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous nous avez rappelé avoir appartenu au comité permanent amiante. Étiez-vous le premier fonctionnaire de la DRT à siéger au sein du CPA et jusqu'à quand la DRT y a-t-elle été représentée ? Quelles instructions vous a-t-on données en vous envoyant y siéger ? Vous avait-on expliqué les raisons de la présence de la DRT ? Quelle a été votre réaction à l'époque ? Étiez-vous informé, même indirectement, des conséquences de l'amiante sur la santé ?

M. Jean-Luc Pasquier - Pour le ministère du travail, le CPA n'a jamais représenté une structure jouissant d'un quelconque mandat. Je n'étais pas le premier fonctionnaire à y siéger et nous y avons participé pour les raisons suivantes. Cette structure était informelle. Lors de sa création, en 1982, il ne nous apparaissait pas anormal de conseiller une entité de cette nature qui représentait l'ensemble des syndicats ouvriers, à l'exception de Force Ouvrière, l'ensemble des experts recensés à l'époque et d'autres administrations comme, en particulier, le ministère de la santé et le ministère de l'environnement. En effet, notre objectif consistait à faire entrer dans les entreprises les prescriptions du décret d'août 1977. Or, le CPA avait pour but de rédiger, à l'intention du personnel d'encadrement, des industriels et des salariés, des notices explicitant les dangers de l'amiante et les moyens de s'en prémunir sur le lieu de travail. Le CPA constituait bien un groupe de travail qui n'avait aucune vocation à légiférer ou réglementer, mais qui travaillait sur la promotion et la diffusion de dispositions à caractère réglementaire et de données générales sur l'amiante. Contrairement à ce qu'on dit aujourd'hui, la politique du ministère du travail n'a jamais été élaborée au comité permanent amiante. Celui-ci n'a jamais joui d'un quelconque statut officiel et toutes les mesures que nous avons été conduits à prendre étaient présentées aux partenaires sociaux dans le cadre du Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels. Aucun des « représentants » du CPA n'a jamais été invité à siéger dans les instances officielles du ministère du travail. Pour celui-ci, il constituait bien un groupe de travail, créé à l'initiative de l'INRS, dans lequel tous les acteurs qui avaient quelque chose à dire sur le dossier étaient présents.

M. Gérard Dériot, rapporteur - A cette époque, les risques et les conséquences de la contamination par l'amiante commençaient à être évoqués.

M. Jean-Luc Pasquier - Nous ne faisions pas qu'en parler. Ainsi, j'ai rédigé, en 1981, un article dans la revue Échange Travail , destinée à l'inspection du travail. Dans celui-ci, je décrivais très précisément les risques de l'amiante en citant les infections qui étaient à redouter : l'asbestose, le cancer broncho-pulmonaire, le mésothéliome, etc. Je n'indiquais pas, alors, que d'autres causes pouvaient être recherchées pour les mésothéliomes alors que nous savons, aujourd'hui, que dans 10 % des cas, ces infections pourraient être dues à un produit de contraste utilisé en radiologie. Dans ce même article, intitulé Protection des travailleurs contre les risques dus à l'amiante , je faisais le bilan de la campagne de mesures diligentée par la direction des relations du travail en liaison avec l'inspection du travail. Celle-ci avait permis de recenser environ 200 entreprises fabriquant ou utilisant de l'amiante comme produit de base. Cette première campagne nous avait conduits à nous interroger sur l'application de la réglementation dans les sociétés de maintenance. C'est pourquoi, dès 1983, nous avons établi une circulaire à l'inspection du travail demandant de relancer la campagne et de prêter une attention particulière à ce secteur, et, de manière plus générale, à tous les intervenants pouvant être exposés à l'amiante sans nécessairement l'utiliser comme matière première.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous souhaiterions que vous nous rappeliez l'esprit des discussions qui se déroulaient au sein du CPA ainsi que les sujets traités. Les membres évoquaient-ils les moyens de protection des ouvriers de l'amiante et les méthodes de protection ? Y parlait-on des résultats des études épidémiologiques effectuées sur la santé des personnes exposées à cette fibre ? Étant rappelé que des médecins, comme le professeur Brochard, siégeaient au CPA, les débats qui s'y déroulaient laissaient-ils penser que ses membres connaissaient les risques de l'amiante sur la santé ?

M. Jean-Luc Pasquier - A ma connaissance, les études épidémiologiques n'étaient pas directement évoquées dans les réunions. Ce n'était, d'ailleurs, pas le lieu où le ministère du travail souhaitait le faire. Je crois que les comptes rendus du CPA sont consultables sur Internet. Vous pourrez vérifier, à travers leur lecture, que les « représentants » du ministère ne se sont jamais exprimés sur cet aspect du dossier au sein du comité. Cela ne signifie pas, pour autant, que nous n'en parlions pas. Ce sujet était abordé au sein de la Commission des maladies professionnelles et du Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels.

Cependant, à l'époque, personne n'imaginait l'ampleur du phénomène qui allait se produire. Nous ne bénéficions pas, alors, du système de veille sanitaire créé en 1998. Nous faisions appel aux experts qui se présentaient à nous. Quant à moi, même si je n'avais pas de délégation de signature ou de pouvoir, j'assume pleinement les décisions prises pendant cette période. En effet, jouissant de la confiance de mes supérieurs hiérarchiques, je disposais d'une certaine autonomie et d'un réel pouvoir de proposition. Or, je n'ai pas été personnellement alerté par des experts scientifiques jusqu'à la fin des années 1980 et au début des années 1990, en dehors de Patrick Brochard et de Jean Bignon, son supérieur. Ceux-ci, à cette époque, étaient pratiquement les seuls à s'intéresser au sujet et à avoir mené de réelles études à caractère épidémiologique sur celui-ci. Aujourd'hui, beaucoup d'experts laissent croire qu'ils disposaient d'une lucidité supérieure sur le dossier, mais ils ne se sont pas manifestés alors.

Je dispose d'un document qui le prouve. Intitulé « Évaluation des risques et des actions de prévention en milieu professionnel » , et élaboré par l'INSERM, celui-ci contient les minutes d'un colloque de cette institution, consacré aux risques professionnels et mettant l'accent sur les cancérogènes professionnels. Il date de 1987 et fait état d'une réunion organisée en 1985. Si vous étudiez ce document, vous constaterez que les principaux acteurs, qui, aujourd'hui, s'expriment sur l'amiante en tant qu'experts, étaient présents et qu'ils évoquaient d'autres produits cancérogènes, même si l'amiante était cité. En particulier, les chromates, le benzène, les poussières de métaux durs, le nickel, le chlorure de méthyle monomère étaient étudiés. On ne disait donc rien de plus sur l'amiante que sur les autres cancérogènes professionnels. Il faut préciser, au passage, que ceux-ci sont largement aussi dangereux que l'amiante.

Par ailleurs, la revue épidémiologique du ministère de la santé publique contient deux autres articles intéressants. Le premier s'intitule Contribution méthodologique à la détermination des valeurs limite d'exposition professionnelle à l'amiante : relation exposition-risque et critères économiques . Il a été rédigé par deux chercheurs de l'INSERM en 1984. Ceux-ci indiquent, dans une des conclusions : « Le risque individuel maximal associé à une VLE de une fibre par centimètre cube est cohérent avec la limite de dose de rayonnement ionisant ». Je ne vous présenterai pas, dans le détail, le deuxième article intitulé Un modèle d'évaluation de la mortalité professionnelle liée à l'amiante . Celui-ci démontre que l'épidémie, à laquelle nous assistons, n'était pas prévisible et qu'en tout état de cause, les experts ne s'exprimaient pas sur ce point à l'époque.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Le CPA défendait « l'usage contrôlé de l'amiante ». Quelle était la position de la DRT sur ce point à l'époque ? Etes-vous intervenu, au cours des réunions, pour attirer l'attention du comité sur les dangers potentiels de l'amiante ? Et, si oui, quelle a été la réaction de vos interlocuteurs ?

M. Jean-Luc Pasquier - « L'usage contrôlé » constitue le lot commun de la plupart des cancérogènes professionnels. Nous sommes face à des produits que nous savons dangereux et pour lesquels nous estimons que l'utilisation ne peut se faire que dans des conditions extrêmement restrictives. Pourquoi avons-nous recours à « l'usage contrôlé » ? D'une part, il vaut mieux utiliser un produit avec des restrictions fortes que de remplacer celui-ci par une autre substance dont nous ne connaîtrons les dangers que trente ou quarante ans plus tard. Vous savez que le délai de latence est souvent très long pour les cancérogènes. Les pathologies se déclarent de l'ordre de cinq à quarante ans après l'exposition. Pour le mésothéliome, des délais de cinquante ans sont annoncés. S'il faut attendre, pour un produit de substitution, de constater les dégâts pour commencer à réglementer, il est préférable de s'accommoder, de manière restrictive, d'un produit dangereux connu.

D'autre part, les interdictions de produit démobilisent souvent les services de contrôle. Ceux-ci s'intéressent nettement moins aux substances interdites. Ainsi, en se référant aux statistiques douanières d'Eurostat, il est facile de constater que certains pays ayant interdit l'amiante continuent d'en importer. L'interdiction brute peut donc parfois s'avérer plus dangereuse qu'un usage contrôlé. Dans ce cadre, le problème de l'amiante est particulièrement délicat. Le pic de la consommation d'amiante, en France, s'établit en 1974. Or, si nous voulions interdire ce produit, il fallait, en parallèle, prendre une mesure de désamiantage massif de toutes les structures concernées depuis 1945. C'était techniquement et économiquement infaisable. A ma connaissance, cette interdiction est survenue en 1997 sans que ce désamiantage massif soit envisagé.

Voici les deux raisons avancées pour défendre « l'usage contrôlé ». Un produit de substitution de l'amiante aurait présenté les mêmes propriétés physico-chimiques et mécaniques que celui-ci. De ce fait, il y a de fortes chances pour que ses propriétés toxicologiques aient été comparables. L'amiante est dangereux pour les poumons ; du point de vue physique-chimique, il constitue un matériau merveilleux : neutre chimiquement et électriquement, disposant d'une résistance à toute épreuve et des mêmes propriétés mécaniques que l'acier, peu onéreux. Or, C'est précisément à cause de ces propriétés que les systèmes d'épuration pulmonaire se montrent incapables de régler les problèmes causés par l'amiante. En supposant que nous utilisions des fibres minérales pour le remplacer aujourd'hui, disposons-nous de connaissances suffisantes sur ces matériaux pour garantir que nous n'assisterons pas au même phénomène dans quelques décennies ?

M. Gérard Dériot, rapporteur - Une de vos collègues à la DRT a quitté le ministère en 1987 pour exercer les fonctions de médecin conseil dans un grand groupe du secteur de l'amiante, avant d'y revenir en 1991. Quelles ont été ses différentes responsabilités à la DRT, en particulier lorsqu'elle dirigeait l'inspection médicale ? Qui lui a confié cette dernière fonction ? Évoquiez-vous ensemble les risques professionnels de l'amiante et les travaux du CPA ?

M. Jean-Luc Pasquier - Cette collègue a été intégrée, dans mon bureau et sous ma responsabilité, à son arrivée à la DRT. A cette époque, les décisions soumises à la hiérarchie étaient donc de mon fait. Par la suite, cette personne a décidé de rejoindre le privé. A son retour, elle a occupé des fonctions équivalentes aux miennes, comme chef du bureau de la médecine du travail, puis comme responsable de l'inspection médicale du travail. Nous avions l'habitude de discuter, ensemble, de tous les dossiers que nous étions amenés à traiter. Ces échanges ne se réduisaient donc pas au sujet de l'amiante.

Je tiens, quand même, à vous préciser qu'entre 1978 et 1994, j'ai travaillé avec plusieurs directeurs des relations du travail, plusieurs sous-directeurs et j'ai connu un nombre encore plus important de ministres. Au cours de cette période, le bureau a élaboré un certain nombre de textes réglementaires :

- dans le domaine des risques chimiques, je recense 22 décrets en Conseil d'État, 44 arrêtés, 19 circulaires, 3 projets de loi et, parmi les décrets, un décret sur le benzène, un décret sur le chlorure de méthyle monomère, un décret sur les gaz de fumigation, un décret sur la politique du ministère du travail concernant le risque cancérogène et les principes l'accompagnant ;

- dans le domaine des risques physiques, je recense 9 décrets en Conseil d'État, 18 arrêtés, 2 circulaires et, parmi les décrets, 2 textes sur les rayonnements ionisants ;

- dans le domaine des risques biologiques, je recense un décret.

Enfin, dans la même période, nous avons publié 13 décrets créant 31 nouveaux tableaux de maladies professionnelles dont la majorité concernait des affections cancéreuses. En particulier, l'amiante, intégré au tableau 30, a été révisé en 1985. Dans ce cadre, l'autonomie du cancer broncho-pulmonaire a été reconnue. La révision a également permis d'intégrer au tableau les plaques pleurales qui ne constituent pas, stricto sensu , des maladies, mais des cicatrices. De plus, les décrets modifiaient la plupart des tableaux créés depuis 1918. Dans ce cadre, je vais citer un ami syndicaliste, Jean-Claude Zerbib, membre de la Commission des maladies professionnelles du Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels, et représentant de la CFDT. Celui-ci soulignait que, pendant cette période de 16 ans, il a été créé ou modifié un nombre plus important de tableaux qu'entre 1918 et 1980.

J'évoquais, avec Marianne Saux, l'ensemble de ces sujets. Pour nous, honnêtement, le CPA constituait un épiphénomène. Au risque de vous choquer, je vous avoue que, parfois, je me disais que d'autres secteurs industriels, comme le secteur des hydrocarbures, seraient bien avisés de considérer le problème au niveau de la branche, pour essayer de promouvoir et de vulgariser des mesures de prévention. Evidemment, aujourd'hui, nous constatons une évolution inquiétante des maladies reconnues et, notamment, du mésothéliome.

Pourquoi ne sommes-nous pas intervenus avant ? Le mésothéliome était très faible dans les années 1980. Si j'en crois l'expertise collective de l'INSERM de 1996, le délai de latence de ces affections serait de 30 à 40 ans et pourrait atteindre 50 ans. Nous ne nous étonnions pas de l'apparition de mésothéliomes quand nous savions que, dans les décennies 1950, 1960 et 1970, l'amiante était utilisé sans aucune protection. Le décret de 1977 fixait le seuil à 2 fibres par centimètre cube. Or, selon un des deux articles de l'INSERM que je vous ai transmis, nous étions encore à des niveaux de 100 fibres par centimètre cube dans les années 1970. Ces seuils pouvaient atteindre parfois 1.000 fibres par centimètre cube. Nous ne nous étonnions donc pas de l'apparition de pathologies imputables à l'amiante dans les années 1980. Celles-ci ne représentaient d'ailleurs qu'un faible pourcentage par rapport à l'ensemble des maladies professionnelles.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Mme Martine Aubry a été directrice des relations du travail au ministère d'avril 1984 à septembre 1987, à un moment où vous-même étiez en poste. Alliez-vous aux réunions du CPA avec des instructions précises et comment rendiez-vous compte à votre hiérarchie des discussions qui s'y déroulaient ? Mme Aubry vous a-t-elle fait part de ses doutes sur le bien-fondé de l'existence du CPA ou de la participation de sa direction à ce comité ?

M. Jean-Luc Pasquier - A l'exception de quelques points particuliers, je ne peux pas réellement répondre à cette question. Aucun directeur ou sous-directeur, pas plus Martine Aubry que ses successeurs, ne m'a jamais donné d'instruction de modération lorsqu'il s'agissait de prendre des mesures de prévention. Les directeurs nous laissaient carte blanche et nous incitaient à nous informer sur les avancées scientifiques. Je n'ai donc jamais eu à me confronter à ma hiérarchie pour justifier une mesure prise. Par ailleurs, l'aspect économique n'a jamais été déterminant dans les mesures de prévention que nous avons prises. Cela ne signifie pas que nous les ignorions. Mais, nous estimions, au ministère du travail, que d'autres ministères étaient mieux placés que nous pour aborder ce sujet.

Enfin, pour être honnête, je ne sais même pas si, en temps réel, Martine Aubry savait que nous participions au CPA. Il est vrai que, pour nous et pour moi, en particulier, ce comité ne revêtait pas d'enjeu, mais représentait un outil parmi d'autres pour faire progresser la prévention dans les entreprises. Aujourd'hui, évidemment, les gens ont tendance à réécrire l'histoire. Mais, pour nous, à cette époque, cette structure ne revêtait pas d'enjeu particulier. Je me souviens, en particulier, de Michel Odet, représentant de la CGT au CPA, qui indiquait : « Nous estimons qu'il faudra interdire l'amiante à terme. Mais, comme nous ne voyons pas, de manière réaliste, à quelle date cette interdiction pourra survenir, nous souhaitons que la prévention soit améliorée au maximum et que les travailleurs soient exposés à des niveaux les plus bas possible. » Dans ces conditions, je ne suis donc pas certain que Martine Aubry ait eu réellement conscience que nous participions à ce groupe de travail. Pour moi et mes collègues, celui-ci constituait un groupe de travail parmi d'autres et je n'assistais pas toujours aux réunions du CPA avec une assiduité absolue.

Puisque Martine Aubry est la seule directrice citée nominativement, je tiens à apporter une précision à son sujet. Dès le début des années 1980, lorsqu'elle a pris la responsabilité de la direction des relations du travail, Martine Aubry nous a donné pour instruction de nous intéresser de très près aux cancérogènes professionnels. A cette occasion, nous avons créé un groupe de travail permanent du Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels. Celui-ci a abouti, dans un premier temps, à une circulaire, datée de 1985, discutée avec les partenaires sociaux et les experts. Cette circulaire insistait, auprès de l'inspection du travail, sur le caractère prioritaire de la prévention des cancers professionnels en matière de risques professionnels. Elle indiquait que la valeur limite de l'exposition ne constituait pas une panacée et qu'en matière de cancérogènes, il fallait vérifier que tout était mis en oeuvre pour réduire le plus possible l'exposition des travailleurs. Enfin, elle donnait une définition des cancérogènes professionnels : « Sont considérés comme cancérogènes professionnels ceux qui appartiennent à la catégorie des cancérogènes attestés par le Centre international de recherche sur le cancer » . Une liste de ces éléments était fournie et intégrait, évidemment, l'amiante. La circulaire précisait également que, en l'absence de preuves épidémiologiques, dès lors qu'il existait des soupçons à partir d'études faites sur l'animal, les mêmes mesures de précaution devaient être mises en oeuvre.

Ce texte est donc très important et, sans fausse modestie, je peux dire qu'il a inspiré les travaux de la Commission européenne qui, à partir du milieu des années 1980, a entamé une réflexion sérieuse sur une politique de prévention du cancer professionnel. La directive ainsi élaboré a été adoptée par le Conseil entre 1990 et 1991 et transcrite dans notre code du travail. Les consignes de Martine Aubry nous ont donc encouragés à en faire plus, et non à en faire moins. Ceci est valable pour ses successeurs.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Ne ressentiez-vous pas une forme de lobbying de la part des industriels présents au sein du CPA ?

M. Jean-Luc Pasquier - Il n'était pas nécessaire d'aller au CPA pour assister à du lobbying. Quand je présentais des avant-projets du tableau de réparation des maladies professionnelles à la Commission des maladies professionnelles du Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels, je peux vous assurer que des actions de lobbying étaient engagées. Nous n'étions pas naïfs. Nous travaillions avec enthousiasme, comme je continue à le faire avec la même conviction. Mais, nous étions conscients d'avoir face à nous des interlocuteurs qui exerçaient des pressions, y compris jusqu'au ministre. Sur un autre sujet que l'amiante, j'ai même fait l'objet d'une lettre demandant mon départ et adressée au président de la République de l'époque. Mais, nous ne considérions pas non plus les propos des représentants syndicaux comme du pain béni. Notre travail consiste à essayer de comprendre où se situaient les problèmes réels, notamment en s'appuyant sur des experts, et de définir « l'intérêt général ».

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Concernant le CPA, pourquoi existait-il un comité permanent pour l'amiante, et non pour d'autres produits cancérogènes ? Par ailleurs, votre réponse au sujet du lobbying est claire. Néanmoins, dans le cas du CPA, nous avons affaire à un comité présidé par un lobbyiste professionnel alors que, habituellement, les personnes chargées de ces missions restent dans l'ombre et préfèrent mettre en avant un spécialiste. Cela n'a pas été le cas. Si je reconnais le droit à exercer des activités de lobbying, cette présidence peut soulever des interrogations sur la finalité de ce comité informel. Enfin, nous avons rencontré des victimes de l'amiante qui estiment que les entreprises savaient, qu'elles ont tout fait pour retarder l'interdiction de l'amiante et qu'en ce sens, elles se sont comportées de manière criminelle.

M. Jean-Luc Pasquier - Il n'est pas surprenant que le CPA ait été financé par des industriels. Il est bien de la responsabilité de ceux-ci de mettre en place des mesures de prévention. Pour notre part, le CPA avait pour finalité de rédiger des documents qui, dans le contexte de l'époque, n'apparaissent pas aberrants. Nous n'étions donc pas intéressés par les intentions des uns ou des autres, mais par le produit final et par les objectifs avancés. Ceux-ci, d'une certaine manière, nous convenaient. Quand le CPA incitait les industriels, membres du groupe, à diminuer d'un facteur 2 la valeur limite enregistrée dans leurs structures par rapport à la valeur limite réglementaire, nous pouvions considérer cette mesure comme allant dans le bon sens. Pour ma part, je ne connaissais pas M. Valtat. Je ne peux donc pas vous répondre. A aucun moment, je ne me suis interrogé sur les qualités, la nature ou les bonnes intentions du cabinet de communication qui « gérait » le CPA. Que les industriels aient exercé des actions de lobbying et que Monsieur Valtat ait joué, dans ce cadre, le rôle de bras séculier, cela me paraît presque évident. Nous nous en sommes rendu compte au début des années 1990.

Dans ce cadre, il y a un point particulier que je n'ai pas abordé et sur lequel vous ne m'avez pas interrogé. Le CPA a-t-il eu une influence sur l'élaboration de la réglementation ? Dans un premier temps, nous pouvons évoquer la transposition des directives européennes qui relevaient de notre responsabilité. J'ai relu récemment les propositions de la Commission européenne pour la première directive qui date de 1983. La Commission n'envisageait nullement l'interdiction de l'amiante, mais prévoyait de fixer des valeurs limites plus restrictives. Assez étrangement, cette directive se calquait sur le décret français de 1977, se limitant à réduire de moitié la valeur limite d'exposition. Elle ne nous a donc jamais posé le moindre problème. J'ai, d'ailleurs, retrouvé un courrier que j'ai moi-même adressé à un conseiller du ministre du travail, en 1982. Celui-ci ne contient aucune observation concernant cette directive. De même, en 1983, nous avons adressé, au secrétaire général du comité interministériel pour les questions de coopération, une note sur la transposition de la directive indiquant que nous ne rencontrions aucune difficulté particulière sur ce point.

Cependant, nous n'avons pas procédé à cette transposition dans les délais. D'une part, la Commission et le Conseil européen avaient fixé un délai d'entrée en vigueur de trois ans, ce qui est difficilement compréhensible si le sujet avait réellement été considéré comme urgent. La France a, quant à elle, transposé la directive trois mois après sa date d'entrée en vigueur. En vérité, mon bureau avait rédigé un avant-projet en 1985 mais, compte tenu des procédures un peu lourdes existantes dans notre pays, notamment en termes de consultation du Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels, de la Commission nationale d'hygiène et de sécurité du ministère de la culture, du Groupe interministériel des produits chimiques dépendant du ministère de l'industrie et du Conseil d'État. A ce propos, la saisine de cette dernière instance avait été faite dans des délais qui auraient dû être compatibles avec un respect strict de la date d'entrée en vigueur de la directive de 1983.

La directive de 1991, quant à elle, a été transposée six mois avant la date d'entrée en vigueur fixée. En 1983, seuls l'Espagne et le Portugal avaient respecté les délais. Étant nouveaux entrants dans la Communauté, ces pays avaient intérêt à passer pour des bons élèves. Tous les autres ont plutôt procédé à la transposition après la date butoir.

Par ailleurs, concernant les mesures restrictives, je tiens également à préciser un point important. Outre le fait qu'un certain nombre de travaux ont été interdits aux salariés de moins de 18 ans dès 1975, nous avons interdit le flocage dans les locaux d'habitation à partir de 1977, avant l'Allemagne. Nous avons introduit une surveillance médicale spéciale des travailleurs exposés dès 1977. Enfin, un décret de 1978 interdit le flocage à base de produits contenant plus de 1 % d'amiante. Pour ces raisons, la consommation d'amiante chute de manière vertigineuse à partir des années 1974 et 1975. J'ajouterai, dans ce cadre, qu'il est impossible de mesurer, aujourd'hui, les effets de la prévention des années 1980 compte tenu du délai de latence, notamment pour le mésothéliome. Ceci sera certainement possible pour les fibroses pulmonaires. Mais, si 40 ans de latence sont nécessaires après la fin de l'exposition pour voir apparaître les mésothéliomes, nous ne pouvons nous attendre à une amélioration en 2005 quand nous savons que l'amiante était utilisé, dans les années 1970, pratiquement sans aucune précaution.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous devrions mathématiquement enregistrer une baisse vers 2010 ou 2015.

M. Jean-Luc Pasquier - Je l'espère. Personnellement, ce dossier me ronge depuis dix ans. Je tiens à préciser un dernier point. Dès que nous avons reçu des éléments nouveaux indiscutables, notamment un article de 1994 provenant d'Angleterre et dont j'ai pris connaissance par Henri Pézerat, nous nous sommes aperçus que quelque chose n'allait pas. Pour cette raison, juste avant mon départ du ministère, j'ai sollicité mon directeur. Je lui ai indiqué que nous étions face à un vrai problème et que nous devions rassembler rapidement tous les experts travaillant sur le sujet. En l'espace de quatre jours, nous les avons tous réunis. Cela a donc été fait sans délai et cette réunion a débouché sur l'expertise collective de l'INSERM qui, elle-même, a été à l'origine des mesures des années 1990. J'assume la responsabilité de l'organisation de cette réunion. Le directeur des relations du travail n'a exprimé aucune objection à cette décision et a même annulé tous ses rendez-vous pour pouvoir présider, en personne, cette séance. Je détiens le procès-verbal de celle-ci. Vous constaterez, sur la base de ce document, que les experts qui réclamaient l'interdiction de l'amiante en 1995 et 1996, ne la demandaient pas à cette époque. En particulier, Henri Pézerat, que j'estime par ailleurs pour sa compétence, prétendait, alors, qu'il fallait réduire encore les valeurs limites d'exposition. Je ne lui reproche pas d'avoir changé d'avis.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous remercie de votre intervention. Elle était nécessaire.

M. Jean-Luc Pasquier - Je vous remercie de m'avoir invité. Jusqu'à présent, je me suis fixé pour règle de ne m'exprimer sur cette affaire que devant des représentants de la nation ou devant les juges.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Notre mission permettra peut être d'éclairer, de façon objective, cette période difficile.

Audition de M. François MARTIN,
président de l'Association de défense des victimes de l'amiante (ALDEVA)
de Condé-sur-Noireau (13 avril 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Après avoir entendu, ce matin, à la commission des affaires sociales, le Premier président de la Cour des comptes, nous débutons nos auditions de l'après-midi par M. François Martin, qui est à la fois vice-président de la FNATH et président de l'ALDEVA, Association de défense des victimes de l'amiante de Condé-sur-Noireau.

Nous attendons de vous un premier exposé de vos connaissances, compte tenu de vos responsabilités, sur la contamination par l'amiante. Le rapporteur et les membres de la mission vous poseront ensuite des questions complémentaires afin d'engager le dialogue.

M. François Martin - Merci monsieur le président. Comme vous l'avez rappelé, je suis le vice-président de la FNATH depuis le dernier congrès qui s'est tenu aux Sables d'Olonne. Je préside également l'ALDEVA locale de Condé-sur-Noireau - Flers depuis 1999.

Au-delà du seul secteur de Condé-sur-Noireau et de la Vallée de la Vère, également surnommée « vallée de la mort », le Calvados est un département sinistré par l'amiante. A l'instar de Moulinex, plusieurs entreprises ont utilisé l'amiante de façon intensive dans leurs activités de production. Le secteur de la métallurgie, ainsi que les fonderies présentes dans notre département, y ont également eu recours de façon massive. Ainsi, l'ex-SMN voyait rentrer chaque mois dans ses ateliers près de 1.000 tonnes d'amiante.

L'amiante est apparu à Condé-sur-Noireau à la fin du XIX e siècle, lorsque les usines textiles se sont progressivement tournées vers le filage des fibres d'amiante. L'essor de l'industrie automobile a accéléré cette reconversion et le bassin économique de Condé-sur-Noireau s'est fortement développé afin de répondre à la demande. Les filatures du secteur ont été peu à peu reprises par la société Valeo Ferodo, devenue ensuite Bendix puis Allied-Signal. Cette entreprise a employé jusqu'à 2.400 salariés, chiffre qui n'inclut pas les personnels intérimaires et les nombreux sous-traitants. En conséquence, le nombre de victimes de l'amiante à Condé-sur-Noireau est très important. Il ne passe pas une semaine sans que nous enterrions une ou deux personnes. Dans un périmètre de cinq à dix kilomètres, tous les villages voisins sont également touchés. Chaque maison dans laquelle vous pénétrez, chaque famille que vous rencontrez ont eu à vivre le drame de la perte d'un être cher à cause de l'amiante. A mes yeux, le sentiment de révolte des habitants n'est pas encore à la hauteur de l'ampleur de la catastrophe.

Notre association informe les victimes, les accompagne dans leurs démarches afin de faire valoir leurs droits, intervient auprès du FIVA et engage des procédures pour faute inexcusable de l'employeur. A cet égard, force est de constater que la création du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante ne s'est pas accompagnée d'une diminution des procédures devant la justice. L'expérience montre que les victimes restent très attachées à la valeur symbolique d'une condamnation de l'employeur par les tribunaux.

Je rappellerai que la dangerosité de l'amiante dans les entreprises de filature à Condé-sur-Noireau avait été mise en évidence dès 1906 par M. Auribault, un inspecteur du travail. Les victimes ne comprennent pas qu'aucune mesure de protection n'ait été prise entre-temps pour éviter l'inhalation de cette fibre si dangereuse pour la santé.

En plus des salariés en contact direct avec l'amiante, le site de Condé-sur-Noireau compte de nombreuses victimes environnementales. Les témoignages des habitants les plus âgés sont édifiants puisqu'ils évoquent une vallée entièrement blanche, recouverte de poussière d'amiante. Une victime nous racontait comment, plus jeune, elle et ses camarades jouaient dans l'amiante, substance semblable à de la neige pour les enfants. Premières victimes, les enfants des gardiens des entreprises de filature ont été largement contaminés. D'autres témoins assurent que les animaux eux-mêmes étaient victimes de l'amiante.

Le Calvados n'est pas le seul département touché. L'Orne, proche de Condé-sur-Noireau, mais aussi la Manche et ses chantiers navals sont des départements sinistrés par l'amiante. Le nombre et la répartition des demandes d'allocation de cessation de fin d'activité montrent à quel point la Basse-Normandie souffre de ce fléau.

Cette allocation de cessation d'activité a été créée au regard de la moindre espérance de vie affichée par les travailleurs de l'amiante. Ce dernier élément est d'une réalité terrifiante à Condé-sur-Noireau. J'ai rencontré, il y a quelques jours, une personne âgée de 48 ans, touchée par une maladie de l'amiante et dont les chances d'atteindre 60 ans sont infimes.

J'ai également visité les mines de Canari, dans les environs de Bastia. Je me souviens avoir vu un reportage de France 3 dans lequel les ouvriers expliquaient que la poussière d'amiante en suspension les empêchait de se voir à seulement quelques dizaines de centimètres de distance. Les conditions de travail étaient similaires à Condé-sur-Noireau. La roche arrivait brute et était broyée de la même façon qu'à Canari.

Il est regrettable que la médecine du travail n'ait pas fait son travail de prévention à Condé-sur-Noireau. L'inspection du travail n'a pas été plus active et les recommandations des CRAM n'ont pas été suivies d'effet. Sur le terrain, l'empoisonnement des travailleurs et des habitants s'est poursuivi. Bien que l'interdiction de l'amiante soit effective depuis le 1 er janvier 1997, le certificat de désamiantage de l'usine de Condé-sur-Noireau n'a toujours pas été délivré. Les travaux de désamiantage sont achevés depuis quelques mois seulement. Jusqu'à la fin de l'année 2004, les salariés de l'usine étaient toujours en contact avec l'amiante, produit interdit huit ans plus tôt.

Plus de 700 procédures pour faute inexcusable ont été engagées à Condé-sur-Noireau. Toutes les victimes, sans exception, ont gagné leur procès. A l'heure actuelle, près de 450 dossiers sont instruits auprès des tribunaux de Caen, Saint-Lô et Alençon. Malgré les premières réglementations entrées en vigueur dès 1977, rien n'a été entrepris à Condé-sur-Noireau pour protéger les salariés. Le médecin du travail de l'usine aurait dû informer l'employeur des dangers de l'amiante, dangers qu'il connaissait parfaitement puisqu'il avait participé à des réunions et congrès sur la question. Mais ce médecin était en poste sur le site et salarié par l'entreprise. Dans ces conditions, il lui a sans doute paru difficile d'aller à l'encontre de celui qui était aussi son employeur. Les risques encourus par les salariés ont toujours été minimisés. C'est une situation inacceptable pour les victimes.

A Condé-sur-Noireau, tous les habitants vivent en permanence, et pour longtemps, dans la crainte de la maladie. Beaucoup seront privés du plaisir de jouir d'une retraite bien méritée après une vie de dur labeur, de vieillir normalement entourés de leurs petits-enfants.

A cet égard, l'allocation de cessation d'activité des victimes de l'amiante constitue incontestablement un progrès, puisqu'elle permet en quelque sorte de rendre justice à ces personnes. Néanmoins, des centaines de personnes malades en sont exclues dans le secteur de Condé-sur-Noireau. Elles n'ont pas travaillé au contact direct de l'amiante et ne sont donc pas considérées comme victimes d'une maladie professionnelle, qui seule permet de prétendre à l'ACAATA. Notre association considère qu'elles ont été empoisonnées par le même amiante que les salariés. A ce titre, elles devraient pouvoir bénéficier de l'allocation de cessation d'activité qui, rappelons-le, est financée en grande partie par les entreprises, créatrices du risque et « empoisonneuses ». De la même façon, il est anormal que des entreprises dans lesquelles l'amiante était exploité soient écartées des listes publiées par décret et ainsi du dispositif de l'ACAATA. Ces situations sont vécues comme une injustice par les victimes.

En matière de réparation du préjudice, l'ALDEVA de Condé-sur-Noireau a engagé de nombreuses procédures pour faute inexcusable. Contrairement à ce que prétend le rapport de la Cour des comptes, de nombreux tribunaux accordent des réparations nettement supérieures aux sommes versées par le FIVA. C'est notamment le cas de la cour d'appel de Caen, qui n'est pourtant pas réputée pour sa générosité. La création du FIVA devait permettre d'éviter la multiplication des procédures pour faute inexcusable par le versement d'une réparation suffisante. Ce n'est aujourd'hui plus le cas. Seule une réévaluation des sommes versées au titre du FIVA permettra d'inverser cette tendance forte à la judiciarisation.

La procédure pénale doit également pouvoir aller à son terme. Elle est essentielle à la réparation morale du préjudice subi par les victimes de l'amiante. Ces dernières ont besoin de comprendre et de connaître les responsabilités. Une condamnation pénale aura également valeur d'exemplarité. Nul ne souhaite que cette catastrophe sanitaire se reproduise. Or, les salariés des entreprises de Condé-sur-Noireau manipulent aujourd'hui encore des produits de substitution dont la dangerosité est avérée. L'industrie nucléaire travaille depuis longtemps différemment puisque ses acteurs ont tout mis en oeuvre pour éviter les contacts entre les agents et les matières à risque. En raison de sa dangerosité, l'amiante aurait dû faire l'objet d'un traitement comparable. Les mêmes processus doivent aujourd'hui s'appliquer aux produits de substitution afin d'éviter que ne se reproduise une catastrophe sanitaire. Il est inacceptable que la santé au travail puisse passer au second plan dans certaines grandes entreprises. La bonne marche d'une entreprise ne devrait jamais justifier le fait que l'on mette en danger la vie de salariés.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci. Monsieur le rapporteur a sans nul doute quelques questions à vous poser.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Votre exposé a d'ores et déjà permis de répondre à certaines questions que les membres de notre mission souhaitaient vous poser. Une question nous permettrait toutefois de prendre tout à fait conscience de l'ampleur du drame qui se joue à Condé-sur-Noireau et dans sa région. Quelle est la population potentiellement touchée par cette contamination ?

M. François Martin - Nous parlons ici d'une zone géographique dans laquelle vivent 10 000 à 15 000 personnes, toutes susceptibles de développer une maladie de l'amiante.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quand a-t-on cessé d'utiliser l'amiante à Condé-sur-Noireau ?

M. François Martin - La société Allied-Signal a toujours argué du fait qu'elle avait devancé l'interdiction de l'amiante en stoppant la production des produits amiantés au 1 er juillet 1996. Cette mesure n'a toutefois rien changé à la gravité de la contamination.

M. Gérard Dériot, rapporteur - La décontamination du site a-t-elle été menée à bien ?

M. François Martin - Elle s'est achevée à la fin de l'année 2004. Nous sommes cependant toujours dans l'attente du certificat de décontamination.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Au cours de votre exposé, vous avez pointé la responsabilité des entreprises, coupables selon vous de ne pas avoir protégé les salariés des dangers de l'amiante. Pensez-vous que la sécurité des salariés en contact avec des produits de substitution, comme les fibres céramiques, soit aujourd'hui assurée à Condé-sur-Noireau ?

M. François Martin - Je ne le pense pas. Les améliorations apportées, en particulier au niveau des systèmes d'aspiration, restent à mes yeux insuffisantes.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quel est le point de vue du médecin du travail ?

M. François Martin - Je vous rappelle que le médecin du travail est un salarié de l'entreprise de Condé-sur-Noireau.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Les modalités de versement de l'allocation de cessation d'activité vous paraissent-elles satisfaisantes ?

M. François Martin - La prise en charge et le versement de l'allocation sont systématiques pour les travailleurs reconnus en maladie professionnelle et les salariés des entreprises citées dans les décrets. Le problème reste entier pour les autres victimes.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint - Votre témoignage est édifiant. Condé-sur-Noireau est véritablement une agglomération sinistrée par un cataclysme.

Trois questions me viennent à l'esprit. Les risques de contamination de l'habitat privatif et des lieux publics ont-ils été étudiés ? Par ailleurs, des membres de notre mission ont été alertés sur l'apparition d'un nouveau symptôme qui pourrait être lié à l'amiante. Certaines victimes développent des nodules dont la cause reste difficile à identifier. Avez-vous des informations à ce sujet ? Enfin, que pensez-vous de l'idée, reprise par la Cour des comptes, d'une cour d'appel unique pour les victimes de l'amiante ? Celle-ci pourrait-elle être itinérante ?

M. François Martin - A l'exception des bâtiments publics, les habitations du secteur de Condé-sur-Noireau n'ont fait l'objet d'aucune mesure particulière, en dehors de la traditionnelle certification de non présence d'amiante exigible lors de la vente du bien. J'ajoute qu'un professeur de sport qui travaillait à Condé-sur-Noireau a également été contaminé car le gymnase de l'établissement scolaire contenait un flocage à l'amiante.

Des doutes subsistent sur le lien direct entre certaines maladies et l'exposition à l'amiante, à l'instar du cancer du larynx. D'autres pays européens comme l'Allemagne ou la Belgique ont considéré que cette maladie devait être classée dans la catégorie des maladies professionnelles. Nous souhaitons que ce cancer soit demain pris en charge dans le cadre du tableau des maladies professionnelles.

La mise en place d'une cour d'appel unique ne règlera pas le problème de l'évaluation et de la réparation du préjudice. Quel est le montant à attribuer à des victimes condamnées à voir leur espérance de vie amputée de plusieurs années ? J'estime par ailleurs que le fait de conserver plusieurs cours d'appel est une garantie d'indépendance de la justice.

Mme Michèle San Vicente - Que penseriez-vous de la disparition éventuelle de l'ACAATA au profit du FIVA dans la mesure où des centaines de personnes à Condé-sur-Noireau en sont exclues ?

Vous avez rappelé le rôle du médecin du travail face aux risques de l'amiante pour les salariés. Quel est, selon vous, le degré de responsabilité du médecin du travail de Condé-sur-Noireau. Au cours d'un déplacement de notre mission à Dunkerque, un médecin nous disait en substance : « la législation existe mais si nous l'appliquons, nous nous ferons renvoyer. »

M. François Martin - La médecine du travail a une responsabilité indéniable. Elle a l'obligation d'informer impérativement l'employeur et les salariés dès lors que ces derniers courent un danger. Dans ces conditions, il est indispensable qu'une procédure pénale soit engagée afin d'éclairer le processus de contamination et d'identifier les responsabilités des principaux acteurs. La médecine du travail aurait dû intervenir au plus haut niveau en liaison avec les services de prévention de la direction départementale du travail et les CRAM.

Mme Michèle San Vicente - Vous êtes donc persuadé que les autorités n'ont pas été informées à l'époque de la nocivité de l'amiante ?

M. François Martin - J'en suis convaincu. Le médecin du travail de Condé-sur-Noireau a participé au comité permanent amiante (CPA) dont le but était d'informer les pouvoirs publics des dangers de ce produit pour la santé. Or, le CPA a clairement minimisé le danger en le niant. Dès lors, sa responsabilité est grande dans la catastrophe sanitaire survenue en France.

Il serait malvenu que l'ACAATA disparaisse et se fonde dans le dispositif plus global du FIVA. Mes responsabilités au sein de la FNATH me conduisent à siéger régulièrement au conseil d'administration du FIVA. Les décisions ne sont prises qu'après de longues discussions. D'un côté, certaines personnes reconnaissent la gravité de la situation et la nécessité d'indemniser les victimes. De l'autre, on cherche à minimiser l'ampleur de la catastrophe et les dangers de l'amiante. Dans ces conditions, il serait tout à fait inopportun de confier la gestion de l'ACAATA au FIVA.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Rien ne permet de penser qu'une telle évolution soit prévue. Le rapport de la Cour des comptes ne propose du reste qu'un recentrage. Commentant les conclusions de la Cour des comptes, le rapporteur a également précisé que deux logiques différentes présidaient à l'ACAATA et au FIVA.

M. Ambroise Dupont - Toutes les précautions ont-elles été prises afin d'éviter une poursuite du risque de contamination à Condé-sur-Noireau ? Sur les 15.000 habitants du secteur potentiellement soumis à une pollution à l'amiante, combien sont susceptibles de développer une maladie de l'amiante ?

M. François Martin - Les travaux de désamiantage dans l'usine de Condé-sur-Noireau se sont achevés à la fin de l'année 2004. Cela ne signifie pas que l'amiante soit désormais absent du site, mais les salariés ne sont plus exposés aux fibres comme ils ont pu l'être il y a encore quelques années.

Concernant l'ACAATA et le FIVA, la mutualisation produit des effets pervers. Les entreprises ayant « empoisonné » des salariés sont en définitive très peu pénalisées. Les réparations sont supportées par l'ensemble du monde industriel mais aussi par les petites et moyennes entreprises. Il est anormal que les grandes entreprises responsables échappent au paiement de l'intégralité des dommages. Même s'il y a condamnation pour faute inexcusable de l'employeur, la plupart des jugements sont inopposables. L'entreprise responsable échappe à toute sanction financière puisque c'est le fonds commun au titre des ATMP - c'est-à-dire l'ensemble des entreprises - qui verse les réparations et allocations aux victimes. Ce mécanisme est d'autant plus injuste que de nombreuses entreprises font des efforts pour la sécurité de leurs salariés. Pourquoi les pénaliser ?

M. Pierre Fauchon - Je suis tout à fait épouvanté par la situation décrite par M. Martin à Condé-sur-Noireau. Au-delà de cet effroi, il me semblait que les entreprises condamnées pour faute inexcusable de l'employeur devaient tout de même s'acquitter de sommes supérieures à leurs cotisations.

En la matière et à partir de l'exemple de l'amiante, le législateur devrait engager une réflexion plus générale sur le système d'indemnisation des accidents du travail dans la mesure où les dispositions du code du travail sont devenues moins avantageuses et protectrices que le droit commun.

Comment ont évolué les procédures pénales auxquelles vous avez fait allusion un peu plus tôt ?

M. François Martin - Les procédures pénales que nous avons engagées sont au point mort. A Caen, les premières plaintes ont été déposées en 1997 ; l'instruction est toujours en cours malgré l'activité déployée par nos avocats et la réalisation d'expertises médicales à la fin de l'année 2004.

M. Pierre Fauchon - J'attire l'attention de notre mission sur le fait qu'il est trop facile d'accuser la loi alors que l'instruction est aussi longue.

M. François Martin - En matière de procédure pour faute inexcusable, l'entreprise responsable devrait assumer la charge de la faute. Or, les procédures sont particulières et sortent du cadre théorique. En outre, les employeurs ont trouvé le moyen de contourner la faute inexcusable en arguant de l'inopposabilité de la décision. En France, plus de 4.000 dossiers pour faute inexcusable ont été instruits. Mais l'entreprise responsable n'est en réalité jamais sanctionnée puisque la prise en charge de la faute incombe à la collectivité des entreprises.

Mme Michelle Demessine - L'amiante a été interdit en 1997. Or, les salariés de Condé-sur-Noireau y ont été exposés jusqu'en 2004. Comment cette exposition a-t-elle été gérée ? Je rappelle que les experts auditionnés par notre mission nous ont expliqué que la contamination provenait également du non-respect du principe dose/effets. Ce principe a-t-il été respecté à Condé-sur-Noireau ? Comment les salariés se sont-ils ou ont-ils été protégés contre les dangers de l'amiante ?

Nos auditions ont également fait apparaître un débat que nous ne soupçonnions pas à propos des plaques pleurales. Les salariés qui développent ce symptôme affirment qu'elles sont invalidantes. De leur côté, médecins du travail et employeurs tiennent un discours différent, expliquant que ces plaques pleurales résultent avant tout de maux psychologiques. Quel est votre point de vue en la matière ?

M. François Martin - D'un point de vue médical, il n'est pas possible de mourir de plaques pleurales. Pourtant, je puis vous affirmer que des personnes ayant développé d'importantes plaques pleurales sont décédées à Condé-sur-Noireau. Il est vrai que la souffrance peut être relativement modérée s'il s'agit de plaques bénignes. Mais en cas de développement important, les plaques pleurales entraînent de graves difficultés respiratoires.

Le monde médical est aujourd'hui dans l'incapacité de prouver que ces plaques sont une cause de mortalité. En revanche, il me semble que l'on ne peut nier le fait qu'elles soient invalidantes. Les individus atteints de plaques pleurales que je côtoie chaque jour à Condé-sur-Noireau ont de réelles difficultés à vivre une vie normale. Les médecins qui prétendent que les plaques pleurales ne sont pas invalidantes sont ceux des employeurs.

En matière de désamiantage, l'usine de Condé-sur-Noireau a formé des personnels afin de mener à bien cette entreprise particulière, compte tenu de la configuration du site et du degré de contamination. Il semble, a priori , que tout ait été fait pour protéger efficacement les salariés.

M. Roland Muzeau - Je souhaiterais revenir quelques instants sur l'idée avancée par M. Fauchon, consistant à modifier la procédure pénale. J'ai du reste évoqué ce sujet ce matin lors de l'audition du Premier président de la Cour des comptes.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je pense que nous pourrons en parler à loisir lors de l'audition des représentants de l'ANDEVA.

M. Roland Muzeau - J'ajouterai simplement qu'entre 2000, date du changement de la législation, et 2002, les condamnations pour homicide involontaire en matière d'accidents du travail ont diminué de près d'un tiers.

M. François Martin - Nous estimons que la loi Fauchon porte préjudice aux victimes de l'amiante puisqu'elle a considérablement réduit les procédures pénales en matière d'accidents du travail et de maladies professionnelles. Je soulignerai à nouveau l'importance de la procédure pénale et ses vertus essentiellement pédagogiques. Elle permet de démontrer les responsabilités et, finalement, d'éviter que ne se reproduisent les mêmes erreurs.

Mme Marie-Christine Blandin - Vous avez évoqué précédemment ces enfants de Condé-sur-Noireau jouant dans l'amiante comme d'autres jouent dans la neige. A-t-on entrepris une collecte de la mémoire des riverains et des employés des usines dans le cadre d'une démarche culturelle ? A-t-on, par exemple, recueilli ces témoignages dans des films ou des documentaires ?

M. François Martin - Ces témoignages sont répertoriés dans les dossiers. De plus, des films ont été récemment réalisés sur Condé-sur-Noireau et la catastrophe humaine qui s'y joue. J'ajoute qu'à une certaine époque, on manipulait l'amiante à la fourche à betteraves.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Ces témoignages sont en effet importants. Vous êtes un des premiers à insister tout particulièrement sur le cas des victimes environnementales. Il serait intéressant de recueillir leurs témoignages dans la mesure où ils sont beaucoup plus rares que ceux des victimes professionnelles.

M. François Martin - Le FIVA pourrait sans doute vous fournir des éléments à partir des demandes d'indemnisation qui lui parviennent.

M. Jean-Léonce Dupont - Vous avez cité un certain nombre d'entreprises du département du Calvados, dont Moulinex. Quel est votre sentiment sur les mesures qui ont pu être prises dans cette société ?

M. François Martin - Le cas de Moulinex diffère quelque peu des autres entreprises du département dans la mesure où ses salariés manipulaient des produits finis. L'exposition à l'amiante était donc moins intense que chez Valeo. Néanmoins, la contamination existait ; nous instruisons du reste des dossiers pour maladies professionnelles concernant d'anciens salariés de Moulinex.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Il nous reste à vous remercier, monsieur Martin, d'avoir accepté notre invitation.

Audition de M. François MALYE,
journaliste et auteur de « Amiante : 100.000 morts à venir »
(13 avril 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je remercie monsieur François Malye, journaliste et grand reporter au Point , auteur de Amiante : 100.000 morts à venir , d'avoir accepté de témoigner devant notre mission, laquelle a auditionné bon nombre des interlocuteurs qu'il a pu rencontrer à l'occasion de son enquête. Je lui demanderai tout d'abord de nous donner son sentiment général sur le dossier de l'amiante ainsi que sur les points d'interrogation qui subsistent encore aujourd'hui.

M. François Malye - Cette affaire présente deux caractéristiques essentielles qui la distinguent de toutes les catastrophes sanitaires. Elle recouvre tout d'abord de nombreuses dimensions, humaine, épidémiologique, économique, politique et judiciaire. Par ailleurs, elle reste la seule affaire de cette ampleur à ne pas avoir été jugée. Après dix ans d'enquête, je m'en étonne encore.

Au-delà des sanctions, le jugement pénal a la vertu de la pédagogie ; il permettrait qu'une telle catastrophe ne se reproduise pas. Lorsque les premiers résultats de mon enquête ont été publiés en 1995, l'amiante apparaissait comme un produit toxique appartenant au passé. L'affaire aurait pu mourir d'elle-même. Elle est aujourd'hui d'une actualité criante au regard de la puissance croissante des industriels du fait de la mondialisation.

Il y a encore quelques années, les journalistes s'amusaient de l'obésité aux États-Unis. Aujourd'hui, le phénomène s'installe durablement en France et touche près de 10 % de la population. Parallèlement, nous sommes à notre tour confrontés au poids de lobbies qui tentent d'imposer le sucre dans notre alimentation. L'affaire de l'amiante renvoie à cette même problématique qui mérite que nous débattions du rôle des industriels, du lobbying et des limites - aujourd'hui inexistantes - à poser à ce pouvoir.

L'absence de jugement prononcé au terme d'une procédure pénale pose aujourd'hui problème. Un procès doit avoir lieu. Je conçois mal que le plus grand scandale de santé publique puisse ne pas être jugé.

L'aspect économique ne doit pas être négligé. L'amiante coûtera très cher à la société, de la retraite anticipée des victimes aux soins médicaux en passant par l'indemnisation. J'ajoute que des milliers de bâtiments sont concernés sur l'ensemble du territoire. Qui paiera le désamiantage ?

Enfin, les conséquences sur la mortalité sont effrayantes. Je pense aux défloqueurs mais aussi à ces victimes - entre 15 % et 20 % - qui n'ont jamais été en contact avec l'amiante au cours de leur vie professionnelle mais qui ont pu malgré tout la rencontrer tout au long de leur existence. Les rebonds médiatiques risqueraient d'être importants s'il apparaissait qu'un professeur d'université pouvait être touché au même titre qu'un travailleur de l'amiante.

Les victimes veulent que justice soit rendue. J'ai pu rencontrer certaines d'entre elles au palais de justice de Dunkerque. Elles sont déterminées. Elles n'abandonneront, ni n'oublieront tant que la procédure pénale ne sera pas allée à son terme. De plus, les victimes sont très bien organisées. Les actions menées en justice par leurs associations ont d'ores et déjà abouti à plus de 2.000 condamnations.

L'affaire de l'amiante remonte en outre à plusieurs décennies. Des problèmes d'ordre technique vont immanquablement se poser à la justice. La loi Fauchon en constitue d'ores et déjà un, même si je pense qu'elle n'est pas en cause. Néanmoins, il est vrai qu'elle a aujourd'hui un effet purement dissuasif dans certaines régions. Il est dommage qu'elle s'applique différemment selon les juridictions et que certaines victimes renoncent à porter plainte à cause des conséquences de cette loi. La justice se doit d'être à la hauteur de ces victimes qui sont aussi des citoyens et qui, à ce titre, votent. Ne l'oublions pas.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous remercie. Je pense que de nombreuses questions complémentaires feront suite à votre exposé. Je laisse à présent la parole à monsieur le rapporteur.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Occupez-vous des fonctions au sein d'une association de défense de victimes de l'amiante ?

M. François Malye - Non. Je n'ai que ma carte de presse.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Avez-vous subi des pressions au cours de votre enquête ? Vous êtes-vous heurté au mensonge ? Quel a été le degré de transparence et d'objectivité de vos interlocuteurs ?

M. François Malye - Lorsque j'ai débuté mon enquête, en 1994, je me suis heurté à une véritable culture du mensonge. Je n'ai en revanche jamais subi de pressions ou reçu de menaces. Il n'en reste pas moins que tous mentaient, un mensonge parfaitement organisé avec l'assentiment de l'État, ce qui rendait tout travail journalistique difficile et délicat. A l'époque, on comptait déjà 3.000 morts en Grande-Bretagne mais la France, elle, ne déplorait officiellement « que » 200 morts. Sécurité sociale, assureurs, patronat, le mensonge s'est installé à tous les niveaux, chacun craignant qu'éclate au grand jour un scandale aux immenses effets collatéraux. La classe politique prétendait ne pas être au courant et fuyait le problème par la création d'une structure dédiée à l'amiante. Cette stratégie du mensonge et le discours des communicants auront ainsi réussi à nier les conclusions de plusieurs milliers d'études épidémiologiques.

De leur côté, les scientifiques français ont menti par omission. Ils n'ont pas tiré assez tôt le signal d'alarme. Or, les textes fondateurs de l'INSERM précisent clairement que la mission de l'Institut consiste aussi à alerter les pouvoirs publics.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Des membres du comité permanent amiante nous ont dit, avec quelques années de recul, avoir été peut-être manipulés ou tout du moins pas informés de l'existence à l'époque de produits de substitution. Selon vous, étaient-ils de bonne foi en évoquant leurs remords ? Ne pensez-vous pas, en effet, qu'il est relativement facile de porter un jugement a posteriori sur l'affaire de l'amiante alors que personne ne pouvait imaginer de telles conséquences sanitaires à l'époque ?

M. François Malye - C'est un mensonge flagrant, monsieur le rapporteur. Comment tenir de tels propos alors qu'à l'époque, l'amiante était au coeur de l'actualité aux États-Unis ? Je rappellerai que la première conférence internationale sur l'amiante s'est tenue en 1964. Les premiers procès impliquant l'une des plus grandes multinationales américaines débutent en 1970. Dès les années 1960, des études épidémiologiques américaines, britanniques et sud-africaines abordent la question du risque de mortalité. Comment, dans de telles conditions, prétendre que l'on ne savait pas ? Les communicants de l'industrie étaient en outre parfaitement au courant de la nocivité de l'amiante et de l'existence de produits de substitution. Les industriels ont fait le choix délibéré de continuer à utiliser un produit dangereux mais moins onéreux, quelles qu'en soient les conséquences.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous évoquions un peu plus tôt la situation de Condé-sur-Noireau et l'absence de réaction du médecin du travail. Quelle part de responsabilité portent, selon vous, des administrations comme l'inspection ou la médecine du travail dans le drame de l'amiante ? Une telle catastrophe pourrait-elle se reproduire avec le dispositif de veille sanitaire dont s'est dotée la France ?

M. François Malye - Notre pays s'est en effet doté d'un certain nombre d'agences. Il est tout de même regrettable qu'il ait fallu autant de scandales, de temps et de victimes pour que les pouvoirs publics réagissent enfin. La médecine du travail a une part de responsabilité évidente. Je vous rappelle que la personne placée à sa tête était un ancien salarié de Saint-Gobain. Elle a depuis été réengagée par cette entreprise.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous mettez en cause plusieurs personnalités, scientifiques, industriels, fonctionnaires ou anciens ministres. Savez-vous comment elles ont réagi à la publication de votre ouvrage ? Certaines d'entre elles ont-elles cherché à démentir ou nuancer vos informations ?

M. François Malye - Sachez qu'à l'heure actuelle, aucune action en justice n'a été engagée à mon endroit suite à la publication de cette enquête. Seules deux personnalités essentielles de ce dossier ont refusé d'évoquer le sujet. Il s'agit de Martine Aubry et de Jean-Louis Beffa, président de Saint-Gobain. Leur silence est pour moi éloquent. Tous deux ont plus à perdre qu'à gagner en s'exprimant publiquement sur cette affaire. Ni l'un, ni l'autre n'ont du reste tenté d'apporter un démenti à mes propos.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Le CPA était un lobby efficace, mais le lobbying des industriels auprès des pouvoirs publics est une pratique relativement courante. Comment expliquez-vous dès lors qu'aucun autre produit professionnel et cancérigène n'est fait l'objet d'un lobbying aussi bien organisé ? Pourquoi un lobbying aussi intense s'est-il exercé sur l'amiante en particulier ?

M. François Malye - Le lobbying était proportionnel aux dégâts causés par l'amiante. Les communicants étaient parfaitement au courant de la nocivité du produit qu'ils défendaient. Ils ont mis en place une formidable mécanique reposant sur le mensonge et la dissimulation.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - A ce titre, je rappellerai ici les propos tenus devant notre mission par M. Jean-Luc Pasquier, ancien membre du CPA, qui a affirmé qu'il ignorait que le CPA avait été organisé par un professionnel de la communication.

M. François Malye - Les propos que vous rapportez témoignent de la façon dont les différents ministères ont géré le dossier de l'amiante, préférant le déléguer de fait à une structure de communication plutôt que de s'en emparer au travers de comités interministériels. La présence au comité amiante de syndicalistes et de représentants des cinq ministères concernés lui donnait en outre toute légitimité auprès des journalistes et de l'opinion.

Au cours de mon enquête, j'ai rencontré des personnes intelligentes qui adoptaient une attitude commune consistant à dire : « on ne savait pas ». Parallèlement, les communicants se sont appliqués à déployer un discours rassurant rôdé depuis longtemps. Vous n'entendrez jamais dans leur bouche les mots « malades » ou « mortalité ». Chez Saint-Gobain, le mot amiante a été remplacé par celui de « fibre ».

M. Pierre Fauchon - Quand votre livre a-t-il été publié ?

M. François Malye - En octobre 2004. Mes premières enquêtes ont été publiées en mai 1995 dans Sciences et Avenir .

M. Pierre Fauchon - Vous avez cité mon nom au cours de votre propos liminaire. A titre d'information, je vous signale que j'ai été l'un des premiers responsables politiques à avoir dénoncé l'amiante au début des années 1980, comme directeur de l'Institut national de la consommation (INC). Des articles sont parus à l'époque dans 50 millions de consommateurs et j'ai pour ma part donné plusieurs conférences sur l'amiante, notamment à Mulhouse, où j'ai tenté d'alerter les vignerons de la région qui utilisaient alors des filtres en amiante. Je pourrai vous communiquer des éléments à ce sujet.

M. François Malye - J'ai également collaboré en tant que journaliste au magazine 50 millions de consommateurs au début des années 1990. Je n'étais pas directement chargé du dossier amiante mais mes confrères de la rédaction enquêtaient sur le sujet. Je me souviens de leur rencontre avec Michel de Maurin, l'ingénieur en charge du bâtiment à l'INC, qui leur a affirmé que l'amiante ne posait pas de problèmes majeurs. Je rappellerai simplement que Michel de Maurin siégeait également au CPA où il représentait l'INC.

M. Pierre Fauchon - Avant d'être la loi Fauchon, le texte que vous évoquiez précédemment est la loi du 10 juillet 2000. Je n'en suis pas le rédacteur puisqu'il ne correspond pas précisément à ma proposition de loi initiale. Le texte final est le produit d'un compromis entre M. Dosière, député, la commission des lois du Sénat et le ministre de la justice de l'époque. A cet égard, cette loi mériterait davantage le titre de « loi Dosière-Fauchon-Guigou ». L'Assemblée nationale avait proposé à la quasi-unanimité que le délit ne soit qualifié qu'en cas de faute d'une exceptionnelle gravité. Le Sénat est revenu sur cette formulation en lui substituant le terme d'« imprudence caractérisée », permettant ainsi d'ouvrir plus largement le champ de la responsabilité que les députés avaient restreint.

Enfin, je vous félicite d'avoir mené cette enquête à son terme. Comme vous, je considère que nous nous sommes heurtés à une conspiration effarante aussi bien de la part des pouvoirs publics que des industriels. Ces derniers ont aujourd'hui beau jeu de pointer la responsabilité des décideurs et l'absence de réglementation sur l'amiante. Dans le cadre d'une économie libérale, l'argument a tout de même de sérieuses limites.

M. François Malye - Après l'affaire de l'amiante, certains journalistes, mus par le même réflexe, se sont mis en quête d'autres scandales. Or, aucune autre affaire de cette ampleur n'a pu être révélée. La catastrophe de Tchernobyl a certes eu des conséquences sanitaires non négligeables sur notre territoire mais aucun industriel français ne peut en être tenu responsable.

Mme Michelle Demessine - Tout comme les associations, vous avez sans nul doute contribué par cette enquête à la prise de conscience publique. Les médias, auxquels on reproche souvent d'être excessifs et à la recherche du sensationnel, ont été à mes yeux exemplaires. Ils ont su prendre la mesure du drame de l'amiante et alerter l'opinion. Je garde de notre déplacement à Dunkerque une impression de film catastrophe. Sur le terrain, la révolte est palpable. Elle ne s'éteindra pas car trop d'hommes et de femmes sont concernés, comme à Condé-sur-Noireau. Ces victimes s'interrogent, nous posent des questions et exigent des réponses. Elles poussent aujourd'hui un cri déchirant. Au-delà de la désignation d'un coupable, elles souhaitent qu'une telle catastrophe ne se reproduise pas. J'ajoute qu'elles portent un regard très sévère sur la classe politique, voyant en elle une caste qui cherche à se protéger. Je n'aurai de cesse dans mon action personnelle de tout faire pour lever cette ambiguïté.

M. Alain Gournac - Il vous suffisait pourtant d'agir et de prendre vos responsabilités lorsque vous étiez membre du Gouvernement.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Le but de notre mission n'est pas de porter des accusations.

Mme Michelle Demessine - Je conçois aisément que le débat soit passionnel. Nous devons nous interroger sur les raisons qui ont permis à cette conspiration du silence de perdurer aussi longtemps en France. Je pense que les crispations seront de plus en plus nombreuses au fur et à mesure de l'avancement du dossier de l'amiante. Mais la politique de l'autruche ne nous sera d'aucun secours. Dans cette affaire, la responsabilité est politique et nous incombera immanquablement. Il nous appartient de faire en sorte que la justice fasse son travail. Le Parlement se saisit aujourd'hui du problème...

M. François Malye - Ce qui s'est passé à l'Assemblée nationale ne fait pas honneur aux victimes.

Mme Michelle Demessine - J'en viens à la question que je souhaitais vous poser : comment jugez-vous le fait que l'amiante continue à être utilisé dans de nombreux autres pays ?

M. François Malye - Force est de constater que les réglementations sur l'amiante sont très différentes d'un pays à l'autre. La France a empêché l'Europe de prononcer une interdiction de ce produit, donnant une vingtaine d'années de sursis à l'industrie de l'amiante dans le monde.

La situation du Canada est particulière. Ce pays extrait chaque année près de 500.000 tonnes d'amiante mais n'en conserve que 0,3 % pour son marché domestique. Il est facile d'exporter de l'amiante en Thaïlande et au Pakistan où les études épidémiologiques et les réglementations sanitaires sont quasiment inexistantes. J'ajoute cependant que la plainte déposée par le Canada contre la France a permis à l'OMC de statuer contre l'amiante. Cette décision constitue à la fois une victoire et une jurisprudence qui pourra à l'avenir s'appliquer à d'autres produits.

En matière judiciaire, il n'est pas exclu que les victimes attaquent la justice pour dysfonctionnement. Le risque existe au regard de l'incapacité de la justice française à juger cette affaire. La CEDH pourrait être saisie et pointer la responsabilité de l'appareil judiciaire dans la mesure où certaines instructions sont en cours depuis neuf ans. Dans le cadre de l'affaire de l'hormone de croissance, les avocats des victimes ont menacé de se tourner vers la Cour européenne. Soucieux d'éviter un procès pour mauvaise administration de la justice, le procureur de Paris a promis que le procès s'ouvrirait dans l'année. A mon sens, il est urgent que la classe politique se saisisse du dossier de l'amiante afin d'éviter que le discrédit ne soit total.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous en sommes tout à fait conscients. C'est du reste pour cette raison que notre mission a été constituée et qu'elle s'est notamment rendue sur le terrain auprès des victimes de Dunkerque.

Mme Marie-Christine Blandin - Il ne faut pas sous-estimer certains effets pervers d'une procédure pénale. En Bretagne, une grande société d'eaux minérales a été poursuivie pour distribution d'eau non potable. De façon astucieuse, elle s'est alors retournée contre les pouvoirs publics, les accusant d'avoir créé un préjudice en permettant l'installation d'élevages polluants. L'argument a fait mouche et la société a finalement gagné son procès. C'est au final l'État et donc les contribuables qui ont été mis à contribution pour alimenter le fonds de compensation à destination des consommateurs.

Dans le cas de l'amiante, une procédure pénale permettra immanquablement de condamner les employeurs. Mais il faudra aussi que les industriels assument réellement leur part de responsabilité sur le plan financier. Il serait tout à fait insupportable que les contribuables - dont les victimes de l'amiante elles-mêmes - aient à payer des compensations.

M. François Malye - Les industriels sont à mes yeux les plus coupables. Il ne fait cependant aucun doute que la classe politique a une part de responsabilité. Jusqu'en 1986, Saint-Gobain était ainsi une entreprise publique. Le monde industriel connaissait parfaitement les dangers de l'amiante et ses conséquences sur la mortalité. La stratégie des communicants consiste à mettre en avant le défaut de réglementation. L'argument me paraît quelque peu fallacieux dans un pays où existent plus de 10.000 lois. J'ajoute que les industriels étaient aux premières loges : ils ont vu des salariés mourir à cause de l'amiante.

Mme Marie-Christine Blandin - Je vous recommande vivement d'aller aider votre confrère de Radio Québec qui se heurte actuellement de plein fouet aux élus locaux et nationaux, aux syndicats de la métallurgie et aux employeurs. Cette opposition témoigne de la puissance et de la virulence du lobby de l'amiante au Canada.

Nous sommes six sénateurs de la région Nord-Pas-de-Calais présents dans cette mission. En 1992, le Conseil régional engageait le diagnostic de tous les lycées. En 1993, nous commencions le désamiantage et la formation professionnelle des défloqueurs, inexistante à l'époque. En 1995, nous recensions avec la CRAM toutes les usines susceptibles de contenir de l'amiante et établissions les listings des personnels y ayant travaillé. Ces salariés ont ensuite reçu une convocation afin de subir une radiographie gratuite, cofinancée par le conseil régional. Notre région a été pionnière et ces démarches auraient eu le mérite de l'exemplarité et de la pédagogie si elles avaient été davantage médiatisées. Il est regrettable que ces actions soient restées confidentielles.

M. François Malye - J'ai pu être à un moment ou à un autre en contact avec votre Conseil régional. Il est vrai que je n'ai pas entendu parler de ces actions à l'époque où elles ont été lancées. Mais pendant vingt ans, la presse ne s'est guère intéressée à l'amiante, jugeant le dossier complexe et quelque peu ennuyeux. Par ailleurs, la couverture médiatique de cette affaire est longtemps restée sous le contrôle du CPA. Ce dernier nous expliquait, entre autres choses, que la France - par on ne sait quel génie qui nous serait propre - maîtrisait mieux que les autres pays les dangers de l'amiante.

M. Roland Muzeau - Vous avez souligné à raison le poids de deux idées perverses dans ce drame de l'amiante. La première consiste à dire : « personne ne savait ». La seconde laisse à penser que les avis scientifiques sur l'amiante différaient tellement en matière de conséquences sanitaires qu'il était impossible de prendre une décision. Certaines de nos auditions, en particulier d'anciens membres du CPA, laissent à penser que de telles idées continuent à perdurer malgré des faits indiscutables. Pensez-vous que ce type de raisonnement soit encore à l'oeuvre face à de nouveaux domaines de risques ? Les mentalités ont-elles évolué face à la multiplication des drames sanitaires ? Enfin, comment expliquez-vous que les instructions au pénal soient au point mort alors même que le garde des Sceaux pourrait exiger a minima l'instruction de ces affaires ?

M. François Malye - Le garde des Sceaux devrait tout d'abord exiger des procureurs qu'ils fassent leur travail. Dès lors que la faute inexcusable de l'employeur est démontrée, ce dernier devrait être poursuivi. La sanction civile se doit d'être suivie par une sanction pénale. La défaillance de la justice est ici flagrante. Il n'y aucune volonté d'ouvrir ce procès. Personne n'ose y penser au regard de conséquences jugées dévastatrices. C'est pourtant manquer de respect à des dizaines de milliers de victimes qui peuvent également exprimer leur colère par le biais du bulletin de vote.

Dans ces conditions, pourquoi les industriels devraient-il se comporter différemment ? Quelle est la force d'une décision de justice qui ne sanctionne pas pénalement les employeurs ? L'absence de sanctions n'incite guère l'industrie à changer ses méthodes ou à mettre en place des actions correctrices. Va-t-on enfin tirer les enseignements de ce scandale ? Allons-nous continuer à permettre aux industriels de vendre des produits dangereux pour la santé au risque de dégrader l'espérance de vie comme aux États-Unis ?

Mme Michèle San Vicente - Comme vous le rappelez à la page 161 de votre livre, les Canadiens affirment que le chrysotile peut être utilisé sans danger dès lors que le niveau d'exposition est suffisamment bas. C'est du reste ce concept d'« usage contrôlé » que vous pourfendez dans votre ouvrage.

Par ailleurs, comment pouvait-on s'assurer à l'époque de la pertinence d'une étude scientifique sur l'amiante ? Comment un simple citoyen ou un élu peut-il s'apercevoir que des scientifiques tentent de minimiser le risque ?

M. François Malye - Internet permet aujourd'hui de procéder à des recherches contradictoires. L'information est accessible et ne permettrait plus à une telle culture du mensonge de s'instaurer.

Mme Michèle San Vicente - Vous êtes un des rares journalistes à s'être autant investi dans le drame de l'amiante en France. L'opinion a été très peu informée des dangers de l'amiante. Par ailleurs, avez-vous pu voir certains des films d'entreprise qui ont été réalisés à l'intention des salariés en contact avec l'amiante ?

M. François Malye - Tout à fait, ils sont un parfait exemple de la virtuosité des communicants.

Mme Marie-Christine Blandin - A-t-on conservé une trace de ces films ?

M. François Malye - Il aurait fallu procéder à des perquisitions en temps et en heure. Beaucoup de documents ont disparu. Je pense malgré tout qu'il doit être possible de les retrouver. J'ajoute qu'à l'époque, les salariés concernés avaient besoin d'être rassurés. Leur emploi était en jeu. Il est difficile de s'entendre dire que sa vie est menacée par l'amiante. Certains ont du reste préféré bénéficier de primes plutôt que de perdre leur travail.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint - Les responsables industriels connaissaient la nocivité de l'amiante. Les ouvriers des chantiers navals bénéficiaient en contrepartie de primes d'insalubrité qui permettaient à l'employeur de se donner en quelque sorte bonne conscience. De façon perverse, les ouvriers étaient incités à se tourner vers ce type d'activité plus avantageuse en termes de rémunération.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Le problème principal reste le temps de latence entre l'exposition à l'amiante et l'apparition de maladies mortelles. Ce décalage a permis le déploiement d'une stratégie de communication qui minimisait d'autant plus facilement les risques que la mortalité n'apparaissait pas encore de façon évidente. Dans les usines, la manipulation de l'amiante se faisait naturellement, sans que les ouvriers ne se posent de questions.

M. François Malye - Les termes du débat ont considérablement évolué. La santé publique est une préoccupation qui a progressivement émergé ces vingt dernières années à la faveur du scandale du sang contaminé et de la judiciarisation croissante des catastrophes sanitaires. C'est un progrès majeur. Les Français considèrent qu'il n'est pas normal de mourir au travail. L'affaire de l'amiante est scandaleuse dans la mesure où les connaissances scientifiques étaient largement diffusées dans les années 1980. Face aux autres pays occidentaux, l'immobilisme de la France a été exemplaire.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Notre mission vous remercie d'avoir accepté son invitation.

Audition de MM. François DESRIAUX, président,
Michel PARIGOT, vice-président, André LETOUZÉ, administrateur,
Mme Marie-José VOISIN, trésorière
de l'Association de défense des victimes de l'amiante (ANDEVA),
et de M. Michel LEDOUX, avocat
(13 avril 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous sommes très heureux de vous recevoir. Nous sommes prêts à écouter votre exposé à l'issue duquel M. le Rapporteur et les membres de cette mission poseront leurs questions.

M. François Desriaux - Merci de nous accueillir. Depuis longtemps, l'ANDEVA demande que le Parlement s'intéresse de plus près aux conséquences du drame de l'amiante, plus grande catastrophe sanitaire que la France ait connue. Les épidémiologistes estiment à 3.000 le nombre de décès par an dus à l'amiante. A la fin de l'épidémie, l'amiante aura vraisemblablement causé la mort de 100.000 personnes en France et près de 500.000 en Europe.

Nous procéderons à une présentation à plusieurs voix, articulée autour des quatre thèmes suivants : la procédure pénale, le FIVA et l'indemnisation, l'ACAATA et la prévention.

Rappelons en préambule que la catastrophe de l'amiante aurait pu être évitée si l'on avait mis en oeuvre les dispositions de prévention que les connaissances scientifiques auraient dû imposer. Des responsables - décideurs publics, employeurs ou industriels de l'amiante - n'ont pas pris les décisions qui leur incombaient. Les premières plaintes en matière pénale ont été déposées en juillet 1996, sous l'impulsion de l'ANDEVA. Neuf ans plus tard, aucune procédure n'a abouti. Aucun procès de l'amiante n'a encore eu lieu. Force est de constater que les instructions en cours sont au point mort. Il faut se mettre à la place des victimes de l'amiante qui, après avoir appris que le drame qu'elles vivent aurait été évitable, se heurtent aujourd'hui à une absence de volonté d'aboutir à un examen réel des responsabilités et de l'enchaînement des faits devant le juge pénal.

Des milliers de jugements ont été prononcés par les tribunaux civils, confirmés en cour d'appel, notamment au travers de la faute inexcusable de l'employeur. Toutes ces procédures civiles ont conclu sans exception à l'existence d'une faute. Pour autant, les procureurs de la République n'ont pas jugé utile d'ouvrir des informations judiciaires afin d'identifier les auteurs de ces fautes. Cet état de fait est très mal vécu par les victimes de l'amiante.

Enfin, vous n'êtes pas sans savoir que le juge d'instruction de Dunkerque et la chambre d'instruction de la cour d'appel de Douai se sont appuyés dans l'ordonnance de non-lieu sur la loi Fauchon pour rejeter les plaintes et clore ainsi l'instruction. En 2000, nous avions déjà alerté les parlementaires sur ce problème inhérent au texte de loi qui a certes été amendé, mais de façon insuffisante. A l'époque, d'éminents juristes avaient souligné le risque induit par une séparation entre la causalité directe et indirecte. Hélas, ils n'ont pas été écoutés.

M. Michel Parigot - A l'époque, douze associations se sont mobilisées afin d'alerter les parlementaires. Nous vous remettrons les analyses que nous avions faites en 2000 et qui, depuis, se sont vérifiées. Nous avions demandé aux parlementaires d'étudier avant de légiférer. Nous ne voulions en aucun cas d'une loi de circonstances. Dans un communiqué de presse, nous demandions ainsi au Parlement « d'étudier les conséquences réelles du projet de loi avant de légiférer » et ajoutions que « désormais l'effet se montrera sur le terrain et les associations ne manqueront pas de se mobiliser si les magistrats exonèrent effectivement des décideurs responsables ».

Nous reprochons à cette loi d'aller à l'envers de ce qu'il convenait de faire en matière de bonne gestion des risques. La distinction cause directe/cause indirecte est le principal problème de ce texte de loi. Les juristes interrogés à l'époque se sont du reste prononcés contre une telle séparation qui conduit à une inégalité entre les justiciables. Pour une faute de même importance, la condamnation dépend en définitive du caractère plus ou moins direct de la responsabilité dans le dommage. Cette innovation juridique va à l'encontre du principe de prévention des catastrophes sanitaires pour lesquelles les responsabilités sont précisément indirectes. Les risques majeurs sont aujourd'hui de plus en plus importants ; des milliers de vie dépendent de décisions ou de l'absence de décisions de responsables indirects. Selon nous, le fait de rendre plus difficile la recherche des responsabilités indirectes n'est pas seulement une erreur ; c'est une faute du point de vue de la gestion du risque. En matière de catastrophe sanitaire, il est important de pouvoir identifier l'ensemble des responsabilités, directes et indirectes, en les plaçant au même niveau.

La connaissance du danger mise en avant par la loi Fauchon ne nous satisfait pas dans la mesure où de nombreux responsables affirment aujourd'hui qu'à l'époque, « ils ne savaient pas ». A nos yeux, tout l'enjeu est de définir ce que le responsable doit savoir.

Nous ne souhaitons pas une modification à la sauvette de la loi sur les délits non intentionnels. Comme nous l'avions préconisé en 2000, il faut engager une véritable réflexion sur cette question et constituer un groupe de travail réunissant juristes, experts, associations, employeurs et syndicats afin que tous les aspects du problème soient pris en compte.

Enfin, l'affaire de l'amiante laisse apparaître les limites de la distinction entre homicide volontaire et involontaire. Dans le premier cas, l'intention ne porte pas sur l'acte mais sur les conséquences. L'homicide volontaire signifie volonté de tuer. Dans le cas du drame de l'amiante, la volonté n'était certainement pas de tuer, mais de continuer à faire du profit, en toute connaissance des dangers pour les salariés. En la matière, une réflexion devrait être menée afin que notre pays dispose d'un code pénal à la hauteur des enjeux actuels en matière de gestion des risques.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je propose de laisser la parole à Pierre Fauchon.

M. Pierre Fauchon - Je ne vais pas ici rapporter dans le détail les débats qui ont animé l'élaboration de cette loi. Je suis en revanche disposé à rencontrer les membres de l'ANDEVA en tête-à-tête comme je leur ai, du reste, toujours proposé.

J'ai dénoncé les dangers de l'amiante dès 1981 lorsque j'occupais les fonctions de directeur de l'Institut national de la consommation. Je suis donc sensible à ce problème depuis 24 ans. J'ai du reste en ma possession des documents qui prouvent mon engagement. Je me permets de vous les transmettre.

M. François Desriaux - Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous les lirons plus tard afin de vous écouter avec la plus grande attention.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je pense que la courtoisie doit être la règle de nos échanges. Nous avons demandé à Pierre Fauchon d'être présent afin de vous répondre. M. Fauchon n'est pas le seul auteur de la loi qui porte son nom.

M. Pierre Fauchon - Cette loi n'a pas été élaborée dans la précipitation. Elle est le résultat de quatre années de travaux. La commission des lois du Sénat a mis en place en 1996 un groupe de travail dont les réflexions ont permis l'élaboration d'une première loi la même année. Cette loi est apparue insuffisante. La loi du 10 juillet 2000 est venue combler les lacunes précédemment constatées. Elle a été votée après de longs mois de travaux et de nombreuses navettes entre les deux assemblées. Le débat a été très nourri, les associations de victimes y prenant une place importante. J'ajoute que le texte voté - que j'approuve - ne correspond pas à celui que j'avais initialement proposé.

Selon vous, cette loi conduirait à une mauvaise gestion des risques. Je vous rappelle que la loi du 10 juillet 2000 est une loi de gestion de la responsabilité pénale. Par ailleurs, je comprends parfaitement que la distinction causalité directe/indirecte vous surprenne. Nous l'avons adoptée après de nombreuses discussions et hésitations. Je ne crois pas qu'elle soit responsable des effets que vous lui attribuez. Cette distinction a été introduite afin que la nouvelle définition de la responsabilité pénale ne s'applique pas en matière d'accidents de la circulation où la causalité est presque toujours directe. Cette distinction n'empêche toutefois pas de poursuivre les responsables. Les affaires en cours le prouvent, à l'instar du procès du tunnel du Mont-Blanc. Le chauffeur du camion est poursuivi pour causalité directe mais quinze autres responsables d'établissements ou d'entreprises sont également poursuivis et seront peut-être condamnés demain. La loi du 10 juillet 2000 n'empêche donc pas les investigations, la recherche des responsabilités et les poursuites judiciaires.

Par ailleurs, la loi a finalement considéré que le délit existait en cas d'imprudence caractérisée, écartant la position de l'Assemblée nationale qui penchait en faveur de la faute d'une exceptionnelle gravité. Dans le cas de l'affaire de l'amiante, l'imprudence est du reste plus que caractérisée. En outre, il est précisé que cette imprudence caractérisée expose à « un danger que l'on ne peut ignorer » et non à un danger que l'on connaît. Vous jugerez peut-être cette rédaction insuffisante mais le législateur, en toute bonne foi, a pensé qu'elle induisait pour le responsable l'obligation de savoir.

La loi est une chose. Le problème reste l'appréciation par les juges. Des instructions sont en cours depuis bientôt dix ans dans certaines régions ce qui témoigne d'un problème de fonctionnement de l'institution judiciaire. Dans le Nord, il est vrai que les juridictions d'instruction ont décidé qu'elles n'étaient pas en présence d'une imprudence caractérisée. Cette décision mériterait une analyse plus poussée. Je vous propose d'approfondir ensemble le sujet si vous le souhaitez. A mes yeux, il n'appartient pas au juge d'instruction de caractériser l'imprudence ; c'est au juge de fond de procéder à cette analyse.

Voilà quelques-unes des réflexions qu'il me paraissait important de verser au débat afin de clarifier les responsabilités.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Comme l'a rappelé Pierre Fauchon, il est nécessaire de distinguer la loi du fonctionnement de la justice. La volonté d'instruire une affaire ne dépend que du juge. La loi n'est peut-être pas aussi responsable que certains le prétendent dans la mesure où de nombreux témoignages font état d'un manque de volonté de l'appareil judiciaire.

Mme Sylvie Desmarescaux - A Dunkerque, le procureur de la République a en effet mis en avant la loi Fauchon pour justifier l'absence de poursuites. En revanche, dans l'affaire Alstom Power, jugée elle aussi dans le Nord, le procureur a indiqué qu'il irait jusqu'au bout.

M. Michel Ledoux, avocat - Alstom Power a été mis en examen en tant que personne morale. Or la loi du 10 juillet 2000 ne s'applique pas aux personnes morales.

En matière d'accidents du travail, la loi du 10 juillet 2000 a d'ores et déjà des conséquences négatives. De moins en moins de chefs d'entreprise sont condamnés pour homicides et blessures involontaires, comme l'indiquent les chiffres à paraître du ministère des affaires sociales. Pour contourner la loi Fauchon, les procureurs de la République poursuivent les personnes morales, c'est-à-dire les entreprises. La personne morale est condamnée à une amende qui est prélevée sur la trésorerie de l'entreprise. Ce phénomène va à l'encontre de la prévention des risques professionnels. La répression pénale est un des éléments de la prévention comme l'ont du reste prouvé les actions menées en matière de sécurité routière. L'évolution actuelle ne va donc pas dans le sens de la responsabilisation individuelle.

M. François Desriaux - La loi se doit de placer l'ensemble des acteurs ayant concouru à un dommage sur un même pied d'égalité face au juge du fond. Le juge du fond entend les prévenus, se fait son opinion, condamne ou relaxe suivant l'échelle des responsabilités. Or, la loi Fauchon ou loi du 10 juillet 2000 dispense une partie des justiciables de l'obligation de se justifier. Les victimes le vivent comme un déni de justice. Par ailleurs, les conséquences de cette loi sont manifestes en matière d'accidents du travail et de maladies professionnelles. Vous expliquez, Monsieur Fauchon, que la loi du 10 juillet 2000 concerne le champ pénal et qu'elle n'entend pas régler le problème de la prévention. En tant que parlementaire, vous ne pouvez tout de même pas ignorer les effets d'un domaine sur l'autre.

Vous constaterez enfin la modestie de nos demandes. Nous ne souhaitons pas l'abrogation de la loi du 10 juillet 2000. Nous demandons à ce qu'il soit enfin procédé à un examen minutieux des conséquences de cette modification du code pénal par un groupe de travail réunissant des experts, des magistrats, des personnalités de la santé publique et des spécialistes de la gestion des risques.

M. Pierre Fauchon - Je pense que la décision qui sera rendue dans le procès du tunnel du Mont-Blanc sera intéressante à observer dans la mesure où plusieurs niveaux de responsabilité sont jugés dans cette affaire.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Les aspects juridiques de l'affaire de l'amiante ayant été longuement évoqués, je vous propose de passer au volet de l'indemnisation sauf si, bien sûr, vous souhaitez ajouter quelques mots.

M. Michel Parigot - L'absence de volonté de la justice n'explique pas tout. L'instruction des responsabilités indirectes est sans nul doute la partie la plus difficile d'une instruction. En matière d'accidents de la route, les responsabilités ne sont pas que directes. Les mesures organisationnelles prises par le Gouvernement qui ont permis d'épargner des milliers de vie reposent sur la notion de responsabilité indirecte.

M. Roland Muzeau - Je me féliciterais d'une rencontre entre M. Fauchon et les dirigeants de l'ANDEVA. J'avais souhaité que notre mission ouvre une table ronde avec des professionnels du droit et que s'instaure un débat contradictoire sur le sujet.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous rappelle que nous avons trois personnes à auditionner en ce domaine. Nous pourrions tout à fait organiser une discussion entre elles et M. Fauchon si elles en sont d'accord.

M. François Desriaux - Le FIVA a été accueilli comme une mesure positive par l'ANDEVA et les victimes de l'amiante. De notre point de vue, il s'agit d'une avancée incontestable. Le FIVA se propose d'indemniser intégralement et rapidement des victimes dont l'espérance de vie est limitée. Toutes les victimes n'ont en effet pas la possibilité d'engager des procédures longues et à l'issue incertaine compte tenu de leur état de santé. Certains aspects de l'indemnisation n'en demeurent pas moins critiquables.

Les délais ne sont pas toujours respectés, ce qu'a du reste souligné la Cour des comptes dans son rapport. Le FIVA a pour objectif d'indemniser rapidement les victimes dans des délais encadrés par la loi. Se pose dès lors la question des moyens mis à la disposition du FIVA pour le bon accomplissement de ses actions. Nos contacts quotidiens avec le FIVA montrent qu'il existe visiblement un problème d'adéquation entre les ressources du fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante et ses missions. Après avoir alerté les ministres des finances et de la santé, nous attirons votre attention sur ce point.

Par ailleurs, le niveau d'indemnisation pose problème. La faiblesse des montants ne doit pas être la contrepartie d'une indemnisation rapide et simplifiée. Une indemnisation au rabais ne serait pas acceptable. En matière de préjudices extra-patrimoniaux, force est de constater que l'indemnisation moyenne versée par le FIVA atteint à peine la moitié de la moyenne des réparations octroyées par les tribunaux en cas de faute inexcusable de l'employeur. Le FIVA avait été créé notamment pour éviter des procès ou leur multiplication. C'est pourtant le contraire qui se produit aujourd'hui.

Enfin, il avait été prévu par la loi que le FIVA engage des actions récursoires lui permettant notamment de récupérer des fonds et de poursuivre les procédures judiciaires devant les juridictions civiles en lieu et place des victimes. Ce rôle n'a pas été développé.

M. Roland Muzeau - L'explication nous a été donnée ce matin par la Cour des comptes. Onze dossiers ont finalement abouti au terme d'une action récursoire pour un montant global d'indemnisation s'élevant à 57 000 euros.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Des actions récursoires ont été menées mais les résultats obtenus sont en effet loin d'être à la hauteur des espérances.

M. Michel Parigot - Le service juridique du FIVA ne compte que cinq personnes, ce qui est très nettement insuffisant pour constituer et instruire 700 dossiers par an. Cet effectif réduit suffit en réalité à peine à trier l'ensemble des dossiers.

M. Michel Ledoux - Pour confirmer ces derniers propos, j'ajouterai que nous sommes quinze personnes dans mon cabinet d'avocats pour traiter un volume d'affaires deux fois moins important.

M. Gérard Dériot, rapporteur - La Cour des comptes a souligné ce matin le fait que les actions menées n'avaient généré que 57.000 euros d'indemnisation.

Mme Michelle Demessine - Elle a par ailleurs indiqué qu'une plainte pour un tiers avait moins de poids qu'une plainte directe.

M. Michel Ledoux - Il est vrai que le FIVA n'est pas la victime elle-même. Il arrive que les victimes ne fournissent pas l'ensemble des pièces nécessaires à la bonne instruction de l'affaire. C'est un obstacle supplémentaire. Mais le problème principal reste le manque criant de moyens humains du FIVA. Il lui faudrait aujourd'hui 50 personnes pour être réellement efficace en matière d'actions récursoires.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Encore faut-il que les actions subrogatoires menées par le FIVA permettent de percevoir des montants d'indemnisation conséquents.

M. Michel Ledoux - Je ne vois pas pourquoi le FIVA n'y parviendrait pas. La jurisprudence joue en faveur des victimes et des milliers d'entreprises ont d'ores et déjà été condamnées. A mes yeux, nous n'avons plus qu'à nous baisser pour ramasser l'argent.

M. François Desriaux - Il est nécessaire qu'une proximité s'instaure entre le FIVA et les victimes en matière d'actions récursoires. De telles procédures nécessitent du temps, des compétences et une réelle volonté politique. Il faut associer la victime à l'action récursoire et à la recherche des responsabilités dans la mesure où l'indemnisation ne constitue pas l'objectif exclusif de la procédure judiciaire.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Vous siégez au FIVA. Qu'est ce qui, selon vous, pose aujourd'hui problème dans son fonctionnement ?

M. Michel Parigot - Le FIVA est un établissement public administratif. Les décisions de recrutement de personnel ne lui appartiennent pas mais relèvent du gouvernement. Lors de l'avant-dernier conseil d'administration du FIVA, nous avons attiré l'attention de l'ensemble des membres sur la faiblesse des effectifs qui ne permettent pas à l'heure actuelle de mener un nombre suffisant d'actions récursoires. Le représentant du ministère des affaires sociales a alors répondu que ces actions ne constituaient pas une priorité.

M. Gérard Dériot, rapporteur - C'est précisément parce qu'elles ne rapportent pas suffisamment d'argent que ces actions récursoires ne sont pas prioritaires.

M. Michel Parigot - C'est faux.

M. Bernard Frimat - Combien d'affaires le FIVA devrait-il remporter pour « amortir » le recrutement d'un juriste supplémentaire ?

M. Michel Parigot - Il suffirait de remporter deux procès par an. Deux affaires gagnées justifieraient l'emploi d'un juriste.

M. Bernard Frimat - C'est un élément important qu'il conviendra de verser au rapport de notre mission.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je suis d'accord. Par ailleurs, que se passe-t-il quand l'entreprise fautive a disparu ?

M. Michel Ledoux - Dans cette hypothèse, c'est la branche accidents du travail et maladies professionnelles qui indemnise la victime. Mais dans 80 % des cas, l'entreprise existe toujours. Le rapport de la Cour des comptes souligne que 77 millions d'euros ont été accordés aux victimes devant les tribunaux, dont 55 millions d'euros versés par douze entreprises. Parmi ces dernières, onze sont encore en activité. Dans ces conditions, les pouvoirs publics auraient tort de refuser au FIVA les moyens lui permettant d'engager des actions récursoires de façon plus massive.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Votre réflexion est intéressante ; elle vient tempérer les conclusions de la Cour des comptes qui indiquaient que les actions récursoires n'étaient pas assez profitables.

M. Michel Parigot - J'ajoute que nous sommes à la disposition du FIVA. A l'instar de nombreuses autres associations, nous sommes prêts à collaborer avec les juristes du FIVA en leur apportant notamment toutes les pièces nécessaires au déclenchement d'une action récursoire.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Le rapport de la Cour des comptes propose également un recentrage de l'ACAATA au profit du FIVA afin d'obtenir une meilleure indemnisation des victimes. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

M. Michel Parigot - Il faut tout d'abord distinguer le FIVA de l'ACAATA. Plusieurs recommandations ont été avancées.

La cour d'appel unique se propose de répondre à un évident problème d'uniformisation. Nous y sommes favorables à la seule condition que la cour d'appel retenue soit compétente en la matière. A cet égard, le choix de la 1 re chambre de la cour d'appel de Paris serait tout à fait opportun en raison de sa spécialisation dans les affaires de santé. Les chambres civiles de la plupart des cours d'appels ne sont guère habituées à juger des affaires relevant de la maladie et de la santé publique. Enfin, le FIVA devrait s'aligner sur les décisions de cette cour d'appel unique.

L'octroi automatique aux victimes du complément pour faute inexcusable correspond à notre lecture de la loi. La proposition de la Cour des comptes consistant à recentrer l'indemnisation sur les victimes ne doit pas se faire au détriment de l'ACAATA, dont André Letouzé pourra vous parler plus longuement.

M. André Letouzé - L'ACAATA est l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante. Elle a été créée en 1999 en raison de la moindre espérance de vie des salariés ayant été en contact avec l'amiante. A Condé-sur-Noireau, l'espérance de vie moyenne s'élève ainsi à 58 ans. L'amiante provoque par ailleurs des maladies graves chez des personnes qui n'ont pas été directement exposées à ce produit.

L'ACAATA se propose donc d'offrir quelques années de repos mérité à des personnes qui connaîtront une fin de vie difficile. Mes responsabilités au sein de l'ANDEVA m'ont permis de participer à la mise en place de l'ACAATA en 1999. Il existe deux façons d'accéder à cette allocation. La première est la maladie professionnelle reconnue, cette possibilité étant ouverte dès l'âge de 50 ans. Par ailleurs, le fait d'avoir travaillé dans un établissement cité dans les décrets ouvre droit à l'ACAATA. Les gouvernements successifs ont progressivement élargi le spectre des entreprises éligibles. Force est de constater que les listes d'établissements n'ont pas été établies de façon sérieuse et rigoureuse. Des sièges sociaux figurent ainsi dans les décrets alors que les filiales manipulant de l'amiante en sont exclues. Par ailleurs, l'ACAATA a pu être utilisée dans le cadre de plans sociaux.

Certes l'ACAATA remplit sa mission et les travailleurs de l'amiante reconnaissent ses vertus. Toutefois, certains défauts perdurent comme la faiblesse du niveau de l'allocation pour les ouvriers les moins qualifiés. Les sommes qui leur sont aujourd'hui octroyées dans le cadre de l'allocation de cessation d'activité ne leur permettent pas de vivre. Nous pourrons vous en apporter la preuve.

Il est aujourd'hui question d'intégrer cette allocation dans le dispositif de retraite anticipée pour travaux pénibles. Nous souhaitons le maintien de l'ACAATA telle qu'elle existe aujourd'hui. Près de 29.000 travailleurs en bénéficient aujourd'hui.

M. François Desriaux - La raison fondamentale de la création de l'ACAATA est la plus faible espérance de vie des travailleurs de l'amiante. Bien qu'ils ne soient pas forcément malades aujourd'hui, leur espérance de vie est statistiquement plus courte. L'ANDEVA souhaite que ce principe fort soit maintenu. Cependant, la façon dont a été géré le dispositif de l'ACAATA laisse apparaître un certain nombre d'errements, en particulier dans le choix des établissements éligibles. La décision d'intégrer la société Moulinex est apparue incongrue à plus d'une personne. Il nous paraît dès lors normal de poser un certain nombre de questions.

Mme Michelle Demessine - Selon certaines informations reprises dans le rapport de la Cour des comptes, 10 % seulement des bénéficiaires de l'ACAATA seraient malades.

M. André Letouzé - Il ne faut pas mésestimer la sous-déclaration des maladies professionnelles. Le suivi médical est nettement insuffisant et un grand nombre de travailleurs se déclarent trop tard. En outre, le salarié qui tente de faire reconnaître sa maladie professionnelle risque bien souvent d'être mis à la porte de l'entreprise.

M. Michel Parigot - Les victimes de cancer n'ont pas spécialement vocation à bénéficier de l'ACAATA. Ce dispositif s'applique avant tout aux travailleurs ayant été exposés à l'amiante et dont l'espérance de vie est réduite. Nous souhaitons le maintien de l'allocation de cessation d'activité dans ces termes. Les dysfonctionnements constatés ne doivent pas remettre en cause le dispositif. Les aspects inégalitaires doivent être gommés. Nous avons identifié un certain nombre d'axes de progrès et sommes prêts à apporter notre pierre à l'édifice. On ne peut par ailleurs accuser l'ACAATA d'être trop coûteuse dans la mesure où celle-ci a servi à financer des plans sociaux avec l'aval de l'État. Les travailleurs de l'amiante doivent être au coeur du dispositif.

M. François Desriaux - Certaines personnes bénéficient sans doute indûment de l'ACAATA. Mais j'attire davantage votre attention sur le nombre important de travailleurs qui devraient bénéficier de l'allocation de cessation d'activité et qui en sont exclus. Je pense notamment aux ouvriers du bâtiment qui paient un lourd tribut.

Les responsables politiques semblent prendre peu à peu conscience de l'importance d'une politique de prévention au travail. Le gouvernement a du reste récemment présenté un plan « santé au travail ». Il ne faudrait toutefois pas croire que l'interdiction de l'amiante au 1 er janvier 1997 a définitivement réglé la question. L'amiante est encore présent dans un grand nombre de bâtiments. Il est donc excessif d'affirmer que le problème de l'amiante est parfaitement maîtrisé. Dans les entreprises, il existe aujourd'hui d'autres produits cancérigènes dont l'utilisation est relativement courante. Fort heureusement, les dispositions réglementaires récentes vont dans le sens d'une plus grande protection du travailleur.

L'enquête SUMER qui sera prochainement publiée par le ministère du travail montre cependant la relative inefficacité de la réglementation. Elle pose la question de la portée des textes que les parlementaires votent en matière de prévention. Dans ce domaine, légiférer ne règlera pas les problèmes. Il faut davantage se préoccuper de l'application des textes et mener une réflexion sur les moyens de contrôle et les sanctions éventuelles.

Nous avions ainsi alerté la direction des relations du travail sur les risques encourus par les ouvriers sur les chantiers de désamiantage. En collaboration avec la CNAM et l'INRS, la DRT a mené une étude dont les résultats témoignent du peu de respect des dispositions réglementaires. 76 % des chantiers de désamiantage ne respectent pas les éléments essentiels de la réglementation. Au-delà de l'élaboration de textes efficaces, il faut que les parlementaires se saisissent rapidement de la question de l'application de la loi.

M. Roland Muzeau - La question de l'application de la législation n'est pas nouvelle. Comment mettre en adéquation une réglementation qui se perfectionne et des moyens de contrôle et de mise en oeuvre qui ne cessent de se réduire. En témoignent la baisse du nombre d'inspecteurs du travail, la nécessaire mise à niveau du contrôle des institutions s'occupant de santé au travail et le manque de formation des agents malgré toute leur bonne volonté. Quel est votre constat en la matière ?

M. Michel Parigot - Au regard de la protection des travailleurs, force est de constater que le nombre d'inspecteurs du travail est nettement insuffisant. Au-delà de ce problème numérique, il faut également reconnaître que les inspecteurs manquent parfois de compétences et de formation sur des sujets pointus comme l'amiante. Il existe un manque criant de spécialisation.

Concernant la population générale et son exposition éventuelle à l'amiante, les contrôles sont inexistants. La réglementation ne concerne que l'acte de vente d'un bien immobilier. Du reste, elle touche moins à la santé publique qu'au droit immobilier ; elle se propose en définitive d'éviter un contentieux entre l'ancien propriétaire et l'acquéreur. Par ailleurs, la réglementation ne protège pas le locataire. L'absence d'études sérieuses en matière d'habitat est par ailleurs problématique. Il est impossible de savoir si la réglementation est bien appliquée et si le repérage d'amiante a été effectué. Les pouvoirs publics ont jusqu'à présent refusé de diligenter des enquêtes permettant de mesurer l'efficacité de la loi. C'est pourtant ce type d'action qui concourt à mon sens à une prévention active.

M. André Letouzé - Les associations regroupées au sein de l'ANDEVA jouent certes un rôle de sentinelle mais elles se sentent bien seules.

M. Michel Ledoux - A l'heure actuelle, nous enregistrons un nombre croissant de cas de contamination passive d'individus n'ayant jamais été en contact direct avec l'amiante. Des salariés ayant travaillé dans les tours de la Défense, à l'époque de leur informatisation, développent aujourd'hui de graves maladies. Si l'on ne veut pas que les indemnisations explosent, il est clair que l'accent doit être mis sur la prévention, principe fondamental d'une bonne gestion des risques. Le rôle du politique est de préparer l'avenir et, par conséquent, de repérer et d'éradiquer l'amiante.

M. Michel Parigot - Une des mesures phares consisterait à procéder à un véritable recensement des bâtiments contenant de l'amiante. L'obligation de repérage de l'amiante est aujourd'hui laissée à la discrétion du propriétaire. L'information n'est du reste jamais transmise à l'administration.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Ce recensement est tout de même effectué pour les bâtiments publics. Les collectivités doivent transmettre l'information au préfet.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Compte tenu de leurs responsabilités, les élus locaux sont particulièrement vigilants et ne prennent aujourd'hui aucun risque. Les lycées et collèges ont ainsi été passés au crible depuis plusieurs années. C'est à mes yeux un des avantages de la décentralisation.

M. Michel Parigot - Les bâtiments privés n'ont pas fait l'objet d'une telle attention. Il avait été recommandé de constituer un fichier global et consultable sur Internet des bâtiments contenant de l'amiante. La transparence de l'information permettrait à elle seule de nous dispenser d'un contrôle systématique du parc immobilier privé.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Messieurs, nous vous remercions.

Table ronde avec les représentants des organisations syndicales :
MM. Didier PAYEN, Serge DUFOUR, Yves BONGIORNO, Jean BELLIER et Michel BEURIER, représentants de la Confédération générale du travail (CGT),
M. André HOGUET, représentant de la
Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC),
M. Jacqy PATILLON et le Dr Bernard SALENGRO, représentants de la Confédération française de l'encadrement-
Confédération générale des cadres (CFE-CGC),
MM. Rémi JOUAN et Dominique OLIVIER, représentants de la
Confédération française démocratique du travail (CFDT),
MM. Franck URBANIAK et Jean PAOLI, représentants de Force ouvrière (FO)
(4 mai 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous commençons notre séance d'auditions en vous remerciant d'avoir bien voulu participer à notre mission commune d'information.

Avec mes collègues, notamment Gérard Dériot, rapporteur, et Jean-Pierre Godefroy, rapporteur adjoint, nous avons déjà auditionné bon nombre d'acteurs de ce dossier sous différentes approches, comme vous l'imaginez, pour faire le tour de ce sujet sous l'aspect technique, médical, juridique, économique et financier. Nous avons rencontré les associations de victimes, nous nous sommes rendus sur plusieurs sites, notamment à Dunkerque et à Cherbourg, nous aurons l'occasion d'aller sur la mine de Canari, en Corse, pour en voir les effets sur l'environnement, et nous irons également sur le site de Jussieu.

Nous essayons d'avoir une approche diversifiée, même si on ne peut pas être exhaustif dans ce domaine, et nous avons souhaité vous entendre, comme nous entendrons aussi les responsables patronaux, pour avoir vos avis et vos points de vue.

Avant d'engager l'échange, peut-être serait-il nécessaire que chaque participant se présente rapidement pour que nous puissions situer les uns et les autres, après quoi je demanderai à chaque délégation de s'exprimer pendant cinq minutes sur le message qu'elle souhaite nous transmettre à propos de ce dossier. Nous engagerons ensuite le débat, sachant que nous souhaitons vous poser un certain nombre de questions à partir des éléments que vous serez amenés à soulever et que nous avons aussi déjà entendus.

M. Serge Dufour - Je suis chargé, pour la Confédération générale du travail (CGT), d'animer l'activité sur les questions du travail de manière générale. Je suis accompagné de mes collègues que je vous présente rapidement :

- Didier Payen, administrateur pour la Confédération au Fonds de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (FCAATA), ouvrier dans l'usine Honeywell de Condé-sur-Noireau, anciennement Valeo et Ferodo, dont j'ai entendu beaucoup parler à travers vos comptes rendus. Didier est atteint de plaques pleurales et d'un certain nombre de maux ;

- Yves Bongiorno, qui est chargé des questions du travail, comme moi, au niveau de la Fédération des travailleurs de la métallurgie et qui s'occupe, pour l'ensemble des fédérations, de la reconnaissance des questions liées à l'amiante et de tout le travail qui a déjà été effectué et qui doit encore avoir lieu puisque, loin d'être derrière nous, la question de l'amiante sera très présente à l'avenir. A cet égard, les révélations sur la situation des hôpitaux et de la tour Montparnasse ne constituent qu'un apéritif par rapport à des choses très graves ;

- Jean Bellier, ingénieur conseil de la CRAMIF, militant de notre syndicat des cadres. Vous connaissez le type d'activité que les caisses régionales d'assurance maladie ont à développer sur les aspects de la prévention et de l'expertise pour aller vers la reconnaissance de l'exposition ;

- Michel Beurrier, notre administrateur au Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA), qui est issu de la construction.

Nous nous exprimerons conformément à votre demande, monsieur le président, et nous vous remettrons un certain nombre de documents que nous vous demanderons d'examiner de près et que nous commenterons au fur et à mesure.

M. André Hoguet - Je représente la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), et je vous prie d'excuser Pierre-Yves Montéléon, qui est en voiture du côté d'Orléans et qui ne pourra pas être des nôtres.

Je suis membre de la confédération CFTC, je siège à la CNAM et à la branche des accidents du travail et des maladies professionnelles et je suis administrateur au FIVA.

Dr Bernard Salengro - Je représente la CFE-CGC avec M. Patillon, président du syndicat de la métallurgie de Saint-Nazaire, qui est en charge directe du problème d'amiante lié aux chantiers d'Alstom et qui est administrateur du FIVA pour la CFE-CGC. Par ailleurs, il connaît intimement, dans sa vie personnelle, la problématique de l'amiante.

Personnellement, je suis médecin du travail dans le bâtiment et j'ai pu constater de visu toutes les difficultés et tous les problèmes que posait la diffusion de l'amiante. En tant que responsable syndical, je fais partie du comité exécutif de la CFE-CGC et, à ce titre, je la représente dans des instances comme l'INRS, la branche AT-MP et la CNAM.

M. Rémi Jouan - Je suis secrétaire national à la CFDT, où je suis chargé de la politique revendicative et, entre autre, de tout ce qui touche au travail : qualité du travail, contenu du travail et santé au travail, dont fait partie l'amiante. Je suis accompagné de Dominique Olivier, secrétaire confédéral, qui a été lui-même administrateur au FIVA et qui est notre spécialiste des conditions de travail et de la santé au travail.

M. Franck Urbaniak - J'appartiens à la Confédération Force ouvrière. Je suis assistant confédéral chargé du pôle « santé au travail » à la confédération, membre du Conseil supérieur de prévention des risques professionnels au titre de la Confédération. Je suis accompagné de Jean Paoli, qui est notre administrateur au FIVA et au FCAATA.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci. Nous avons un peu moins de deux heures pour vous entendre. Je propose que nous accordions cinq minutes à chaque confédération pour s'exprimer et qu'ensuite, nous vous posions des questions, ce qui vous permettra de continuer à alimenter le débat.

Je vous demanderai d'essayer d'être synthétiques, sachant que l'on ne peut pas tout aborder d'emblée, et je pense que les questions très précises qui vous seront posées vous permettront d'alimenter la réflexion.

M. Michel Beurier - Avant d'entendre les différentes confédérations, je voudrais exprimer une inquiétude. Comme cela a été dit tout à l'heure, je suis administrateur au FIVA. Or, au cours de la dernière réunion du conseil d'administration du FIVA, le président, M. Beauvois, a tenu à nous informer d'entrée en disant que le compte rendu qui est passé sur le site Internet ne reflétait pas parfaitement ce qu'il avait dit, mes camarades des autres organisations qui siègent au FIVA peuvent en attester. Je tenais à exprimer notre inquiétude à cet égard, car nous ne voudrions pas que nos propos soient déformés.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous enregistrons vos propos, nous les prenons en direct et nous essayons d'en respecter l'intégrité et de ne pas les transformer par des interprétations, ce qui n'est pas notre rôle. Nous ferons ensuite notre rapport - c'est notre affaire et notre responsabilité -, mais vos propos seront repris tels qu'ils ont été entendus.

Nous commençons par la CGT.

M. Didier Payen - 2.500 morts par an ne sont pas un hasard ni une fatalité, mais un rappel historique des dysfonctionnements sociaux et administratifs mis en place par les employeurs en trompant la République et la force économique du pays, une catastrophe sanitaire sans commune mesure, un holocauste, voire un génocide industriel en bafouant les règles les plus élémentaires de sécurité par le simple fait de ne pas avoir respecté les lois de la République.

Les médecins d'entreprise de l'amiante ont fait preuve d'une incroyable incompétence notoire. Aussi ont-ils une part de responsabilité. Ils avaient le devoir de veiller à la non-altération de la santé ; à aucun moment ils ne l'ont fait.

Le mouvement est né des travailleurs organisés avec la CGT en 1994. Où étaient les médecins inspecteurs régionaux et les médecins traitants ? Quelle alerte administrative ont-ils donnée ? En revanche, la machine à culpabilisation a fonctionné : le tabac et l'alcool étaient les remèdes miracles pour ne pas répondre aux questions.

Non, il n'y a pas de maladie bénigne de l'amiante telle que les plaques pleurales. Pour nous, la mort prématurée de nos camarades a pratiquement toujours commencé par des plaques pleurales et des épaississements pleuraux. J'en veux pour preuve un camarade qui est actuellement sur son lit de mort. Il y a cinq ans, il avait des plaques pleurales ; il a aujourd'hui un mésothéliome, de même que Michel, qui est parti il y a six ans des suites d'un mésothéliome et qui a commencé par avoir des plaques pleurales.

Je vous remettrai tout à l'heure le document de ce que j'atteste en ce qui concerne les lois qui n'ont pas été respectées.

M. Serge Dufour - Nous nous sommes un peu partagé le travail, monsieur le président, dans les cinq minutes que vous nous accordez, et c'est Yves Bongiorno qui va poursuivre.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous vous les accordons globalement et non pas à chacun, bien entendu. Il est prévu cinq minutes pour commencer, mais ce n'est qu'une amorce de débat.

M. Yves Bongiorno - Nous allons être succincts. J'ai été chargé d'intervenir sur une partie de la réparation, la cessation anticipée d'activité, qui est une grande préoccupation des victimes de l'amiante. Cela n'a pas été un cadeau mais une victoire acquise par les victimes de l'amiante qui, au fur et à mesure qu'elles gagnaient des indemnités, voyaient leurs camarades décéder peu avant la retraite ou peu après et qui ont donc pensé que l'une des premières réparations était de bénéficier au moins d'une retraite.

C'est ce qui a été obtenu par la loi : un droit, pour ceux qui ont déclaré la maladie, de partir à 50 ans et, pour ceux qui ont potentiellement le risque de tomber malade, de partir un an pour trois ans.

Pour ceux qui ont déclaré la maladie, le départ est automatique et cela s'est amélioré avec la prise en compte des plaques pleurales pour l'ouverture de ce droit, mais encore faut-il que les employeurs respectent la loi en délivrant un certificat d'exposition aux salariés, ce qui est aujourd'hui la croix et la bannière. J'en ai fait l'expérience moi-même : j'ai fait une demande de certificat d'exposition et je peux vous donner la réponse de l'employeur ; la médecine du travail a bien fait son travail, mais la direction refuse.

Encore faut-il aussi bénéficier d'un suivi post-professionnel correct. Alors qu'une conférence de consensus a préconisé le scanner en 1999, on a l'impression aujourd'hui que les pouvoirs publics jouent la montre. Or on constate que les scanners permettent de repérer quatre fois mieux les conséquences de l'amiante.

Le gros problème se pose pour ceux qui ont un risque important de contracter la maladie puisque, pour qu'ils puissent partir en retraite anticipée, leur établissement doit être inscrit sur une liste dressée par le ministère. Or il s'avère qu'au fil des années, un arbitraire important s'est installé et qu'un climat de forte injustice a prévalu, ce qui accroît la colère des salariés.

En fait, lorsque le départ anticipé coïncidait avec un plan social de l'employeur, il n'y avait pas de problème, mais lorsque ce n'était pas le cas, des obstacles étaient mis pour restreindre l'application de la loi. C'est ainsi que, progressivement, une interprétation très restrictive de la loi a fait que des gens qui devaient pouvoir partir ne partaient pas.

Je vais vous donner un exemple de refus du ministère : il reconnaît que les gens ont été exposés à l'amiante mais cela ne correspond pas aux critères de départ prévus par la loi.

Je vous ai laissé deux dossiers, sachant que nous en avons déposé des dizaines sur l'ensemble des problèmes d'exposition à l'amiante. En l'occurrence, ils concernent une entreprise de sidérurgie et une fonderie dont les salariés, bien qu'ayant rédigé des dossiers et donné des témoignages, se voient refuser une reconnaissance. C'est le cas d'une usine de Savoie qui utilisait 80 tonnes d'amiante par an et dont on refuse aux salariés une reconnaissance de leur exposition.

Nous pensons qu'il faudrait en finir avec cette injustice non pas en éliminant ce droit mais en l'améliorant ; certains iraient en effet jusqu'à l'éliminer. Ce ne serait que justice parce que nous connaissons beaucoup de gens exposés à l'amiante qui décèdent bien avant la retraite ou peu après. Le fait qu'ils puissent en bénéficier est donc la moindre des réparations.

Pour en finir avec cet arbitraire ministériel, nous pensons qu'il faudrait un autre système, peut-être une commission indépendante avec un recours moins lourd que ce que nous proposent le ministère et le Conseil d'État.

Enfin, je rappelle que ceux qui partent en retraite anticipée amiante ne touchent que 65 % de leur salaire, ce qui est nettement insuffisant pour les petits salaires.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci beaucoup. Nous passons à la CFTC.

M. André Hoguet - On ne peut jamais parler d'amiante sans émotion en pensant à tous ceux qui en sont victimes ou malades aujourd'hui. Il aura fallu une bonne quarantaine d'années pour que la dangerosité de l'amiante soit reconnue.

L'augmentation des maladies professionnelles liées à l'amiante a contraint les pouvoirs publics, en 1997, à en arrêter l'utilisation sur le territoire. Il n'en demeure pas moins, monsieur le président, que la France est amiantée et figure même parmi les pays qui sont très amiantés.

Nous réclamions depuis très longtemps des expertises sérieuses, non contestées et non contestables en ce qui concerne l'utilisation de l'amiante. En 1997, nous demandions déjà la mise en place d'un système d'indemnisation intégral à destination des salariés victimes de l'amiante. Ce principe a été repris par les lois de finances pour 1999 et pour 2000, l'une instituant la cessation anticipée d'activité et l'autre créant le fonds d'indemnisation.

Sur les responsabilités, le Conseil d'État a reconnu en 2004 la responsabilité de l'État sur ce dossier. En effet, celui-ci n'a pas été en mesure de prendre en temps et en heure toutes les dispositions visant à la prévention des salariés exposés à l'amiante.

De plus, les employeurs ont plus que jamais l'obligation de protéger la santé des salariés placés sous leur autorité. Il serait judicieux de leur rappeler leurs obligations en la matière car un certain nombre d'entre eux dérogent aujourd'hui aux principes. Dans l'audition que vous avez eue à Cherbourg, il a été constaté que, dans 76 % des entreprises, les salariés n'étaient pas protégés. La CFTC et d'autres organisations syndicales se sont déjà mobilisées sur ce thème.

Nous considérons donc aujourd'hui que les employeurs ont beaucoup trop minimisé cette situation, même si, dans certaines entreprises, la protection a évolué assez rapidement sous l'impulsion des CHSCT et des médecins du travail.

A l'heure actuelle, la France n'utilise plus d'amiante, mais elle est toujours amiantée. Or la grosse difficulté que l'on rencontre dans le domaine de la santé publique, ce sont tous les travaux qui se font à domicile sans que des précautions soient prises à la fois pour les habitants et pour ceux qui travaillent. Il faut considérer que la restauration d'une maison est un petit chantier et qu'aucune précaution n'est prise alors que des milliers de personnes travaillent sur ces chantiers.

Au niveau des entreprises, les employeurs ont plus ou moins baissé les bras en considérant qu'aujourd'hui, on n'utilise plus l'amiante alors que les salariés travaillent en nombre important sur ce qu'on appelle des produits amiantés.

Nous étions également tout à fait favorables aux départs anticipés à la retraite et nous les avons souhaités aussi. Toutefois, nous avons constaté ces dernières années que bien des employeurs ont utilisé ces fonds à d'autres fins que celles qui étaient initialement prévues, ce qui a permis au gouvernement de restreindre la reconnaissance des entreprises dans lesquelles les personnels ont été en contact avec l'amiante dans le cadre de leur exploitation ou ont amianté des produits. Je pourrais citer Alstom, où il y a de grosses difficultés, mais aussi bien d'autres entreprises.

Bien entendu, nous considérons que ce dossier doit être revu en permanence. Il faut savoir qu'à la dernière réunion de la Commission des accidents du travail et des maladies professionnelles, 68 entreprises qui déclaraient avoir utilisé de l'amiante n'ont pas été retenues.

Par ailleurs, nous estimons que l'indemnisation des victimes n'est pas à la hauteur du préjudice. Aucune confédération n'a donné d'avis favorable au barème qui fut proposé par le président du FIVA en son temps, considérant que ce montant était inférieur à la moyenne de ce que les tribunaux proposaient à l'époque à l'ensemble des victimes. Sur ce point, nous pensons qu'il y a lieu de revoir les indemnités.

Sur le suivi professionnel et post-professionnel, nous sommes satisfaits, à l'heure qu'il est, par la signature de la convention médicale du 12 janvier 2005. En effet, le module de formation que nous avons demandé pour les médecins généralistes et spécialistes afin de garantir un meilleur suivi et une reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles a été accepté par l'ensemble des syndicats médicaux et par la CNAM.

Sur le plan du suivi, nous pensons qu'il y a lieu aujourd'hui d'établir ce qu'on appelle un protocole de suivi. Tout à l'heure, un collègue de la CGT a parlé du lien entre plaques pleurales et mésothéliome, mais on voit bien que, d'un établissement à l'autre et d'un médecin à l'autre, il y a une réelle difficulté dans la prise en charge du suivi.

Nous souhaitons un véritable protocole, d'une part, parce que ce serait une garantie et une sécurité pour les victimes, et, d'autre part, parce qu'en termes économiques, on connaît le coût approximatif du suivi de 10.000 personnes.

Bien entendu, ce qui est absolument impératif pour nous, dans toutes les entreprises, c'est non seulement que l'on connaisse les matériaux qui sont dans les murs et partout, mais que les produits amiantés soient bien étiquetés.

Enfin, nous nous interrogeons à ce sujet parce que, il y a quelques mois, à Pékin, dans le cadre de l'Association internationale de la sécurité sociale (AISS), alors que l'ensemble des pays de l'Union européenne a demandé l'arrêt de l'amiante à l'échelle planétaire du fait de sa dangerosité, le pays qui nous accueillait ne s'est pas gêné pour nous dire qu'il utilisait un million de tonnes d'amiante par an. Je ne vous parlerai pas des suites de l'épisode et la manière négative dont les choses se sont terminées entre nous.

Voilà ce que je voulais dire dans ma première intervention, sachant que je parlerai plus tard de la mutualisation et des tribunaux.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci beaucoup. Nous passons à la CFE-CGC.

Dr Bernard Salengro - Ce problème est considérable, à la hauteur de ce fabuleux matériau qu'est l'amiante, un matériau qui ne coûte pas cher, qui possède de nombreuses caractéristiques et qui a été utilisé partout en France.

Sa dangerosité n'est pas une découverte récente. Dans le syndicat des médecins du travail, que je préside au sein de la Confédération, l'un des vice-présidents, le docteur Pierre Giraud, qui a 82 ans et qui est très vert, a fait sa thèse, dans les années 1940, sur les cancers et fibroses de l'amiante. Cela ne date donc pas d'aujourd'hui.

Or, quand on voit le délai avec lequel l'État a pris en considération ce genre de constatation - et il y en a eu d'autres -, on se dit qu'il y a une faute inexcusable de la part de l'État à ce niveau. C'est clair, mais, malheureusement, il n'en tire pas les conséquences à la hauteur de ce qu'il devrait faire.

En ce qui concerne les indemnisations, on a vu se monter le FIVA et le FCAATA parce que de nombreux procès commençaient à envahir les tribunaux et qu'il fallait trouver une solution permettant d'endiguer le flot, mais nous verrons que la pratique, là encore, n'est pas à la hauteur du préjudice.

En ce qui concerne la décision d'interdiction de 1996, puis l'obligation de retirer le produit, il faut savoir que, récemment, une étude de l'INRS a démontré que 75 % des chantiers de déflocage n'étaient pas réglementaires, ce qui veut dire en clair que les chantiers de déflocage diffusent dans l'atmosphère des fibres d'amiante.

Au sujet du financement du FIVA et du FCAATA, j'ai dit tout à l'heure que l'État ne donnait pas à la hauteur de sa responsabilité, qui est pourtant maintenant bien reconnue, mais, pis encore, il se défausse. Quand on voit que l'ensemble du coût de ces institutions se reporte majoritairement sur la branche accidents du travail, c'est-à-dire sur les salariés des entreprises, il y a là quelque chose d'anormal. En effet, émargent au niveau du FIVA non seulement les personnes qui sont atteintes pour raison professionnelle mais aussi les autres. Cela pose un problème de fond.

Vous évoquiez les conséquences de ces indemnisations et de cette épidémie. On a tout lieu de craindre que cela explose. En effet, quand on constate avec quelle parcimonie les services des ministères (qui se cachent sur le terrain en disant que ce sont les partenaires sociaux qui décident de l'ACAATA alors que, dans la réalité, ce sont bien les ministères qui le font et que la commission AT ne donne qu'un avis) reconnaissent aux salariés et aux entreprises qui ont utilisé l'amiante le droit d'accès à ces institutions, on se dit que ce n'est pas sérieux. Il faut que ces institutions puissent servir à tous ceux qui ont utilisé l'amiante.

Selon que vous êtes dans l'entreprise A ou B, vous y aurez droit ou non. Il suffit parfois de traverser la route ou de changer de raison administrative ! Combien de salariés ont la boule dans la gorge parce qu'ils ne sont pas pris en charge, ne peuvent pas sortir de ce guêpier et de cette situation et ne bénéficient pas du FCAATA ? Quelles peuvent en être les raisons ? Il est difficile de l'expliquer aux gens, surtout quand le ministère ajoute que cela dépend des partenaires sociaux.

Par ailleurs, je souhaite attirer votre attention sur le niveau de rémunération, en particulier pour l'encadrement. En effet, il est très limité et cela pose un problème par rapport au salaire antérieur, notamment pour les salariés qui ont pris des engagements et qui ont encore des enfants et des crédits. Cela ne relève pas du droit civil. Dans la réparation civile, il n'y a pas ces limitations. C'est une anomalie que nous voulons pointer.

Enfin, nous voulons attirer votre attention sur le fait que cela va exploser parce qu'on a constaté que cela ne dépendait pas des doses. Alors qu'on pensait que, comme la silicose, la sidérose ou la talcose, plus on était exposé aux poussières, plus on avait de risques, ce n'est pas le cas avec l'amiante, sauf pour certaines pathologies, et c'est là que réside la difficulté. Sinon, comment expliquer que le voisinage du salarié qui secoue sa combinaison ou le possesseur d'un grille-pain contenant un peu d'amiante puisse être atteint ? C'est le problème de l'amiante.

Quand on se rappelle que tous les freins Ferodo de nos voitures ont diffusé des fibres d'amiante dans toutes les villes pendant très longtemps, on ne peut que se dire que cela va exploser, de même que lorsqu'on considère le turnover de certaines professions qui, comme celles du bâtiment, ont été très exposées à l'amiante. On peut donc s'inquiéter.

Comme l'a dit mon ami Hoguet, à l'IASS, nous avons réfléchi ensemble et nous avons essayé de trouver une position, pour la France, qui amène les autres pays à interdire l'amiante. Or la Chine, le Canada et les États-Unis nous ont dit non ! Qu'est-ce que cela veut dire ? Rappelez-vous que le Canada a traîné la France devant les tribunaux, à l'OMC, sous prétexte qu'elle gênait le commerce et mettait des barrières douanières pour des raisons de santé. Au nom de quoi cela gêne-t-il le commerce ?

Rappelez-vous aussi l'article 314 de cette Constitution dont on nous rebat les oreilles et qui dit qu'il n'y aura pas de barrières douanières « et d'autres barrières ». Je pose la question : ce genre d'interdiction pour raison de santé publique va-t-il être inclus dans ce terme « et autres barrières » ? Comme nous allons ouvrir nos barrières aux produits d'origine chinoise, canadienne et américaine, pays dans lesquels il n'y a pas d'interdiction quant à la fabrication, y aura-t-il un contrôle aux frontières ? Nous avons vraiment à craindre que cela pose des problèmes.

Je passe la parole à mon ami Patillon.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous prierai d'intervenir très rapidement pour que nous puissions tenir le délai.

M. Jacqy Patillon - Je vais vous livrer un petit pense-bête, car il faut que les choses soient mises sur la table. Je vous remercie de nous avoir convoqués pour nous écouter, mais il y aurait un autre message à faire passer : nous souhaiterions que vous demandiez à vos collègues de l'Assemblée nationale de faire la même chose.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Ils font ce qu'ils veulent.

M. Jacqy Patillon - Mon premier point concerne la contribution d'un euro. Depuis la loi de juillet 2004, la branche AT-MP n'a pas été exemptée de la contribution d'un euro. Il est prévu quatre exemptions, de mémoire : les mineurs de moins de 16 ans, les femmes enceintes de plus de six mois, les personnes qui sont à la CMU et un quatrième cas que je n'ai plus en tête. On dit donc aujourd'hui qu'une personne qui est en AT-MP n'est pas à 100 % parce qu'il faut qu'elle donne un euro, mais va-t-on le prendre sur la partie maladie ou le récupérer sur les indemnités journalières ? S'il s'agit d'une récupération sur les indemnités journalières, il risque d'y avoir jurisprudence.

Deuxième point : les revenus de remplacement. Aujourd'hui, ils peuvent atteindre 65 % du plafond de la sécurité sociale, plus 50 % pour ceux qui cotiseraient au-dessus du plafond, avec une limite à 115 % pour les cadres. Par exemple, une personne qui gagne cinq, six, sept ou même dix mille euros n'aura pas plus de 115 % du plafond de la sécurité sociale. C'est aberrant. Il faudrait que chacun touche un salaire équivalent à son salaire précédent, et ce à tous les niveaux.

Troisièmement, j'ai des choses à dire sur le fonctionnement du FIVA. Si je ne me trompe pas, il a été mis en place sous un gouvernement de gauche - je ne fais pas de politique mais seulement des constats -, le gouvernement Jospin. A cette époque, les syndicats patronaux ont claqué les portes de la sécurité sociale et, évidemment, de la commission AT-MP. Il a donc été dit que, ne siégeant pas à la commission AT-MP, ces personnes ne devaient pas siéger au sein du FIVA. Or, depuis que le nouveau gouvernement a été mis en place, ces gens sont revenus, je ne sais par quel truchement, dans le conseil d'administration du FIVA. C'est une question qui reste sans réponse et sur laquelle nous voudrions en savoir un peu plus.

Autre problème : les employés de travail temporaire, c'est-à-dire les intérimaires. Ces employés, qui font des travaux de courte durée, arrivent très souvent sur les lieux de travail sans connaître l'environnement dans lequel ils travaillent. Ensuite, quand il s'agit pour eux de monter un dossier, c'est le parcours du combattant et la Bérézina.

Au cours d'une séance du conseil d'administration du FIVA, j'avais posé la question à un éminent professeur qui m'a répondu que, jusqu'ici, il n'y avait pas eu de cas...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je pense, monsieur, que nous aurons l'occasion d'aborder tous ces sujets, sachant que si vous voulez tout aborder d'un seul coup, nous ne pourrons pas écouter tout le monde.

M. Jacqy Patillon - Ce sont des questions que je pose et il n'y en a pas pour longtemps, monsieur le président.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Mais ce n'est pas à nous d'y répondre. C'est même l'inverse : nous sommes là pour vous interroger.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Ne vous inquiétez pas : vous aurez encore l'occasion de vous exprimer. Nous passons à la confédération suivante, la CFDT.

M. Rémi Jouan - Je voudrais d'abord dire notre satisfaction de pouvoir intervenir au Sénat aujourd'hui, ce dont on aurait pu douter. Quand on constate que, dans les travaux de la Cour des comptes, les organisations syndicales ne sont pas citées une seule fois sur cette thématique, on peut s'interroger sur le rôle qu'on entend donner aux partenaires sociaux dans la prise en charge de cette thématique qui est, comme nous le reconnaissons tous autour de cette table, une grande catastrophe sanitaire dont on ne mesure pas ce qu'elle donnera au final.

On sait ce que cela nous coûte aujourd'hui - cela coûte beaucoup à la France, que ce soit au niveau de la sécurité sociale ou au niveau de l'État -, mais c'est sans doute bien en deçà de ce que cela va nous coûter à l'avenir : il y a encore plusieurs millions de tonnes d'amiante en France et c'est un véritable problème.

On peut également se poser la question du traitement puisque, si on enterre ces déchets sans les désamianter, ils seront toujours aussi dangereux 50 ans plus tard si on les ressort alors que si on allait jusqu'à la vitrification, ce serait beaucoup plus efficace, bien que le coût en soit beaucoup plus élevé, puisqu'on passe de 150 € à 1.000 € la tonne. Quand il s'agit de la santé des gens, je pense que l'on doit s'interroger.

Nous devons quand même nous féliciter de la prise de position de notre pays, qui a interdit l'usage de l'amiante en France. Le Canada continue toujours, comme nos collègues l'ont dit tout à l'heure, à utiliser l'amiante, ce qui est regrettable. Je pense, en revanche, que si, demain, il y avait une ouverture vers la France, il n'y aurait pas de possibilité d'utiliser l'amiante. Je suppose et j'espère que la loi française garderait toute sa légitimité et qu'il n'y aurait donc pas ce problème.

Nous pouvons donc nous féliciter des décisions prises en France, car elles sont exemplaires, mais elles sont en revanche très tardives. A cet égard, il y a une faute collective qu'il convient de relever :

- faute des employeurs, qui, dans le passé, ont persévéré, surtout après avoir connu le problème de l'amiante, ce qui est plus que de l'imprudence ;

- faute des pouvoirs publics, qui ont manqué sans doute de clairvoyance : la puissance publique aurait pu exiger d'interdire l'amiante plus tôt qu'elle ne l'a fait ;

- faute des instituts de prévention, qu'il s'agisse de l'INRS, dont parlait mon collègue Bernard Salengro, ou de la médecine du travail, qui a aussi été négligente dans cette affaire par rapport à l'importance du dossier ;

- mais également faute des organisations syndicales, qui n'ont sans doute pas rempli tout leur travail.

Il y a là une faute collective, mais une fois que j'ai dit cela, je n'ai pas changé le monde et je pense qu'aujourd'hui, ce qui est mis en place avec le FCAATA et le FIVA est un début de réponse par rapport au problème qui nous est posé.

Je tiens tout de suite à dire que je n'aime pas que l'on parle de préretraite pour les personnes victimes de l'amiante qui se retrouvent en congé avant la retraite. En effet, la préretraite est une négociation qui se fait avec un employeur pour des raisons économiques ou autres alors qu'en l'occurrence, il s'agit d'un problème sanitaire de personnes qui vont, pour beaucoup d'entre elles (cela a été dit dans ce tour de table), avoir une retraite diminuée de par leur maladie, qui est une maladie professionnelle.

De même, je ne souhaite pas que l'on compare les travaux du FCAATA avec la réflexion que nous avons sur la pénibilité. Il ne s'agit pas non plus d'usure professionnelle ou de pénibilité mais de maladies professionnelles reconnues. Il faut donc vraiment veiller à ne pas mélanger les questions.

Quant à la possibilité qui est offerte aux personnes de partir plus tôt en retraite, il conviendrait peut-être d'apporter des corrections selon une démarche sélective des secteurs professionnels et en fonction du laxisme sur les catégories professionnelles. C'est un mélange des deux éléments qu'il faudrait revoir pour permettre à tous les salariés victimes de l'amiante de bénéficier des garanties apportées, et je comprends très bien les difficultés que l'on peut rencontrer, d'autant que nous sommes sur une maladie à effet différé et qu'il est très difficile de dire qu'une personne, parce qu'elle est dans un bureau, n'est pas victime de l'amiante. Nous connaissons tous des cas de personnes dont on aurait pu penser qu'elles n'en auraient pas été victimes alors qu'elles le sont.

Sur le FIVA, je ne rajouterai rien à ce qui a été dit par mes collègues. Je trouve qu'il est très important que cet organisme ait été mis en place, d'autant qu'il répond à une carence de la commission AT-MP qui n'avait pas su le prendre en charge, sachant que la tâche est gigantesque et qu'il est très difficile à prendre en charge.

Cela dit, nous avons fait des propositions un peu différentes de ce qui a été adopté de manière unilatérale par le gouvernement et le patronat, ce que nous regrettons fortement parce qu'il y aurait eu une majorité très forte de partenaires sur notre proposition, qui était très peu au-dessus de ce qui été proposé. Quand on se penche aujourd'hui sur la teneur des décisions de justice, on peut se dire que c'était sûrement la proposition la plus adéquate par rapport aux attentes des uns et des autres. C'est ainsi.

Nous jugeons la composition du conseil d'administration du FIVA plutôt inégale entre les organisations syndicales et les associations. Il est difficile d'être juge et partie et je pense qu'il y aurait peut-être des choses à revoir à cet égard. En tout cas, la CFDT a essayé de travailler dans le temps à l'élaboration de solutions qui répondent à l'intérêt des victimes, qui sont viables dans le temps et qui sont soutenues par une majorité, ce qui n'est pas évident.

Pour en terminer, je ne pense pas que l'on puisse transvaser ce qui se fait d'un côté avec le FCAATA et, de l'autre, avec le FIVA. S'il y a des problèmes et s'il faut les traiter, je ne pense pas que la solution résiderait dans la volonté de mélanger les deux ou dans le fait d'en mettre plus dans l'un que dans l'autre. Ce serait une mauvaise solution.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci beaucoup. Il reste FO.

M. Franck Urbaniak - Pour Force ouvrière, je vais faire quatre constats et quatre demandes d'évolution principales.

Tout d'abord, comme cela a été dit, beaucoup de victimes de l'amiante ne sont pas reconnues actuellement pour des questions d'identification et de rapport entre leur pathologie et leur exposition. Nous sommes actuellement dans une période d'expérimentation sur le suivi professionnel, mais nous souhaitons que cela ne dure pas trop longtemps. Après une première expérience de trois ans, il faut rapidement généraliser la question, sans quoi nous en aurons encore pour dix ans à identifier toutes les victimes de l'amiante et leur permettre de se faire reconnaître en maladie professionnelle. Nous souhaitons donc ne pas retrouver, sur ce suivi post-professionnel, la torpeur de l'État et des pouvoirs publics des cent dernières années.

Ce dossier sur l'amiante a mis en exergue le fait que le législateur, comme le Conseil d'État l'a rappelé, n'a pas rempli son rôle. Le Conseil d'État a donc reconnu la responsabilité de l'État, mais nous souhaitons maintenant tirer les conséquences de cette responsabilité, notamment en matière de financement. Un petit rappel : la contribution de la branche AT-MP pour le financement du FCAATA ou du FIVA a été pratiquement multipliée par cinq alors que celle de l'État n'a pas bougé d'un iota.

Certes, celle de l'État est prévue pour l'indemnisation des personnes qui ont travaillé dans l'administration, mais nous souhaitons une contribution qui prenne en compte le fait que l'État, en tant que pouvoirs publics, n'a pas agi pour prévenir les malades victimes de l'amiante. Ce sera une contribution à fixer par la suite.

Le traitement de ce dossier de l'amiante a conduit à créer le FIVA et le FCAATA, qui sont des dispositifs d'indemnisation ou de cessation anticipée d'activité destinés aux salariés victimes de l'amiante. Notre regret sur le FIVA, c'est qu'il a été créé par le biais d'un fonds déconnecté, sauf au niveau financier, de la branche accidents du travail et maladies professionnelles, ce qui génère des inégalités. En effet, je ne vois pas comment on peut justifier de moins bien traiter des victimes des risques chimiques que des victimes de l'amiante.

Nous souhaitons donc qu'à terme, le FIVA et FCAATA, pour d'autres raisons, réintègrent la branche accidents du travail et maladies professionnelles et que l'on profite de la prochaine réforme de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles pour unifier l'indemnisation des malades de l'amiante et des malades d'autres maladies professionnelles.

De même, il faudra absolument régler la situation des victimes de l'amiante qui sont dirigées vers les tribunaux. Il s'agit d'une judiciarisation excessive de l'indemnisation de l'amiante qui est le fait autant de certaines associations que du comportement de certaines cours d'appel qui veulent à tout prix surenchérir par rapport à ce que propose le FIVA. Cette situation est inacceptable. Pour la régler, on peut penser que la réforme de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles pourrait apporter une réponse pour une évolution vers la réparation intégrale, comme celle qui a été faite par les organisations syndicales dans le cadre du FIVA.

Quand on parle de réparation intégrale, pour nous, il ne s'agit pas de tout abandonner entre les mains des tribunaux et de laisser aller les victimes devant les juridictions, sachant qu'un malade de l'amiante qui a une espérance de vie de six mois n'a pas à subir les lenteurs judiciaires pour obtenir une indemnisation.

Quant au FCAATA, nous avons toujours soutenu ce dispositif qui est devenu inégalitaire suite au comportement de l'État qui a refusé, pour des raisons financières, d'en étendre le bénéfice à d'autres professions et d'autres secteurs d'activité qui le méritaient. Je citerai notamment les personnes qui travaillent dans des garages et qui, bien qu'elles soient exposées à l'amiante, ne sont pas reconnues dans le dispositif, ainsi que les travailleurs de la céramique, de la sidérurgie, de la métallurgie et de tous les postes qui ont été mis en contact avec les fours amiantés.

Je pense donc qu'il y a encore des possibilités d'évolution, sans forcément, comme l'a dit Rémi Jouan à juste titre, transférer les fonds de la cessation anticipée d'activité vers l'indemnisation. Ce sont deux choses différentes et s'il y a un problème financier, la réponse doit se trouver dans le financement que doit apporter l'État concernant l'indemnisation des victimes de l'amiante.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci beaucoup. M. Dériot a maintenant des questions à vous poser.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je tiens à vous remercier, messieurs, d'avoir répondu à notre invitation pour parler de ce vaste problème dont tout le monde est aujourd'hui conscient mais qui, malheureusement, n'a été perçu réellement qu'au fil des années.

Dans le cadre d'une mission comme la nôtre, nous auditionnons tous ceux qui sont concernés dans une telle affaire pour voir la manière avec laquelle ont évolué les positions des uns et des autres par rapport aux connaissances qui en étaient acquises. Du coup, ne vous choquez pas si je vous pose la question suivante, sachant que l'un de vos collègues vient d'en parler : même si, là aussi, les responsabilités se trouvent un peu à tous les niveaux, quel jugement portez-vous a posteriori sur l'attitude de vos collègues syndicalistes pendant les périodes où on a utilisé l'amiante ? Je vous pose cette question brutalement, sachant qu'un certain nombre de personnes ont participé à ce comité permanent amiante, dont les syndicats.

Je souhaite avoir votre sentiment sur cette première question que nous avons d'ailleurs déjà posée à d'autres personnalités, qu'elles soient patronales, médicales ou scientifiques.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Vous avez la parole, monsieur Dufour.

M. Serge Dufour . - Vous posez une question qui me paraît tout à fait opportune, d'autant plus que, comme vous l'avez entendu, les différentes organisations qui sont autour de la table ont des appréciations diverses et variées.

Pour la CGT, il faut traiter de la question de l'amiante comme étant un problème qui est à régler en soi, mais qui doit en même temps nous éclairer sur beaucoup d'autres dimensions, notamment les produits chimiques, qui ont trait aux risques d'exposition professionnelle.

Sur cette question, mon collègue Jouan a rappelé tout à l'heure le rôle de l'INRS et vous avez à votre disposition - cela ne vous a probablement pas échappé - le rapport de l'IGAS et de la Cour des comptes sur la gestion de cette question de l'amiante par l'INRS, c'est-à-dire, en fait, son non-traitement. En effet, on met en évidence dans ce rapport le fait que, dans cette institution paritaire à équivalence des acteurs sociaux de l'entreprise, on a pendant longtemps favorisé le consensus, c'est-à-dire éliminé du débat toutes les questions qui fâchent, mais je rappelle que cette situation est issue du dispositif de 1967 pris sous le régime du général de Gaulle : jusqu'alors, la sécurité sociale était pilotée par deux tiers de salariés et un tiers d'employeurs et on a instauré le paritarisme à l'intérieur de cette institution. C'est un constat et on peut en tirer des enseignements.

Le deuxième aspect que je tiens à souligner, c'est l'inégalité des acteurs sociaux, entre les salariés, d'un côté, et les employeurs, de l'autre, quant aux moyens qui sont à leur disposition pour assumer leurs responsabilités. Cela fait partie des questions que nous souhaitons soulever ici. Il s'agit bien du statut que l'on donne aux représentants des salariés pour se retrouver à équivalence de droits. Aujourd'hui, pour siéger dans un organisme ou une institution, quelle que soit sa nature, la plupart du temps, un travailleur qui est nommé par son organisation doit abandonner une partie de son salaire et n'a absolument pas de protection si un employeur estime que le fait de laisser un travailleur participer à des institutions de prévention, notamment le Conseil supérieur de prévention des risques professionnels, perturbe le travail de l'entreprise. C'est pourquoi nous demandons qu'il y ait un véritable statut des salariés.

En revanche, de leur côté, les employeurs nomment des représentants qui sont financés par l'entreprise, non pas par le capital de l'entreprise et par l'employeur mais par la richesse créée par le travail de l'entreprise. Autrement dit, le travail des travailleurs sert à financer les représentants des employeurs et, de ce point de vue, vous pouvez mesurer l'égalité qui existe.

Par conséquent, quand on nous parle d'équivalence de responsabilités ou de nuances, il faut être relativement clair : les moyens ne sont pas les mêmes.

Ensuite, replongeons-nous dans le contexte de l'époque où les organisations syndicales ont dû mener une bataille pour s'approprier les moyens scientifiques et pour pouvoir comprendre un jargon hermétique, avec la place prééminente de l'acteur médical, du « sachant » en blouse blanche qui nous a imposé son savoir et qui savait. De ce point de vue, le comité permanent amiante (CPA) est une illustration extraordinaire, dans l'acception globale du terme, de la caution scientifique qui sert à instrumentaliser la persistance de l'usage d'un produit qui, par ailleurs, est connu dans le monde scientifique comme étant dangereux.

Quand on dit qu'il y a une responsabilité des organisations syndicales, je pense qu'il faut considérer, dans la dynamique, la manière dont les organisations syndicales, en particulier la mienne, se sont battues pour pouvoir accéder à la connaissance scientifique d'une autre manière et se l'approprier, ce qui n'était pas le cas à l'époque et ce qui reste une énorme difficulté.

J'ajouterai une remarque au sujet de la connaissance scientifique dans la situation présente. J'attire votre attention sur le fait qu'aujourd'hui, il est de notoriété publique dans le monde universitaire que la toxicologie est sinistrée : on ne forme plus de toxicologues. Il faudra donc nous expliquer comment on peut construire une expertise et une recherche sur la toxicité des produits sans avoir aujourd'hui les étudiants qui seront les scientifiques de demain.

Au ministère du travail, on nous répond : « Ce n'est pas nous, c'est le ministère des universités et le ministère de l'éducation nationale », et si on parle de la même chose en ce qui concerne la médecine du travail, on nous dit : « Ce n'est pas nous, c'est le ministère de la santé ! »

J'ajoute une dimension particulière de cette question, et mes collègues autour de la table pourront en témoigner pour l'avoir vécue eux-mêmes : celle du chantage à l'emploi. Mes camarades de Paray-le-Monial m'ont expliqué qu'en 1977, l'employeur leur a dit : « Vous avez raison, c'est toxique, mais je vous donne le choix : on réunit le CE, les DP et le CHSCT et on délibère soit sur la décision de continuer à utiliser cette fibre, soit sur la décision d'en arrêter l'utilisation, auquel cas on ferme la boîte ! »

Mes collègues, avec les effets différés de cette maladie, m'ont expliqué avec toute la douleur que cela peut procurer - ils enterraient un collègue par mois - qu'en 1977, ils ont été amenés à délibérer au CHSCT, au CE et en DP pour continuer parce qu'ils avaient ce travail et que la maladie n'était qu'une supposition. Malheureusement, la maladie était là.

On ne peut pas voir la responsabilité syndicale en dehors de ce contexte et de cette vision.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président . - Je vous remercie.

M. Didier Payen . - Je vais compléter ce que vient de dire Serge. Personnellement, je suis entré dans l'entreprise en 1980, c'est-à-dire après 1977, avec ce que j'ai appelé plus tard la normalisation du cancer. Quant à la responsabilité de mon organisation syndicale, j'ai marqué dans le dossier que le médecin de l'entreprise - je ne l'appellerai pas « médecin du travail » - nous certifiait, en 1986, que le risque du nombre de maladies professionnelles de l'amiante avait diminué.

J'étais jeune délégué à l'époque et j'ai cru, comme d'autres syndicalistes, ce même médecin qui nous disait que c'était dans notre tête que nous étions malades. Or j'en suis victime aujourd'hui : j'en ai 10 % dans le coffre et je perds encore des camarades ! Nous avons actuellement trois morts par mois et cela dure depuis des années.

Quant aux moyens des syndicats, sachez que j'ai été victime de répression syndicale : on m'a enlevé plusieurs fois mon salaire et il a fallu que je fasse la quête dans l'usine pour avoir de quoi nourrir mes enfants.

Par conséquent, il faut arrêter avec la responsabilité syndicale. Les patrons sont responsables et coupables !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président . - Nous passons à la CFTC.

M. André Hoguet . - Ce qui est grave, dans notre pays, c'est qu'il n'y a pas une véritable conscience nationale de la nécessaire prévention des salariés, qu'il s'agisse du monde politique ou des employeurs, et c'est le fond de la question. Les salariés que nous sommes sont placés face à des situations extrêmement délicates, comme celles que Serge vient d'énumérer, et il est vrai que le chantage à l'emploi a existé.

En consultant les archives de ma Confédération, j'ai constaté qu'en 1971, la Confédération avait écrit au ministre de l'époque pour demander des études sérieuses, en dehors de tout esprit de contestation, afin d'y voir clair. Combien d'années, de morts et de situations difficiles aura-t-il fallu pour y parvenir ?

Aujourd'hui, nous savons tous qu'il y a d'autres gros problèmes. Je citerai notamment les TMS et tous les produits chimiques qui arrivent sur le territoire sans aucun étiquetage et que l'on accepte. Tout à l'heure, quelqu'un a parlé de produits manufacturés qui vont nous arriver de différents pays où l'amiante n'est pas interdit. Je vous le dis à vous qui êtes nos élus et nos représentants : notre pays doit imposer l'étiquetage et la prévention partout. Nous disposons aujourd'hui de tous les moyens permettant d'apporter des preuves scientifiques.

Voilà ce que je peux dire pour répondre à votre question.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président . - Merci. La parole est à la CFE-CGC.

Dr Bernard Salengro . - C'est une bonne question, Monsieur le Rapporteur. Effectivement, la CFE-CGC a participé au comité permanent amiante, mais, comme le disait mon ami Dufour, il est vrai qu'il y a une inégalité frappante entre les moyens des employeurs et ceux des organisations syndicales.

Comment fonctionne un syndicat ? Avant tout, avec les gens qui se syndiquent et qui en font la force et la trame. Or ils le font d'abord pour leurs problèmes immédiats : les problèmes de l'entreprise et de la branche, après quoi les problèmes de représentation sont plus distants. Or il est vrai que, lorsqu'on prend des responsabilités de représentation à l'extérieur, notamment à l'INRS ou à la sécurité sociale - je peux vous en parler en connaissance de cause, monsieur le président -, on subit des pressions qui sont déstabilisantes par rapport à son propre statut de salarié parce que les employeurs sont tout sauf des gens faciles à vivre et fonctionnant dans le consensus. Ils fonctionnent dans le consensus quand cela va dans leur sens ; ils sont du genre à dire : « Donne-moi ta montre et je te donnerai l'heure »... (Sourires.)

Il y a donc une insuffisance de moyens assez considérable par rapport à cette attente. Pourtant, la demande est forte.

En revanche, il y a un acteur qu'il ne faut pas dédouaner et qui, lui, a des moyens et la responsabilité : l'État. L'amiante est l'occasion d'en parler, et ce n'est pas le plan « santé au travail » qui m'a fait changer d'avis, l'État ne prend pas sa responsabilité de l'importance que représente, en termes de peine, de douleurs et de coût financier, ce qui est secondaire aux conditions de travail.

On le voit dans les autres pays, mais en France, c'est comme le nuage de Tchernobyl qui s'arrête aux frontières : on a l'évaluation d'un très fort coût des conditions de travail - l'Europe évalue ainsi que la moitié des arrêts de travail sont en rapport avec les conditions de travail -, mais cela s'arrête aux frontières. Il se pose vraiment là un problème de fond : alors que c'est de sa responsabilité et de son devoir, l'État n'a pas pris les décisions et continue à ne pas avoir l'attitude, les moyens et la conduite à tenir qui convient.

On le voit au nombre de toxicologues en formation, comme le disait Serge Dufour. On le voit aussi au nombre de médecins du travail : alors qu'on sait qu'on en manque, on passe de 70 à 10 par un jeu de passe-passe et pour une question d'opportunité politique. De qui se moque-t-on ? Si on casse le thermomètre, il est certain qu'il n'y aura plus de température ! C'est le meilleur moyen, mais cela ne va pas loin.

Pour compliquer l'affaire, il est apparu, avec l'amiante, une chose qui a un peu déstabilisé les réflexes. Alors qu'on avait l'habitude de la silicose et de la sidérose, pour lesquelles on savait gérer l'exposition professionnelle, on « savait faire » et il n'y avait pas de risques dans la consommation : si on faisait bien la respiration, si les gens étaient bien formés et si on pratiquait l'aspersion d'eau au niveau du front de taille - j'ai été trois ans médecin des mines -, on limitait sérieusement les dégâts et il n'y avait pas de risques en matière d'utilisation de la silice. De toute façon, s'il fallait interdire la silice, il faudrait retirer le sable de nos plages, ce qui serait amusant...

Pourquoi a-t-il fallu interdire l'amiante, ce qui a été une bonne chose, évidemment ? C'est parce que, pour l'amiante, on « ne sait pas faire », dans la mesure où cela ne dépend pas de la dose pour certaines des affections. C'est bien le problème de fond et c'est cela qui a pris un certain temps à faire admettre. Il est vrai que le lobbying patronal a bien joué et a été remarquablement efficace : ce sont des bons, des pros, ils ont les moyens et ils savent faire ; la preuve en est apportée.

Par ailleurs, la connaissance a évolué. Il est vrai que l'on connaît les méfaits de l'amiante depuis très longtemps : on parle depuis 1900 des effets du mésothéliome et on peut dater la découverte de la non-dépendance de la dose, qui n'est pas automatique, aux années 1960 ou 1970. Cela dit, le délai est trop important ; cela a coûté trop de morts et de souffrances et il n'est pas tolérable d'avoir cette inaction aujourd'hui.

Voilà les quelques pistes d'explication que je peux vous donner sur cette question.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président . - Merci beaucoup. Nous passons à la CFDT.

M. Dominique Olivier . - Sur la question des responsabilités, il faut préciser les choses et apporter des nuances. En effet, nous ne mettons pas sur le même plan, comme vous l'avez compris, la responsabilité première de l'employeur, qui est pénale et civile, la responsabilité régalienne de l'État, qui est responsable de la protection des citoyens et des travailleurs en général, et la responsabilité des organisations syndicales que nous avons évoquée et qui ne peut être que d'ordre moral, même si nous y pensons quand nous nous regardons dans notre miroir de temps en temps.

Quelle est cette responsabilité ? Dans les années 1970, effectivement, il y a eu une mobilisation syndicale contre l'amiante et plusieurs confédérations syndicales ont été à l'initiative du comité anti-amiante de Jussieu, à la fin des années 1970. A cette occasion, il y a eu de nombreuses publications et une sensibilisation importante liée à un foisonnement de débats et de luttes, mais on doit reconnaître - cela a été mentionné par nos collègues de la CGT - que l'irruption du chômage et la rivalité entre l'emploi et les conditions de travail nous a fait dévier de la défense de la santé des salariés. Qu'on le veuille ou non, la lutte contre le chômage nous a pris plus de temps et d'énergie.

Nous devons considérer cela. Certes, il y a eu des flux et reflux et on a repris l'initiative au début des années 1990 pour la protection de la santé après une période d'une dizaine d'années - cela correspond d'ailleurs à l'embellie de l'emploi -, mais quand le chômage réapparaît, on en revient au vieux travers qui consiste à se polariser pour l'emploi et à minorer les questions du travail. On le voit encore aujourd'hui avec les débats sur les restructurations et le temps de travail : les mêmes réflexes reviennent, y compris chez les responsables politiques.

Cette responsabilité des organisations syndicales n'existe donc que dans leur champ de compétence, c'est-à-dire l'alerte et la revendication, puisque nous ne sommes pas en position de décision, mais ce sont des éléments importants et susceptibles d'infléchir les choix des décideurs.

Ce problème se pose encore actuellement : lorsque nous alertons les pouvoirs publics, c'est-à-dire vous, quel en est l'effet, le retour ? A cet égard, j'attire votre attention sur le fait que le non-règlement de la responsabilité pénale dans le dossier de l'amiante empoisonnera ce dossier jusqu'à la fin des temps, et j'ajoute que, s'il y a une polarisation sur le civil et l'indemnisation, c'est parce que le pénal n'est pas évacué. Cela veut dire que chacun ne dit pas sa faute ou, en tout cas, qu'on ne demande pas à un juge de la dire.

Vous devez en tirer les conséquences, parce que, s'il y a aujourd'hui victimisation et excès - je pèse mes mots - de certaines demandes des associations de victimes, c'est parce que les uns et les autres ne reconnaissent pas leur faute ou qu'un juge n'a pas dit la faute de l'État et la faute des employeurs ou des sachants, c'est-à-dire des experts qui devaient éclairer les décideurs.

Voilà aussi une invitation à faire en sorte que la question du pénal ne soit pas différée ou évacuée, parce que, comme on dit, « vous ne l'emporterez pas au paradis » : il faudra que ce soit évacué.

Sur la persistance du risque - c'est important parce que, là aussi, nous jouons notre rôle d'alerte -, on vous a dit qu'il y avait des millions de tonnes d'amiante en France dans des machines et des bâtiments. Cela veut dire que l'exposition est, certes, plus diffuse mais bien réelle.

Ensuite, il faut se poser la question suivante : nous avons une norme pour les gens qui désamiantent, mais sont-ils protégés ? A cet égard, je renchéris sur l'expression de Bernard Salengro : comme l'effet de seuil n'est pas avéré sur le plan scientifique et médical, on ne sait pas si on protège la santé des personnes que l'on expose à une fibre par centimètre cube ou par millilitre. Je ferai un petit calcul pour illustrer ce point, parce qu'une fibre par centimètre cube ne veut pas dire grand-chose. Sur une journée de travail, en fonction de la charge physique du travail, c'est-à-dire du volume d'air inspiré et expiré, cala représente environ un million de fibres inhalées par jour. Qui nous dit qu'un million de fibres inhalées par jour ne produisent rien ? Vous voyez donc que la question n'est pas terminée.

Quant à la question des déchets, elle a été très bien abordée par Rémi Jouan et je n'en rajouterai donc pas, mais, là encore, il n'y a pas de décision publique et on a donc encore le choix de la décharge ou de la véritable destruction par la vitrification. Si on est conscient des réalités, faisons le choix de la vitrification, sachant qu'en outre, nous sommes les seuls au monde à avoir la technologie : c'est nous qui l'avons inventée grâce à une entreprise qui s'appelle EDF et qui a vendu son procédé à Europlasma dans les Landes.

Enfin, je voudrais apporter quelques nuances sur la réglementation. En effet, c'est moins le niveau de cette réglementation qui pose problème que son effectivité. Pour ce qui est de l'étiquetage des produits dangereux, tout existe aujourd'hui, les décrets sur les risques chimiques sont excellents, mais l'effectivité n'est pas celle qu'on attend. Cela vous renvoie à des débats que nous avons eus sur le plan « santé au travail » : où est l'inspection du travail ? Où sont les relais ? Y en a-t-il suffisamment ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci beaucoup. Nous terminons par FO.

M. Jean Paoli - Pour Force ouvrière, je vais essayer de répondre à la question précise qui a été posée en ce qui concerne le fonctionnement du CPA.

On assiste effectivement, comme on l'a vu auparavant, à une vaste opération de lobbying. La Confédération Force ouvrière avait refusé d'y siéger, même si elle n'en tire pas plus de gloire que les autres, en pensant simplement qu'on ne pouvait pas cautionner une sorte de structure informelle dirigée et financée par les employeurs.

Maintenant, ce qui été fait à l'intérieur de ce comité permanent amiante a été très intéressant parce qu'on a essayé d'avoir des avancées et de mettre en place des politiques de contrôle sanitaire, mais on ne pouvait quand même pas laisser faire cet organisme aussi longtemps. Il faut dire aussi que, comme l'a rappelé Serge Dufour, la situation des Trente Glorieuses était plutôt «  Travaille et tais-toi », mais le chantage à l'emploi existait et il existe encore aujourd'hui. Nous sommes donc dans une configuration dans laquelle on parle beaucoup d'emploi et cela a effectivement été déterminant.

La situation des Trente Glorieuses a été catastrophique. Rappelons la situation de nos camarades mineurs. J'ai vu récemment, dans un reportage sur Arte mon vieux camarade des Chantiers de l'Atlantique, Paul Malnoé, dire une chose très juste : « C'est un crime social ». Il faut le dire car c'est vrai.

Cela dit - ce n'est pas une excuse mais une simple constatation -, pourquoi le comité permanent amiante a-t-il existé ? Parce qu'il n'y avait rien à l'époque et que l'INRS ne faisait pas son travail, pas plus que la DRT, la DGS et la sécurité sociale. Nous avions des indications médicales et scientifiques très contradictoires et on nous disait une chose et son contraire à quinze jours d'intervalle. Rappelez-vous le rapport de l'Académie nationale de médecine, qui était un tissu mensonger et qui a été immédiatement suivi, en 1996, par le rapport de l'INSERM, qui n'a lui-même rien inventé : il a simplement fait la compilation des milliers de publications qui existaient et qui étaient publiques. En 1977, tout le monde savait, à l'OMS, au BIT et au Centre international de recherche contre le cancer (CIRC), que cette catastrophe allait arriver et personne n'a rien fait.

Certes, il est facile de dire les choses aujourd'hui parce que nous avons un certain temps derrière nous, mais il faut quand même essayer de rétablir les choses.

Pour moi, le principal crime qui a été commis par le CPA, c'est l'affirmation qu'on pouvait contrôler l'usage de l'amiante, c'est-à-dire l'utilisation du chrysotile. On nous a « bassinés » pendant des années en nous disant que l'on pouvait faire un usage contrôlé de l'amiante, mais tout le monde sait que, comme on n'avait pas de niveau de seuil - mes camarades l'ont rappelé précédemment -, on pouvait raconter n'importe quoi sur ce plan.

Enfin, j'ai entendu Serge Dufour parler tout à l'heure d'un établissement que je connais bien, puisque j'y ai travaillé 38 ans. Il est vrai que l'usage de l'amiante était soumis à de fortes pressions. C'est évident et il ne faut pas l'ignorer.

M. Franck Urbaniak - Un dernier mot pour conclure. En ce qui concerne la responsabilité des organisations syndicales, je prendrai l'exemple de ce que nous faisons ici aujourd'hui. Nous sommes tous venus dire ce que nous désirions en tant qu'organisations syndicales. Si nous ne sommes pas entendus, pourra-t-on nous reprocher de ne pas avoir tenu nos responsabilités ? (Rires.) .

Force ouvrière demande l'interdiction de l'amiante depuis 1976, c'est-à-dire depuis la publication du rapport de l'INSERM.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Merci.

M. Serge Dufour - Je vois l'heure qui avance. Finalement, vous n'aurez peut-être posé qu'une seule question, mais elle était très importante.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Elle englobait le tout.

M. Serge Dufour -Je voudrais apporter un complément très court. Vous voyez bien que, y compris dans les nuances, il y a une convergence réelle entre les organisations syndicales sur ces questions, mais je voudrais mettre l'accent sur le fait que les questions dont nous parlons touchent à la santé des travailleurs alors que la situation dans laquelle on place les salariés et leurs représentants est aussi issue du contrat social de l'entreprise. En fait, le travailleur est soumis et il est subordonné à l'autorité de son employeur.

Nous nous trouvons donc devant un paradoxe : le fait que, dans un certain nombre d'institutions, on attend que les travailleurs se considèrent spontanément comme libérés de cette soumission et puissent imaginer une position d'égal à égal. Cela passe par des formations et un certain nombre de choses qui constituent des investissements très lourds pour les organisations syndicales. Cela revient aussi à s'émanciper et à avoir la conviction que ceux que nous représentons ici risquent leur peau au quotidien dans leur propre entreprise, ce qui ne vient pas spontanément.

J'ajoute que, du point de vue scientifique, les quelques scientifiques qui se sont manifestés à ces époques se sont fait casser la tête. Je prends un exemple pour aller au-delà de la question de l'amiante : celui des éthers de glycol. Le toxicologue de l'INRS, André Cicolella, a été licencié d'un organisme qui, de 1967 à 2000, a été présidé de manière ininterrompue par le patronat. Il s'est fait casser la tête et il aura fallu qu'il aille en cassation pour obtenir gain de cause. Il faut bien mesurer cette situation.

En ce qui nous concerne, nous allons vous remettre un document qui reprend dix axes de travail en deux chapitres.

En tout cas, la question de la recherche est fondamentale aujourd'hui. On nous présente la question de l'épidémiologie comme étant le nec plus ultra. Certes, ce n'est pas nous qui allons nier que l'épidémiologie rend des services extrêmement importants à la compréhension des expositions et des conséquences, mais son problème, c'est qu'elle compte les victimes alors que le nôtre est d'éviter qu'il y en ait.

Vous avez eu à débattre, mesdames et messieurs les honorables parlementaires, de la loi de financement de la sécurité sociale et de sa réforme. Mieux vaut prévenir que guérir. En termes d'efficacité, la question qui nous est posée est de promouvoir des disciplines qui n'existent pas encore ou ne sont pas encore finalisées et qui permettent de faire de l'évaluation a priori plutôt que du comptage de victimes. Je pense en particulier à l'expologie ou à l'ergologie, des sciences qui se développent mais qui souffrent aussi d'une insuffisante promotion auprès du corps scientifique. Aujourd'hui, il n'est pas à la mode, dans les milieux scientifiques - vous avez certainement auditionné des scientifiques -, de dire que les questions de travail et de santé sont valorisantes pour les chercheurs eux-mêmes.

Je vous parlais tout à l'heure des toxicologues, mais c'est une question urgente. On sait déjà que, dans les dix années qui viennent, puisqu'il faut évidemment un certain nombre d'années pour les former, nous serons en déficit de toxicologues. Si on ne prend pas immédiatement des mesures pour les vingt ans qui viennent, la France sera complètement démunie à ce sujet.

Je souhaite également évoquer la directive REACH. Comment voulez-vous que, dans cette société, nous, travailleurs, avec l'insolence et l'impertinence dont nous sommes coutumiers, nous acceptions que le président de la République joigne sa signature à celles du Premier ministre britannique et du Chancelier allemand pour écrire à la Commission de Bruxelles que la directive REACH pose des problèmes de paperasse pour nos entreprises de la chimie, que cela va les handicaper dans leur compétitivité économique et qu'il faudrait avoir le moins possible de réglementation contraignante par rapport à cela ? De quoi s'agit-il avec cette directive ? Ni plus ni moins de la mise en oeuvre du principe de précaution. On pourrait donc vraiment mettre en avant les responsabilités.

Je vous ai apporté un document sur le système de reconnaissance des maladies professionnelles qui existe aujourd'hui. Il s'agit d'un manuel qui est édité chez Arkema, qui s'intitule Procédures à suivre en cas de déclaration de maladie professionnelle , qui ne concerne que l'amiante et qui est une note de la DRH du groupe central.

Arkema est aujourd'hui la branche de chimie fine d'Atofina - autant dire que ce n'est pas une épicerie - et elle compte quelques dizaines, voire quelques centaines de milliers de salariés. Comme je sais que vous avez un emploi du temps très chargé, je me suis permis de surligner un certain nombre de paragraphes et vous découvrirez donc que l'objectif est d'expliquer aux DRH de l'ensemble des établissements de ce groupe comment faire pour adopter coûte que coûte une véritable stratégie de la contestation en avançant deux arguments. Il est en effet indiqué que, même si, incontestablement, la victime a été exposée dans le groupe et que cela a été reconnu, « il faut organiser la contestation par l'absence de contradictoire ». Il est aussi précisé en toutes lettres : « Pas d'état d'âme vis-à-vis de la victime ».

L'important, c'est de faire faire des économies à l'entreprise et de faire supporter les coûts aux comptes mutualisés, c'est-à-dire aux petits employeurs. Entre nous, ce n'est pas un hasard si nous avons retrouvé ce document qui a été numérisé et envoyé sur notre adresse Internet : cela veut dire que des salariés de cette entreprise, y compris certains directeurs, sont certainement ulcérés par cela.

Qui paie en dernier ressort ? Cela revient en fait à sortir du système des AT-MP. En effet, je vous rappelle que le suivi post-professionnel, dont on a parlé tout à l'heure, est financé non pas par le régime AT-MP mais par le régime général que finance la collectivité.

Nous avons fait une évaluation sur le coût des soins. La direction de la prévention des risques professionnels de l'INRS l'évalue à au moins 250.000 € et l'Institut de veille sanitaire nous dit que 5 à 10 % des cancers annuels sont d'origine professionnelle, ce que confirme la Cour des comptes. Cela fait donc 6 milliards par an, alors qu'aujourd'hui, la branche AT-MP ne reconnaît que 1.365 cancers sur les 30.000 qui existent pas an.

Toute cette mécanique se monte en face de nous. Comme j'avais envie de le dire tout à l'heure quand le président m'a dit de rester dans les cinq minutes qui nous étaient imparties au départ, nous vivons ici très concrètement le fait que celui qui triche a un avantage et, heureusement, dans sa sagesse, le président rétablit l'équilibre entre les parties. Or c'est ce que l'État ne fait pas, et ce n'est pas du laxisme mais une stratégie. Il y a une véritable stratégie de l'ignorance.

Arkema écrit dans ce document tout à fait éclairant que, pour éviter les fautes inexcusables, il faut montrer qu'on ne savait pas. Aujourd'hui, la loi nous permet, si on ne savait pas, d'éviter d'être dans la faute inexcusable et donc d'impliquer la responsabilité pénale d'une entreprise.

Je terminerai par une observation. Certains petits employeurs nous ont signalé que, lorsqu'ils voulaient s'assurer pour la responsabilité civile, il y avait aujourd'hui un certain nombre de domaines exclus par les assurances. Parmi les plus récents, figurent les radiations émises par les téléphones portables et les radiations émises par les fours à micro-ondes.

Quand, dans les rapports successifs qui sont établis, notamment le dernier que vous avez fait, monsieur Dériot, on s'imagine que, du côté de l'assurance, on pourrait avoir un système de responsabilisation des entreprises par rapport à cela, on s'aperçoit que ce n'est pas du tout le cas. Un copain nous dit souvent que, si on veut savoir quels sont les risques professionnels les plus graves, il faut regarder, aux États-Unis, ce que les assurances ne couvrent pas.

En tout cas, nous vous remettrons ces documents qui nous paraissent tout à fait indicatifs et vous comprendrez que, lorsqu'une entreprise comme Atofina - c'est AZF, quand même - organise cela délibérément, on peut se dire, on le subodore, mais on n'a pas les documents qui le montrent jusqu'à maintenant, que, dans beaucoup de grands groupes, ce sont des choses qui se pratiquent.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci. Je laisse maintenant la parole à mes collègues qui souhaitent vous poser des questions.

M. Roland Muzeau - Malgré l'heure qui tourne, je ne peux pas m'empêcher de poser des questions qui me paraissent importantes et qui sont quasiment toutes issues du rapport de la Cour des comptes, qui a lui-même été présenté à la commission des affaires sociales et qui nous interpelle particulièrement.

Ma première question est en rapport avec l'analyse de la Cour des comptes qui, sur la gestion du FIVA et du FCAATA, indique : « Ces deux fonds ne rempliraient par leur rôle et les dépenses d'indemnisation de l'amiante, qui sont nécessairement croissantes, sont pointées comme exorbitantes. L'augmentation des versements effectués par la branche AT-MP à ces deux fonds expliquerait en grande partie la situation financière actuelle de la branche AT-MP ».

Je souhaiterais savoir si vous partagez cette approche. J'en ai une idée, mais je crois utile que ce soit vous qui vous vous exprimiez.

Ne pensez-vous pas que d'autres causes telles que la sous-déclaration, la tarification actuelle peu responsabilisante pour les employeurs directement responsables ou les transferts indus de l'État vers la sécurité sociale, notamment, sont à l'origine de la mise en déficit de la branche AT-MP ?

Pour contenir les dépenses, la Cour des comptes préconise principalement de réserver l'ACAATA aux seuls salariés ou ex-salariés malades et d'affecter les financements ainsi dégagés à l'amélioration de l'indemnisation des victimes de l'amiante par le biais du FIVA. Ne pensez-vous pas qu'il y a là une confusion dangereuse entre les deux fonds qui, pourtant, ne répondent pas à une même logique, l'un ouvrant un droit anticipé à la retraite aux salariés exposés à l'amiante, dont on sait que l'espérance de vie est moins grande, comme cela a été dit tout à l'heure, et l'autre indemnisant les victimes de l'amiante ?

Ne craignez-vous pas que le recentrage du FCAATA vienne encore renforcer les inégalités actuelles du dispositif de préretraite amiante et créer de nouvelles injustices ?

Pour faire court, parce que je ne veux pas abuser, pensez-vous que le discours du Medef sur les maladies bénignes de l'amiante, celui-ci considérant qu'en France, on indemniserait trop les plaques pleurales qui occasionneraient seulement un déficit respiratoire mais aucune maladie, est en passe d'être suffisamment entendu pour trouver des dispositions d'application ?

Enfin, s'agissant de l'indemnisation des victimes de l'amiante, la Cour des comptes critique les différences de traitement sur l'ensemble du territoire et suggère que les contentieux soient centralisés auprès d'une cour d'appel unique. Ne craignez-vous pas qu'au nom de l'égalité de traitement, la réforme à venir du FIVA soit l'occasion d'une remise en cause des pratiques sur lesquelles repose l'indemnisation des victimes de l'amiante, à savoir la réparation intégrale ?

Je compléterai cette dernière question par ce qui a été évoqué tout à l'heure par l'un d'entre vous sur les problématiques du pénal, qui ont déjà été abordées dans les auditions de la mission d'information par un certain nombre d'intervenants sur le dossier de l'amiante. Comment appréciez-vous ce blocage complet sur ces dossiers au pénal ? Considérez-vous que le ministère de la justice a une responsabilité sur le blocage de ces procédures ?

Pour le groupe que je représente, c'est une question fondamentale. En effet, s'il est présomptueux de considérer que l'on peut purger cette question de l'amiante par ces procès au pénal, ceux-ci sont absolument nécessaires, selon notre point de vue, pour qu'enfin, des enseignements forts soient tirés sur ce drame et pour que les questions qui ont été évoquées par les uns et les autres sur d'autres dangers qui sont d'ores et déjà pointés en matière de maladies professionnelles ne reproduisent pas des effets, qui justifient l'existence de notre mission aujourd'hui.

M. Rémi Jouan - Nous avons déjà répondu à une question : celle du transfert du bénéfice que l'on peut tirer du FCAATA au profit du FIVA. Nous disons qu'en effet, ce n'est sûrement pas la réponse qui convient.

Sur la question qui porte sur la mise en place du FIVA, je répondrai que le Fonds a été mis en place en espérant trouver une solution indépendamment du pénal pour les victimes de l'amiante. Si on nous avait un peu plus écoutés, les indemnisations des victimes de l'amiante auraient correspondu réellement aux besoins, au plus près de la réparation intégrale, et il y aurait moins de dossiers au pénal.

En revanche, dès qu'on ne répond pas aux attentes des victimes de l'amiante, elles vont à juste titre au pénal et, du coup, elles obtiennent plus au niveau du pénal que ce que pourrait leur apporter le FIVA.

Sur le problème du coût, nous n'en sommes qu'aux prémices des dépenses et on sait que ce sera énorme, mais nous avons un vrai problème par rapport à la caisse des AT-MP. Pendant des années, nous n'avons pas eu une politique suffisamment audacieuse en termes de cotisations par rapport aux demandes des entreprises, tout simplement parce qu'on disait toujours qu'en France, les charges étaient suffisamment lourdes dans les entreprises, mais en même temps, on considérait qu'il y avait suffisamment d'argent. Nous étions avant la mise en place du FIVA et comme il n'y avait pas besoin de plus d'argent, on ne voyait pas pourquoi il fallait en demander davantage.

De plus, comme une partie des maladies professionnelles est prise en charge directement par la sécurité sociale, la caisse des AT-MP fait chaque année un chèque forfaitaire pour compenser. Certes, elle ne compense pas la totalité et elle est bien en deçà de la réalité, mais il est un fait que, pour se faire reconnaître en maladie professionnelle, les salariés doivent vraiment faire le parcours du combattant.

Je reprends l'exemple de Serge Dufour sur les États-Unis. A ce titre, l'ouvrage Les désordres du travail de Philippe Askenazy est tout à fait révélateur. Comment, dans un pays comme les États-Unis, malgré les assurances privées et les problèmes qui se posent, est-on passé de la réparation à la prévention ? Tout simplement parce que la réparation leur coûtait trop cher. Quand arriverons-nous, en France, à exiger que les entreprises aient enfin l'idée d'aller vers une politique préventive qui leur coûterait moins ensuite ? Voilà le problème que je souhaite soulever.

M. Dominique Olivier - Je souhaite apporter un complément sur les maladies bénignes et le fait d'envisager de les mettre de côté ou de les négliger. Le principe de la réparation intégrale, c'est qu'on répare tout préjudice. On répare donc la maladie bénigne à la hauteur des atteintes qui sont bénignes, mais il peut y avoir un praetium doloris ou un préjudice d'agrément et on doit remettre l'individu, comme le dit le Conseil européen, dans l'état où il aurait été si le dommage n'était pas survenu. Nous ne demandons que cela.

Toutes les contorsions en la matière, dont celles du patronat, ne changeront rien : les tribunaux donneront raison aux victimes.

Quant à l'efficacité du FIVA, il faut bien dire qu'elle est démontrée. En effet, malgré le barème indicatif qui, comme vous l'avez compris, ne nous convient pas, dans la pratique, 95 % des victimes qui reçoivent une indemnisation l'acceptent et ne font pas de recours. C'est donc quand même un succès. Certes, il y a 5 % de contentieux, dont la moitié de décisions de justice qui donnent raison en surenchère, en quelque sorte, mais le taux de réussite du FIVA est donc de 95 % plus la moitié des 5 %. Je pense que beaucoup d'institutions n'ont pas une telle efficacité.

En ce qui concerne l'affectation des coûts, là encore, il faut faire une comparaison avec les États-Unis, mais cette fois-ci dans l'autre sens. Quand on arrive à la réassurance, il n'y a plus de limite : c'est la faillite complète. Pour sécuriser une compagnie de réassurance, il faut l'intervention étatique et fédérale qui apporte sa caution à la compagnie mise en cause, sans quoi c'est la fin du monde. Je vous rappelle que la compagnie de réassurance, en l'occurrence, est une filiale de la Lloyd. On n'en connaît pas beaucoup de plus grandes.

Cela montre que le système français, avec ses imperfections, sécurise la pérennité de nos entreprises, c'est-à-dire leur survie économique. Certes, il le fait avec un biais qui est une trop grande mutualisation, mais on peut s'interroger : à quoi sert-il d'affecter le coût réel d'une pathologie, quand elle est différée de quarante ans, à son auteur en dehors d'un souci de punition, puisque cela ne joue plus sur la prévention ? Pour les accidents et les maladies à court terme, c'est une bonne chose d'avoir ce lien de prévention, mais quand c'est différé de quarante ans, on ne joue plus sur la prévention.

Le deuxième raisonnement qui justifie la mutualisation, c'est que si des entreprises ont abusé de l'amiante, celles qui n'ont pas utilisé d'amiante ont profité du fait que d'autres en utilisaient. Quand EDF met de l'amiante dans ses centrales thermiques, le prix du kilowatt/heure est moins élevé et tout le monde en bénéficie. Par contrecoup, quand il faut payer l'ardoise, tout le monde doit le faire.

Sur la cour unique, ce n'est qu'une apparente bonne solution : cela signifierait que le FIVA ou son barème ne sert plus à rien puisqu'on donnerait la décision à cette cour. Ensuite, il faudrait savoir de quelle cour on parle. S'agirait-il de celle qui donne deux fois plus que le FIVA ou deux fois moins ? De même, les décisions de cette cour unique seraient-elles prises par un président tout seul ou de manière collégiale, sachant que la collégialité ne semble pas bien fonctionner ? Ce n'est donc pas forcément la solution.

En revanche, la Cour des comptes évoque l'idée d'un barème un peu plus qu'indicatif, c'est-à-dire avec des contraintes, un barème avec des fourchettes opposables, et peut-être faut-il y réfléchir. Cela dépend plutôt de décisions politiques plus nettes.

En tout cas, le FIVA fonctionne bien et le FCAATA a des perversions : le laxisme d'un côté - mais on ne sait pas où mettre le curseur - et la restriction de l'autre, c'est-à-dire l'inéquité, puisque des secteurs sont négligés et n'ont pas droit à cette cessation.

M. Jean Bellier - L'affaire de l'amiante nous interroge depuis plus d'un siècle sur notre dispositif social en matière de travail mais aussi en ce qui concerne les prises de décision de la puissance publique, qu'il s'agisse de l'exécutif, du législatif ou du judiciaire.

La jeune III e République - elle avait une vingtaine d'années -, avant la naissance de la CGT, a adopté la loi de 1898 qui conférait l'immunité civile aux employeurs en contrepartie d'une réparation des atteintes à la santé.

La jeune IV e République, en créant la sécurité sociale, a disjoint complètement l'employeur de la victime, sauf dans les rares cas de faute inexcusable et de faute pénale.

L'affaire de l'amiante nous montre que les dispositifs de la III e et de la IVe Républiques avaient atteint leurs objectifs, mais le décalage entre le moment de l'usage de l'amiante et le moment de sa manifestation est tel qu'il fallait bien compléter ce dispositif.

L'un des premiers compléments a été apporté par la Vème République dans sa maturité, puisqu'elle a mis en place le FIVA et le FCAATA, mais, pour l'instant, ce ne sont que des éléments palliatifs. Les questions qui se posent sur d'autres produits similaires ne cesseront de se poser aux gestionnaires des collectivités territoriales, à la lumière de ce qui s'est passé il y a quelques siècles pour les mines - les effets de l'abandon des mines commencent à se voir maintenant, y compris celles qui ont été abandonnées sous François I er - , et on retrouvera donc les produits de l'amiante dans un, deux ou trois siècles. On retrouve bien l'amiante des Égyptiens qui continue d'être toxique !

Il faudra gérer cela. Ces problèmes que la mauvaise santé et l'atteinte de la vie des travailleurs ont révélés se posent entièrement et, en tant que structuration de la santé publique, la santé des travailleurs est un élément majeur. Par conséquent, quelle place va-t-on donner aux forces sociales, notamment aux représentants des salariés, de manière à pouvoir agir dans ce domaine tant en santé au travail qu'en santé publique ?

Comment, à partir de l'exemple de l'amiante, le législateur, pour ce qui lui incombe, va-t-il pouvoir concevoir des dispositifs nouveaux qui amélioreront et dépasseront la réelle problématique du FIVA et du FCAATA, qui a été révélée en partie, à juste titre, par les magistrats de la Cour des comptes ?

De la même manière, d'autres l'ont dit avant moi, on peut se demander comment, à partir notamment des représentants des salariés, intervenir dans la construction d'un dispositif nouveau qui tient compte des aspects positifs qui existent mais qui prend également en compte ce qui a dégradé la situation afin qu'elle ne se dégrade plus et que, pour d'autres faits similaires, elle ne puisse plus se produire.

Il est évident qu'aux États-Unis, les réponses ont été données en fonction de leur système particulier. Puisque, dans une économie de marché, fût-elle sociale, ce qui est cher est rare, ce qui sera réparé chèrement aura beaucoup plus de chances d'intervenir rarement.

Quant à la mutualisation, il est évident qu'elle doit avoir sa place et que l'immense majorité des employeurs de ce pays - 80 % sont dans des établissements de moins de dix salariés - n'ont pas à avoir le même type de traitement que les multinationales ou les entreprises internationales dont mon collègue et camarade a parlé, mais il est quand même assez irresponsable que, pour les entreprises d'une certaine taille, les répercussions ne soient pas plus importantes.

Enfin, il faut bien souligner que la seule assiette du dispositif de tarification des employeurs est, pour l'instant, le salaire des salariés. En aucune manière les profits des entreprises ne sont pris en compte. Certes, tous les établissements n'ont pas une vocation lucrative, mais tous les bénéfices qui ont été retirés en dix, vingt, trente ou quarante ans ne sont pas reversés.

Il apparaît donc nécessaire au législateur actuel de prendre cela en compte et de trouver des dispositifs inventifs permettant d'autres sources de financement que les seuls salaires. Quand nous sommes interrogés par le ministère, nous donnons notre accord, qui est plus ou moins accepté, concernant le prélèvement sur la fraction des salaires, mais on ne nous a encore jamais interrogés concernant le prélèvement sur la fraction des profits qui sont aujourd'hui constitués et qui, dans vingt à quarante ans, auront servi à engendrer beaucoup de choses, mais non pas, en tout cas, la réparation des dégâts que nous avons constatés hier, de ceux que nous constatons aujourd'hui et de ceux que nous pouvons prévoir pour demain.

M. Didier Payen - Par rapport au financement, nos chers capitalistes qui, pour moi, étaient Ferodo et Valéo, sont devenus un empire. Or cet empire est né à Condé-sur-Noireau en 1906. En 2006, cela fera donc un siècle que mes camarades et moi-même en sommes victimes.

Il n'y a pas de maladie bénigne de l'amiante. Ceux qui disent aujourd'hui que les plaques pleurales sont bénignes et que l'asbestose ne l'est pas sont les mêmes que ceux qui disaient il y vingt ou trente ans que l'amiante n'était pas dangereux ! Quand j'ai été embauché, en 1980, le médecin m'avait dit : « Monsieur Payen, l'amiante, c'est fini : vous buvez du lait et vous n'aurez plus de problème ! »

Je pense qu'ils ont une part de responsabilité très grave et que les patrons sont coupables et responsables. Je vous donne un exemple. Après 1977, il a été mis en place une réglementation sur les aspirations pour diminuer le nombre de fibres dans l'air, mais la vitesse de cette aspiration devait être de 25 mètres/seconde alors que, chez nous, elle n'était que de 16 ou 17 m/s. Si les 25 m/s n'étaient pas respectés, c'est bien parce que les patrons voulaient faire des économies.

Aujourd'hui, je suis donc moi-même victime de l'amiante du fait d'un problème de marché et parce qu'on a fait des économies sur ma santé. J'ai recensé 77 camarades qui avaient des plaques pleurales au début et qui sont décédés aujourd'hui, et je ne parle pas de personnes qui vont mourir mais de celles qui sont vraiment mortes !

Quant à l'histoire consistant à faire de la comptabilité par rapport aux plaques pleurales et au mésothéliome, cela suffit ! Je demande une commission d'enquête sur ce sujet, parce que si vous en venez à compter, je peux vous dire que vous aurez des morts et beaucoup de papiers.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous avons auditionné des gens de Condé-sur-Noireau et nous avons analysé tout cela.

Mme Michelle Demessine - Je vais poser ma question, ce qui vous permettra d'y répondre tout de suite. Elle vient d'être évoquée à la fois par le représentant de la CFDT et par celui de la CGT et c'est une question que je me pose moi-même : de quels dispositifs disposons-nous dans notre pays pour que des situations comme celles que nous sommes en train de vivre ne puissent pas se reproduire ?

A cet égard, je suis interpellée en tant que parlementaire depuis que je m'occupe de ce dossier. En fait, le Parlement, globalement, s'est autosaisi du problème, mais il n'y a rien, dans notre activité permanente, qui nous permettrait d'intervenir dans ces débats. Nous parlons de la santé au travail une seule fois par an, dans le cadre du PLFSS, parce qu'il y a un rapport sur le budget, cela dure une demi-heure et il n'y a pas de débat parce qu'il n'est pas prévu.

Les parlementaires que vous avez autour de la table sont là parce qu'ils ont été interpellés personnellement, dans le cadre de leur activité, sur le terrain, par des associations et des syndicats et parce qu'ils se sont dit qu'on ne pouvait pas laisser passer des choses comme cela et qu'il fallait faire quelque chose. Cela pose un problème : la plus grande partie des problèmes de santé et de travail ne vient pas devant le Parlement.

Actuellement, vous parlez tous d'un travail qui est en train d'être réalisé entre le gouvernement, les organisations syndicales et les employeurs et qui s'appelle le plan « santé au travail », mais nous n'en avons pas la moindre idée.

Dr Bernard Salengro - Vous ne perdez pas grand-chose !...

Mme Michelle Demessine - C'est quand même un problème. Si on se met dans la chaîne des responsabilités, pour l'instant, ce travail nous échappe complètement.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous l'aurons ensuite en discussion, quand même. Nous le verrons un jour.

Mme Michelle Demessine - S'il n'entre pas dans le domaine de la loi, nous ne l'aurons pas forcément et c'est bien le problème. Nous intervenons toujours en réparation - c'est le cas de la loi sur le FCAATA ou le FIVA -, mais nous ne sommes pas à la table de la prévention. C'est le vrai problème qui est posé aujourd'hui.

M. André Hoguet - Je voudrais revenir sur un point de 1945. Il faut savoir que la mission essentielle qui a été donnée à la sécurité sociale lors de sa mise en place, c'est la réparation et qu'elle n'a malheureusement pas changé aujourd'hui. Il est vrai que la prévention n'entre pas dans la démarche, comme je l'ai déjà dit tout à l'heure.

Par rapport à ce que vous avez dit, Madame, pouvons-nous dire qu'aujourd'hui, on consacre suffisamment de moyens à la recherche sur ces maladies mais aussi sur la destruction de l'amiante ? L'avenir n'est-il pas d'aller jusqu'à la destruction de l'amiante ? C'est en tout cas ce que nous pensons.

Quant aux enveloppes FIVA et FCAATA, nous ne sommes pas favorables à leur fongibilité parce que nous voulons avoir une transparence de coût réelle entre l'une et l'autre et que si, par malheur, l'une n'est pas suffisante, il faudra savoir ce qu'il faudra mettre sur le plan financier. Sur les 750 personnes traitées par mois - je retiens tout à fait ce que disait tout à l'heure Dominique Olivier -, 95 % se satisfont des indemnités du FIVA. Cela dit, l'ensemble des indemnités ne couvre pas le préjudice.

S'il y avait un relèvement de ces indemnités, cela nous conviendrait. Je pense en effet que les gens sont souvent deux fois victimes : ils sont victimes de la maladie et ils doivent en plus aller devant les tribunaux pour tenter de sauver quelque chose.

Les maladies bénignes n'existent pas ; du moins, elles n'existent que sur le plan des pathologies. Il faut surtout mettre en place, comme je l'ai dit dans mon introduction, des protocoles de suivi. Toute personne qui souffre d'une maladie professionnelle doit pouvoir être suivie de façon constante avec un protocole dans le temps. On nous dit que, dans le cas de ces maladies dites bénignes, il n'y a pas de dégénérescence, mais c'est complètement faux.

Je ne sais pas si j'ai répondu à toutes vos questions, mais, comme je sais que nous n'avons plus beaucoup de temps, je cède la parole.

Dr Bernard Salengro - Je vais répondre à la question de Mme Demessine, qui a demandé si on allait changer la situation compte tenu du constat qui est fait. Il suffit de voir la situation pour répondre affirmativement : en France, l'inspection du travail est au niveau de la Slovénie puisque nous sommes à 30 % en dessous de la moyenne européenne ! Cependant, rassurez-vous : dans le plan « santé au travail », on a dit qu'on ferait mieux, non pas pour accroître le nombre d'inspecteurs du travail - c'était la première formule, mais le gouvernement s'est fait retoquer par le MEDEF -, mais en termes de formation. Quand ils font de la formation, on les retire du terrain, ce qui en fait encore moins sur le terrain. Nous vivons une époque formidable. Si ceux qui sont sur le terrain se font tirer dessus, on peut être certain d'avoir les moyens d'améliorer la situation !

Il en est de même pour les médecins du travail. On en manque et cela ne date pas d'aujourd'hui ! Cela fait dix ans que l'ensemble des partenaires sociaux, patronat compris, ont rédigé une lettre signée par tout le monde, adressée et portée au ministère, mais que croyez-vous qu'il s'est passé ?

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous manquons de tous les médecins.

Dr Bernard Salengro - Oui, mais à l'époque, on ne manquait que de médecins du travail et nous en manquons toujours parce que nos énarques, qui pensent pour tout le monde, ont cru que les médecins fabriquaient la maladie pour en vivre !

Il faut donc absolument sortir de ce manque de médecins du travail. Cela dépend tout simplement du numerus clausus .

Quant à la situation du FIVA et du FCAATA, je pense que les rôles sont différents et c'est pourquoi nous ne sommes pas partisans du principe de les mélanger.

En ce qui concerne les maladies bénignes, il suffit de considérer, historiquement, la reconnaissance du saturnisme. La maladie du plomb a été reconnue à la suite des écrits du docteur Georges Clemenceau, qui a fait de la médecine du travail à Montmartre, avant de devenir l'homme politique que l'on sait et qui a fait des éditoriaux remarquables dans l'Aurore dans lesquels il dénonçait ces employeurs qui traitent de maladies bénignes les maladies dues au plomb, les maladies du rein, les neuropathies et autres, notamment chez les peintres.

Il suffit également de reprendre les écrits médicaux sur la reconnaissance de la silicose dans les années 1945 à 1950. Les employeurs disent toujours que ce sont des maladies bénignes et cela commence toujours ainsi. Le terme « bénin » est un terme d'argumentation qui n'a pas de valeur.

Le problème de fond, c'est la sous-reconnaissance, la sous-évaluation et le manque de poids et de moyens suffisants au niveau de la branche AT par rapport au niveau du régime maladie. Il est fait actuellement un transfert colossal sur le régime maladie et une désaffection en rapport avec le travail.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint - Je partage l'essentiel de ce qui a été dit, étant rappelé que j'étais à la DCN de Cherbourg avant d'être élu : le problème de l'amiante est un drame que nous vivons quotidiennement également.

On nous parle beaucoup ces temps-ci, pour les collègues victimes de l'amiante, de nodules non identifiés que l'on voit apparaître dans les contrôles qui sont effectués. En avez-vous entendu parler vous-mêmes ? On parle de maladies bénignes ou non et j'essaie donc de savoir ce dont il s'agit et si cela doit avoir des conséquences graves sur l'avenir. Y a-t-il une recherche sur les origines de ces nodules ? Si vous avez des informations, je serai heureux que vous nous en fassiez part.

M. Bernard Salengro - Pour ma part, je ne peux pas vous en donner : je ne connais pas ce point.

M. Jacqy Patillon - Je peux vous répondre, parce que, à la suite d'un premier scanner, on m'a découvert un nodule de 9 millimètres qui est passé à 11 mm un an après et je suis en attente d'un autre scanner en espérant qu'il n'aura pas évolué.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint - Mais pouvez-vous en identifier l'origine ?

M. Jacqy Patillon - On ne le sait pas. Est-ce évolutif ou non ? Est-ce dû à l'amiante ou non ? Est-ce dû à une antériorité ? On ne le sait pas pour l'instant. Cela dit, je suis sous surveillance et si, un jour, on trouve quelque chose, il suffira de couper la partie malade et ce sera fini. C'est tout ce que j'ai à dire.

M. Franck Urbaniak - Je ferai simplement une remarque très rapide sur votre travail parlementaire. Tout à l'heure, vous avez évoqué le problème du déficit de la branche AT-MP. En théorie, elle ne devrait pas être déficitaire dans la mesure où les employeurs doivent payer à hauteur des risques qu'ils génèrent, et vous nous avez demandé si, à notre avis, la sous-déclaration était un élément qui réduisait les ressources de la branche. C'est effectivement tout à fait le cas.

Or je vous renvoie au projet de loi de financement de la sécurité sociale. C'est en effet le Parlement qui a autorisé ce qu'on a appelé la réévaluation de la contribution, c'est-à-dire le fait que la banche AT-MP puisse payer à la branche maladie une certaine somme pour la sous-déclaration en matière d'accidents du travail. Cela existait en ce qui concerne les maladies professionnelles et on pouvait encore le justifier en disant que ces maladies ne sont pas connues : devant l'incertitude scientifique, on peut penser que ce reversement se justifie.

En revanche, pour les accidents du travail, cela entérine le fait que les employeurs ne respectent pas leur responsabilité et leur obligation de déclaration de ces accidents. A mon avis, c'est sur cette première coquille que le Parlement doit travailler quand il reverra certains textes.

Quant à votre activité parlementaire, le mieux serait que vous fassiez une loi sur ces questions. Sur les personnes handicapées, une disposition de la loi du 11 février 2005 fait que, tous les trois ans, vous aurez un rapport qui pourra être soumis au Parlement pour un débat. Vous avez la possibilité de prendre cette initiative pour les risques professionnels, Messieurs les Sénateurs.

M. Serge Dufour - Je souhaite apporter une dernière précision, et je partage tout à fait le propos que mon collègue Franck Urbaniak vient de tenir. Comment se fait-il que cette branche qui, par définition, s'appuie sur les dégâts constatés, en dehors de toute déclaration, soit mise en déficit depuis trois ans par les parlementaires ?

A cet égard, je suis en léger désaccord avec les propos que mon camarade Hoguet a tenus tout à l'heure et je vous inviterai, si vous ne l'avez pas fait, à reprendre les discours que Pierre Laroque a tenus à la fondation de la sécurité sociale pour fixer la priorité des missions de la sécurité sociale : prévenir, maintenir dans l'emploi et réparer. Il a même souligné que, lorsqu'on en arrive à réparer, c'est qu'on est en échec sur les deux précédents tableaux et que cela doit permettre de renforcer l'action dans ces domaines. C'est son discours constitutif.

De ce point de vue, nous entrons tout à fait dans la question de la stratégie de la construction de l'ignorance. Nous parlions tout à l'heure de la recherche, mais la question de la connaissance des AT-MP est un outil absolument indispensable pour l'action. Or nous sommes dans la situation de casser le thermomètre pour éviter d'avoir à agir.

Je voulais terminer sur le point suivant. Il est absolument indispensable d'asseoir la réparation sur les dégâts que l'on constate avec un effet différé de plusieurs dizaines d'années. Les services du ministère nous rétorquent systématiquement que les entreprises qui faisaient de l'amiante ont fermé et qu'on ne peut pas se retourner contre les responsables de l'époque puisque cela date de cinquante ou même de cent ans.

Sur deux groupes, Eternit et Lafarge, nous nous sommes livrés à une étude en remontant jusqu'au XIX e siècle. Parmi les actionnaires, on retrouve aujourd'hui BNP-Paribas. Autrement dit, on connaît les actionnaires et la convocation des responsables de l'époque ne devrait donc poser aucun problème. En revanche, ce qui pose problème, c'est qu'on laisse dans l'impunité des gens qui prennent des décisions. Comme l'a expliqué mon collègue Payen tout à l'heure, quand on dit qu'il faut 15 % de rentabilité capitalistique, ce n'est pas une décision immédiate dans l'atelier, effectivement, mais cela se traduit par des économies sur les investissements.

Mes camarades de Metaleurop m'ont expliqué que, lorsque l'usine a fermé, on n'en était plus qu'à 90 tonnes de plomb par jour mais qu'il aurait fallu investir dans des filtres tellement coûteux pour les cheminées qu'on a décidé de faire des économies. Cela veut dire qu'on est toujours dans une gestion du risque au détriment de la santé.

La question qui nous semble essentielle à ce sujet - je pense que les parlementaires en ont la conviction car leur rôle est de redonner vie sur ce point -, c'est que la santé, que l'on veut nous présenter comme étant avant tout individuelle et liée fondamentalement aux questions de comportement, comme le fait de fumer, de boire, etc., est avant tout une richesse sociale et qu'en tant que telle, il faut la protéger. Dans ce domaine, je vous rappelle que la loi dite « Fillon » du 4 mai 2004 prévoit des systèmes dérogatoires dans les entreprises.

Autrement dit, dans les entreprises, on aura des dérogations à cette loi qui a exclu quatre domaines. Nous avons donc essayé de comprendre et nous avons demandé au ministère pourquoi il n'excluait pas la question de la santé au travail de la dérogation. Cela veut dire qu'aujourd'hui, la loi permet de négocier, en contrepartie du maintien de l'emploi, une partie de la santé des gens.

Vous avez lu certainement, comme moi, ce qui se passe au sein des abattoirs Doux. On dit aux gens qu'ils vont travailler 36 heures payées 35 alors qu'à 35 heures, ils ne tiennent déjà plus le coup ! On amène ainsi les syndicats à signer un accord dans l'entreprise pour dire que, pour maintenir l'emploi, ils acceptent de mourir au travail.

Je pense donc qu'il faut avant tout prohiber véritablement les questions de la santé au travail de la négociation dérogatoire dans l'entreprise et dans les branches.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Merci. Un dernier mot, s'il vous plaît.

M. Didier Payen - En ce qui concerne les nodules, je suis comme mon collègue : j'en ai un moi-même et il a commencé à 2 mm. Au début, en 1996, cela ne m'a pas tracassé. Aujourd'hui, il en est arrivé à 22 mm. Croyez-moi : je ne dors pas bien.

Pour ma part, je demande une commission d'enquête pour une raison très claire : nous sommes ici dans les lieux de la République. Or je peux vous affirmer que la République n'existe pas dans les entreprises.

Pour le futur, je revendique, pour tous ceux qui viendront travailler dans n'importe quelle entreprise, le droit de mourir en bonne santé parce que la République aura fait son travail et que les employeurs l'auront respectée. En fait, ce qui arrive aux travailleurs des entreprises de l'amiante, c'est la faillite de la République parce que les employeurs se sont organisés pour ne jamais respecter les lois : celles de nos grands-parents et celles que vous représentez aujourd'hui. La République française n'est pas respectée dans l'entreprise.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Très bien. Nous ne pouvons vraiment prendre qu'un tout dernier mot.

M. Jean Paoli - Je serai très rapide, mais je souhaitais répondre aux questions de M. Muzeau qui s'est demandé pourquoi la Cour des comptes avait dit que le FCAATA ne remplissait pas son rôle et qui a mis en évidence les 10 % de malades. On ne peut que contester fortement ces chiffres lorsqu'on considère les 1.100 mésothéliomes par an et les 2.500 cancers bronchiques et qu'on sait que ces chiffres ne représentent que 30 % des maladies professionnelles.

Quant aux entreprises, elles jouent un double langage. Elles nous disent que cela coûte trop cher et, d'un autre côté, elles profitent de cette possibilité pour remplacer les salariés. Cela sert en fait de plan social déguisé.

Pour ce qui concerne les plaques pleurales, certes, ce sont des pathologies bénignes : c'est médicalement indiscutable. En revanche, il est difficile d'apprécier leur caractère traumatisant pour les personnes : à partir du moment où elles sont marquées, puisqu'il s'agit d'un marqueur d'exposition, elles sont très inquiètes. Comme on l'a souvent dit, c'est une épée de Damoclès sur leur tête.

Pour en revenir au FIVA, je pense qu'il permet de faire du bon travail. En effet, comme je l'ai encore vérifié récemment, il indemnise les personnes avant qu'elles soient reconnues en maladie professionnelle. De même, pour une pathologie très grave comme un cancer, le FIVA est capable d'indemniser la personne dans un délai d'un mois. C'est très important pour la personne qui est tranquillisée en termes financiers pour sa famille. C'est souvent très important pour les veuves qui n'ont pas d'emploi et qui se retrouveraient sans ressources.

Pour ce qui concerne la cour d'appel unique, pourquoi pas, mais quelle va être sa hauteur financière ? Si c'est une jurisprudence basse, nous n'en voulons pas. Il faut aussi souligner le caractère incroyablement hétérogène des décisions judiciaires. On constate régulièrement que l'on indemnise mieux les plaques pleurales, à 5 %, que des cancers ! Ce sont vraiment des situations incroyables. Il est difficile de critiquer les décisions judiciaires, mais on est obligé de le faire.

Le FIVA a au moins le mérite d'indemniser les personnes de la même façon, qu'elles soient à Lille ou à Marseille. Le barème est basé sur l'âge et l'incapacité (c'est également très important), ce qui n'est pas le cas des tribunaux puisqu'on indemnise souvent de la même façon une personne de 80 ans qu'une personne de 40 ans. Il faut donc rétablir certaines vérités.

En ce qui concerne la question de Mme Demessine, qui demandait si on risquait de reconnaître une autre situation que l'amiante, je donnerai un simple exemple très concret. Nous avons été les premiers à demander, puisque nous avions l'expertise collective de l'INSERM sur l'amiante, que l'on fasse des recherches similaires en ce qui concerne les fibres de substitution. C'est la seule chose que nous avons obtenue du ministre Barrot, mis à part l'interdiction. On nous a invités pour entendre les conclusions de cette expertise collective et la littérature de ce travail est remplie de « Il se pourrait que... » ou de « Nous n'avons pas suffisamment de données », etc. et nous voyions souvent apparaître le mot « plausible ». Vous savez tous que cela signifie « qui peut être vrai ».

Pour vous donner un exemple précis, tout le monde sait que les fibres céramiques réfractaires ont le même caractère cancérogène que l'amiante. Or que fait on ? Cela répond un peu à votre question.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous vous remercions beaucoup de ces nombreuses informations et de ces témoignages parce qu'ils nous sont précieux pour bien comprendre le déroulement de ce malheureux drame qu'est celui de l'amiante.

En tout cas, nous ne manquerons pas de faire appel à vous si nécessaire au moment de la rédaction de notre rapport pour avoir des compléments d'information, et nous sommes prêts, évidemment, à recevoir ce que vous voudrez bien nous donner ou nous envoyer en complément.

Audition de M. Albert LEBLEU,
vice-président de l'Association des anciens salariés de Metaleurop Nord,
« Choeurs de fondeurs »
(4 mai 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - M. Lebleu est accompagné de M. Blanco, membre, lui aussi, de l'association « Choeurs de fondeurs », qui rassemble tous les anciens salariés de Metaleurop Nord. Je ne présente pas cette entreprise : tout le monde connaît ce triste épisode de notre histoire récente.

Je vais donc demander à M. Lebleu de nous donner son sentiment au sujet de l'amiante et de cette entreprise. L'entreprise Metaleurop, comme beaucoup d'autres, travaillait sur des sites amiantés et avec de l'amiante pour se protéger de la chaleur et du feu et n'a pas été reconnue par le ministère, comme nous l'avons entendu dans beaucoup d'autres cas depuis le début de nos auditions.

Le principe, monsieur Lebleu, est que vous vous exprimez pendant une dizaine de minutes, après quoi le rapporteur et mes collègues ici présents vous poseront des questions.

M. Albert Lebleu -Je vais vous proposer de faire en dix minutes une description factuelle en tant que coordinateur d'un dossier amiante que nous avons constitué en 2003 pour la cessation anticipée d'activité, complété depuis par d'autres éléments.

Je vous donnerai aussi mon opinion d'ingénieur - j'ai fait toute ma carrière sur le site de Noyelles-Godault entre 1970 et 2004 en tant qu'ingénieur en production, animateur sécurité environnement et qualité ainsi que coordinateur technique - sur la manière dont j'estime le comportement des différents acteurs dans cette période.

(A l'appui de son intervention, M. Lebleu projette un ensemble de photos prises dans l'usine Metaleurop : matériels, locaux, installations.)

Je commencerai par des éléments factuels en vous donnant une brève description du site. Nous produisions du plomb et du zinc sur deux chaînes de production à partir de procédés pyrométallurgiques.

Metaleurop produisait 10 à 15 % du zinc mondial et avait 13 usines qui produisaient du zinc à partir de ce procédé pyrométallurgique « imperial smelting process » , très différent du procédé électrolytique que l'on trouve dans notre région, tout près de chez nous, à Auby. Une électrolyse de zinc n'a rien à voir avec une usine pyrométallurgique.

Quant au plomb, il représentait 15 à 20 % des quantités produites au niveau mondial suivant ce procédé, en partant de minerais et de déchets issus des filières de recyclage.

J'en viens à l'amiante présent dans l'usine et aux opérations d'utilisation de l'amiante. La pyrométallurgie dégageant de la chaleur, il faut protéger les hommes et les équipements. Pour ce qui est des hommes, cela comprend les équipements de protection individuelle mais aussi des rideaux pour les protéger des projections de métaux et laitiers en fusion, des protections calorifuges pour éviter que les particules en fusion viennent altérer les câbles électriques et des protections de gaines pour mesurer les températures. La préparation de tous ces matériels exposait beaucoup le personnel de maintenance.

Vous connaissez les éléments toxicologiques du plomb et de ses composés. Pour éviter l'intoxication par le plomb, il était nécessaire d'assainir les zones de travail par des aspirations et, ensuite, un traitement dans des filtres à manche. Dans toutes les zones où se situaient des travailleurs, on procédait à de tels assainissements et pour les rideaux d'étanchéité, on utilisait l'amiante sous forme de toiles comme coupe-vent. On utilisait aussi souvent l'amiante, comme dans beaucoup d'autres industries, dans des dispositifs de joints d'étanchéité sur des trappes ainsi que pour le calorifugeage, l'isolation thermique, les dispositifs d'étanchéité souples sur des transporteurs entre les parties fixes et les parties mobiles ainsi que sur des broyeurs. Je pourrais vous en donner de nombreux exemples.

On vous projette ici l'image d'un chemin de câbles en partie haute à la base d'un four et vous pouvez voir ces fourreaux d'amiante qui permettent de se protéger du métal qui coule de temps en temps. Vous pouvez voir aussi des photos de joints qui datent de cinq à dix ans, mais aussi d'éléments reconstitués avec les produits que nous avions dans l'usine et qui ne comportaient plus d'amiante en 2002. Vous pouvez voir notamment des produits de substitution qui ne sont plus des fibres céramiques réfractaires et qui sont installés sur des dispositifs d'étanchéité sur des trappes d'accès à des transporteurs.

L'utilisation de ce matériau a évolué en plusieurs tranches. Après le décret de 1977, nous avons été assez actifs dans la période 1979-1980 en commençant à nous orienter soit sur des fibres de verre cardées pour les applications en basses température, soit sur des fibres céramiques réfractaires, le nouveau produit miracle de l'époque, pour les applications en haute température.

En ce qui concerne la consommation d'amiante, nous avons fait en 2003 une analyse très poussée de toutes les commandes que nous avions passées. Nous avons constaté ainsi qu'en 1972, nous avions commandé 31 tonnes d'amiante et qu'à la fin des années 1970, parce que nous utilisions ce matériau miracle de façon plus rationnelle, nous étions descendus à 7 ou 8 tonnes. Au début des années 1980, nous étions descendus à 5 à 6 tonnes, mais il y avait aussi déjà 5 à 6 tonnes de fibres céramiques réfractaires. Quant aux fibres de verre cardées, nous ne les avions pas identifiées car cela n'avait pas d'intérêt.

Progressivement, dans les années 1980, nous sommes montés en puissance. A la fin des années 1980, en dépit de l'évolution de la réglementation française sur les contrôles d'atmosphère, nous n'avons jamais pratiqué de tels contrôles dans l'usine : cela fait partie des insuffisances. En effet, notre cheval de bataille portait sur le plomb, l'amiante étant secondaire pour nous, selon l'avis du CHSCT.

A la fin des années 1980, nous avons eu à la fois ces nouveaux textes et pris connaissance des premiers enseignements venant des pays anglo-saxons faisant état de cas de mésothéliomes apparaissant dans tous les essais pratiqués sur les rats et les hamsters par les centres de recherche américains ou suisses.

En 1990, nous avons donc fait une information du CHSCT sur ce thème et, au début des années 1990, nous n'étions plus qu'à 600 kg d'amiante par an et toujours 6 tonnes de fibres céramiques réfractaires, après quoi cela a décru.

J'en viens à la situation sanitaire. Sur les 807 personnes qui ont été licenciées, un certain nombre d'entre elles sont allées passer des radios et des scanners et nous avons identifié à ce jour 12 personnes qui ont 5 % d'IPP pour cause de plaques pleurales. Nous en avons eu d'autres chez les retraités, qui sont venus nous confier leur dossier de demande d'indemnisation au FIVA, et au travers de notre commission « santé et indemnisation pour préjudice sanitaire », nous avons eu connaissance de six décès des suites de l'amiante. Récemment encore, nous avons agi au bénéfice des ex-salariés, qu'il s'agisse des CDI, CDD, intérimaires ou sous-traitants, et un sous-traitant est décédé de l'amiante très récemment alors qu'il avait passé beaucoup de temps dans l'usine.

Quel est le bilan des plaques pleurales aujourd'hui ? Sur les gens qui sont nés entre 1948 et 1950, nous avons toute la cohorte qui a travaillé dans l'usine pendant de nombreuses années et nous avons décelé 6 % de personnes qui sont atteintes de plaques pleurales. A mon avis, ce chiffre devrait être voisin de 10 % si tout le monde avait passé la radio et le scanner, ce qui n'est pas le cas. On peut donc penser que ce chiffre ne pourra qu'augmenter en fonction du vieillissement du personnel. En tout cas, vous pourrez trouver ce chiffre de 6 % sur toutes les pièces qui concernent les personnes nées en 1948, 1949 et 1950, parmi lesquelles certaines sont en fin de reconnaissance de leur IPP, mais c'est une certitude et c'est un chiffre qui ne peut qu'augmenter au fil du temps pour les deux raisons que je viens d'indiquer.

Je dois également évoquer le comportement des acteurs. L'amiante, comme le tabac, tue lentement. Quand on a 20 ans dans les années 1970, tout va bien. C'est un matériau sauveur qui nous protège face à la chaleur et on a tendance à dire : « Ne venez pas nous emmerder, ça nous protège ! Mourir, on a le temps de voir dans 30 ou 40 ans !... » Vous savez combien il est difficile de changer les habitudes. J'en ai payé ma part en tant qu'ingénieur d'exploitation et de sécurité : pour changer un certain nombre de choses, vous savez toute l'énergie qu'il faut déployer et vous savez aussi que l'esprit de prévention doit s'acquérir et qu'il faut l'inculquer.

L'image que l'on vous projette correspond à la protection de gros câbles électriques dans des zones extrêmement sollicitées par des projections de métaux en fusion. On trouve cela dans toutes les aciéries et toutes les usines de métallurgie avec lesquelles nous sommes en étroite relation. Il y a beaucoup de similitudes entre Metaleurop et Comilog, à Boulogne-sur-Mer, au plomb près.

Je répète que, pour les acteurs du CHSCT, le plomb était prioritaire sur l'amiante, dont on considérait que l'on pouvait s'en occuper plus tard et qu'il n'y avait pas d'urgence alors qu'avec le plomb, on risquait de ne plus pouvoir travailler et de s'abîmer la santé à court terme. C'était le grand cheval de bataille de l'inspection du travail.

On vous projette le tableau qui donne les chiffres : vous voyez le tonnage fabuleux de 1972. Toutes ces pièces sont stockées au Centre des archives du monde du travail, à Roubaix, avec toutes les archives de Metaleurop que nous sauvegardons pour l'instant de façon bénévole à 100 %. Nous aurons 500 mètres d'archives à Roubaix d'ici fin 2006, dont deux ou trois mètres sont constitués de toutes les pièces justifiant des rapports sur l'amiante. Ce soir, je vous laisse une pile de rapports sur CD Rom et, si vous voulez vous y plonger, vous pourrez toujours nous appeler pour compléter l'information ou la critiquer.

Nous ne voyions pas souvent les inspecteurs du travail. Je me souviens d'une période où j'étais ingénieur sécurité. Le CHSCT fonctionnait de façon assez correcte, mais nous n'avons vu l'inspecteur du travail qu'une fois en deux ans parce que le poste n'était pas pourvu et que l'inspecteur d'Arras qui était chargé de Lens devait assurer le chantier de l'échangeur entre l'A1 et l'A21, où il y a eu des accidents graves. L'inspecteur du travail faisait confiance au CHSCT. Je ne lui en veux pas : vous connaissez comme moi les problèmes que connaît cette profession.

En revanche, j'estime que le rôle de conseil de la CRAM a été insuffisant. Les ingénieurs-conseils dans le Nord-Pas-de-Calais, pendant toute cette période, par rapport à beaucoup de collègues que j'ai rencontrés dans les formations de sécurité, notamment à la CRAMIF, en Île-de-France, n'ont pas été très dynamiques.

Quant aux personnes de l'INRS, elles venaient régulièrement à Metaleurop pour tester des équipements de protection individuelle en situation de travail, notamment Michel Héry, qui est intervenu dans cette salle et avec lequel j'ai travaillé à plusieurs reprises. L'INRS a donc fait beaucoup de choses et un très bon travail, mais j'estime que les ingénieurs-conseils de la CRAM ne l'ont pas suffisamment fait redescendre dans notre région Nord-Pas-de-Calais. Je sais qu'en disant cela, je ne ferai pas plaisir à certains, mais, pour moi, c'est une vérité.

Je vais vous donner mon sentiment global pour avoir été chef de haut-fourneau dans la période 1979-1986, ingénieur sécurité dans la période 1986-1995 et militant syndical associatif aujourd'hui au travers de l'association de défense des ex-Metaleurop, et pour avoir exercé des mandats syndicaux dans ma jeunesse, c'est-à-dire dans mes premières années. Aujourd'hui, nous sommes en attente de la reconnaissance du dispositif FCAATA au sujet de l'amiante et aussi de l'exposition au plomb et au cadmium, le cadmium étant un cancérigène de classe 1 auquel seulement 20 % des gens étaient exposés, mais nous avons des gens qui sont en maladie professionnelle et cela ne va que croître. Nous n'en avons que deux aujourd'hui, mais, dans cinq ou dix ans, nous en aurons dix ou vingt sur les 120 ou 150 qui ont été exposés.

Il y a aussi tous les autres éléments de pénibilité, car nous ne pouvons pas attendre la reconnaissance globale de toutes les formes de pénibilité. De plus, quand on est dans une usine qui ferme avec des salariés qui ont commencé à travailler dès l'âge de 14 ans dans un bassin d'emploi qui compte 20 % de chômeurs, cela suffit.

Je précise par ailleurs que peu de gens seulement disposent d'attestations d'exposition en bonne et due forme signées par le médecin et par l'employeur. Il en sera ainsi à moins que la législation évolue sur ce point. Nous souhaiterions donc que vous interveniez à ce sujet. Nous souhaitons aussi qu'il y ait un accès facile au scanner pour tous les salariés qui ont travaillé dans ces types d'établissement, que ce soit à titre d'intérimaires, à titre de sous-traitants ou, évidemment, à titre d'ex-salariés que nous sommes. Le droit au scanner permettrait de faire la clarté sur tous ces points, et vous connaissez tous les combats syndicaux de Vénissieux pour faire avancer cette revendication. Il faudrait donc vraiment une avancée très forte.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci. Monsieur le rapporteur, vous avez la parole.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous avez répondu pratiquement à toutes les questions que je voulais vous poser, monsieur Lebleu. Je voudrais simplement savoir si vous avez beaucoup d'adhérents et si vous avez réussi à faire adhérer beaucoup de personnes par rapport à celles qui travaillaient à Metaleurop.

M. Albert Lebleu - Nous allons vous laisser à chacun un exemplaire du journal de notre association, dont 97 % des ex-salariés sont adhérents, sachant que nous avons un chiffre très bas pour les intérimaires et que les sous-traitants ne peuvent pas adhérer parce qu'il ne faut pas tout mélanger non plus. Nous sommes néanmoins à leur service pour régler leurs problèmes, comme stipulé dans nos statuts.

Nous avons démarré en avril 2003, il y a deux ans, dès la liquidation. Au 31 décembre 2003, nous avions donc 97 % d'ex-salariés adhérents, puis 91 % au 31 décembre 2004 et, à ce jour, après l'assemblée générale du 2 avril 2005 - Mme Blandin était présente, le sénateur était représenté par son assistant parlementaire et Mme Demessine était également représentée par des personnes de son entourage -, nous avons plus de 80 % de réadhésions. Nous sommes donc partis pour un taux de réadhésion de 90 %.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Comme vous avez été ingénieur sécurité pendant longtemps, vous avez dit que la médecine du travail n'était pas présente parce qu'il n'y avait pas assez de médecins ou parce qu'ils avaient d'autres priorités, mais comment pouvez-vous expliquer cette passivité du ministère du travail et du ministère de la santé face à de tels problèmes et peut-on éviter cela aujourd'hui ?

M. Albert Lebleu - C'est comme la cigarette ou la voiture. Voyez combien le professeur Claude Got, qui est intervenu ici il y a quelques semaines d'après ce que j'ai vu dans vos comptes rendus, s'est battu sur les accidents de la route. J'ai appris la prévention tout petit par mon père agriculteur vis-à-vis de ses ouvriers et quelque chose m'est resté. La prévention représente aujourd'hui 3 % des dépenses de santé. Les gens n'en veulent pas et il y a donc un gros travail éducatif à mener.

Dans les années 1970, tout le monde avait confiance dans la vie et dans l'avenir. L'amiante, c'était comme la cigarette et chacun pensait que c'était pour trente ou quarante ans plus tard, ce qui laissait le temps de voir venir. Il faut voir aussi toutes les résistances au changement : vous savez bien qu'à chaque fois que l'on propose des nouveautés, on doit essuyer les plâtres. Il faut y ajouter également un manque de volonté de tous les acteurs, certains plus que d'autres.

Vous connaissez tous l'histoire de l'INRS. J'ai discuté avec Michel Héry et ses collègues. Quand ils voyaient des choses alarmantes, toute la hiérarchie disait : « Attendez, il faut qu'on soit plus sûr », si bien que le temps passait et que des gens se décourageaient. Tout est à cette mesure.

M. Gérard Dériot, rapporteur - La prévention concerne tous les domaines. En tant que pharmacien, j'ai vu cela pendant toute mon activité : on lançait des campagnes de prévention et, deux ans après, on les arrêtait, si bien qu'on ne pouvait faire aucune statistique. C'est en effet sur le long terme que l'on peut voir si la prévention est utile et c'est à ce moment-là que l'on commence à récupérer des moyens pour faire autre chose.

Je vais laisser la parole à mes collègues pour qu'ils puissent vous poser leurs questions.

M. Roland Muzeau - Je n'aurai qu'une seule question à vous poser, mais elle va peut-être susciter plusieurs éléments de réponse. Je souhaiterais que vous me précisiez les difficultés auxquelles votre association est confrontée, sachant que vous en avez évoqué une : l'attente de réponses sur le dispositif FCAATA.

M. Albert Lebleu - Nous attendons surtout le droit au scanner.

Aujourd'hui, nous bénéficions d'un suivi post-professionnel à cause de l'exposition au plomb et au cadmium, et nous avons la chance d'avoir avec nous le Dr Leleu, notre ancien médecin du travail qui nous avait quittés mais qui, par esprit militant et parce qu'il est proche d'un réseau de toxicologie et de médecine du travail dans la région Nord-Pas-de-Calais, a obtenu de son nouvel employeur qu'il puisse passer un temps partiel sur le suivi post-professionnel des salariés, intérimaires et sous-traitants. Cela représente 8 000 personnes sur deux ans, ce qui n'est pas rien. Le dispositif est en place et nous le suivons. Dans ce cadre, il a pu faciliter le passage de radios et de scanners d'un certain nombre de personnes, mais nous craignons de connaître les mêmes problèmes qu'à Vénissieux et ailleurs.

C'est pourquoi nous sommes très attachés au droit au scanner et à l'ACAATA. Nous avons interpellé le Médiateur grâce à Mme Demessine et à M. Vanlerenberghe, qui ont été les premiers à répondre à notre sollicitation parmi les autres élus des différents groupes politiques et nous attendons l'ACAATA à titre dérogatoire pour le motif de l'amiante plus plomb, cadmium etc., parce que, si on ne retient que la pénibilité, on va nous mener en bateau encore pendant trois ou quatre ans.

En 2003, au cours de sa garden party, le président de la République a été heureux d'annoncer la loi sur les retraites de longue carrière et il a annoncé un dispositif effectif dans les prochaines années - il a parlé de trois ans - pour accorder des années en moins au titre de la pénibilité. Cela tarde un peu à venir, comme toujours en France, parce qu'on veut toujours bien faire les choses, mais, aujourd'hui, il faudrait d'abord reconnaître la pénibilité pour les personnes qui sont nées avant 1952 et qui ont commencé à travailler avant l'âge de 14 ans, mais en particulier pour les personnes - je vais peut-être prêcher pour ma paroisse - qui ont été victimes d'arrêt d'entreprise, parce qu'elles n'y peuvent rien. Tous ces gens seraient bien contents d'aller travailler plutôt que de tourner en rond chez eux.

Sur la pénibilité, en six mois, il faudrait encore trouver des éléments prioritaires, quoique, sur les trois grands thèmes de la pénibilité, en dehors du stress, qui sont, premièrement, les rythmes de travail en poste (c'est plein pot chez nous pour une grande majorité du personnel qui travaille le matin, l'après-midi ou la nuit), deuxièmement, le travail physique difficile (charges lourdes, troubles musculo-squelettiques, ambiances thermiques élevées, vibrations, poussières : sur ce point, nous sommes au taquet), et, troisièmement, les agents chimiques et cancérigènes, il faut avouer que nous n'étions pas trop mal placés.

Aujourd'hui, nous militons donc pour obtenir l'ACAATA au motif de l'amiante plus plomb et cadmium et nous souhaitons qu'on l'accorde à titre dérogatoire.

La deuxième chose, c'est le scanner. Voilà ce que je peux dire sur les aspects relatifs à la santé.

M. Roland Muzeau - Quelles sont les résistances que vous rencontrez pour le dispositif de l'ACAATA ?

M. Albert Lebleu - Sur le FCAATA, nous sommes rejetés parce que nous ne rentrons pas dans le champ législatif. Il faut, en effet, qu'il y ait de l'amiante dans le produit fini ou exercer des activités de calorifugeage en externe. Chez nous, comme les autres usines de la métallurgie, les verreries et toutes les industries exposées à la chaleur, nous demandons l'extension aux calorifugeages en interne, pour tous ces gens qui passaient leur temps à installer des bandelettes d'amiante pour protéger les câbles et faire de l'étanchéité à droite et à gauche.

Nous savons que nous sommes légitimes dans notre combat pour obtenir une cessation anticipée d'activité et nous souhaitons ouvrir cette porte concernant l'amiante.

Mme Michelle Demessine - Il faut savoir que certains des salariés restent sur le carreau et ne trouvent aucune solution.

M. Albert Lebleu - Je vous épargne les statistiques entre la tranche des 20-30 ans et celle des 30-40 ans et entre les ingénieurs et les ouvriers. Entre l'ouvrier et le contremaître qui ont plus de 50 ans, l'ouvrier n'a pas beaucoup évolué dans sa carrière et il n'a pas beaucoup d'atouts pour retrouver un emploi, et celui qui est devenu contremaître peut difficilement valoriser sa promotion interne à l'extérieur. Vous avez donc un taux de retour à l'emploi ou de création d'entreprise qui n'est pas de plus de 10 % pour les ouvriers qui se trouvent dans la tranche des 50-55 ans.

Ce sont aujourd'hui les personnes qui ont entre 48 et 49 ans qui sont au combat pour trouver un emploi en se disant que, le jour où elles atteindront la cinquantaine, elles auront encore moins de chances d'y parvenir. Bon nombre de personnes ont retrouvé du travail et viennent un peu fausser les statistiques, mais, pour la classe d'âge des 48-55 ans, la situation est catastrophique dans nos bassins d'emplois défavorisés.

Nous avons fait une comparaison avec Sollac Biache, qui a à peu près la même typologie de population que nous mais qui se trouve dans un bassin d'emploi dont le taux de chômage est proche de la moyenne nationale alors que, dans le nôtre, il est de trois ou quatre points au-dessus. En outre, vous savez que les statistiques sont toujours décalées par rapport à l'époque où elles sortent et qu'il faut toujours voir ce qu'on met au numérateur et au dénominateur. La situation est donc catastrophique dans notre bassin d'emploi.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous le savons bien. S'il n'y a plus d'autres questions, nous allons vous remercier.

M. Albert Lebleu - Je vous ai fatigués ?

Mme Michelle Demessine - Non : c'était très clair.

M. Gérard Dériot, rapporteur - C'était clair, net, précis et carré et comme vous nous laissez un certain nombre de documents, nous pourrons les utiliser.

M. Albert Lebleu - Mon collègue Roberto Bianco, qui m'accompagne, fait partie de cette commission santé. Il était agent de maintenance sur l'électricité et l'instrumentation et je souhaiterais qu'il vous dise quelques mots à ce sujet.

M. Roberto Bianco - J'ai travaillé sur la protection des pyromètres, que nous protégions avec de la fibre d'amiante. Les câbles électriques étaient déjà gainés d'amiante et dès qu'ils prenaient un peu d'humidité puis séchaient, le produit se désagrégeait. Dans les ateliers, on découpait l'amiante sous toutes sortes de formes, en plaques, en rouleaux, etc., pour faire des protections d'équipements d'instrumentation.

J'ai malheureusement été l'une des victimes de l'amiante et, il y a trois ans, j'ai perdu mon frère, qui est mort d'un cancer dû à l'amiante. Il travaillait dans le bâtiment et faisait beaucoup de flocage.

M. Roland Muzeau - Je souhaite revenir sur un point que vous avez abordé tout à l'heure et qui m'a quelque peu échappé. Vous avez dit que votre association était composée principalement des ex-salariés de votre société.

M. Albert Lebleu - Elle a été fondée sur un socle intersyndical.

M. Roland Muzeau - Si je comprends bien, vous renseignez et vous aidez les quelques intérimaires que vous arrivez à retrouver, c'est-à-dire ceux qui arrivent à se faire connaître, ainsi que les personnels sous-traitants.

M. Albert Lebleu - Les sous-traitants ne peuvent pas adhérer, mais on leur offre ce service.

M. Roland Muzeau - J'ai bien compris. A combien évaluez-vous potentiellement le nombre de salariés des entreprises sous-traitantes, prestataires de service ou intérimaires ?

M. Albert Lebleu - Le docteur Leleu a estimé qu'il y avait environ un millier de salariés, entre les 800 qui étaient là et ceux qui avaient quitté l'entreprise dans les cinq années précédentes, et environ 500 intérimaires, pour un nombre d'équivalents temps plein de 110, ce qui veut dire que 500 personnes différentes ont travaillé dans l'usine dans les cinq dernières années.

Quant aux sous-traitants, d'après ses fichiers, il les a estimés à 6 500, dans lesquels on compte environ 350 personnes qui travaillaient tous les jours, surtout sur les métiers de la maintenance. C'étaient donc 350 permanents.

Mme Michelle Demessine - Je suppose que c'était justement là qu'il y avait le plus de risques.

M. Albert Lebleu - Oui. Ensuite, au moment des arrêts d'usine, tous les quinze jours ou toutes les six semaines, on avait 100 personnes qui débarquaient, quelquefois les mêmes, quelquefois différentes.

Enfin, il y avait les gros chantiers, comme celui que nous avons connu en 2001, où nous pouvions avoir jusqu'à 600 personnes présentes par jour pour refaire l'usine en quelques semaines, mais celles-là n'ont été présentes que quelques jours. Cependant, ces gens sont très souvent intoxiqués par le plomb - c'est ce que m'a dit le docteur Leleu avec lequel j'en ai discuté encore hier matin - parce qu'ils ont travaillé sur des chantiers où ils ne savaient pas qu'ils étaient en train de découper du plomb par manque d'analyse des risques.

En ce qui concerne les sous-traitants, nous avons donc 300 ou 400 personnes qui ont passé près de 1.500 heures par an sur le site, quelques milliers qui ont passé plusieurs centaines d'heures sur le site et quelques autres milliers qui ont passé quelques dizaines d'heures par an sur cinq ans.

Certaines ont aussi passé des visites médicales en sachant qu'elles allaient peut-être intervenir mais ne sont jamais intervenues. En effet, les entreprises extérieures, qui devaient assurer un travail dans un certain planning, faisaient souvent habiliter dix salariés, alors qu'il n'y en avait que huit sur le chantier, pour avoir une réserve.

Audition de Maître Jean-Paul TEISSONNIÈRE
(11 mai 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je remercie Me Teissonnière d'avoir accepté cette audition devant la mission commune d'information sur le bilan et les conséquences de la contamination par l'amiante. Nous essayons de faire le tour des problèmes qui se posent, dont plusieurs concernent les aspects juridiques et financiers, qui ne manquent sans doute pas de vous alerter. Nous aimerions donc avoir votre point de vue. Je vous propose de vous exprimer sur ce point pendant quelques minutes, après quoi M. Dériot ainsi que nos collègues vous poseront quelques questions pour compléter notre information.

Me Jean-Paul Teissonnière - Il est difficile de commencer par un sujet aussi vaste. Je vais prendre les catégories traditionnelles du droit pour dire quelques mots sur les deux aspects qui ont été évoqués par les juridictions, ou qui devraient l'être, concernant l'affaire de l'amiante : la question de la réparation et de l'indemnisation et celle de la prévention. En effet, nous sommes au coeur du système de la sécurité sociale dont les deux piliers, lorsqu'elle a été créée, étaient les questions d'indemnisation, d'un côté, et de prévention, de l'autre, avec une articulation intelligente entre les deux.

Sur la partie de l'indemnisation, le parcours a été assez compliqué. Les premiers procès ont commencé en 1995 et c'étaient des procédures en faute inexcusable. Votre mission connaît l'évolution de la jurisprudence marquée par les arrêts de la Cour de cassation du 28 février 2002, avec actuellement une situation de reconnaissance quasi généralisée de la faute inexcusable des employeurs aboutissant à une indemnisation dans des conditions le plus souvent acceptables pour les victimes.

Le deuxième aspect, c'est la mise en place du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA), qui a permis de compléter le dispositif et d'assurer, là encore, une indemnisation dont les victimes considèrent globalement qu'elle est insuffisante et inférieure à celle qui est accordée par les tribunaux dans le cadre des procédures en faute inexcusable mais que ce système a le mérite d'exister puisqu'il aboutit à trouver, pour chacune des victimes, même dans des situations complexes - je parle des questions de contamination environnementale -, des solutions d'indemnisation.

Bien entendu, chacun de ces aspects mériterait d'être longuement développé, mais je ne veux pas le faire, du moins pour l'instant. Je constaterai simplement que nous sommes arrivés au terme d'un parcours qui a duré six ou sept ans et qui a traversé beaucoup de difficultés, puisque la position de la jurisprudence, quand nous avons commencé en 1995, était de considérer qu'il n'y avait pas de faute inexcusable des employeurs. Il a donc fallu une évolution des positions des cours d'appel, puis une harmonisation de la jurisprudence par les arrêts remarquables de la Cour de cassation du 28 février 2002, pour que l'on aboutisse, pour les victimes de l'amiante, à une situation judiciaire que l'on peut considérer comme satisfaisante sur le plan de l'indemnisation.

Cela dit, je voudrais pondérer mon appréciation sur ce point par des indications concernant ce qui me semble être l'aspect plus sombre de l'affaire sur le plan judiciaire. Je veux dire par là que la Cour de cassation, en redéfinissant l'obligation de sécurité en termes d'obligation de résultat et en définissant la faute inexcusable comme tout manquement à cette obligation de sécurité du résultat, a ouvert largement les portes de l'indemnisation en faute inexcusable aux victimes de l'amiante.

Parallèlement, dans le cadre de la même jurisprudence, s'est développée une position qui est aussi l'un des aspects de la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation, reprise par la chambre civile, sur la question de l'opposabilité des jugements aux employeurs. Par conséquent, en durcissant les conditions de l'opposabilité des jugements de faute inexcusable aux employeurs, la Cour de cassation a finalement imputé la charge de l'indemnisation des victimes de l'amiante au compte spécial, c'est-à-dire à la branche accidents du travail et maladies professionnelles, sans qu'il y ait de répercussion sur les employeurs responsables. Je considère que cette évolution est une dérive par rapport au système de sécurité sociale, qui a conduit à une sorte d'« assurantialisation » de la sécurité sociale et que l'on pourrait traduire également en termes de déresponsabilisation des industriels.

Ce qui est assez remarquable dans ce qui s'est passé dans le parcours judiciaire de l'indemnisation des victimes de l'amiante, c'est à la fois une indemnisation assez complète des victimes de l'amiante et, finalement, une déresponsabilisation des industriels, c'est-à-dire que ce ne sont pas les industriels responsables mais la totalité des employeurs, au travers de leurs cotisations accidents du travail et maladies professionnelles, qui paient la lourde facture de l'indemnisation des victimes de l'amiante. Par rapport au principe de fonctionnement de la sécurité sociale, je pense que c'est une dérive regrettable parce que, si on assure l'objectif d'indemnisation, on a perdu de vue l'objectif de prévention qui y était lié en ne rattachant pas la charge de l'indemnisation à la détermination des responsables de cette contamination.

Le FIVA a joué le même rôle. Je schématise encore et je fais des réserves sur les montants de l'indemnisation, mais, globalement, il a rempli en grande partie son objectif en termes d'indemnisation des victimes. En revanche, il a manqué son objectif en termes de responsabilisation des acteurs. Chacun sait - il suffit de lire le rapport de la Cour des comptes pour le comprendre, comme on pouvait d'ailleurs le comprendre dès le départ à la lecture de la loi portant création du FIVA - que les actions récursoires, en réalité, étaient un leurre ou, du moins, qu'elles ont manqué leur objectif. A cet égard, le nombre extrêmement faible d'actions récursoires, l'impossibilité dans laquelle, objectivement, le FIVA se trouve de les exercer et la confusion parfois entretenue sur les questions de responsabilité de l'État et des employeurs font qu'il n'y aura pas réellement d'action récursoire exercée par le FIVA aussi bien en termes d'efficacité, concernant le financement du FIVA par les employeurs responsables, qu'en termes de sanctions économiques de ces employeurs.

Il me semble que le jeu cumulé de la nouvelle jurisprudence sur la non-imputabilité de la charge de la faute inexcusable aux employeurs et de l'incapacité dans laquelle se trouve le FIVA d'exercer des actions récursoires conduit à une déresponsabilisation des acteurs industriels. Il y a là un véritable problème et je pense vraiment que l'on a manqué l'un des objectifs.

Bien entendu, déresponsabiliser les industriels, c'est aussi ne pas parvenir à trouver des solutions dans l'affaire de l'amiante en termes de prévention, et c'est donc inquiétant pour l'avenir. Alors que nous avons cet exemple tragique de ce qui est sans doute la plus grande catastrophe industrielle du XX e siècle, nous ne sommes pas à l'abri, à l'occasion de l'utilisation de certains produits toxiques, ce qu'on appelle les cancérogènes, les mutagènes et les toxiques pour la reproduction, de voir se renouveler une expérience semblable à l'avenir. De ce côté, le bilan judiciaire de l'affaire de l'amiante ne permet pas de tirer toutes les leçons de cette expérience tragique et nous expose, à l'avenir, au renouvellement de ce type de situation.

C'est la raison pour laquelle, à mon avis, la question du pénal est posée dans des termes aussi importants à l'heure actuelle. Elle constitue l'une des revendications majeures de l'Association nationale des victimes de l'amiante et une demande forte des victimes, sans doute parce que le manque dont je parlais tout à l'heure, celui de la question de la prévention, est actuellement au centre des préoccupations.

Je vais juste dire un mot sur la question du pénal. Je suis très inquiet, d'une manière générale, de la réaction des pouvoirs publics, c'est-à-dire des ministères intéressés, face à la question de l'amiante.

Pour prendre un exemple dans l'actualité, l'expérience du Clemenceau m'inquiète beaucoup. Je suis frappé par le fait que le ministère de la défense, qui a été condamné des centaines ou des milliers de fois par les juridictions de sécurité sociale de Brest, de Toulon et de Cherbourg, à l'occasion des maladies professionnelles contractées par les ouvriers de la construction navale dans les arsenaux et qui porte une lourde responsabilité dans l'affaire de l'amiante - c'est sans doute l'employeur qui a été condamné le plus grand nombre de fois en faute inexcusable -, ait pris la décision de faire procéder au désamiantage final de ce navire sur les plages d'Alang, en Inde. Quand on connaît les conditions de travail qui prévalent actuellement à Alang et qui sont décrites par les journaux américains comme, je cite : « un enfer colonial », après l'expérience que nous avons vécue en France sur les contaminations et le nombre de maladies professionnelles contractées à l'occasion de l'amiantage des bateaux, on peut penser que l'opération de désamiantage du porte-avions sera sans doute plus lourde en victimes, si elle est effectuée sans précaution, comme les documents qui nous sont parvenus semblent l'indiquer, que l'amiantage ne l'a été. Pourtant, ce sont sans doute des centaines de victimes qui souffrent aujourd'hui de maladie pour avoir travaillé à la construction du Clemenceau. Cette incapacité du ministère de la défense à tirer les leçons de ce qui s'est passé m'inquiète beaucoup.

Quelques mots, maintenant, sur le ministère de la justice.

Dans les procédures en faute inexcusable, je crois avoir plaidé le premier ou le deuxième procès de l'amiante devant le tribunal des affaires de sécurité sociale de Mâcon. Alors que les parquets sont traditionnellement absents des juridictions de sécurité sociale, le procureur de la République de Mâcon s'était déplacé et était venu requérir à l'occasion de ce procès de l'amiante, à Mâcon, qui concernait l'usine Eternit de Vitry-en-Charollais. La longue plaidoirie du procureur de la République de Mâcon s'est conclue par le fait que nous nous étions trompés de procès et qu'il n'y avait pas de faute inexcusable à retenir à l'égard de la société Eternit. Je garde très précisément en mémoire la seule intervention du ministère public dans l'affaire de l'amiante que je connaisse.

Les procédures pénales qui sont en cours ont été déclenchées par les plaintes des victimes et elles ont beaucoup de difficultés à progresser, même s'il est prononcé un certain nombre de mises en examen soit pour homicide involontaire, comme c'est le cas à Valenciennes, soit pour empoisonnement, comme c'est le cas à Clermont-Ferrand, pour le dernier président-directeur général de la société Amisol, mais aucune de ces procédures n'a été engagée par le ministère public.

Je rappelle qu'après une période d'incertitude, nous savons maintenant que le parquet obéit finalement à un principe de hiérarchie qui est rappelé par l'article 36 du code de procédure pénale, qui indique que le ministre de la justice peut dénoncer aux parquets généraux les infractions à la loi pénale dont il a connaissance et leur enjoindre d'engager des poursuites. C'est le ministère de la justice qui est le responsable, politiquement en tout cas, de l'action publique et des politiques d'action publique.

Je ne comprends pas que, face à des centaines ou des milliers de jugements pour faute inexcusable rendus par les juridictions de sécurité sociale sous l'empire de l'ancienne définition de la faute inexcusable dont les conditions étaient plus difficiles à remplir que celles qui sont actuellement posées par la « loi Fauchon », aucun procureur de la République, aucun procureur général ni aucun garde des sceaux ne se soit avisé d'enjoindre d'engager des poursuites, comme le code de procédure pénale leur en laissait la possibilité. Il y a là une difficulté supplémentaire et une incompréhension qui est très largement partagée par les victimes.

Je pourrais développer chacun des points, mais voilà ce que je voulais dire dans un premier temps.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci, maître. Nous allons vous poser des questions et vous aurez l'occasion de vous exprimer à nouveau sur ces différents points.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Merci, maître, d'avoir répondu à notre invitation et d'avoir introduit cette audition. Vous avez déjà répondu à une ou deux questions que nous avions préparées, mais j'en ai encore un certain nombre à vous poser.

Lors de notre déplacement à Cherbourg, des chefs d'entreprise ont indiqué que le montant des indemnités auxquelles ils risquaient d'être condamnés en cas de reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur était de nature à mettre en danger la survie même de l'entreprise. Au vu de votre expérience, ce type de situation vous paraît-il fréquent ou simplement anecdotique et ponctuel et comment expliquez-vous réellement que le FIVA intente aussi peu d'actions subrogatoires contre les entreprises responsables de la contamination par l'amiante ?

Me Jean-Paul Teissonnière - La faute inexcusable est un risque assurable depuis les années 1970. En effet, il était auparavant interdit aux employeurs de s'assurer contre la faute inexcusable. Je pense que cela a été une erreur, mais, en tout cas, cette réforme est intervenue et les quelques employeurs qui sont condamnés à supporter les conséquences de la faute inexcusable n'en paient pas les conséquences en réalité parce qu'ils sont par ailleurs assurés. Je ne dis pas qu'il n'y a pas, ici et là, des problèmes d'assurance et des difficultés qui peuvent intervenir, mais, pour répondre à votre question dans les termes dans lesquels vous l'avez posée, je pense que ce risque est anecdotique, sauf plus ample information.

Ce qui caractérise précisément le règlement de l'indemnisation des victimes dans l'affaire de l'amiante en France, c'est son caractère indolore pour les entreprises.

Saint-Gobain provisionne le risque amiante à des hauteurs extrêmement importantes pour les contaminations aux États-unis A ma connaissance, je ne pense pas qu'il y ait un problème comparable pour Saint-Gobain et pour les entreprises françaises s'agissant du risque encouru en France.

La qualité du système de protection sociale fait qu'en France, le niveau d'indemnisation des victimes est sans doute l'un des meilleurs sur le plan international - je ne veux pas contester cela -, mais les répercussions sur les entreprises sont sans doute parmi les moins importantes parce que, pour l'essentiel, c'est le système de sécurité sociale qui règle les conséquences de l'amiante. C'est vrai pour le principal financeur du FIVA, c'est vrai pour l'ACAATA et c'est vrai pour les fautes inexcusables, dans la mesure où, comme je l'ai indiqué tout à l'heure, les employeurs ont très rapidement compris qu'ils allaient perdre le procès des fautes inexcusables. Ils ont donc réorienté leur système de défense de façon extrêmement intelligente en indiquant que la sécurité sociale, au moment de la reconnaissance des maladies professionnelles, n'avait pas rempli toutes ses obligations et n'avait pas respecté le principe du contradictoire en leur permettant de faire des observations.

La Cour de cassation a adopté finalement une position très proche de celle qui a été préconisée par les employeurs sur ce terrain et, à partir de là, dans la plupart des cas dans lesquels les employeurs sont condamnés pour faute inexcusable, le tribunal de la cour d'appel et éventuellement la Cour de cassation ajoutent que, pour les raisons que j'ai indiquées précédemment, c'est-à-dire parce que le contradictoire n'a pas été respecté ou parce que la caisse n'a pas fait son travail au moment de la reconnaissance de la maladie professionnelle, la faute inexcusable de l'employeur n'est pas opposable à l'employeur. C'est assez extraordinaire, mais c'est la situation juridique dans laquelle nous nous trouvons.

Par conséquent, c'est le compte spécial de la branche accidents du travail et maladies professionnelles, c'est-à-dire les cotisations des employeurs, puisqu'il n'y a pas de cotisations des salariés dans la branche ATMP, qui paie l'addition. C'est la collectivité des employeurs, responsables ou non, qui, finalement, amortit les conséquences de la catastrophe de l'amiante. Autrement dit, pour ce qui est des fautes inexcusables, dans la plupart des cas, ce ne sont pas les employeurs qui paient.

Quant au FIVA, je pense, il y a eu un problème de conception du texte : on a confié à un établissement public le soin d'engager des procédures en faute inexcusable lorsqu'il avait indemnisé les victimes. Cet établissement public comporte un certain nombre de rédacteurs et de juristes et il se situe à Vincennes alors que les contaminations par l'amiante sont disséminées sur le territoire national, en particulier dans le Nord, en Normandie, dans la région de Toulon et dans la région PACA - la mission connaît tout cela mieux que moi - qui a payé également un lourd tribut.

Mon cabinet, qui a suivi et qui suit encore quelques milliers de procès pour faute inexcusable, mesure bien combien il est difficile de rencontrer à chaque fois les victimes et de constituer des dossiers avec des attestations concernant la description du poste de travail il y a vingt ou trente ans, au moment de la contamination, ainsi que des témoignages sur l'absence de mesures de protection. C'est un travail qui est absolument impossible à accomplir pour les juristes du FIVA, à moins de multiplier par trois ou quatre leur nombre et de leur permettre de se déplacer pour rencontrer des victimes qui sont souvent en situation de quasi-invalidité.

Finalement, ce qui a permis le succès des procédures en faute inexcusable, c'est le militantisme de l'Association nationale des victimes de l'amiante, sa proximité par rapport aux victimes et sa capacité à constituer des dossiers, à retranscrire la mémoire de l'entreprise, parfois vingt ou trente ans après que celle-ci eut disparu, et à constituer devant les tribunaux des dossiers qui permettaient de démontrer que les conditions de travail étaient à l'origine de la contamination et que l'employeur n'avait pas mis en place les moyens de protection indispensables.

Ce travail, qui est dû pour partie à l'intervention des cabinets d'avocats, mais aussi, pour une très grande partie, au militantisme de l'association, très proche des victimes et en liaison avec celles-ci, n'est pas à la mesure des capacités du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante.

Il s'est ajouté à cela l'arrêt du Conseil d'État, que je ne critique pas, reconnaissant la responsabilité de l'État et le fait qu'au sein du conseil d'administration du FIVA, les employeurs ont dit que la responsabilité devait donc être partagée entre, d'une part, les employeurs en faute inexcusable et, d'autre part, l'État - l'arrêt du Conseil d'État le déclare responsable de la contamination lorsque la question a été posée pour un certain nombre de salariés d'Eternit et de Sollac -, et que, si le FIVA engageait des actions récursoires contre les employeurs, il fallait aussi en engager contre l'État.

Nous avons ainsi abouti, au sein du conseil d'administration, à une situation de blocage - mais je ne veux pas parler à la place du FIVA : je ne doute pas que vous avez des informations plus directes que celles que je peux vous donner - et, par ailleurs, à une incapacité structurelle, pour un établissement public comme le FIVA, à mener de telles actions de façon décentralisée partout où la question se posait devant les juridictions de sécurité sociale.

Sans doute aurait-il fallu laisser aux victimes la possibilité de continuer à mener ces actions quand bien même elles étaient indemnisées par le FIVA en les associant à l'action du FIVA selon une autre formule que celle qui a été trouvée. Actuellement, quand une victime est indemnisée par le FIVA, son indemnisation vaut désistement de la procédure en faute inexcusable qu'elle a engagée. Bien sûr, il fallait trouver un moyen pour faire en sorte qu'il n'y ait pas double indemnisation : cela n'a été jamais, bien entendu, la revendication des associations de victimes, mais nous aurions pu trouver une autre formule qui permette d'associer la victime et le FIVA dans le cadre d'une action récursoire, dans la mesure où elles auraient vu leur action reconnue comme recevable dans un système permettant, au travers de la reconnaissance de la faute inexcusable, l'action récursoire du FIVA. L'articulation qui a été trouvée n'était pas la bonne.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur adjoint - Le risque assurable dont vous avez parlé est-il bien la faute inexcusable ?

Me Jean-Paul Teissonnière .- Oui.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur adjoint - Cela peut donc être n'importe quelle faute et non pas uniquement celles qui concernent l'amiante.

Je vous pose cette question parce que mon collègue Dériot a rappelé le problème de Cherbourg, où une entreprise de chantiers navals, dont la direction et les actionnaires ont changé depuis l'époque, et qui n'a dû sa survie qu'à l'apport massif d'un actionnaire étranger, est poursuivie. Il ne faut pas se méprendre sur mon propos : je ne cherche pas à défendre l'employeur qui s'est rendu responsable de ce problème de santé, d'autant plus que je connais très bien le sujet par ailleurs pour avoir travaillé à la DCN de Cherbourg et vécu ce problème de l'amiante en direct. Simplement, dès l'instant où il n'y a pas eu d'assurance, cette entreprise risque aujourd'hui, avec cette nouvelle direction et dans de nouvelles conditions, de ne pas pouvoir continuer son activité. C'est une entreprise qui, au moment de l'utilisation de l'amiante, sortait environ un bateau tous les trimestres ou tous les deux mois et qui peine maintenant pour en sortir un tous les deux ans.

Que pouvez-vous répondre à cette difficulté ?

M. Alain Gournac .- Il a été dit qu'il était possible de s'assurer désormais.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Encore faut-il trouver des assureurs qui acceptent de le faire.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur adjoint - On nous a dit que les assureurs ne voulaient plus assurer.

Me Jean-Paul Teissonnière - Vous parlez de l'ex-DCN ?

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur adjoint - Non, des Constructions mécaniques de Normandie, mais cette question du changement de statut de la DCN est très intéressante et je l'ai posée accessoirement à Cherbourg. Je suis tombé par hasard sur une émission de LCI dans laquelle j'ai entendu M. Poimboeuf dire que la nouvelle DCN se retournait vers l'État, ce qui m'a fait bondir au plafond.

Ma question porte donc sur la pérennité des deux entreprises. Comment cela se passe-t-il dès lors que l'on entend dire que la nouvelle DCN, qui a maintenant des capitaux privés, considère que c'est l'État qui était responsable de la faute à ce moment-là alors que, pour les Constructions mécaniques, ce serait l'entreprise alors qu'il y a eu un changement d'actionnaire, dès l'instant où il n'y a pas eu d'assurance ?

Me Jean-Paul Teissonnière - A ma connaissance, en ce qui concerne la DCN, il s'agit effectivement d'une nouvelle entreprise et l'employeur responsable n'est pas cette entreprise créée récemment mais la DCN au moment où elle était une division du ministère de la défense, c'est-à-dire l'État. La question est donc réglée de ce côté : c'est l'État employeur qui supportera les conséquences des fautes qui ont été commises à l'époque.

Cela dit, sachant que les contaminations d'aujourd'hui sont les conséquences de fautes qui ont été commises il y a vingt, trente ou quarante ans et qu'un grand nombre des sociétés concernées n'existent plus - par exemple, on ne trouve plus une seule entreprise de réparation navale à Marseille -, lorsqu'il y a disparition des entreprises - c'est l'un des avantages de la sécurité sociale -, le compte spécial, c'est-à-dire la branche ATMP, là encore - et je ne le critique pas -, en supporte les conséquences.

De même, quand il y a substitution d'employeurs ou quand une contamination est intervenue chez plusieurs employeurs successifs ou quand plusieurs employeurs se sont succédé sur le même site avec des formes juridiques différentes, c'est encore une fois le compte spécial et la branche ATMP qui en supportent les conséquences. L'ancienneté de la contamination fait que, dans de très nombreux cas, et parfois pour de bonnes raisons, il y a mutualisation du risque au niveau de la branche ATMP.

Toutefois, il s'est ajouté à ces nombreux cas légitimes de mutualisation des risques la nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation, qui considère qu'en gros, il y a trente ans, quand la Caisse a instruit des dossiers de reconnaissance des maladies professionnelles, elle n'a pas respecté le principe du contradictoire. Dans 90 % des cas, quand l'employeur est bien défendu, ce qui lui arrive assez souvent, le tribunal considère que la faute inexcusable existe, mais que c'est malgré tout la branche ATMP qui le supporte.

Pour le petit nombre de cas qui restent et dans lesquels l'employeur pourrait payer, l'assurance, dont je parlais tout à l'heure, couvre les conséquences. Je conçois qu'il y ait des problèmes d'assurance à l'heure actuelle, mais ce n'est valable que dans un nombre limité de cas et il reste donc quelques entreprises qui doivent supporter les conséquences.

Finalement, il faut bien voir que la qualité du système de protection sociale a constitué un amortisseur considérable pour les conséquences économiques de la catastrophe de l'amiante sur les entreprises, tout simplement parce qu'il a manqué le deuxième volet : ce qu'on appelle l'action récursoire pour le FIVA et la question de la responsabilisation des entreprises dans le système de faute inexcusable, qui date, je le rappelle, d'une loi du 9 avril 1898.

Je ne peux qu'être frappé par cette situation. L'affaire de l'amiante a fait éclater un scandale dans un domaine dans lequel le scandale existait déjà et était latent. Nous avons, en effet, un système de réparation et d'indemnisation des maladies professionnelles qui date de plus d'un siècle et qui est basé sur le principe du compromis du 9 avril 1898 : celui du partage de responsabilités entre l'employeur et les salariés. Il me semble donc qu'il y a là une incitation à rouvrir ce dossier, au-delà de la question de l'affaire de l'amiante.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous l'avons bien noté.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous avez parlé de la « loi Fauchon ». Effectivement, un certain nombre d'interlocuteurs mettent en cause cette loi qui, selon eux, empêcherait la mise en cause des véritables responsables du drame de l'amiante. Partagez-vous ce point de vue et, si c'est le cas, une réécriture de la « loi Fauchon » vous paraît-elle envisageable ou nécessaire ?

Me Jean-Paul Teissonnière - La « loi Fauchon » a introduit une réforme pour répondre à un problème qui n'était pas forcément un faux problème. Je veux dire par là que les motivations pour lesquelles elle a ouvert le chantier des délits non intentionnels ne me semblent pas toutes mauvaises. En revanche, je pense que la réforme n'est pas bonne parce que la distinction entre auteur direct et auteur indirect n'est pas pertinente. En tout cas, ce n'est pas celle qu'il fallait introduire dans la réforme, le risque étant - si vous me passez l'expression - que l'auteur direct soit le « lampiste ».

Autrement dit, en protégeant, dans une certaine mesure, l'auteur indirect, on a privilégié la condamnation du lampiste ou, en tout cas, on a pris le risque de condamner le lampiste. Je n'étais donc pas partisan d'une distinction entre auteur direct et auteur indirect.

En revanche, il me semble qu'une réflexion sur la question de la causalité était nécessaire. Il y a deux systèmes de causalité en droit français.

Le premier est le système de l'équivalence des conditions, c'est-à-dire que tout responsable ou tout événement auquel on peut rattacher le préjudice permet également de rattacher une responsabilité et donc un système d'indemnisation. C'est un bon système en droit civil parce qu'il protège les victimes, mais ce n'est pas forcément le cas en droit pénal.

Le deuxième, en revanche, qui est celui de la causalité adéquate, c'est-à-dire, en d'autres termes, le fait de définir le fait déterminant ou la cause déterminante du préjudice, est un bon système en droit pénal et c'était sans doute celui sur lequel il aurait fallu travailler.

J'observe d'ailleurs que, dans certaines réquisitions des avocats généraux devant la Cour de cassation sur la question de l'application de la « loi Fauchon », certaines réflexions vont dans ce sens en indiquant qu'au travers de la causalité indirecte, c'est la question de la recherche de la cause déterminante qui est posée. Il me semble que nous avons une réflexion intelligente de la part des hauts magistrats sur l'application de la « loi Fauchon », mais le texte est beaucoup plus ambigu et incertain et je pense que les termes dans lesquels il a été adopté exposent, encore une fois, à une distinction dans les responsabilités qui n'est pas la bonne.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Sur ce point, Pierre Fauchon n'est pas ici - il est excusé car il est en déplacement pour le Sénat à l'extérieur -, mais il m'a dit - il vous le dirait sans doute encore plus directement s'il était là et même plus brutalement peut-être - que ce que vous dites sur le lampiste et l'auteur indirect est totalement pris en défaut par les condamnations et les réquisitions qui sont demandées dans le procès du tunnel du Mont-Blanc, qu'il a suivi personnellement. Il dit que, pour le conducteur, la réquisition est faible et qu'en revanche, pour les auteurs indirects, elle est plus lourde. Autrement dit, tout est relatif.

Me Jean-Paul Teissonnière - Pour le moment, la jurisprudence de la Cour de cassation à l'égard des employeurs est restée très ferme sur les questions d'accidents du travail et de maladies professionnelles. Je n'ai pas vérifié ce qui s'est passé sur ce dossier au regard de la « loi Fauchon », mais je suis tout à fait prêt à admettre que les magistrats font une application intelligente de ce texte.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Il n'est pas interdit d'être intelligent !

Me Jean-Paul Teissonnière - Le problème, c'est qu'il y a un contre exemple : l'affaire de l'amiante, qui nous intéresse aujourd'hui, et l'arrêt rendu par la chambre d'instruction de Douai, qui est extrêmement inquiétant.

Je ne pense pas que la « loi Fauchon » interdise les condamnations des responsables dans l'affaire de l'amiante. Elle les rend simplement plus problématiques, dans une distinction introduite par la « loi Fauchon » qui, à mon avis, n'était pas la bonne.

Dans le système ancien, avant la « loi Fauchon », la théorie de l'équivalence des conditions permettait, en ouvrant très largement l'arbre des causes, de remonter, dans l'affaire de l'amiante, à des centaines de responsables, ce qui est une bonne chose sur le plan de la responsabilité civile, parce qu'on a ainsi la garantie de trouver un responsable solvable auquel on allait pouvoir rattacher l'indemnisation de la victime, bien que, dans l'affaire de l'amiante, le problème se soit posé un peu autrement.

Par conséquent, sur le terrain civil, je suis pour la théorie de l'équivalence des conditions.

Sur le terrain pénal, le fait d'arroser très largement, si vous me permettez cette expression, et d'élargir le champ des responsabilités quasiment à l'infini dans des affaires de causalité complexes, comme celle de l'amiante, aboutit, dans une certaine mesure, à rendre le procès pénal impossible : il y a trop de responsables. En tout cas, le système ne permettait pas de disposer des instruments juridiques permettant de faire le tri et de trouver les responsabilités déterminantes. C'est la raison pour laquelle il me semble que, sur ces questions de responsabilité pénale, il faudrait trouver des critères permettant de distinguer, parmi toutes les causalités possibles, celles qui sont déterminantes et, à partir de là, de rendre son efficacité à l'action pénale.

A cet égard, la « loi Fauchon », qui voulait répondre à un vrai problème, a manqué son objectif dans une certaine mesure.

Enfin, à supposer, ce que je souhaite, que la « loi Fauchon » soit réformée, je ne vois pas bien comment on appliquerait la réforme à l'affaire de l'amiante. Il y a un vrai problème de non rétroactivité de la loi pénale. Bien entendu, on peut toujours se dire que, pour toutes les victimes actuelles, d'ores et déjà déclarées, on ferait application du texte de la « loi Fauchon », qui peut être considérée comme une loi pénale plus douce, et que, pour les victimes à venir après la réforme de la « loi Fauchon », on pourrait appliquer la nouvelle loi, plus sévère, mais je n'en suis même pas sûr. En effet, si la Cour européenne des droits de l'Homme était saisie, comme le fait fautif est antérieur à la modification de la loi...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - C'est-à-dire si vous appliquez le principe de causalité.

Me Jean-Paul Teissonnière - ...je ne suis pas sûr que, quand bien même les juridictions françaises appliqueraient la nouvelle loi, la Cour européenne nous interdirait de faire une application rétroactive dans une certaine mesure, compte tenu de l'ancienneté des faits.

L'affaire de l'amiante permet de poser la question de la « loi Fauchon », mais je ne suis pas sûr qu'une éventuelle réforme permette de résoudre la question, du moins pour les victimes de l'amiante. Elle ne pourrait le faire peut-être que pour d'autres contaminations qui viendraient plus tard.

M. Roland Muzeau .- Je vais poser deux ou trois questions quelque peu différentes.

Je souhaite revenir sur le rapport de la Cour des comptes qui, en soulignant la grande diversité des montants d'indemnisation accordés par les tribunaux, considère que c'est un facteur de développement des contentieux et qui, pour unifier la jurisprudence, avance une solution qui consisterait à centraliser le contentieux dans une cour d'appel unique. Pensez-vous que cette solution, qui prétend mettre un terme aux inégalités entre les victimes, soit de nature à améliorer la qualité des indemnisations perçues par les victimes de l'amiante, dans la mesure où le choix de la cour d'appel de regroupement, comme cela nous a été dit au cours de précédentes auditions, est bien évidemment déterminant ? Selon qu'on est jugé là ou ailleurs, le résultat est sans commune mesure ?

Outre le fait que cette mesure irait à l'encontre de l'objectif de proximité entre les plaignants, ce qui a été aussi souligné par les associations et les syndicats, c'est-à-dire l'éloignement du lieu du jugement pour les victimes et la justice, avez-vous des objections ou, tout au moins, un avis à formuler sur ces préconisations que nous sentons venir de la part de la haute juridiction ?

Sur le FIVA, quelles raisons expliquent le faible nombre de demandes de recours en subrogation ? Vous avez donné un certain nombre de pistes et émis un profond regret, mais, quand nous avons auditionné le FIVA, ses responsables nous ont dit qu'ils étaient prêts à le faire et qu'ils le souhaitaient mais qu'ils ne le pouvaient pas. Ils ont ajouté qu'ils avaient cinq juristes et qu'il leur en faudrait trente ou quarante pour faire un minimum de choses, sans même prétendre faire des choses extraordinaires.

Par conséquent, le caractère subrogatoire ne devient que théorique et cette possibilité est totalement virtuelle.

Outre cette décision qui serait à prendre de renforcer les moyens du FIVA sur le plan humain et matériel, dont on peut penser que, malheureusement, elle risque de ne pas être prise, vous semble-t-il possible de recourir à d'autres possibilités pour que ce caractère subrogatoire par l'un ou par l'autre soit effectif ?

J'avais également une question sur la « loi Fauchon », mais comme vous y avez répondu, je ne vous la poserai pas.

Enfin, vous avez abordé tout à l'heure la position du garde des sceaux. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette posture permanente du ministère de la justice - je ne parle pas du garde des sceaux actuel mais du ministère de la justice en général, quel que soit le ministre : depuis cette affaire de l'amiante, on en a vu passer quelques-uns - consistant à ne pas poursuivre et à ne pas donner instruction pour que les affaires qui sont aujourd'hui bloquées puissent avancer ?

Les associations de victimes et plusieurs organisations syndicales nous ont dit combien il était préjudiciable au fond, mais aussi du point de vue de la compréhension et sur le plan moral, de ne pas voir des fautes définitivement pointées et sanctionnées, dans la mesure où les entreprises qui ont travaillé avec l'amiante - elles n'ont pas toutes coulé et plusieurs d'entre elles, très importantes, vivent encore très bien - sont trop souvent exonérées de leurs responsabilités.

Me Jean-Paul Teissonnière - Votre première question porte sur l'harmonisation de la jurisprudence concernant l'indemnisation des victimes sur les recours FIVA.

Ce qui frappe à l'examen de la jurisprudence, c'est son hétérogénéité. Quand nous avons exercé des recours devant la quasi-totalité des cours d'appel, à l'exception de celle de Rennes qui considère que les recours doivent être rejetés dans leur globalité, nous avons constaté que pratiquement toutes les cours d'appel ont amélioré un certain nombre de chefs de préjudice et que ce ne sont jamais les mêmes. Je veux dire par là que nous avons une mosaïque de décisions dont il est très difficile de tirer des leçons.

Si je prends les contentieux semblables qui se sont développés jusqu'à présent, je pense au sang contaminé, mais on pourrait en évoquer d'autres, la cour d'appel qui a vocation à rassembler le contentieux, dans un domaine comme celui-là, serait la cour d'appel de Paris, ce qui pose avant tout un problème de moyens, parce que la catastrophe de l'amiante, par rapport à l'affaire du sang contaminé, représente au moins un coefficient 100.

On sait aussi que les cours d'appel se distinguent par des jurisprudences extrêmement différentes les unes des autres et que, si un choix différent du choix traditionnel, c'est-à-dire celui de la cour d'appel de Paris, était fait, on pourrait s'interroger sur les raisons pour lesquelles un choix pareil serait fait.

Ma réponse à votre question est donc finalement contenue dans la question que vous avez posée : il y a indiscutablement un problème de proximité par rapport à la justice. J'aurai donc tendance à considérer que le regroupement du contentieux à la cour d'appel de Paris correspondrait à une bonne solution pour les victimes, sous réserve de cette question de proximité dont nous parlions tout à l'heure, parce qu'il est vrai que les victimes qui sont regroupées dans une association nationale, ce qui n'est pas forcément le cas dans les autres contentieux - je pense à celui des accidents de la circulation, qui est beaucoup plus dispersé et pour lequel les victimes ne sont pas unies de la même façon -, font des comparaisons absolument insupportables. Il y a donc là un vrai problème d'harmonisation.

Par conséquent, je suis comme vous : je m'interroge. Sans doute faudrait-il envisager un regroupement du contentieux, sous réserve des problèmes de proximité et de moyens donnés à une cour d'appel qui verrait une sorte d'excroissance considérable de ses activités dans ce domaine particulier.

M. Roland Muzeau - N'y a-t-il pas une autre voie à explorer ? Comment expliquez-vous qu'une plaque pleurale soit ici mieux indemnisée qu'un cancer à l'autre bout du pays, d'après ce que nous ont dit nos interlocuteurs ? On peut comprendre qu'au début de ces affaires, il puisse y avoir des disparités conséquentes, mais les années passant, comment se fait-il qu'elles demeurent ?

Me Jean-Paul Teissonnière - J'ai pensé que la chambre civile de la Cour de cassation se saisirait de l'affaire de l'amiante pour intervenir enfin dans le domaine dont elle considérait qu'il relevait de l'appréciation souveraine des juges du fond, pour utiliser l'expression consacrée, et pour mettre un peu d'ordre dans les questions de l'indemnisation.

Jusqu'ici, les premiers arrêts, qui sont des rejets des pourvois formés par le FIVA, nous donnent satisfaction et nous attendons d'autres arrêts dans les semaines qui viennent concernant des pourvois faits par les victimes. La Cour de cassation répondra peut-être dans les semaines à venir, mais je ne suis pas sûr qu'elle le fasse dans le sens que j'évoquais tout à l'heure. En tout cas, si un retrait ou une confirmation de la Cour de cassation indiquait que tout cela relève de l'appréciation souveraine des juges du fond et qu'elle ne veut pas intervenir dans les critères d'indemnisation, en obligeant les cours d'appel à répondre à un certain nombre de conclusions que nous avons déposées, sans doute faudrait-il envisager la voie de l'harmonisation et du regroupement, avec les difficultés que nous avons évoquées tout à l'heure.

Vous avez posé ensuite une question sur le FIVA. Pour préciser ce que j'ai indiqué tout à l'heure, il me semble possible de faire en sorte que l'indemnisation de la victime par le FIVA ne rende pas son action en faute inexcusable irrecevable. En d'autres termes, je ne pense pas qu'un organisme centralisé à Paris, ou à côté de Paris, aurait la possibilité de mener des procédures en faute inexcusable devant chaque employeur à la place des victimes. On ne peut pas se mettre en permanence à la place des gens ou on le fait mal.

Il fallait donc laisser la victime continuer à mener son action en faute inexcusable en exigeant, comme on le fait dans les affaires d'accident où la caisse primaire d'assurance maladie qui a fait l'avance des frais est obligatoirement mise en cause dans les procédures en indemnisation contre le responsable, dans le cadre du jugement en faute inexcusable opposant la victime à l'employeur, que le FIVA, qui devenait partie jointe dans la procédure, récupère les sommes qu'il avait avancées, la victime pouvant, si elle obtenait au-delà, récupérer le solde des sommes mises à la charge dans le cadre de la procédure en faute inexcusable.

C'est un système très simple qui a été expérimenté à l'occasion des relations entre les victimes, la CPAM et les responsables dans les procédures pénales, et il était très facile d'adopter un système semblable qui aurait alors été efficace parce que les victimes auraient continué leurs procédures en faute inexcusable, ne serait-ce que pour leur donner la satisfaction morale de voir condamner le responsable.

Nous avions là un système simple qui associait la rapidité d'indemnisation, relative d'ailleurs, du FIVA et la possibilité pour la victime d'aller au bout de sa démarche judiciaire. En rendant irrecevable l'action des victimes, on a finalement privé le FIVA de toute capacité d'efficacité au regard de cette reconnaissance. C'est une modification du texte qui, me semble-t-il, serait encore possible.

M. Roland Muzeau - Tout à fait, et c'est la question que j'allais vous poser. Une telle modification, qui serait une autre voie pour recouvrer, au travers de la responsabilité, les sommes qui auraient été déjà versées par le FIVA, serait-elle souhaitable, sachant que, si le législateur décide de faire cette modification, elle est tout à fait possible ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Cela relèverait des tribunaux, quand même.

M. Roland Muzeau - A votre avis, ne se heurterait-elle pas, elle aussi, à d'autres obstacles européens ou autres ?

Me Jean-Paul Teissonnière - Pas du tout : le système est très simple. Prenons le parallèle des victimes indemnisées par la sécurité sociale dans le cadre d'un accident du travail qui est un accident de la circulation avec un tiers responsable. La victime a la possibilité de se constituer partie civile et la caisse primaire, qui est obligatoirement jointe à la procédure, récupère la totalité des sommes qu'elle a avancées à l'occasion de la procédure.

C'est donc un système très simple qui n'est susceptible d'aucune critique, même devant la Cour européenne des droits de l'Homme. Il s'agissait vraiment là d'un système simple qui n'a pas été adopté pour des raisons que j'ignore. Encore faut-il savoir quel but on a assigné au FIVA. S'il s'agissait de désencombrer des tribunaux, il fallait faire ce qui a été fait, mais si on poursuivait un but d'efficacité et de prévention, c'est autre chose. C'était, bien entendu, un choix politique.

M. Roland Muzeau - Je suppose que vous connaissez ces débats par coeur, mais je me souviens que, lorsqu'ils sont venus ici, c'était ma collègue Marie-Claude Beaudeau qui avait avancé ces questions. Nous nous étions opposés à l'interdiction d'aller au recours et il suffirait de relire les débats pour bien montrer que la question a été posée en son temps.

Me Jean-Paul Teissonnière - On a affiché le souci d'atteindre tous les objectifs en même temps alors qu'ils étaient inconciliables. Le FIVA ne peut pas servir à tout et je pense qu'il en a été fait une fausse évaluation. Lorsqu'on s'est dit qu'on allait désencombrer les tribunaux, on n'a pas compris à quel point la reconnaissance de la faute inexcusable était une satisfaction morale pour les victimes. C'est curieux, parce que c'est un texte archaïque qui, finalement, a retrouvé une sorte de légitimité, un peu à contretemps, en donnant aux victimes, symboliquement, la reconnaissance judiciaire de la faute de l'employeur et, en même temps, une forme d'indemnisation.

En coupant cette part du contentieux, on repose la question du terrain pénal de façon plus vive. On s'aperçoit que, comme d'habitude, quand on fait sortir un problème par la fenêtre, il rentre par la porte, ou inversement.

Vous avez posé une dernière question concernant les gardes des sceaux que je vais vous demander de reformuler.

M. Roland Muzeau - Pourquoi, selon vous, les gardes des sceaux successifs se refusent à donner des instructions ?

Me Jean-Paul Teissonnière - Il faut leur poser la question.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous allons le faire.

Me Jean-Paul Teissonnière - C'est un vrai problème. Vous vous souvenez de l'affaire impliquant des personnes qui ont été poursuivies parce qu'un ami était venu boire chez elles et qu'elles avaient essayé sans succès de le dissuader de prendre sa voiture. Peut-être fallait-il le faire - nous avons de nombreux exemples sur la question de la délinquance routière -, mais je pense que, sur les questions de ce qu'on pourrait appeler la délinquance industrielle, même si je ne veux pas criminaliser les catégories de population, de la même manière qu'on a une politique volontariste en matière de délinquance routière, avec quelques succès, si j'ai bien compris et si je lis les statistiques, je pense que cette question qui est posée au travers de l'affaire de l'amiante suppose qu'une politique volontariste soit également menée à ce sujet.

J'ai vu que vous aviez entendu le professeur Got. Je n'ai rien à ajouter à tout ce qu'il dit sur la question de la conscience du danger. Cela date de 1906 et on sait très bien cela. La conscience du danger était donc acquise et les textes existaient. Dans la loi du 12 juin 1893, qui est le premier texte sur la sécurité, on parle des machines dangereuses et des poussières industrielles, avec cet article lumineux dans lequel il est indiqué : « L'air des ateliers doit rester en permanence dans un état de pureté compatible avec le bon état de santé des ouvriers ». C'est une obligation de sécurité et de résultat qui a été rédigée en 1893, bien plus pertinente que le décret de 1977 sur l'amiante et le reste.

Nous disposions d'instruments juridiques, compte tenu des connaissances techniques de l'époque, et les questions concernant la conscience du danger ont été réglées très tôt. Ce qui me frappe, c'est que les instruments existaient et qu'ils n'ont pas fonctionné. La grande question qui est posée au travers de l'affaire de l'amiante est de savoir pour quelle raison ils n'ont pas fonctionné, de même que toutes les institutions de veille sanitaire : inspection du travail, INRS, etc. Cela pose la question d'une politique volontariste dans le domaine de la sécurité au travail.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Très bien. Nous vous remercions beaucoup pour ces réponses très précises.

Audition de M. Alain SAFFAR,
sous-directeur de la justice pénale spécialisée à la direction des affaires criminelles
et des grâces au ministère de la justice
(11 mai 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci, monsieur, d'avoir accepté cette audition devant la mission sénatoriale sur l'amiante. Nous avons consacré cet après-midi à l'aspect judiciaire de ce sujet, dont nous n'aurons évidemment jamais fait le tour mais qui suscite beaucoup de questions de notre part.

Comme nous le faisons habituellement, je vous proposerai de commencer par un bref exposé en quelques minutes, à moins que vous préfériez répondre tout de suite à nos questions.

M. Alain Saffar - Si vous avez déjà abordé le sujet, nous pourrions peut-être passer directement aux questions plus spécifiques.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Très bien. Nous allons demander à monsieur le rapporteur, Gérard Dériot, de poser les premières questions.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.

Premièrement, pourriez-vous nous rappeler les principes généraux de la responsabilité en matière d'amiante au plan administratif, civil et pénal ?

Deuxièmement, selon les associations de victimes telles que l'ANDEVA, le FIVA qui, outre sa mission d'indemnisation, doit également engager des actions subrogatoires, ne remplirait pas cette seconde mission parce qu'il manquerait de moyens, mais aussi parce que la tutelle, c'est-à-dire l'État, ne semble pas faire une priorité de cette mission. Quelle est donc l'appréciation du ministère de la justice sur ce point et quelle est également sa position sur l'idée de regrouper le contentieux relatif aux offres d'indemnisation du FIVA auprès d'une cour d'appel unique afin de remédier à l'hétérogénéité des décisions rendues par les tribunaux ?

M. Alain Saffar - Je commencerai par la question des principes généraux de la responsabilité en matière d'amiante. Ils ne diffèrent pas sensiblement de ceux qui régissent ordinairement tout ce qui concerne les risques, les blessures ou les homicides involontaires.

La première chose qui est prévue par les textes, c'est que tout le monde a droit à la protection de sa santé. Une fois que ce postulat est posé, on peut aller rechercher les responsabilités, selon leur type, devant les différents ordres de juridiction et selon les critères classiques de la responsabilité.

Je vais vous parler très directement de la responsabilité pénale, puisque je suis à la direction des affaires criminelles et des grâces, même si j'ai pris la précaution de me renseigner pour ce qui concerne les questions qui sont posées devant les tribunaux des affaires de sécurité sociale et les éléments relatifs au FIVA.

Sur les responsabilités pénales en la matière, on n'a pas épuisé les cas de figure quand on a dit qu'il y avait un problème d'amiante. En effet, vous pouvez avoir une responsabilité qui est recherchée, par exemple, par un salarié qui a travaillé au profit d'un employeur dans un milieu amianté, ce qui est le premier cas de figure. Vous pouvez aussi avoir le cas de figure de la personne qui a travaillé ensuite au désamiantage - à cet égard, on a souvent des situations qui entraînent plus facilement la mise en oeuvre de la responsabilité. Enfin, on peut avoir quelqu'un qui n'a pas travaillé directement avec le produit mais qui y a simplement été exposé dans un environnement amianté, par exemple parce que, dans son bureau, il y en avait dans le faux-plafond).

En matière de responsabilité pénale des chefs d'entreprise qui ont fait travailler l'amiante par des ouvriers, un certain nombre de procédures ont été portées devant les juridictions pénales, mais nous n'en connaissons pas le nombre total au ministère de la justice. L'organisation décentralisée des parquets fait que ne remonte pas à la chancellerie l'ensemble des infractions et des enquêtes qui sont menées sur le territoire national.

Pour l'essentiel, puisque nous avons sensibilisé les parquets sur ce point, dès lors que des informations judiciaires sont ouvertes, c'est-à-dire dès lors qu'un juge d'instruction a été saisi, il est vrai que les parquets pensent à faire remonter l'information afin que nous puissions suivre l'évolution de l'instruction.

Je peux dire qu'une soixantaine d'affaires ont été suivies à la chancellerie pour ce type de situation, dont un certain nombre se sont achevées par des non-lieux, et nous en suivons actuellement une vingtaine.

Les non-lieux sont motivés de façon très diverse : ils n'ont pas qu'un seul motif de prononcé. Tout d'abord, on a souvent affaire à des faits très anciens et à des expositions très longues, ce qui, du point de vue de la recherche des preuves, n'est pas toujours de nature à faciliter la tâche. Quand on a du mal à établir l'exposition précise dans une ambiance amiantée, c'est au stade de la preuve que la victime ou la personne qui se présente comme telle aura du mal à faire valoir ses droits.

Ensuite, quand bien même elle aurait réuni ces preuves par une série de témoignages, on peut se heurter au décès de la personne qui a été mise en cause, ce qui entraîne l'extinction de l'action publique à son égard. On ne peut plus alors rechercher sa responsabilité pénale. Le cas n'est pas rare puisque, une fois de plus, on fait souvent référence à des expositions anciennes et à des chefs d'entreprise qui ne sont plus là.

Par ailleurs, il se pose un certain nombre de situations et de problèmes de prescription de l'action publique. Vous savez qu'après qu'une infraction a été commise, il s'écoule un certain délai, variable selon la nature de l'infraction, au terme duquel on ne peut plus engager de poursuites pénales. C'est la prescription. Pour l'homicide et la blessure involontaires - je postule qu'en matière de blessure involontaire, les interruptions totales de travail sont supérieures à trois mois et qu'il y a donc matière à délit -, qui sont délictuels, le délai de prescription est de trois ans.

Par conséquent, dès lors qu'une victime est décédée, si elle n'avait pas engagé l'action au pénal avant son décès ou si ses ayants-droit n'engagent pas l'action au pénal dans le délai de trois ans, on va lui opposer la prescription. C'est aussi l'un des motifs d'opposition et de non-lieu dans ce type de dossier.

Enfin, j'en arrive à une question qui, je le sais, intéresse grandement la mission : celle de l'application de la loi du 10 juillet 2000 aux faits de l'espèce. Pour l'heure, nous n'avons pas encore de décision spécifique faisant le lien entre l'existence de cette loi et le sort des procédures liées à l'amiante. Nous avons des décisions de juges d'instruction et de chambres de l'instruction, mais nous n'avons pas encore eu de position de la Cour de cassation sur ce domaine particulier.

Je fais référence à une procédure qui a eu lieu devant la juridiction d'instruction de Dunkerque qui s'est terminée par un non-lieu. Une chambre d'instruction de la cour d'appel de Douai a confirmé ce non-lieu et un pourvoi en cassation n'a pas encore été jugé par la Cour de cassation. C'est bien un dossier qui a un lien intime entre le décès d'une victime suite à son exposition à l'amiante et l'application de la « loi Fauchon ».

La chambre de l'instruction, dans ce cas d'espèce, a clairement dit qu'elle ne condamnait pas parce que la loi était venue mettre des conditions supplémentaires à la responsabilité pénale du chef d'entreprise et, plus généralement, de ceux qui ont une responsabilité indirecte dans la survenance des dommages et des préjudices.

Nous avons essayé de suivre le nombre de condamnations prononcées par les juridictions pénales en matière d'homicides et de blessures involontaires dans le cadre du travail pour voir si un changement était intervenu après l'intervention de la « loi Fauchon ». Il y a eu effectivement un décrochage puisque, avant cette loi, il y avait environ 700 condamnations par an et qu'ensuite, on a atteint un point d'équilibre entre 450 et 500.

Cependant, d'une part, on continue de condamner en matière de blessures ou d'homicides involontaires en droit du travail - la « loi Fauchon » n'a pas éteint les contentieux ; d'autre part, antérieurement à la loi et au décrochage que j'ai noté, il y avait déjà un mouvement de reflux du nombre de condamnations. Le nombre de condamnations a chuté un peu plus brutalement, mais il y avait déjà un certain reflux, peut-être du fait de mouvements pendulaires, mais ce n'est qu'une interprétation personnelle : dans son ensemble, collectivement, la magistrature était allée assez loin et, ensuite, assez naturellement, quand bien même la loi ne serait pas intervenue, on a eu un mouvement inverse parce que des débats se font et qu'on se dit qu'on n'ira plus jusque là.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Que pensez-vous de l'opinion selon laquelle le FIVA n'engage pas des actions subrogatoires, sans doute par manque de moyens, mais aussi parce que la tutelle, c'est-à-dire l'État, ne semble pas faire une priorité de cette mission ?

M. Alain Saffar - Sur les recours subrogatoires du Fonds, je dirai tout d'abord que le FIVA a dû répondre à 20.000 demandes et qu'il a été fait 12.000 offres d'indemnisation qui ont été acceptées à 95 %.

Dès son installation, le Fonds s'est préoccupé de traiter de la manière la plus rapide et la plus humaine possible les demandes d'indemnisation.

En revanche, les recours subrogatoires ne constituent pas toujours une forme d'action appropriée pour le FIVA.

D'une part, en effet, aux termes de l'article 40 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 1999, toute action récursoire du Fonds à l'encontre de l'employeur, concernant une maladie reconnue entre 1947 et 1999, est sans réelle portée dans la mesure où même en cas de reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur, c'est la branche accidents du travail et maladies professionnelles qui supporte définitivement la charge de l'indemnisation de l'exposition à l'amiante.

D'autre part, même lorsque la maladie a été reconnue après cette période, le recours subrogatoire à l'encontre des petites et moyennes entreprises a des effets limités, compte tenu des modalités de calcul des cotisations participant au financement de la branche accidents du travail et maladies professionnelles.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quelle est la position du ministère de la justice sur l'idée de regrouper le contentieux relatif aux indemnisations du FIVA auprès d'une cour d'appel unique afin d'éviter l'hétérogénéité des décisions ?

M. Alain Saffar - Un tel regroupement serait intéressant, il permettrait certainement d'éviter les différences d'appréciation par les cours d'appel. Je sais d'ailleurs que, dans le cadre de la préparation de la loi de financement de la sécurité sociale à venir, on réfléchit à cette possibilité de regroupement. Elle est envisagée, mais ce ne serait pas une mesure simplement ponctuelle et isolée ; elle serait inscrite dans les mesures plus générales visant à favoriser l'indemnisation des victimes.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je reviens sur la « loi Fauchon ». Vous savez qu'à l'origine, cette loi a été faite pour venir en aide aux élus. Du coup, elle a été quelque peu détournée, dans sa finalité, par des sujets comme ceux-là. Pensez-vous qu'il soit nécessaire de revenir quelque peu sur cette loi pour éviter de telles dérives ?

M. Alain Saffar - Je ne sais pas si on peut dire qu'elle a été détournée.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je veux dire que l'application a été manifestement élargie en dehors de ce pour quoi elle a été faite.

M. Alain Saffar - Elle est faite en des termes très généraux qui doivent s'appliquer à de multiples cas, même à celles qui n'ont pas été envisagées initialement. Je ne pense d'ailleurs pas qu'il aurait été possible de faire une loi spécifique pour les élus.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Tout à fait, mais Dieu sait qu'à l'époque, nous avons suffisamment entendu que nous nous protégions nous-mêmes !

M. Alain Saffar - C'était une chose non pas prévisible mais que nous pouvions envisager. Dès lors que nous avons une loi qui venait, pour les cas de responsabilité indirecte, poser la nécessité d'une faute spéciale plus grave, il était normal qu'à un moment ou un autre, ceux qui sont dans cette situation, même s'ils ne sont pas élus, puissent en bénéficier.

En fait, la loi trouve elle-même un équilibre entre la volonté, d'un côté, de ne pas pénaliser à l'excès la vie sociale, d'une manière générale, qu'elle soit publique ou privée, et tous les comportements et, de l'autre, de faire en sorte que les gens qui sont dans des postes à responsabilités puissent les exercer : ils ont des pouvoirs particuliers pour cela et ils doivent assumer ces responsabilités. La loi trouve un équilibre entre ces deux écueils et il n'est pas envisagé d'en changer pour l'instant.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Très bien. Je laisse la parole à mes collègues.

M. Roland Muzeau - Plusieurs de nos auditions ont fait état de griefs adressés au garde des sceaux, non pas en tant que personne mais en tant qu'institution, et il était indiqué que, depuis la modification du code de procédure pénale, qui est revenu sur la hiérarchie des parquets, le garde des sceaux peut donner des instructions aux procureurs généraux. Cela a été mis en avant par nombre d'associations de victimes et de syndicats pour exiger que soient débloquées des affaires qui n'avancent pas aujourd'hui. A cet égard, l'attitude du gouvernement a été extrêmement critiquée au motif qu'il faisait tout ce qu'il pouvait pour que ces affaires n'avancent pas puisque, d'après eux, aucune instruction émanant du garde des sceaux n'a été adressée au parquet pour relancer ces affaires.

Quelle est la raison de ce blocage que l'on pourrait qualifier d'institutionnel alors même que les possibilités existent et qu'elles sont unanimement réclamées par les associations de victimes et les organisations syndicales ?

M. Alain Saffar - Les instructions qui peuvent être données par le garde des sceaux aux parquets sont prévues par le code de procédure pénale et elles tendent à l'engagement de poursuites, ce qui va dans le sens qui est souhaité par les victimes.

Par ailleurs, ainsi qu'il l'a annoncé très récemment, le garde des sceaux a souhaité que puissent être regroupées les affaires concernant l'amiante auprès des juridictions que l'on appelle les pôles santé et qui se trouvent à Paris et à Marseille. Les instructions viennent de partir il y a peu.

Jusqu'à la loi du 9 mars 2004, que nous appelons dans notre milieu la « loi Perben II » et qui, pour cette partie, est entrée en application le 1 er octobre 2004, il n'était pas possible de procéder au regroupement auprès des pôles santé parce que, jusque là, ceux-ci étaient compétents en matière de produits de santé ou de produits destinés à l'alimentation. L'amiante n'étant ni un produit de santé ni un produit destiné à l'alimentation, ce n'était pas possible. Désormais, la loi du 9 mars 2004 vient étendre la possibilité de saisine des pôles santé, dans ce cas précis, aux produits qui exposent durablement la santé de l'homme à des dommages.

Elle est entrée en vigueur le 1 er octobre 2004 et des instructions viennent de partir pour qu'il soit procédé à des regroupements auprès des pôles santé de Paris et de Marseille.

M. Roland Muzeau - Vous voulez dire que c'est très récent ?

M. Alain Saffar - Tout à fait. Cela a été signé hier ou aujourd'hui. C'est vraiment très récent. Ce sont des instructions du directeur des affaires criminelles et des grâces et cela va dans le sens qui était souhaité par les associations.

M. Roland Muzeau - On a bien fait de vous voir aujourd'hui.

Mme Marie-Christine Blandin - Je n'avais pas de question à poser, mais cette information m'en suggère une. Ces pôles seront-ils étoffés en ressources humaines et en moyens ? En effet, à ma connaissance, le pôle santé parisien croule déjà sous les dossiers. Il ne sera donc pas facile pour lui de se saisir de tout ce qui se passe en France si on ne lui affecte pas de nouveaux moyens.

M. Alain Saffar - Un signal devait être envoyé et nous avons donc procédé à ce regroupement. Quant à la question des moyens, il n'a pas fallu longtemps pour la poser puisque cela a été signé vraisemblablement hier, ou même aujourd'hui, mais il faudra évidemment y répondre. Simplement, je ne pourrai pas le faire aujourd'hui.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - A Marseille, le pôle santé n'existe pas encore.

M. Alain Saffar - A Marseille, le pôle santé existe, mais il ne traite pour l'instant que des affaires marseillaises, c'est-à-dire qu'il n'a pas encore été saisi de procédures qui arriveraient d'autres cours d'appel.

M. Gérard Dériot, rapporteur - De Cherbourg, par exemple ?

M. Alain Saffar - Les affaires de Cherbourg seront rattachées à Paris. Le découpage n'est pas équitable entre Paris et Marseille : Paris couvre une très grande majorité du territoire national et Marseille n'a finalement une compétence que sur un grand quart sud-est, en englobant Lyon.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Il reste la question de la citation directe. Vous paraît-il possible de recourir à la procédure de la citation directe dans l'affaire de l'amiante ?

M. Alain Saffar - Comme je l'ai dit, sur l'affaire de l'amiante, nous n'avons pas épuisé tous les cas de figure. Si on est dans le cadre de la recherche de responsabilité des chefs d'entreprise parce que, pendant de très longues années, les salariés ont été exposés, il est nécessaire d'avoir une technicité et une recherche tellement approfondies qu'on ne peut pas se passer d'ouvrir une information et donc de saisir un juge d'instruction.

En revanche, il y a eu des procédures et même des condamnations en matière d'amiante pour des faits beaucoup plus simples, c'est-à-dire dans le cadre de travaux de déflocage, par exemple après la constatation que les ouvriers étaient insuffisamment protégés, et l'établissement de procédures pour mise en danger de la vie d'autrui et pour violation des instructions du code du travail. Il y a déjà eu des condamnations à ce sujet.

Dans ce cadre, on peut envisager, compte tenu de la facilité de la constatation, d'utiliser la citation directe, mais, pour le reste, c'est beaucoup trop compliqué et il faut passer par l'instruction, ce qui implique nécessairement plus de temps.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Très bien.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - S'il n'y a plus d'autres questions, nous vous remercions infiniment.

Audition de Mme Marie-Odile BERTELLA-GEFFROY,
juge d'instruction, vice-présidente coordinatrice du pôle santé publique de Paris
(11 mai 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous remercie, madame, d'avoir accepté cette audition devant la mission commune d'information sur le bilan et les conséquences de la contamination par l'amiante.

Nous allons essayer de creuser avec vous l'aspect judiciaire. Nous avons déjà vu beaucoup des autres aspects de ce dossier complexe, mais l'aspect judiciaire nous intéresse évidemment au plus haut point et, surtout, intéresse beaucoup les victimes, comme vous l'imaginez. Nous aimerions donc avoir votre point de vue.

Voulez-vous commencer par un bref exposé ? Comment souhaitez-vous procéder ?

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - Je n'ai rien préparé car je ne savais pas ce que vous alliez me demander. J'ai simplement imaginé que ce serait la responsabilité pénale.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Tout à fait. Je vais demander à Gérard Dériot, notre rapporteur, de vous poser des questions, après quoi elles pourront être complétées par M. Godefroy, rapporteur-adjoint, et moi-même si besoin était.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Merci, madame, d'avoir répondu à notre invitation. Je souhaiterais tout d'abord que vous nous rappeliez les principes généraux de la responsabilité en matière d'amiante sur les plans administratif, civil et pénal.

Par ailleurs, selon les associations de victimes de l'amiante, telle que l'ANDEVA, le FIVA qui, outre sa mission d'indemnisation, doit également engager des actions subrogatoires, ne remplirait pas cette seconde mission non seulement parce qu'il manque de moyens mais aussi parce que la tutelle, c'est-à-dire l'État, ne semble pas faire une priorité de cette mission. Quelle est votre appréciation sur ce point ?

Enfin, quelle appréciation portez-vous sur l'idée de regrouper le contentieux relatif aux offres d'indemnisation du FIVA auprès d'une cour d'appel unique afin de remédier à la diversité des décisions qui sont rendues par les tribunaux ?

Voilà les trois questions que je tenais à vous poser dans un premier temps.

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - Je suppose que mes propos seront diffusés sur Internet à partir du compte rendu de cette audition. Étant, comme juge d'instruction, liée par le secret de l'instruction, je ne peux pas parler du fond des trois affaires en cours à mon cabinet concernant des victimes de l'amiante, notamment de celle concernant l'université de Jussieu. Bien entendu, je peux en parler sur le plan procédural, mais sans donner de précisions sur les trois mises en examen de personnes morales qui sont parues dans la presse.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Vous pouvez en parler si vous le souhaitez pour illustrer votre propos, mais nous ne le mettrons pas au compte rendu si vous le demandez.

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - De toute façon, je suppose que le compte rendu me sera soumis.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Normalement, ce n'est pas l'usage, mais vous nous direz ce qui est "off" et nous ne le mettrons pas au compte rendu.

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - Tout d'abord, je ferai un petit rectificatif : je ne suis pas directrice du pôle santé publique au parquet de Paris ; je suis comme juge d'instruction, juge du siège et non du parquet et je suis coordinatrice du pôle santé « siège ». En effet, il y a un pôle santé « parquet » et un pôle santé « siège ». Les affaires de santé publique ont été regroupées à l'annexe du pôle financier, rue des Italiens, au moment de la mise en place du pôle santé au tribunal de grande instance de Paris, en septembre 2003. La section du parquet qui se trouvait dans les locaux de cette annexe financière avait comme chefs de compétence, notamment, les fraudes, les infractions à la consommation, le droit du travail et le droit de l'environnement, et a conservé ces compétences en y ajoutant toutes les affaires de responsabilité médicale individuelle et collective traitées jusqu'alors au Palais de Justice, étant précisé que le dossier de l'amiante à Jussieu fait partie de ces anciennes compétences et était donc traité, avant la création du pole de santé, par un juge financier.

Je précise que, si sa mise en place a été faite par le tribunal, en septembre 2003, le pôle santé a été créé par la « loi Kouchner » du 4 mars 2002.

Nous sommes trois juges d'instruction et sept substituts, le chiffre sept correspondant en fait à un seul substitut supplémentaire sur ces affaires de santé publique et de responsabilité médicale, ce qui paraît dérisoire. J'ajoute que, sur ces trois juges d'instruction, l'un a conservé un grand nombre d'affaires d'escroqueries et d'abus de confiance dont il était déjà saisi.

J'ai parlé uniquement de la responsabilité pénale, mais je vais également vous faire un bref exposé de la responsabilité sur le plan administratif et civil, sachant que vous avez sans doute déjà quelques notions.

Sur le plan administratif, les tribunaux administratifs, les cours administratives d'appel et le Conseil d'État en dernier ressort, statuent sur la responsabilité de l'administration et de l'État.

Tout ce qui est justice civile concerne l'indemnisation des victimes. Mais aujourd'hui, le FIVA est compétent pour ces indemnisations. Je n'ai pas de compétence civile, mais je préside une commission d'indemnisation des victimes d'infractions (CIVI), juridiction civile, une fois par mois, au tribunal : certaines demandes d'indemnisation des victimes de l'amiante étaient audiencées devant cette commission avant la création du Fonds.

De fait, je présidais une CIVI le jour de la création du Fonds d'indemnisation alors qu'étaient audiencées des affaires d'amiante : l'avocat des victimes a indiqué, en conséquence, qu'il retirait ses demandes devant la CIVI pour les présenter devant ce nouveau Fonds. Les demandes d'indemnisations sont traitées, depuis la promulgation de cette loi, par le FIVA et les recours sont audiencés vers les juridictions civiles d'appel, notamment à Paris devant la première chambre civile de la cour d'appel.

Pour ma part, j'estime qu'il serait d'une bonne administration de la justice qu'il n'y ait qu'une seule chambre spécialisée sur le territoire français. En effet une spécialisation des magistrats est nécessaire, et bien sûr, des moyens qui, pour l'instant, n'existent pas pour le civil. Il y a également des différences de décisions assez importantes sur les montants d'indemnisation entre les cours d'appel, chacune étant indépendante. Il n'y a donc pas d'harmonisation possible de toutes les décisions des cours d'appel.

Je précise, en effet, qu'à Paris, il y a un certain nombre de dossiers d'amiante, mais qu'il y en a aussi à Brest, à Clermont-Ferrand, à Dunkerque, à Caen et ailleurs, c'est-à-dire beaucoup d'affaires également en province.

Il serait donc intéressant qu'une cour d'appel unique soit compétente en ce domaine. Cela dit, ce serait un poids énorme pour une chambre de cour d'appel, de même que si, comme l'a demandé M. Perben, d'après la presse, les dossiers d'amiante initiés au pénal sur le territoire français étaient centralisés au pôle santé. Il faudrait lui accorder alors des moyens importants.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint - C'est ce qui nous a été confirmé il y a un instant par M. Saffar.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Il a dit que cela avait été décidé et que ce serait centralisé à Paris et à Marseille. C'est une décision qui a été prise hier.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Marseille s'occuperait du sud-est et Paris de tout le reste.

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - Cela correspond en fait à nos compétences : Marseille a sept cours d'appel et Paris en a 24. C'est donc décidé, si je comprends bien. Il est bien que je sois venue !... (Sourires)

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous vous avons appris quelque chose. Cela a été dit juste avant votre arrivée.

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy .- J'avais vu dans la presse que M. Perben le souhaitait. Mais M. Saffar vous a-t-il parlé des moyens ?

M. Gérard Dériot, rapporteur - Il n'était pas compétent pour en parler.

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - Personne n'est jamais compétent pour cela. C'est vraiment désespérant ! En tout cas, cela va représenter un travail colossal. Il faut savoir que, dans le dossier de l'amiante de Jussieu, j'ai déjà plus de cent victimes, ce qui implique autant de saisies de dossiers médicaux, d'expertises médicales, de contre-expertises quand il le faut et d'établissement des liens de causalité entre les pathologies et l'amiante et entre celles-ci et les fautes susceptibles d'être relevées. Dans le cas de l'amiante, il n'y a pas tellement de difficulté pour l'établissement du lien de causalité avec l'amiante elle-même, mais il faudra relier une contamination avec tel responsable pendant telle période. Et comment déterminer la période de contamination ? Il faut savoir que nous sommes déjà très chargés à Paris avec de nombreuses autres affaires de santé publique, par exemple, Tchernobyl, la vache folle, l'hormone de croissance. Ce sont des dossiers difficiles de par le nombre de victimes et l'ampleur des investigations. Nous n'avons pas de moyens suffisants.

Je vous indique un simple point sur les moyens : avant la création du pôle santé, il y avait deux groupes de sept officiers de police judiciaire (OPJ) à la brigade de police spécialisée alors qu'aujourd'hui, il n'y a plus qu'un seul groupe avec quatre OPJ. C'est vraiment catastrophique. La commission rogatoire de l'amiante n'est même pas attribuée à un OPJ depuis plusieurs mois, dans la mesure où celui qui en était chargé est devenu chef de service et ne fait plus de procédure.

Le pénal est particulier dans ces affaires de santé publique dans la mesure où, pour les victimes, c'est souvent le dernier recours et la seule façon pour elles, même quand elles sont indemnisées, d'obtenir une transparence sur les éventuelles responsabilités en cause, sachant que c'est souvent celle de l'État qui est mise en cause par les plaignants pour des retards de prise de décision dans la protection de la santé publique.

En ce qui concerne l'amiante et l'éventuelle responsabilité de représentants de l'État, ce sont des investigations qui doivent remonter même antérieurement à 1977. Dans le cas de Jussieu, par exemple, la construction a été initiée en 1965 et c'est donc à partir de cette période que les salariés qui ont les pathologies les plus graves actuellement ont pu être contaminés, d'autant plus qu'on construisait les autres bâtiments et que les personnes qui travaillaient déjà à Jussieu, comme les professeurs ou les personnels administratifs, respiraient l'amiante provenant de ces bâtiments en construction.

C'est un travail d'archiviste, que j'ai déjà fait par exemple pour le sang contaminé ou pour l'hormone de croissance. Ce sont des investigations assez lourdes à effectuer notamment aux Archives nationales et dans les administrations concernées : la DGS, la direction du travail, l'INRS, entre autres, pour l'amiante.

Il s'agit là de la responsabilité pénale du chef de blessures involontaires ou d'homicides involontaires et non pas de mise en danger de la vie d'autrui, qui date du 1 er mars 1994. Ce sont donc seulement des personnes physiques qui peuvent être mises en cause, ce qui est très difficile puisque tout dépend des responsabilités des personnes physiques à telle période et de la question de savoir si on peut déterminer la date de contamination ou non.

Je peux vous citer un exemple sur Jussieu. Une grande partie des présidents et recteurs ont été entendus par la police et s'il y avait une responsabilité à rechercher en ce qui les concerne, il faudrait faire le lien entre la période pendant laquelle ils étaient présidents ou recteurs, leur éventuelle non-prise de décision et la pathologie de telle ou telle personne.

Le pénal n'est pas en fait très adapté à ces affaires de santé publique, comme j'ai eu l'occasion de le dire, au Sénat, à M. Fauchon qui m'avait déjà invitée.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Il est en mission à l'étranger et il vous prie de l'excuser de ne pas pouvoir être présent.

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - Il m'avait questionnée là-dessus et je lui avais répondu.

Je ne sais pas si j'ai répondu à toutes vos questions.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint - Vous dites que le pénal n'est pas adapté. Pouvez-vous être plus précise ?

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - Le droit pénal n'est pas adapté parce que, pour reprendre l'exemple de Jussieu, les infractions qui ne sont pas prescrites sont seulement les homicides involontaires, les trois ans de prescription débutant alors à la date du décès, et les blessures involontaires, ces trois ans débutant du dernier certificat médical datant de plus de trois mois. Ce sont donc les seules infractions non prescrites, alors que, si on se reporte aux années 1970, toutes les autres infractions éventuelles seraient bien sûr prescrites.

Pour ces infractions d'homicide involontaire ou blessures involontaires, il faut bien sûr qu'il y ait une faute, un dommage et, surtout, un lien de causalité entre la faute et le dommage. On a les dommages, on recherche les fautes à l'instruction, s'il y en a, mais c'est dans le lien de causalité que réside la grande difficulté dans les affaires de santé publique. Il est normal qu'il faille établir un lien de causalité entre un dommage et une faute, mais c'est vraiment difficile comme pour l'amiante de préciser une période de contamination.

Dans l'exemple de l'hormone de croissance, on sait par exemple que la contamination a lieu pendant une période de deux ans, ce qui est plus facile. Seulement, comme il y a des hormones d'origine bulgare ou française, si on ne peut pas déterminer si ce sont les premières ou les deuxièmes qui sont concernées par les contaminations, les responsabilités seront différentes selon que ce seront les achats en Bulgarie ou les prélèvements en France qui pourraient être en cause.

C'est pourquoi je dis que le droit pénal n'est pas adapté, prescription, lien de causalité, la troisième difficulté se trouvant être le manque de moyens, que ce soit à l'instruction ou au parquet. Les quatre OPJ déjà mentionnés sont nettement insuffisants.

Certes, il vient d'être créé l'Office central de la répression des atteintes à l'environnement et à la santé publique, qui est dirigé par la gendarmerie, et j'espère beaucoup que cet office acceptera, pour l'amiante, d'être co-saisi avec la police. J'ai déjà un accord de principe sur ce point.

Voilà ce que je peux dire sur le plan de l'inadaptation du droit pénal. Cela concerne non seulement l'instruction mais aussi la chambre de l'instruction saisie de tous les appels des ordonnances du juge d'instruction et le tribunal correctionnel pour l'audience publique. On a vu, avec l'affaire du tunnel du Mont-Blanc, combien il était difficile, pour une petite juridiction, de s'adapter à ce type de procès, et je pense que, pour l'hormone de croissance, ce sera la même chose. Même à Paris, il est très difficile pour la juridiction de jugement et les chambres de l'instruction d'absorber ce type d'affaires.

Le sang contaminé en est un exemple frappant. J'avais rendu à la fin de mon instruction une ordonnance de transmission de pièces à la chambre de l'instruction - c'était en mars 1999 - après cinq ans d'instruction, et le dossier a été transmis à la chambre de l'instruction qui a rendu une première décision au bout d'un an et demi. Il y a eu alors un pourvoi en cassation du parquet général sur la décision de la chambre d'instruction, puis, après cassation, un retour à une autre chambre d'instruction de la cour d'appel de Paris, ce qui a pris encore un an et demi et, au bout de quatre ans, la Cour de cassation, à nouveau saisie par le parquet général, a statué.

Ce sont des lenteurs inhérentes à la justice parce qu'il y a l'exercice des droits de la défense, et une charge de travail très importante pour chaque magistrat, que ce soit au niveau de base, où je suis, au niveau correctionnel, pour la présidence d'audience, au niveau de la chambre de l'instruction, lorsqu'il y a des appels des ordonnances du juge d'instruction, et, enfin, au niveau de la Cour de cassation.

Je dis qu'effectivement le pénal est le dernier recours, mais qu'une autre solution pourrait être de traiter des affaires nouvelles de santé publique par des commissions d'enquêtes indépendantes et titulaires de vrais pouvoirs d'investigation comme il en existe aux États-Unis.

Je signale que les affaires de santé publique que le pôle santé traite actuellement sont des affaires très anciennes comme l'amiante, Tchernobyl, qui date de 1986, l'hormone de croissance, de 1983 à 1985, et le sang contaminé, de 1983 à 1985.

M. Gérard Dériot, rapporteur - ...en espérant qu'il n'y en ait pas d'autres.

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - Oui, mais, pour les autres, il y aurait peut-être justement cette autre manière de les traiter. Encore une fois, les gens viennent au pénal parce que nous avons des pouvoirs d'investigation et que nous pouvons rétablir une transparence des prises de décision de protection de santé publique avec les archives et tous les documents que nous pouvons saisir. Nous pouvons déterminer quelles étaient les informations, si elles ont été transmises aux autorités décisionnaires et ce que celles-ci en ont fait.

Une commission d'enquête parlementaire en serait tout à fait capable et aurait même plus de moyens matériels pour le faire, mais devrait alors avoir des pouvoirs d'investigation. Je crois que, par exemple, les personnes convoquées ne viennent que si elles le veulent bien.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Dans les commissions d'enquête, elles sont tenues de venir, quoique nous ayons eu des exemples dans lesquels elles ne sont pas venues, en effet.

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - J'en ai eu des échos. J'ai noté que, pour l'amiante, il n'y a pas eu de décision de création d'une commission d'enquête.

M. Gérard Dériot, rapporteur - C'est vrai, mais nous comptons sur la bonne volonté des uns et des autres. La preuve, c'est que vous êtes là.

Je dois vous reposer ma première question : selon les associations des victimes de l'amiante, le FIVA n'engage pas des actions subrogatoires, soi-disant par manque de moyens, mais aussi parce que la tutelle, celle de l'État, ne semble pas faire une priorité de cette mission. Quelle est votre appréciation sur ce point ?

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - De mon point de vue de pénaliste, j'ai peu d'observations à faire. Je pense simplement que c'est regrettable que ces actions subrogatoires ne soient pas exercées par le FIVA car ce système a été créé compte tenu de cette possibilité et devrait fonctionner ainsi.

M. Gérard Dériot, rapporteur - De même, les associations des victimes de l'amiante se montrent très critiques vis-à-vis de la « loi Fauchon », qui exige une faute caractérisée pour engager la responsabilité, et à laquelle elles reprochent d'empêcher la mise en cause pénale des responsables de la contamination par l'amiante. L'ANDEVA estime, par exemple, qu'en matière de santé publique, les dommages sont forcément indirects et les responsables nombreux. Quelle est votre appréciation sur cette loi et quel est votre sentiment ?

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - Il est vrai que c'est une difficulté supplémentaire dans les affaires de santé publique. Je sais que le Sénat, puisque c'est une proposition de loi du Sénat et non pas de l'Assemblée nationale, n'a peut-être pas évalué les conséquences de cette loi sur les affaires d'accidents de la route, d'accidents du travail et d'accidents médicaux et de santé publique, car il est vrai qu'il y en a.

Cela dit, je peux ajouter qu'on ne met personne en examen pour une poussière de faute ou une faute qui n'est pas caractérisée. En ce qui me concerne, je n'ai pas attendu la « loi Fauchon » pour ne mettre en examen que pour des fautes qui sont caractérisées avec la connaissance du risque. On rejoint d'ailleurs la définition de la faute inexcusable au civil.

Chaque juge d'instruction décide dans chacune de ses affaires des éventuelles mises en examen puis du renvoi ou non renvoi en correctionnelle, puis en cour d'appel s'il y a appel d'une partie. Sans être trop critique à l'égard de certains collègues, on peut dire qu'il est plus facile de décider qu'il y a application de la « loi Fauchon » du fait d'un lien indirect que de rechercher vraiment la faute caractérisée et la connaissance du risque par l'auteur de la faute. En fait, tout dépend de la qualité de l'instruction. Avant le renvoi devant le tribunal correctionnel, il faut voir si la faute caractérisée a été recherchée, si les éléments des infractions ont été déterminés et si les investigations sur la connaissance du risque ont été faites. En ce qui concerne la connaissance du risque en matière de santé publique, il faut remonter parfois plusieurs dizaines d'années en arrière pour retrouver tous les articles scientifiques et toutes les connaissances qu'un décideur public pouvait avoir de telle pathologie et toutes informations de tel danger pour la santé publique qu'il détenait.

A mon avis, c'est une application qui peut déboucher sur des responsabilités au pénal, à condition évidemment que le travail ait été fait d'une façon complète à l'instruction et que l'audience au tribunal correctionnel ou à la chambre de l'instruction se soit déroulée dans des conditions satisfaisantes.

Dans l'exemple du procès sur le tunnel du Mont-Blanc, tout le monde semble d'accord pour dire que cela s'est très bien passé. C'est en fait une dynamique qui passe de l'instruction au tribunal puis à la cour d'appel. Quant à l'affaire du sang contaminé, un non-lieu a été rendu par la 2 e chambre de l'instruction saisie, mais la « loi Fauchon » n'était pas mentionnée dans l'arrêt. Je peux relativiser donc les « dégâts » possibles qui sont soulevés par les associations de victimes.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - C'est ce que dit Pierre Fauchon lui-même. Les réquisitions qui sont faites dans le procès du tunnel du Mont-Blanc montrent que la « loi Fauchon » n'a pas gêné l'instruction ni les réquisitions.

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - C'est vrai, mais il faut aussi considérer les non-lieux qui ont été prononcés, par exemple à Dunkerque et Douai : ils l'ont été en vertu de la « loi Fauchon », dans une procédure liée à l'amiante.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Il a dit que c'était le seul cas : Dunkerque et la cour d'appel de Douai. Cela correspond peut-être au cas que vous citiez, c'est-à-dire à celui d'un juge d'instruction qui n'a pas été jusqu'au bout de son travail.

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - Les juges d'instruction qui doivent régler des dossiers de santé publique dans un cabinet, alors qu'ils en ont des centaines d'autres par ailleurs, ne sont pas toujours aussi diligents qu'il faudrait. D'où l'utilité de pôles spécialisés. Cependant, je tiens à dire que ce n'est pas général : le juge d'instruction d'Albertville - la Cour de cassation devait rendre sa décision cet après-midi quant à l'éventuel dessaisissement du juge d'Albertville au profit du pôle santé de Marseille et je n'en connais donc pas la teneur - avait parfaitement fait son travail malgré la quantité de dossiers qu'elle avait à gérer à côté.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous paraît-il possible de recourir à la procédure de citation directe dans l'affaire de l'amiante ?

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - Non : on a recours aux citations directes pour les vols à la tire ! Quelqu'un vous a-t-il proposé cela ?... (Sourires.) Les affaires dont je m'occupe représentent des années de travail dont on ne voit pas la fin. C'est donc complètement irréaliste.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Bien sûr. Nous vous posons simplement la question.

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - N'importe quel magistrat ou avocat vous le confirmera.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Très bien. Je vais laisser la parole à mes collègues s'ils ont des questions complémentaires à poser.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Visiblement, ils n'en ont pas.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous nous avez apporté les informations que nous souhaitions. Nous vous remercions et vous souhaitons donc bon courage.

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy - Merci. J'en ai besoin, effectivement, car c'est souvent mission impossible !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci beaucoup.

Audition des organisations patronales :
Mouvement des entreprises de France (MEDEF) :
M. Dominique de CALAN, président du groupe de travail amiante du MEDEF,
délégué général adjoint de l'Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM),
M. Bernard CARON, directeur de la protection sociale au MEDEF et Dr François PELÉ, membre du groupe de travail amiante
et responsable de la santé au travail au MEDEF ;
Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) :
Dr Pierre THILLAUD, représentant de la CGPME au Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels ;
Union professionnelle artisanale (UPA) :
M. Daniel BOGUET, membre de l'UPA, Mme Houria SANDAL, conseiller technique
(1er juin 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous remercie d'avoir répondu à notre demande d'audition au titre de notre mission commune d'information sur le bilan et les conséquences de la contamination par l'amiante. Nous allons, avec notre rapporteur, M. Gérard Dériot, et nos collègues, essayer de faire le plus de clarté possible sur cette dramatique affaire que nous connaissons tous.

Nous avons auditionné largement tous ceux qui pouvaient avoir une parcelle d'information ou de vérité sur une question difficile, voire controversée. Par conséquent, après avoir entendu des médecins, des techniciens et des juristes, ainsi que des victimes et des représentants syndicaux, je pense qu'il était important que nous puissions entendre les représentants des entreprises utilisatrices et productrices de l'amiante pour essayer de voir ce qui nous a conduits à cette situation.

Alors que l'on connaissait depuis fort longtemps les dangers de l'amiante, les mesures ont été prises progressivement, aboutissant à l'interdiction seulement en 1997. Nous connaissons aujourd'hui les dégâts et les nombreuses victimes qui, souvent, se déclarent après un temps de latence très important : il faut en général compter trente ans pour voir se déclarer un mésothéliome ou un cancer dû à l'amiante. Il nous importe donc de connaître votre sentiment sur cette question.

Nous avons pensé vous auditionner globalement, sachant que vous pouvez avoir des points de vue différents, et nous n'avons pas prévu une organisation du temps de parole comme le ferait le CSA, mais nous souhaitons permettre à chacune des organisations professionnelles de s'exprimer. Je pense qu'il serait intéressant que nous ayons une déclaration préalable de votre part, après quoi notre rapporteur, M. Dériot, pourra vous poser des questions qui, d'ailleurs, vous ont été communiquées.

M. Dominique de Calan - Si vous le permettez, monsieur le président, j'aurai, dans cette audition, un rôle particulier : je vais laisser aux trois organisations interprofessionnelles ici présentes le soin de répondre aux différentes questions que vous voudrez bien nous poser, mais elles m'ont toutes les trois demandé de vous faire une petite déclaration commune, ce qui n'empêchera pas chacune d'entre elles, au fur et à mesure des questions, d'apporter telle ou telle nuance.

A la fin de l'audition, je vous remettrai un texte un peu plus complet que les quelques éléments que je vais donner maintenant, texte qui sera assorti d'une annexe technique, parce que, à certains moments, il est nécessaire de revenir sur la technicité d'un certain nombre de données avec des repères scientifiques sur les questions que vous posez.

Au préalable, au nom des trois organisations, je vais donc vous faire part de deux ou trois remarques.

La première, c'est que, pour nous, la réparation du problème de l'amiante envers les victimes devrait être plus juste, plus rapide et mieux ciblée sur les personnes véritablement malades. Aujourd'hui, nous estimons, au vu de l'expérience, que le périmètre de la cessation anticipée d'activité et de la réparation a été défini de manière inadaptée, tant par les pouvoirs publics que par la jurisprudence, et qu'il faut sans doute le modifier. Ce sera l'objet de nos propos.

Vous parliez de la responsabilité des employeurs, publics ou privés, dans ce drame. Il est tout à fait clair qu'elle ne saurait être exclusive, parce que vous avez raison de rappeler que cela a des conséquences dramatiques pour certains de nos salariés, qu'ils soient du secteur public ou du secteur privé, mais il faut rappeler que l'amiante a été aussi un matériau qui, à un moment donné, a sauvé bien des vies par ailleurs. En ce qui concerne les périodes d'exposition, notamment, nous vous remettrons l'avis technique de nos différents spécialistes.

Deuxième point important : nous pensons qu'il faut clarifier et simplifier les mécanismes de réparation parce que, aujourd'hui, les différentes voies qui, normalement, devraient être exclusives en droit français, se chevauchent. On ne sait pas trop si d'aucuns vont chercher une réparation au FIVA ou si d'autres le font au contentieux. Il est tout à fait important, à notre avis, de simplifier et de préciser les mécanismes de réparation et, dans cette clarification, de rappeler l'exclusivité d'une voie par rapport à l'autre pour permettre de liquider rapidement la réparation lorsqu'elle est nécessaire.

Troisièmement, nous pensons que les périmètres de la réparation, en particulier celui de la cessation anticipée d'activité, sont aujourd'hui beaucoup trop larges et, parfois, pour ne pas dire souvent, inadaptés. Nous y reviendrons au fur et à mesure des questions. Nous pensons que le bénéfice de la cessation anticipée d'activité devrait être réservé aux seules personnes réellement malades ou ayant été reconnues comme exposées, alors qu'aujourd'hui, le périmètre est beaucoup trop large, comme l'a bien montré un rapport de la Cour des comptes.

Enfin, au titre du FIVA, nous pensons qu'il sera nécessaire de mieux cerner l'éligibilité des bénéficiaires en considération des connaissances scientifiques existantes et incontestables.

En un mot, pour résumer cette intervention préalable, nous pensons qu'aujourd'hui, le système ne fonctionne pas de la meilleure façon, tant pour l'intérêt des victimes que pour le coût que cela représente, et que cela amène des dysfonctionnements qui pénalisent ceux qui sont véritablement malades ou qui ont été réellement exposés.

Je pense, monsieur le président, qu'au cours des réponses que nous apporterons aux questions que vous nous poserez, nous pourrons préciser tout cela, sachant qu'en fin de séance, si vous le voulez bien, nous vous remettrons un petit document reprenant tout ce que nous aurons dit oralement ainsi que l'annexe scientifique et technique dont j'ai parlé en commençant.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Très bien.

M. Daniel Boguet - Je suis administrateur de la commission accidents du travail et maladies professionnelles, que j'ai présidée pendant quatre ans, et, en tant qu'administrateur de la CNAMTS, je suis chargé, avec Houria Sandal, des questions touchant aux accidents du travail et aux maladies professionnelles à l'UPA.

Si vous le permettez, Monsieur le Président, pour faire court, je vais vous donner mes réponses, question par question. Je ne sais pas si chaque organisation professionnelle donnera son point de vue sur chaque question, mais, en ce qui nous concerne, nous avons fait valider ce texte par notre comité directeur national et nous souhaitons donc vous en donner lecture.

Je relis la première question : « Comment expliquez-vous que l'amiante, dont les propriétés cancérigènes sont connues depuis des décennies, ait été utilisé si longtemps ? Quand les industriels ont-ils pris conscience de la dangerosité de ce matériau ? Quelle est leur part de responsabilité dans le drame de la contamination par l'amiante ? »

Nous allons y répondre pour notre confédération, sachant qu'ensuite, la CGPME et le MEDEF auront aussi quelque chose à dire sur ce point. En tant que membres de l'UPA, nous tenons à souligner que l'entreprise artisanale a toujours fait une utilisation de l'amiante en toute bonne foi. L'UPA tient à rappeler que ce matériau a longtemps été utilisé, notamment par les entreprises artisanales, parce que présenté comme un matériau miracle et, en outre, demandé par les collectivités et les particuliers dans les objets du quotidien - et je ne parle pas de l'émotion qui avait suivi l'incendie du CES Édouard Pailleron et de ses conséquences.

Voilà ce que je peux répondre sur la question n° 1. Je ne sais pas si mes collègues veulent intervenir question par question, mais ce serait peut-être plus simple.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Soit vous répondez aux questions que nous vous avons fait passer, auquel cas je n'ai plus de travail - ce n'est pas grave-, l'important étant que chacun puisse entendre la réponse, soit vous faites une déclaration liminaire, comme vous venez de le faire, et nous vous posons ensuite des questions. D'un autre côté, ce sont vraiment les questions qui sont importantes.

M. Daniel Boguet - Pour ce qui nous concerne, à l'UPA, nous avons toujours fait ainsi et cela nous a permis ensuite d'être vraiment bien entendus par la Haute Assemblée, sachant que, moi aussi, je vous donnerai ce document. Ce sera bref.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je vous propose que chaque organisme fasse une déclaration liminaire la plus courte possible, comme celle que vous venez de faire, pour nous donner votre sentiment sur cette affaire de l'amiante, après quoi nous passerons aux questions sur lesquelles vous répondrez les uns et les autres.

M. Daniel Boguet - La déclaration liminaire la plus courte possible est un texte que nous avons bâti en commun et, pour ce qui nous concerne, en tant qu'UPA, nous n'avons rien à ajouter puisque c'est une déclaration commune.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Très bien. M. Thillaud a peut-être quelque chose à ajouter.

Dr Pierre Thillaud - La CGPME s'associe - et le papier qui vous sera remis en témoigne - à la déclaration commune, mais nous faisons remarquer que, plus qu'une déclaration commune, il s'agit d'un balayage assez complet des questions que vous avez évoquées dans le questionnaire que vous nous avez fait parvenir.

Il n'est pas question pour moi, à ce stade, de répondre à ces questions mais de vous brosser le cadre dans lequel se trouve la CGPME face à cette question. Je le ferai en rapportant deux anecdotes, l'une personnelle et l'autre plus générale.

L'anecdote personnelle est la suivante. Ayant eu quelques fonctions électives dans une collectivité territoriale, je me suis retrouvé, il y a environ un quart de siècle, devant une commission préfectorale de sécurité préalable à l'ouverture au public d'un établissement communal, et je me suis vu « retoquer » à cette époque parce qu'il n'y avait pas assez d'amiante dans le flocage protégeant le bâtiment contre l'incendie, en vertu d'une mesure réglementaire qui était passée par toutes les autorités de l'État.

M. Gérard Dériot, rapporteur - En quelle année cela a-t-il eu lieu ?

Dr Pierre Thillaud - C'était dans les années 1980.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Avant 1987, sans doute.

Dr Pierre Thillaud - Oui, avant 1987. C'est la première anecdote personnelle.

La deuxième est plus représentative de mes mandants : le jour où un employeur a voulu assurer ses locaux contre l'incendie, l'assureur a commencé par vérifier si le flocage d'amiante avait bien eu lieu, fort de dispositions réglementaires qui faisaient que le gouvernement avait su, en son temps, prendre ses responsabilités pour protéger les personnes contre le risque incendie. En tout état de cause, là aussi, c'était avant 1987.

Tout cela pour vous montrer que la recherche de responsabilité doit être partagée et que, jusqu'à présent, lorsqu'on voit que le FCAATA prend en charge, au titre de la responsabilité des entreprises, les personnes exposées depuis 1948 alors que les anecdotes que je vous rapporte datent de 1980 et que, comme vous pourrez le voir dans l'annexe technique, le CIRC n'a eu l'assurance de pouvoir exprimer un avis d'expert qu'en 1977, je voudrais que les responsables d'aujourd'hui assument les responsabilités d'hier et sachent faire la part de responsabilité en toute vérité, sincérité et honnêteté.

Les entreprises ne peuvent pas assumer la responsabilité de toute la citoyenneté et de toute la représentativité d'un État. A cela, nous sommes opposés. Il vous appartient de prendre vos responsabilités et de savoir séparer le grain de l'ivraie. C'est ce que j'attends de cette mission d'information qui, je vous le rappelle, n'est pas une commission d'enquête.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je tiens à vous répondre. Effectivement, ce n'est pas une commission d'enquête mais une mission d'information, mais la seule différence, c'est qu'en fait, vous pouvez refuser de venir devant une mission d'information alors que, dans le cas d'une commission d'enquête, on vous réquisitionne : il est prévu des sanctions pénales si on ne se présente pas, mais il est arrivé que, même dans des commissions d'enquête, certaines personnalités se soient soustraites à cette obligation.

Cela étant dit, le problème est général et la responsabilité est partagée au fil des années. Pour autant, on ne peut pas tout renvoyer, comme vous venez de le faire, uniquement sur la responsabilité des politiques qui - permettez-moi de vous le dire - ne sont pas forcément, par nature, des spécialistes de tout mais sont là d'abord pour voter des lois. La réglementation est de la responsabilité de l'État, quelles que soient les personnes qui en sont à la tête.

Dans une affaire comme celle-là, nous n'avons pas encore de conclusion puisque nous ne sommes pas arrivés à la fin de notre mission, mais je considère que nous avons tous à nous demander comment aboutir à une organisation qui permette de protéger avant tout l'ensemble de nos concitoyens afin que, chacun à notre niveau, nous puissions prendre nos responsabilités.

Cela dit, il n'est pas question de faire porter la responsabilité exclusivement sur l'entreprise, les politiques, voire l'administration, puisque nous découvrons certaines choses, les uns et les autres, en avançant.

Il est normal de regarder la manière dont cela s'est passé. Il n'est pas question, évidemment, d'accuser qui que ce soit puisqu'on voit bien qu'un certain nombre de personnes et d'organismes ont été associés aux décisions, mais il est tout à fait normal aussi que nous nous préoccupions des personnes qui ont été contaminées ou, du moins, qui ont été les victimes, alors qu'elles n'y étaient pour rien.

Je voulais donc mettre un petit bémol sur ce que vous avez dit, et que vous aviez évidemment tout à fait le droit de dire, et remettre les choses en place quant à l'état d'esprit dans lequel nous travaillons. Pour nous, l'essentiel est d'arriver à trouver des solutions qui permettent, d'une part, d'indemniser au mieux, et, d'autre part et avant tout, d'éviter que de tels événements puissent se reproduire dans quelque domaine que ce soit.

M. Dominique de Calan - Dans notre déclaration commune, nous n'avons pas rejeté la faute sur qui que ce soit. Je reprends la phrase que j'ai lue tout à l'heure : « La responsabilité des employeurs, publics ou privés, dans le drame de l'amiante, ne saurait être exclusive ». Je tenais à le rappeler et c'est pourquoi j'avais pris la peine de faire cette déclaration préalable.

M. Roland Muzeau - Comme le rapporteur, je suis un peu étonné de cette intervention de la CGPME, parce que je crois qu'il faut donner aux mots leur vraie valeur. Quand des exemples sont donnés, même à titre anecdotique, certes, c'est pour faire une démonstration. Sur votre première expérience en tant qu'élu au sujet d'une commission de sécurité, comme sur la seconde expérience dont vous nous avez fait part, je pense qu'il y a un abus de langage. En effet, on vous a dit qu'il n'y avait pas suffisamment de protection et de résistance au feu sur des équipements, mais personne ne vous a demandé de mettre de l'amiante. Personne ne vous a dit d'en mettre parce qu'il était autorisé à l'époque, mais il est inexact de dire aujourd'hui qu'on vous a « retoqué » parce que vous n'avez pas mis assez d'amiante dans le flocage.

Il faut dire ce qui est exact : la résistance au feu était imparfaite et c'est bien sur ce sujet que vous avez rencontré des problèmes.

De la même manière, vous avez tenu à faire une précision sur laquelle je m'interroge et à laquelle je ne peux pas forcément répondre. Vous avez dit en effet : « Attention, nous ne sommes pas dans une commission d'enquête ». Je ne sais pas à quoi vous pensez. Nous savons parfaitement que nous ne sommes pas dans une commission d'enquête. Pour autant, la franchise des propos et la véracité des affirmations, qu'il s'agisse d'une commission d'enquête ou d'une mission d'information, sont les mêmes et doivent être les mêmes pour vous aussi. Je ne comprends donc pas cet excès de prudence.

Enfin, quand vous indiquez que la seule responsabilité est celle des politiques, je trouve que vous y allez un peu fort. Cela a le mérite de nous faire entrer immédiatement dans le débat, pour en revenir à la déclaration liminaire des trois organisations que M. de Calan a succinctement rappelée tout à l'heure, mais si nous le faisons immédiatement par ce biais, je vous demanderai quel a été le rôle de vos organisations patronales dans le CPA, dans la conduite des études scientifiques, voire dans leur contestation systématique dans le cadre d'un lobbying de l'amiante, ce qui n'a d'ailleurs pas forcément été le cas de toutes les organisations d'employeurs.

L'intérêt de notre réunion et de cette audition est d'être précis. S'il s'agit de dire : « Nous ne sommes pour rien dans cette affaire ; il appartient aux politiques de régler leurs difficultés », je ne pense pas que cela va beaucoup aider cette mission.

M. Dominique de Calan - Nous n'avons pas, dans notre délégation, l'habitude et la maîtrise du langage qu'ont les membres de votre Haute Assemblée.

M. Roland Muzeau - Bien sûr que si !... (Rires.)

M. Dominique de Calan - Autorisez-nous donc par moment d'être imprécis.

Par ailleurs, si nous avons fait cette déclaration préalable, c'est que nos trois organisations ont souhaité dire qu'elles étaient là pour essayer d'améliorer le système et de l'amender. Par conséquent, si nous pouvions éviter, en effet, de relever tel ou tel propos - car vous avez vous-même renvoyé la balle un peu trop loin, si je puis m'exprimer ainsi - et en rester à l'objectif de cette mission qui est d'essayer, pendant ces deux heures, de travailler pour améliorer les choses au profit des réelles victimes et des gens ayant réellement été exposés et de voir les dysfonctionnements plutôt que la culpabilité éventuelle qui est forcément partagée - nous sommes tous d'accord là-dessus et, en tout cas, nous l'avons écrit au nom des trois organisations -, je pense que nous avancerions.

Quant aux propos du docteur Thillaud, je retiens que, dans notre rapport, nous avons parlé des pouvoirs publics et non pas des politiques. Il l'a ajouté et il faut le prendre comme tel. Point final.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - C'est ce que nous faisons. Il faut effectivement bien rappeler l'objet de cette mission : qu'il s'agisse d'une mission d'information ou d'une commission d'enquête, le droit et le devoir de vérité sont les mêmes. Pour moi, c'est l'essentiel.

Nous essayons de faire la clarté. Nous ne sommes pas ici au tribunal et nous ne nous posons pas en procureurs. Nous essayons tout simplement de comprendre cet enchaînement de faits et de décisions - il y en a eu tout au long de ces années - qui nous ont conduits à négliger pendant longtemps les conséquences de la dangerosité de l'amiante, pour éviter, comme l'a rappelé Gérard Dériot tout à l'heure, que cela se reproduise et aussi pour essayer d'améliorer, comme vous l'avez d'ailleurs souligné, le système d'indemnisation des victimes. En effet, on sait qu'elles sont nombreuses, qu'elles le seront de plus en plus et que cela va coûter cher.

Il n'est pas question pour nous de minimiser en quoi que ce soit la responsabilité des pouvoirs publics et de l'État, mais je pense qu'il est important que chacun reconnaisse sa part d'erreur, et donc de responsabilité, dans cette question difficile.

M. Daniel Boguet - Monsieur le président, comme d'autres ici autour de cette table, à un autre moment de ma vie, j'ai été élu dans une collectivité locale, mais je suis là pour représenter les petites entreprises, je sais que, globalement, nous disposons de deux heures et j'ai pour mission, de la part de mes collègues, de répondre précisément aux questions.

Je vous remettrai le texte intégral de nos réponses, mais je vous dirai, comme l'a fait tout à l'heure M. de Calan, l'essentiel de nos réponses, après quoi la mission pourra étudier les documents à loisir. Si vous le permettez, je vais donc m'en tenir aux questions et essayer de faire court. Compte tenu du nombre d'entreprises que je représente, cela ne fait pas beaucoup de temps.

J'ai répondu à la question 1 et je n'y reviens pas.

Je passe à la question 2, dont vous avez le texte et que je ne relis donc pas en me contentant de vous donner notre réponse.

Comme d'autres acteurs sociaux intervenant en matière de santé au travail, les médecins du travail ont un rôle essentiel dans l'évaluation des risques professionnels auxquels sont exposés les salariés. C'est également le cas pour l'amiante. Pour autant, leur responsabilité, comme celle de nos artisans, s'arrête au stade des connaissances scientifiques disponibles et diffusées.

Pour l'UPA, il est grand temps de mettre un terme à cette chasse aux coupables - nous ne parlons pas de chasse aux sorcières. Tout le monde a été exposé au risque amiante sans véritablement en mesurer les risques. Vous le savez : l'artisan employeur ne dispose pas des mêmes moyens que ceux qui existent dans les grandes entreprises. Or il est soumis aux mêmes obligations de sécurité à l'égard de ses salariés : il doit être mis en mesure de protéger ces derniers comme sa propre personne. Il est donc indispensable qu'il puisse s'appuyer sur les examens réalisés par le médecin du travail.

L'UPA attire simplement l'attention du législateur sur la nécessité d'organiser aujourd'hui les services de médecine du travail en tenant compte des besoins de toutes les entreprises. La réforme du dispositif de médecine du travail qui s'est ouverte en 2004 devrait permettre d'aller dans ce sens.

Ensuite, je vais répondre à la question que vous posiez tout à l'heure sur le CPA, Monsieur le Sénateur. Cette réponse est claire : l'UPA n'a jamais siégé au sein de ce comité amiante. Cela ne fait que confirmer que la responsabilité que nos artisans se voient opposer aujourd'hui, notamment dans le cadre des procédures pour faute inexcusable, est complètement décalée et inadaptée par rapport au rôle qu'ils ont réellement joué et aux informations dont ils pouvaient disposer dans cette affaire.

Sur la question 4, l'UPA plaide pour un système de prévention et de réparation des risques professionnels mutualisé, mais cette mutualisation ne saurait couvrir d'éventuelles fautes graves. Il faut s'entendre sur ce que l'on met derrière la notion de faute. L'évolution jurisprudentielle de la définition de la faute inexcusable a complètement vidé cette notion de son sens. Pour l'UPA, il conviendrait donc que le législateur redéfinisse cette notion aujourd'hui strictement jurisprudentielle - je ne rappellerai pas les deux dernières précisions de la Cour de cassation qui ont été ensuite un peu adoucies - afin de revenir à un contenu plus pragmatique. La faute inexcusable se rapproche ainsi singulièrement aujourd'hui de la faute présumée.

J'en viens à la question 5. La loi du 8 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, dite loi « Fauchon », a eu au moins le mérite de circonscrire la responsabilité pénale des auteurs indirects de blessures ou homicides involontaires. Avant son vote, nous étions tous avec une épée de Damoclès sur la tête face à un problème réel et général que l'affaire de l'amiante illustre finalement bien : celui de la pénalisation croissante et démesurée de tous les rapports sociaux. Depuis la loi nouvelle, la responsabilité des auteurs indirects de blessures ou homicides involontaires peut toujours être engagée, mais dans les limites fixées par le législateur dans sa grande sagesse.

La « loi Fauchon » n'a donc pas absous les chefs d'entreprise de toute responsabilité pénale en la matière. Chaque situation doit simplement faire l'objet d'un examen attentif par la juridiction pénale, qui doit apprécier, en application des nouvelles dispositions, si l'effet reproché entre dans les limites fixées par la loi.

Lorsque la responsabilité pénale de l'employeur n'est pas reconnue sur cette base, l'auteur concerné, lorsqu'il s'agit d'un chef d'entreprise - dans les petites entreprises, nous sommes vraiment chefs d'entreprise, y compris sur nos biens propres -, le juge civil reconnaît quasi systématiquement que l'employeur a commis une faute inexcusable entraînant sanction et donc indemnisation complémentaire des victimes.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous écoutons maintenant M. Caron.

M. Bernard Caron .- Je ne suis pas certain, monsieur le président, d'apporter des réponses exhaustives à toutes ces questions.

Sur la question 1, vous nous dites que l'amiante, dont les propriétés cancérigènes sont connues depuis des décennies, a été utilisé depuis longtemps. Oui, bien sûr, et cela a déjà été dit. Personne ne nie le caractère cancérigène de l'amiante, mais ce sont ses effets qui ont été sous-estimés, notamment ses effets à long terme dans ce qu'on appelle les pathologies à effet retardé.

M. Dominique de Calan - La réponse sera précisée dans l'annexe technique que nous allons vous remettre.

M. Bernard Caron - Je ne m'étends pas sur ce point, en effet.

Vous nous demandez ensuite quand les industriels ont pris conscience de la dangerosité de ce matériau. Je vais vous faire une réponse de Normand : ils l'ont fait progressivement. Au fur et à mesure que les connaissances scientifiques se sont affinées, ils se sont rendu compte que l'innocuité supposée de l'amiante n'était que relative. En effet, l'asbestose, par exemple, est une maladie professionnelle qui est reconnue depuis longtemps, et ce qui était sous-estimé, ce sont les dommages collatéraux consécutifs à une exposition de longue durée avec un effet retardé. C'est bien la question qui est finalement posée.

En l'occurrence, tout le monde s'est trompé. Je ne sais pas si les petites entreprises se sont moins trompées que les grandes, mais c'est une part de responsabilité générale sur une erreur d'appréciation collective.

Quant à savoir quelle est leur part de responsabilité dans le drame de la contamination par l'amiante, les entreprises n'ont pas fabriqué, diffusé ou utilisé de l'amiante dans l'objectif de nuire à leurs salariés. Elles l'ont fait parce que cela répondait à une demande, que l'amiante était utilisé comme un élément de protection très important contre l'incendie et que ce matériau a eu une efficacité reconnue en termes de protection recherchée. Dans les priorités de l'époque, la protection contre l'incendie était un souci grave.

Il ne s'agit pas ici de réécrire l'histoire, mais on se souvient de grandes catastrophes. Le lycée Pailleron a déjà été cité, mais il y en a eu d'autres. La priorité a été donnée à l'époque à la protection contre l'incendie et l'amiante était un matériau efficace pour ce faire. Ensuite, on peut juger qu'il y a eu des erreurs d'appréciation.

Vous nous demandez ensuite si, selon nous, la médecine du travail a joué son rôle convenablement. La médecine du travail, là aussi, fait ce qu'elle peut. Les médecins du travail ne sont pas des devins et ils ne sont pas en avance sur la science médicale. Ils observent la santé des salariés et ils réagissent en fonction des connaissances médicales de ce qu'on appelle la communauté scientifique et de l'information dont ils disposent. Je pense qu'aujourd'hui, ils portent une attention beaucoup plus précise à ces sujets, et, à l'époque où on utilisait beaucoup d'amiante, ils étaient peut-être plus axés sur la protection contre la tuberculose - on sait le rôle éminent que tous les médecins du travail ont joué dans l'éradication de cette maladie - que sur le rôle cancérigène de l'amiante.

C'est vrai, mais on ne peut pas pour autant rendre les médecins du travail responsables de ne pas avoir dit avant tout le monde que l'amiante pouvait causer des cancers puisque, encore une fois, il s'agit d'effets retardés.

Question suivante : « Quel rôle les représentants des employeurs ont-ils joué au sein du Comité permanent amiante (CPA) ? Quelle influence le CPA a-t-il exercé sur les décideurs publics et quels en étaient les modes de fonctionnement et de financement ? »

N'ayant personnellement jamais siégé au CPA, je ne récuse pas pour autant la responsabilité des organisations d'employeurs puisque, comme dans toutes les professions et tous les types d'organisation professionnelle, pour un produit aussi spécifique, il s'était constitué ce Comité permanent amiante qui n'avait d'ailleurs pas pour vocation unique de diffuser l'amiante partout et à n'importe quel prix mais qui faisait une évaluation des avantages et inconvénients respectifs. Il est probable que le CPA s'est également trompé dans son évaluation et que, comme siégeaient en son sein des représentants de fournisseurs d'amiante, l'aspect économique n'était pas ignoré ou négligé. C'était dans la nature des choses, mais ce n'est pas lui qui a inventé l'amiante et qui l'a imposé à tout le monde.

Sur le changement de jurisprudence opéré par la Cour de cassation et la faute inexcusable, nous avons pris acte du fait que la jurisprudence de la Cour de cassation a été modifiée, ce qui a bouleversé complètement le paysage puisque, pour nous, le système d'indemnisation précédent était lié à ce qu'on appelle la présomption de responsabilité de l'employeur et que ces décisions jurisprudentielles ont conduit à un renversement important qui repose tout le problème de la réparation, un sujet développé dans d'autres questions.

En ce qui concerne la mutualisation du coût de l'indemnisation des victimes et la pénalisation des seuls employeurs fautifs, cela rejoint tout le sujet de la tarification des accidents du travail, dans lequel on mélange toujours deux concepts différents : celui de la mutualisation et celui de la responsabilisation. Je ne vais pas faire un topo sur ce sujet qui nous prendrait trop de temps, mais il faut savoir que les incertitudes ont toujours porté sur la position optimum du curseur.

C'est la raison pour laquelle il y a trois régimes en matière de tarification d'accidents du travail :

- le régime dit de la tarification individuelle où les grosses entreprises assument seules le risque parce qu'elles ont une capacité de l'étaler sur un effectif suffisant ;

- la tarification mixte, qui concerne les entreprises moyennes et qui consiste à faire une part entre la responsabilité personnelle de l'entreprise et la mutualisation collective, parce qu'il ne faut pas aboutir non plus à ce qu'une entreprise qui a un accident grave et qui voit d'un seul coup son taux d'accidents du travail multiplié par trois ou quatre cesser tout simplement son activité, ce qui est toujours la solution radicale à l'éradication du risque ;

- la mutualisation totale pour les petites entreprises qui font ce qu'elles peuvent mais n'ont pas la capacité d'assumer seules le surcoût d'un gros problème, parce que les accidents du travail coûtent très cher à l'entreprise.

Nous n'avons donc pas de religion sur la mutualisation des responsabilités. Nous sommes parfaitement sensibles à la difficulté de bien ajuster les curseurs et, aujourd'hui, nous pensons que le système fonctionne convenablement, dans la mesure où il a conduit à une forte diminution des taux de fréquence et de gravité dans toutes les professions et où son incitation à la prévention a été loin d'être nulle. Ce n'est donc pas un mauvais système.

Certes, on peut le corriger et essayer de l'améliorer et de renforcer la personnalisation, mais, encore une fois, la limite au progrès vers la responsabilisation des entreprises résulte tout simplement du fait qu'elles doivent pouvoir poursuivre leur activité dans des conditions convenables.

Nous n'opposons donc pas la responsabilité individuelle à la mutualisation. Nous disons simplement que ce sont deux curseurs sur lesquels il faut jouer de façon équilibrée pour avoir à la fois la responsabilisation et la poursuite de l'activité des entreprises.

Question suivante : « Existe-t-il un risque que les employeurs soient condamnés au pénal ? » Oui, bien sûr : cela a été dit et je rejoins ce qu'a indiqué M. Boguet.

Tout cela n'est jamais totalement satisfaisant selon l'angle sous lequel on examine la question. Pour notre part, nous sommes prêts à assumer la responsabilité des employeurs dans le domaine des accidents du travail, puisque c'est la vieille loi de 1898 qui fixe le principe selon lequel l'employeur est responsable a priori de tout accident ou de toute maladie professionnelle qui survient au lieu et au temps du travail. Cela est toujours en vigueur, mais ce problème est lié à l'indemnisation forfaitaire et nous verrons, dans les questions suivantes, que, lorsqu'on change le système d'indemnisation, on bouleverse d'une façon ou d'une autre un équilibre qui était établi depuis de nombreuses années.

Au total, nous sommes navrés des dysfonctionnements du système, parce qu'ils existent, et des dérives qui ont eu lieu avec le problème de l'amiante. Les entreprises ont été impliquées dans ce phénomène parce qu'elles ont été à la fois fournisseurs et utilisatrices d'amiante, mais elles n'ont jamais entendu imposer l'amiante à qui que ce soit et contre qui que ce soit. Elles l'ont fait avec le sentiment de rendre un service qui était demandé et souhaité et qui, en l'état des connaissances scientifiques de l'époque, paraissait comme la « moins mauvaise » formule pour remédier à une calamité pire qui était celle des incendies. Voilà la réalité.

Cela dit, nous ne faisons pas d'entêtement particulier sur ce point. Nous sommes tout à fait d'accord pour que l'on supprime l'amiante, ce qui est fait d'ailleurs, et que l'on indemnise convenablement les victimes, mais nous sommes parfois un peu agacés quand nous voyons l'entreprise diabolisée et accusée de s'être acharnée à utiliser de l'amiante, comme si elle voulait absolument en vendre. Voilà la réalité.

Il y a eu une erreur collective d'appréciation que l'on s'est efforcé de corriger le plus rapidement possible et, aujourd'hui encore -  vous le verrez dans l'annexe scientifique que nous allons vous remettre -, il subsiste des controverses sur la nocivité réelle de l'amiante. Il y a l'asbestose, qui est une maladie reconnue, le mésothéliome, qui est une calamité, et les plaques pleurales... Ce sont des questions qui, pour la communauté médicale et scientifique, sont très compliquées et très controversées, mais nous sommes d'accord pour ne pas attendre d'appliquer ce qu'on appelle le principe de précaution avec toute la mesure que cela implique, afin de ne pas exposer inutilement des salariés à des risques inutiles, surtout si on est capable de trouver des matériaux de substitution moins nocifs et qui présentent les mêmes garanties de sécurité.

Dr Pierre Thillaud - Sur la première question, je répondrai que j'ai déjà tracé la portée de ma première déclaration liminaire, sur laquelle les uns et les autres ont pu poser des bémols, uniquement pour vous montrer que, sur cette portée, il y avait plusieurs lignes et autant de responsabilités. C'est peut-être même l'intitulé de votre première question qui m'a incité à prendre cette image.

La responsabilité des entreprises dans le drame de la contamination de l'amiante n'est pas nulle. Nous avons simplement dit qu'elle n'était pas exclusive et je pense qu'il est inutile d'y revenir.

Dans une deuxième question, vous nous demandez si, à notre avis, la médecine du travail a convenablement joué son rôle d'alerte. Avant de répondre, je tiens à dire que je suis médecin du travail, directeur d'un service interentreprises et également honoré de la confiance d'un mandat CGPME, mais je dois ajouter que, posée de cette façon, cette question ne me convient pas. En effet, qu'adviendrait-il et que diriez-vous d'un médecin du travail qui exercerait son métier de manière autonome en dehors du cadre réglementaire que vous lui fixez ? Qu'auraient dit les représentations syndicales, les directions régionales et les entreprises si un médecin du travail s'était arrogé une autonomie de pensée et d'actions sur lesquelles tout le monde serait tombé ?

La médecine du travail n'a fait que ce qu'elle devait au vu des textes qu'on lui avait donnés pour exercer son métier.

Question suivante : « Quel rôle les représentants des employeurs ont-ils joué au sein du comité permanent amiante ? »...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je crois qu'il ne faut pas s'en tenir à ce questionnaire de façon abrupte. Je comprends que vous essayiez de répondre de façon coordonnée et cohérente, mais, pour nous, ce n'est qu'un guide. Ce qui nous importe, c'est d'avoir votre opinion. On vous a donné un questionnaire, mais je vais presque finir par le regretter, parce que notre objectif est que vous vous exprimiez sur ce sujet en faisant le tour de la question le plus complet possible et nous ne cherchons pas à vous enfermer.

Dr Pierre Thillaud - Dans ce cas, monsieur le président, je ne vais plus citer les questions mais poursuivre mes réponses.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Si vous voulez, et nous nous permettrons de poser des questions complémentaires.

M. Dominique de Calan - Sur ces trois ou quatre points et sur les différentes interventions qui ont été faites, je voudrais rappeler quelques éléments.

Sur la médecine du travail, nous avons déjà signé deux accords interprofessionnels majoritaires en disant que, dans un monde aussi complexe qu'aujourd'hui, la médecine du travail devrait être plus pluridisciplinaire qu'elle ne l'est, parce qu'un médecin du travail est d'abord un généraliste et que nous avons, dans nos accords, souhaité que la réglementation change pour que nous puissions, dans certains cas, faire intervenir des scientifiques et des spécialistes, notamment de la résistance des matériaux, parce que, dans le cas de l'amiante, le problème n'est pas le plafond en lui-même mais le moment où il se dégrade. On peut donc se dire que le médecin du travail n'a pas forcément la compétence de vérifier à quel moment un matériau se dégrade.

Nous avons signé deux accords adressés au gouvernement, comme à chaque fois que nous en signons un, ainsi qu'au Parlement, pour que l'on modifie les textes. En effet, nous pensons que, pour mieux répondre à la complexité du monde de demain, il faut développer la pluridisciplinarité. Tout comme Bernard Caron, je pense qu'aucun d'entre nous n'était au CPA, mais il n'empêche que nous nous sommes renseignés et que les collègues qui y ont été avant nous m'ont fait part à titre d'exemples de débats techniques extrêmement importants sur le freinage. En effet, d'aucuns disaient que la sécurité des véhicules nécessitait, malgré la connaissance d'éventuels risques de l'amiante, d'en conserver sur les freins car on ne disposait pas d'autres produits à l'époque.

Dans ces débats, est-ce le lobbying des fabricants qui l'a emporté ou celui des défenseurs de la sécurité sur les routes ? Je n'en sais rien. En tout cas, voilà un exemple précis d'amélioration. Ensuite, rien n'est blanc ou noir.

Je me permets d'ailleurs de vous rappeler, en espérant que cela ne choquera personne, que la production d'amiante se poursuit dans le monde, notamment aux États-Unis, où elle s'accroît parce que, dans certaines utilisations, c'est encore un produit qui est plus bénéfique que nocif. En revanche, les États-Unis ont assorti cette augmentation de la production de l'amiante dit blanc de plus de 6.000 tonnes sur les quatre dernières années, d'une mise en oeuvre plus complexe, ce que nous ne savons pas bien faire. Il faut en effet distinguer l'utilisation d'un produit et les conditions dans lesquelles il est utilisé : chez nous, on adore avoir un texte qui tombe et qui n'est pas forcément adapté.

Aujourd'hui, des pays comme la Chine, le Canada, le Brésil et les États-Unis, qui sont les plus stricts dans les conditions d'utilisation de l'amiante, continuent à l'utiliser. Dans les arbitrages qu'il faut faire, je pense qu'il est important de le rappeler.

M. Roland Muzeau - Qui l'utilise et qui le produit ? Les États-Unis ou le Canada ?

M. Dominique de Calan - Le Canada est producteur et les États-Unis sont utilisateurs.

Dr Pierre Thillaud - Les États-Unis en produisent aussi.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Ils le font malgré tous les procès qui existent sur les entreprises ? On nous cite 83 ou 87 entreprises concernées.

M. Dominique de Calan - Pour certains produits, il n'y a pas de substitution aujourd'hui. Cela montre bien que ces arbitrages ne sont pas simples dans un pays aussi complexe que les États-Unis, sur ce dossier, avec les problèmes de procès dont vous venez de parler et qui continuent. Qui est responsable de ce maintien ? Je pense que ce sont des arbitrages qui, à un moment donné, ont concerné toutes les parties.

Je terminerai par un dernier point qui a trait à la question de la responsabilité. Il est vrai qu'il y avait toujours eu une forme d'accord entre les partenaires sociaux pour accélérer la réparation des indemnités en disant qu'on allait rendre l'employeur responsable, ce qui permettrait une indemnisation rapide et, surtout, ce qui exonérerait la victime d'une recherche des coresponsabilités. Nous nous interrogeons sur ce point. Est-il vraiment dans l'intérêt des victimes potentielles de rouvrir un champ qui, aux États-Unis ou ailleurs, peut amener à une recherche de coresponsabilité ?

C'est une interrogation à laquelle je ne peux pas répondre par oui ou par non, mais j'attire votre attention sur un certain nombre de conséquences de maladies qui sont sans doute liées à l'amiante, mais dans lesquelles des facteurs exogènes peuvent intervenir, notamment l'hygiène de vie, les chocs physiques (pour les plaques pleurales) ou l'utilisation du tabac, et peuvent avoir des conséquences complémentaires. Faut-il rétablir, dans l'intérêt des victimes, la recherche de la coresponsabilité avec la recherche de l'hygiène de vie de chacune des personnes ? Nous nous interrogeons sur ce point et nous n'avons pas de réponse car, comme vous, nous regardons la jurisprudence et nous nous demandons si c'est bien dans l'intérêt des parties.

En tout cas, ce n'était pas dans l'esprit des partenaires sociaux à la demande des organisations syndicales puisqu'elles préféraient s'exonérer de la recherche de responsabilité ou de coresponsabilité de la victime dans les situations générales d'accidents du travail ou de maladies professionnelles.

Je tenais à vous le rappeler parce que la question que vous posez n'entraîne pas une réponse par oui ou par non. Aujourd'hui, avec les organisations syndicales, nous nous interrogeons de façon approfondie sur ce point dans l'intérêt de la réparation de la victime. En effet, si on tombe dans la pénalisation, cela pourrait entraîner des débats judiciaires et des recherches de coresponsabilité sans fin. En ce qui concerne les plaques pleurales, par exemple, on sait bien que plus de la moitié d'entre elles peuvent être dues à des chocs physiques. Quand vous avez fait du rugby à 25 ans, par exemple, vous avez un champ prédisposé plus important qu'un autre. Il convient donc d'être extrêmement attentif à tout cela.

Mme Sylvie Desmarescaux - Je viens d'écouter avec intérêt ce que vous venez de dire et je suis en partie d'accord avec vous, mais je me pose aussi des questions. Nous avons rencontré des veuves à Dunkerque, dans mon département, qui souhaitent quand même connaître les responsabilités pour faire leur deuil. Il faut donc retrouver quelque part les responsabilités.

Par ailleurs, vous dites que les chocs peuvent avoir aussi des conséquences, mais pourquoi s'agit-il des mêmes personnes qui ont eu un contact direct avec l'amiante dans les entreprises portuaires et les aciéries du Nord, le secteur que je connais le mieux ? On peut se poser beaucoup de questions à ce sujet.

M. Dominique de Calan - Je ne nie absolument pas le constat que vous faites, et les médecins pourront en rendre compte beaucoup mieux que moi. Simplement, comme je ne suis pas spécialiste, j'essaie de me faire une idée pour aller dans le sens de ce que disait le président, à savoir l'amélioration de la situation des uns et des autres.

Cela dit, pour des contaminations courtes, dans le cas d'un champ prédisposé, il peut survenir une maladie plus grave que d'autres. Cela n'enlève aucunement la responsabilité de quiconque : je parle bien de coresponsabilité. Or la recherche en coresponsabilité, dans un système judiciaire, peut poser problème. On arrivera peut-être à une responsabilité partagée à 70/30, mais est-il vraiment intéressant d'effectuer cette recherche ? C'est une véritable interrogation sur laquelle, aujourd'hui, nous n'avons pas de réponse et nous essayons d'en discuter avec les partenaires sociaux.

M. Daniel Boguet - Si mes collègues se sont exprimés sur les cinq premières questions, je voudrais passer aux suivantes, si possible.

Dr Pierre Thillaud - Pour ma part, je n'ai pas terminé. Je suis partagé entre le souhait de satisfaire vos exigences, monsieur le président, et celui de répondre au questionnaire, mais j'ai bien compris que nous pouvons nous affranchir du questionnaire et je pense d'ailleurs que les trois dernières questions peuvent se résumer à cette interrogation. A-t-on vraiment apporté une justification à traiter l'amiante comme une mesure d'exception ? Toute la problématique de l'émotion et de la réalité de cette affection se trouve dans l'attitude qui a été prise.

Nous avons « choisi » - je mets ce mot entre guillemets parce que nous avons été amenés à le faire - de privilégier un principe d'exception alors qu'il n'y avait pas véritablement de justification. Aujourd'hui, nous sommes réunis autour de l'amiante, mais nous pourrions parler de bien des expositions professionnelles qui auraient pu justifier un traitement d'exception.

C'est là que les entreprises se retrouvent confrontées à un problème majeur. En effet, il n'y a pas plus de justification à accorder un principe d'exception à l'amiante qu'à continuer à justifier la défense d'une mutualisation, d'une forte sécurisation et d'une présomption d'origine.

Je siège au FIVA et je peux vous dire qu'à chaque séance, nous constatons l'inanité des décisions prises dans cette instance, compte tenu de l'ensemble des expositions professionnelles, de leurs nuisances et de la prévention.

Le vrai problème est de savoir si on aura le courage de trouver une justification à ce principe d'exception ou de ramener dans un giron qui a fait ses preuves depuis près de 120 ans la réparation et la prévention de la maladie professionnelle et de ses nuisances.

En cela, je réponds, bien au-delà de la question 5, à beaucoup des questions posées. Je suis capable de répondre à d'autres questions, mais je pense que c'est celle-là qui nous permet d'aller au coeur du problème.

M. Daniel Boguet - Monsieur le président, je ne souhaite surtout pas vous être désagréable, mais, aujourd'hui, je ne suis pas élu : je suis mandataire et je représente 1 200 000 entreprises. Je serai donc bref, mais je m'en tiendrai aux questions qui ont été posées. En effet, je fais la différence entre l'élu qui peut parler en son nom propre et qui a son libre-arbitre et moi qui suis ici pour représenter ma chapelle.

Je regroupe les questions 6 et 7 qui concernent le FIVA, dont je suis aussi administrateur. A cet égard, je rejoins tout à fait ce qu'a dit mon collègue, le docteur Thillaud, mais j'ajouterai un commentaire.

Depuis 2001, on s'est rendu compte que le législateur a instauré un système d'indemnisation automatique tout en maintenant une indemnisation intégrale des préjudices. Nous entendons donc démontrer, premièrement, l'inéquité du mode de financement de ce fonds et, deuxièmement, une sous-représentation patronale au sein du conseil d'administration, sachant que, dans certains cas, l'État lui-même se tire des balles dans le pied.

Le FIVA repose sur un mode de financement inéquitable. La branche AT-MP connaît aujourd'hui, de ce fait, de nombreux transferts et des difficultés financières sérieuses. Hier, j'étais à la commission de suivi des dépenses de santé à la CNAM. Quand on nous dit qu'il y a 184 millions d'euros de déficit, on oublie de parler des fonds que je qualifierai de « matelas » du FIVA et qui atteignent environ 223 millions, et je pourrais ajouter d'autres chiffres qui font que cette branche ne serait pas en déficit si elle n'avait pas toujours été considérée comme une variable d'ajustement du tonneau des Danaïdes. En effet, parmi les gens indemnisés, quand 40.000 d'entre eux sont bénéficiaires, il n'y en a sous le contrôle des médecins qu'entre 1.500 et 3.000. Heureusement et tant mieux.

Le budget 2005 du FIVA présenté à son conseil d'administration, fin 2004, fait ressortir des réserves importantes : 332 millions d'euros - cela fait des sous ! -, alors que, pour la même année, il doit recevoir encore 200 millions d'euros de la branche AT-MP. Le déficit que connaît aujourd'hui la branche AT-MP du fait de tels transferts doit donc amener les pouvoirs publics à réfléchir, sachant que cette situation décrédibilise et met en danger l'équilibre du système de réparation des AT-MP au sein de la branche, en faisant abstraction du lien devant préexister, dans la gestion de ces risques, entre l'indemnisation et l'incitation à la prévention. Je ne vais pas hurler, mais vous pouvez considérer que je le fais. En effet, les entreprises ne sauraient continuer à assumer aussi lourdement les conséquences financières liées à la création de fonds comme le FIVA.

Deuxièmement, j'ai parlé d'une sous-représentation patronale au sein de ce fonds.

Les décisions prises par le FIVA ont un impact évident sur les finances de la branche AT-MP. Ce fonds est exclusivement financé par la branche AT-MP et l'importance des pouvoirs dont dispose son conseil d'administration est énorme. Or les entreprises ne disposent que de trois sièges - si on veut vraiment que nous soyons des alibis, c'est parfait, il n'y a rien à changer - et les organisations patronales ne disposent d'aucune marge de manoeuvre pour faire entendre la voix de leurs entreprises qui, pourtant, financent ce fonds.

J'ajoute que, lorsque, un jour, avec les associations de victimes, j'avais demandé à l'État, M. Thillaud s'en souviendra, d'assumer ses responsabilités, la décision a été cassée alors que, majoritairement, nous l'avions obtenue.

J'en viens au dispositif de cessation anticipée d'activité des victimes de l'amiante, qui était initialement censé avoir pour vocation de couvrir les personnes exposées dans un cadre professionnel. Peu à peu, il a été étendu et le fonds de cessation anticipée d'activité, le FCAATA, est resté essentiellement alimenté par les entreprises du secteur privé et de leurs cotisations d'accidents du travail.

Je ne vous ferai pas l'injure de vous rappeler qu'après la création de ce fonds, l'État s'en est désengagé très rapidement.

Le financement par la branche AT-MP est aujourd'hui très discutable et je pense vraiment que nous sommes au noeud du problème, parce que cela fait mal aux gens et que cela les désespère. Les charges du FCAATA n'ont cessé de croître depuis sa création, alourdissant sensiblement le montant de la dotation des branches accidents du travail. Aujourd'hui, nous en sommes à 750 millions d'euros contre 450 millions d'euros en 2003. Ce dispositif s'apparente plus à un mécanisme de départ en retraite anticipée qu'à un système de prise en charge des victimes des risques professionnels.

Il n'a pas échappé à l'UPA qu'une contribution complémentaire spécifique mise à la charge des entreprises ayant exposé leurs salariés à l'amiante a été introduite par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2005. Pour autant, l'UPA tient à souligner que ces établissements - je parle toujours de nos petites entreprises et non pas des plus grosses - financent déjà le risque par le biais de leurs cotisations AT-MP.

En outre, la loi de financement de la sécurité sociale pour 2005 fait totalement abstraction de la responsabilité financière de l'État en la matière, et ce dans un contexte que je ne rappellerai pas : nous avons eu une sorte de mai 1968 électoral dimanche dernier.

Par conséquent, ne désespérez pas celles et ceux qui, dans le pays, créent de l'emploi, travaillent et ne demandent pas grand-chose. Rappelez-vous qu'un jour, quand Colbert avait demandé à un artisan : « Mon brave, que souhaitez-vous ? », l'artisan lui avait dit : « Monsieur, laissez-nous travailler. S'il vous plaît, à force de nous charger, vous allez nous faire exploser. »

J'en viens aux questions 8 et 9. Il existe aujourd'hui une disproportion manifeste entre les efforts financiers liés aux conséquences de l'amiante alors que d'autres efforts tout autant nécessaires sont attendus, d'abord pour mieux prévenir et aussi, dans certains cas de figure, pour mieux adapter les modalités de l'indemnisation des victimes du travail.

Oui, il faut faire tout ce qui est raisonnablement possible pour que les victimes de l'amiante soient effectivement et correctement indemnisées, mais cela ne peut se faire au mépris et au détriment des autres victimes, voire de la prévention d'autres risques.

En 2002 ou en 2003, le sous-directeur de la sécurité sociale chargé des accidents du travail nous avait indiqué que le désastre de l'amiante prenait 15 % de l'enveloppe globale. Que va-t-on faire du reste ?

Sur la question 10, l'UPA porte un avis positif sur le plan « santé au travail », dans la mesure où ce plan semble enfin tenir compte des contraintes et difficultés propres aux petites entreprises, notamment artisanales. Cela ne doit pas pour autant cacher les nombreuses interrogations, voire les inquiétudes que suscite encore ce plan.

Premièrement, en ce qui concerne la médecine du travail, ce plan n'annonce aucune adaptation des seuils envisagés par le décret du 28 juillet 2004 applicable aux services interentreprises qui s'adressent plus particulièrement aux entreprises artisanales. Or l'application d'un unique seuil de 450 entreprises par médecin du travail posera, de fait, dès 2006, un sérieux problème d'application dans les services s'adressant principalement à des entreprises artisanales, c'est-à-dire à de petites entreprises à faibles effectifs.

Pour ma part, j'habite en Ardèche et, en tant que président de l'URSSAF, je constate que 38 % de nos entreprises sont artisanales, et je pense que d'autres départements ruraux sont dans le même cas.

Ce texte mettra, dès 2006, directement en péril les services concernés, qui ne seront pas en mesure de recruter des médecins complémentaires, compte tenu de la pénurie en effectifs reconnue par tous. Il risque aussi de mettre les très petites entreprises dans une situation de concurrence qui risque de les pousser en dehors de leur centre interentreprises. Ces derniers auraient en effet, financièrement parlant, tout intérêt à privilégier des entreprises de plus grande taille au détriment de nos petites entreprises. Pour nous, UPA, cette situation n'est pas acceptable.

L'UPA, qui a évidemment fait part de ses observations sur ce texte au Gouvernement - mais avons-nous un Gouvernement ? Je pense que nous n'en avons plus en ce moment ; j'ai d'ailleurs observé souvent que, lorsque les gouvernements changent, il y a des pertes de mémoire, mais s'il faut tout redire, nous le ferons, et avec force -, reste dans l'attente, à ce jour, d'une adaptation de ce dispositif pour tenir compte du nombre de salariés à suivre par entreprise.

Deuxièmement, sur la question de l'inaptitude, nous avons bien relevé l'annonce faite dans ce plan « santé au travail » de l'ouverture d'une réflexion sur cette notion. Nous souhaitons néanmoins que cette réflexion intègre l'ensemble de ces conséquences et mesure toute la gravité d'une telle notion dans son acceptation juridique pour les salariés des petites structures dont les possibilités de reclassement sont quasi inexistantes. Ces possibilités doivent être regardées comme il se doit en fonction de la taille de l'entreprise.

Troisièmement, même si cela a été fait conjointement avec l'ensemble des signataires de l'accord du 13 septembre 2000, l'UPA veut insister une nouvelle fois sur la nécessité de mieux coordonner les structures nées de l'accord des partenaires sociaux et celles dont la création est envisagée dans le plan gouvernemental.

Voilà, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, ce que j'avais à vous dire au nom de mes collègues. Nous avons toujours été confiants, mais, s'il vous plaît, entendez-nous, parce qu'il y aura d'autres séquences.

M. Roland Muzeau - Je souhaite intervenir dans le prolongement de ce que vous venez d'indiquer. Lors d'auditions précédentes, on a remis à notre mission une information et un document qui émane de la direction des ressources humaines de la société Arkema et qui est un véritable manuel destiné à éviter les déclarations d'accidents du travail et à échapper à l'effet de ces déclarations, majorations de primes et autres. Arkema n'est pas une société qui dépend de l'UPA - c'est un grand groupe -, mais il semblerait, d'après les informations qui ont été données à notre mission, que d'autres grands groupes industriels ont ce type de manuel.

Il apparaît donc qu'il y a une véritable stratégie d'une grande partie des grands groupes - je ne dis pas que c'est le cas de tous car nous ne les connaissons pas tous - sur ce type de pratiques dont nous pouvons mesurer les effets dévastateurs. En tant que représentants de la CGPME et de l'UPA, vous avez d'ailleurs indiqué quelle était la différence entre le pouvoir de connaître, le pouvoir de maîtriser et le pouvoir de réagir sur des phénomènes aussi importants que l'usage de l'amiante, auquel j'ajouterai les éthers de glycol, les reprotoxiques et autres, parce que l'objet de notre mission est aussi d'anticiper pour la prévention et la santé au travail.

Nous n'avons pas pour seule ambition de tirer des conclusions sur l'amiante, mais aussi de nous projeter dans l'avenir. C'est tout l'intérêt de notre travail et des auditions que nous effectuons.

Par conséquent, comment considérez-vous qu'il faille réagir, côté employeurs, à de telles pratiques dont nous mesurons bien tous que l'effet immédiat est de plomber encore un peu plus les comptes sociaux et d'échapper à des responsabilités en matière de prévention et de santé au travail qui font que l'on fait payer à tout le monde des inconséquences locales ou d'un groupe. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

M. Daniel Boguet - Tout d'abord, je dirai que même les toutes petites entreprises sont sensibilisées à ce problème. Au niveau des branches professionnelles, grâce à la direction des risques professionnels de la Caisse nationale d'assurance maladie et de son réseau, la prévention est prise en compte. On n'en parle jamais, mais il y a 16 caisses régionales d'assurance maladie, 4 CGSS et 128 CPAM.

J'ajoute que lorsque les petites entreprises ont besoin ou envie d'être renseignées, les responsables de ces CRAM et les services concernés, c'est-à-dire les services de prévention, font ce qu'il faut.

Comparaison n'est pas raison, mais je peux vous citer un exemple. Je suis allé un jour inaugurer, dans les Pays-de-Loire, l'entreprise d'un artisan qui s'était développé et qui, arrivant à 34 salariés, avait pu s'installer dans une zone artisanale en créant un nouvel atelier. C'est en liaison avec la caisse régionale d'assurance maladie qu'on lui avait expliqué ce qu'il fallait faire ou ne pas faire, sachant que, lorsqu'un atelier sort de terre, il n'est pas plus compliqué de suivre les recommandations.

Quant à votre question, je vais laisser Houria Sandal vous répondre, car c'est notre spécialiste de ces questions. Nous travaillons en équipe à l'UPA.

Mme Houria Sandal - Je vais essayer de répondre à votre question. En fait, le document auquel vous faites référence est le type d'exemple qui nous pose problème : à partir d'un exemple, on va généraliser un problème de sous-déclaration à toutes les entreprises.

M. Roland Muzeau - Je n'ai pas dit cela. J'ai parlé des grands groupes.

Dr Pierre Thillaud - Vous êtes parti d'un exemple et vous avez dit : « le plus grand nombre »...

M. Roland Muzeau - Le plus grand nombre des grands groupes.

M. Dominique de Calan - Monsieur le président, je tiens à remercier la représentante de l'UPA car elle m'a mangé mon intervention, si je puis dire...

M. Roland Muzeau - Vous ne l'avez pas laissée terminer.

M. Dominique de Calan - De toute façon, nous travaillons ici en équipe et mes collègues m'ont mandaté pour faire un peu de coordination.

Comme elle, je suis un peu inquiet de constater qu'à partir d'un cas que, premièrement, nous ne connaissons pas et qui, deuxièmement n'a pas fait l'objet d'une...

M. Roland Muzeau - Vous ne connaissez pas le cas Arkema ?

M. Dominique de Calan - Je ne connais absolument pas ce que vous venez de rapporter.

M. Roland Muzeau - Je vais vous l'adresser.

M. Dominique de Calan - J'aimerais donc qu'avant de laisser accuser le monde des entreprises, on puisse vérifier l'information. Je veux bien croire que quelqu'un vous a donné un document, mais est-il valable pour la totalité du groupe ? Il faudrait le vérifier.

Cela étant, le MEDEF, la CGPME et l'UPA ont toujours condamné la non-application de la loi. Que ce soit clair : nous n'avons jamais couvert, aucun de nous trois, les déformations de la loi, et il faut le rappeler.

En revanche, nous estimons qu'il n'est pas convenable de partir d'un exemple pour en faire une généralisation.

Par ailleurs, parlons des grands groupes. Si on veut leur donner un peu de liberté, comme les accords de branche l'ont fait, il ne faut pas oublier que, dans ces groupes, il y a des CHSCT qui ont la capacité de saisir directement toutes les instances qu'ils souhaitent. On me raconte que ce document circulerait auprès de tout le monde et que ni la CGC, pour ce qui concerne les cadres, ni les autres syndicats, qui en auraient eu connaissance, n'auraient été capables de le porter, après interpellation au CHSCT, auprès de l'inspecteur du travail. Je ne sais pas ce qui se passe, mais il y aurait vraiment là-dedans une collusion que je ne peux pas imaginer. Cependant, il peut parfois se poser des problèmes dans des entreprises de taille moyenne où il n'y a pas de CHSCT.

Cela étant, je voudrais profiter de cette intervention pour vous rappeler, monsieur le président, un risque dans lequel il ne faudrait pas tomber. Lorsque nous avons été appelés, suite à une directive européenne sur les machines, à renforcer la sécurité de la quasi-totalité de l'outil de production français, quelle que soit la taille de l'entreprise, il est heureux que nous ayons obtenu du gouvernement de l'époque de ne pas appliquer les conséquences administratives de cette directive, car on aurait tué je ne sais combien de milliers d'emplois.

En revanche, nous avons pu non pas faire un document administratif, mais transformer cette directive sur les machines par un accord qui a été signé avec les partenaires sociaux et le gouvernement pour qu'elle puisse s'appuyer sur la réalité, en accord avec les ingénieurs : les machines qu'il faut prioritairement remettre aux normes ou d'autres qui peuvent attendre un renouvellement. En l'occurrence, on est en plein dans un exemple d'application du principe général de précaution.

Ce n'est jamais un texte ou un décret qui permet d'éviter que des choses se reproduisent. En revanche, c'est grâce au dialogue social, notamment au sein des grandes entreprises - nous le démontrons tous les jours - que nous sommes capables d'améliorer et d'aménager l'ensemble de la santé au travail, de la protection des travailleurs et des systèmes de sécurité.

Pardonnez-moi de revenir à une branche que je connais mieux que d'autres, puisque j'appartiens à l'UIMM, mais sachez que nous venons de mettre en place une formation paritaire à la sécurité par des qualifications paritaires qui permettront d'avancer. Là aussi, c'est un drame absolu. En effet, nous devons attendre l'autorisation puisque cela touche deux millions de salariés et, aujourd'hui, l'examen que nous avons mis au point ne correspond pas à la réglementation. Nous allons donc perdre plusieurs semaines ou même plusieurs mois pour mettre en oeuvre cette formation pédagogique utile à la sécurité car cela ne correspond pas à un texte administratif existant.

Pour notre part, nous sommes pour une politique d'amélioration, de mise en oeuvre du principe de précaution et d'aménagement de tout ce qui concerne la santé et la sécurité au sens général du terme, mais souvent plus par le dialogue sur le terrain que par la multiplication de circulaires administratives, de règlements ou de décrets.

M. Bernard Caron - Monsieur le président, je ne reviendrai pas sur le cas Arkema parce que je ne le connais pas non plus, mais il nous revient régulièrement des rumeurs, et même souvent plus que cela, sur des sous-déclarations d'accidents du travail et de maladies professionnelles. L'explication de ce type de phénomène nécessiterait, là encore, quelques développements, mais je ne peux faire moins que de rappeler la réglementation de base : l'initiative de la déclaration d'un accident appartient au salarié et dès qu'il déclare un accident à son employeur, celui-ci est obligé de le déclarer. Il n'a pas de jugement d'opportunité à faire ; ce n'est pas à lui de dire que ce n'est pas un accident, par exemple, même s'il s'agit d'un accident de trajet.

Le salarié dit à son employeur qu'il a eu un accident de trajet ou un accident de travail et, quelle que soit l'opinion de l'employeur, il est obligé de faire la déclaration. S'il ne la fait pas, il se met en faute.

A priori , un employeur qui s'exonère de cette obligation est donc « cinglé » parce que sa responsabilité financière est colossale : c'est lui qui se trouve alors substitué à la sécurité sociale pour payer toutes les indemnisations. Ce n'est donc pas raisonnable, mais cela peut exister : il y a toujours des cinglés. Simplement, il faut bien comprendre qu'aujourd'hui, la réglementation est faite entièrement en faveur du salarié, ce qui ne nous choque pas : c'est la logique du système.

L'employeur, en principe, n'a donc pas d'appréciation à avoir. Cela n'empêche pas qu'il peut y avoir des déviations, des cas exceptionnels, des contrôles de sécurité et des détournements, mais cela ne peut en aucun cas avoir un caractère massif.

Cela dit, j'ai posé la question une fois à la CGT et on m'a dit que, dans telle entreprise, on ne déclarait pas les accidents. J'ai donc demandé qu'on me cite le cas, ce qui a été fait, je suis allé voir ce qui se passait et voici ce que j'ai appris. Dans les grandes entreprises, il est prévu un cahier d'infirmerie afin de ne pas accabler la sécurité sociale de déclarations sans objet. De cette façon, quand il se produit une égratignure ou une griffure, l'entreprise concernée peut se dispenser de faire une déclaration dès lors qu'elle inscrit la déclaration sur un registre d'infirmerie, ce qui préserve les droits des salariés, parce que, si jamais la blessure s'infecte et si l'intéressé attrape le tétanos, c'est reconnu comme une maladie ou un accident de travail. Cela ne veut donc absolument pas dire que le fait de ne pas inscrire l'accident sur le registre d'infirmerie n'est pas une déclaration.

Il y a de nombreux malentendus sur cette affaire et c'est un peu désastreux. Nous avons tendance à dire que ce qui nous inquiète plutôt, c'est la sur-déclaration des accidents du lundi matin, mais ce n'est pas l'objet du débat et je passe là-dessus. Il faut simplement avoir en tête qu'aucun système n'est parfait et qu'on ne peut pas, sur un cas particulier, en tirer des conclusions générales.

Maintenant, je ne connais pas du tout le dossier Arkema et ce que vous dites est possible, mais je veux simplement souligner que la responsabilité de l'employeur sur ce sujet n'est pas mince et qu'il faut être pervers et un peu fou pour s'en exonérer. Les conséquences pour les employeurs sont très graves.

Je reviens maintenant au sujet plus général de l'articulation entre le FIVA, le FCAATA, la tarification générale, etc. Aujourd'hui, nous avons un système d'indemnisation des maladies professionnelles et des accidents du travail qui est mutualisé, avec un taux de cotisation moyen qui coûte environ 2,1 % à l'ensemble des entreprises. Sur ce taux de cotisation, la moitié correspond au risque réel des entreprises, l'autre moitié, soit 1 % des salaires, représentant les accidents de trajet, sur lesquels les employeurs ne peuvent rien, les charges de compensation générale, les charges générales du régime, le FCAATA et le FIVA, qui n'ont pas de lien avec le risque direct de l'entreprise.

Il faut donc faire attention quand on prêche la mutualisation, car on est toujours en contradiction entre ces deux concepts que j'ai évoqués tout à l'heure : la responsabilisation, d'un côté, et la mutualisation, de l'autre. Aujourd'hui, nous avons une part que l'on peut considérer comme relevant du secteur de la responsabilisation et qui est seulement de la moitié, ce qui fait que nous avons déjà fait glisser l'autre moitié sur la mutualisation.

Quant au FIVA, nous sommes obligés de constater que les victimes de l'amiante sont effectivement nombreuses et que les origines en sont multiples, mais que, majoritairement, essentiellement et presque uniquement, ce sont les employeurs du privé qui paient. Nous levons donc un sourcil en disant que tout cela est bien, qu'au royaume de la compassion, la compétition est rude, mais que c'est nous qui payons les factures. Cela dit, nous assumons.

Sur le FCAATA, vous notez qu'il y a eu des dérives et vous dites que c'est un simple instrument d'accompagnement des restructurations. C'est vrai et cela a évidemment été pris en ce sens compte tenu des problèmes d'emploi que l'on connaît, mais nous avions demandé que, dans la liste des entreprises inscrites, concernées par l'amiante, on tienne compte des postes réellement exposés à l'amiante, ce qui nous a été refusé. Cela a été accepté pour certaines entreprises publiques, les chantiers navals par exemple, mais cela a été totalement refusé pour les entreprises privées.

Par conséquent, dans une entreprise privée, il suffit qu'il y ait une dizaine de salariés exposés pour que l'ensemble des salariés soit concerné par cette affaire. Cela dit, tout le monde l'a assumé, et je dis souvent que, dans ce type de dispositif, nous nous heurtons à une difficulté insurmontable qui est ce que j'appelle la collaboration de classe, c'est-à-dire que l'employeur et le salarié sont d'accord pour utiliser le système. Que voulez-vous, nous en prenons acte et nous ne nous en réjouissons pas, mais, après tout, c'est mieux que la lutte des classes !... (Rires.)

M. Roland Muzeau - Quoique la lutte des classes revienne...

M. Bernard Caron - Au moins, c'était clair et les choses sont devenues beaucoup plus ambiguës. C'est la réalité.

Sur la réparation, nous nous sommes déjà exprimés. Faut-il une réparation intégrale ou non ? Ce qui nous intéresse, c'est l'homogénéité des conditions d'indemnisation. Nous redoutons que, lorsqu'on fait à la fois de la judiciarisation, de l'indemnisation forfaitaire et de la réparation intégrale ou complémentaire, on se trouve totalement dans l'injustice, parce que c'est le mieux informé, le plus teigneux et le plus « judiciaire » qui obtient le maximum.

M. Dominique de Calan - Cela dépend aussi de la localisation du tribunal.

M. Bernard Caron - Tout à fait. Pour être clairs, nous ne sommes pas favorables à une judiciarisation à l'américaine. Comme l'a dit Dominique de Calan, notre système a des avantages et des inconvénients et on peut bouger les curseurs pour modifier un peu l'équilibre, mais il faut veiller à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain car on peut toujours faire pire.

Notre système est donc ce qu'il est, mais il n'a pas que des inconvénients et la justice absolue n'appartient à personne. On a des arbitrages à rendre entre plusieurs formules et on essaie de prendre les voies les moins mauvaises.

Sur l'interdiction de l'amiante à compter du 1 er janvier 1997, on n'est pas certain que les matériaux de substitution soient aussi efficaces et moins toxiques. Cela reste donc à démontrer, mais il faut faire attention parce que les besoins demeurent. Ce n'est pas parce qu'on n'utilise plus d'amiante qu'il n'y a plus de risques d'incendie. Il y a encore des besoins partout dans ces domaines, même si, heureusement, on a remplacé les freins à tambour par les freins à disques.

Quant au plan « santé au travail », nous l'avons effectivement approuvé parce que c'est un plan de bon sens. Nous sommes évidemment favorables à ce que la santé des salariés dans les entreprises soit la meilleure possible. Comment voulez-vous imaginer une économie performante et des entreprises performantes avec des gens malades ou menacés d'un tas de calamités ? Ce n'est pas possible ! Il y a donc un intérêt convergent et consensuel de l'ensemble des partenaires sociaux sur ce thème et nous sommes tout à fait favorables à la prévention.

Toute la réflexion dans ce dossier, depuis cinquante ans, est axée sur la prévention : mieux vaut prévenir que guérir. J'ai souligné tout à l'heure que cela avait donné des résultats et je ne manque jamais une occasion de rappeler qu'en matière d'accidents mortels, on est descendu en dessous de mille accidents mortels professionnels alors qu'on en est toujours à sept à huit mille morts du fait des accidents de la route et qu'il y a encore vingt mille morts par an du fait des accidents domestiques, dans les cuisines et les salles de bain. Par conséquent, si on a fait des progrès significatifs quelque part, c'est bien dans les ateliers des entreprises.

Cela étant dit, il demeure un problème un peu plus délicat et compliqué qui a guidé nos réflexions aujourd'hui : celui des maladies professionnelles. Effectivement, nous sommes de plus en plus confrontés à des pathologies, premièrement, à effet retardé et, deuxièmement, à causes multifactorielles. On comprend bien la propension naturelle de l'ensemble de la population à rejeter tout sur l'entreprise. C'est ce que j'appelle la diabolisation. On sait que c'est commode, mais cela ne correspond pas à la réalité. Dans les pathologies qui apparaissent au fur et à mesure du vieillissement, il y a de plus en plus de facteurs environnementaux, d'hygiène de vie, génétiques et professionnels. Tout cela est mélangé et il n'est pas facile de trier.

Nous voulons donc bien assumer nos responsabilités, mais nous ne sommes pas d'accord pour qu'on nous colle systématiquement tout sur le dos. Surtout, nous ne sommes pas d'accord pour que l'éradication du risque passe par l'éradication de l'emploi, parce que, pour le coup, tout imploserait. Voilà l'essentiel de nos préoccupations.

M. Roland Muzeau - J'ai une dernière question à poser. La loi réformant la sécurité sociale prévoyait des négociations sur le financement de la branche AT-MP, sur la gouvernance et sur la tarification des accidents du travail et des maladies professionnelles. Pourriez-vous nous indiquer où en sont ces négociations, si elles ont eu lieu, et quelle est votre opinion sur l'évolution de ce dossier dont on mesure bien toute l'importance ?

Enfin, mais c'est quasiment la même question, quelle est votre ambition, côté employeurs, sur l'évolution de la branche AT-MP ?

M. Daniel Boguet - Pour l'UPA, je réponds sur l'évolution de la branche AT-MP. Lorsque, à l'époque, j'avais été pressenti au MEDEF - c'était dans Liaisons sociales et ce n'est donc pas un scoop - pour assumer cette responsabilité, nous souhaitions aller vers une autonomie de la branche, tout simplement parce que nous considérions que l'argent de la réparation et de l'indemnisation doit servir à la prévention et la réparation et ne pas être une variable d'ajustement de ce que j'ai appelé tout à l'heure le tonneau des Danaïdes de la sécurité sociale.

Quand à votre première question, je vais vous demander de me la reformuler.

M. Roland Muzeau - Il s'agissait de la réforme de la sécurité sociale et de l'ouverture de négociations.

M. Daniel Boguet - Vous voulez parler de l'article 54. Tout d'abord, il y avait la COG qu'il fallait signer : en 2004, tous les partenaires sociaux, toutes les organisations syndicales et toutes les organisations professionnelles présentes l'avaient signée, mais son extension a tardé. Maintenant, on y réfléchit.

Cela dit, comme, au sein de cette commission accidents du travail et maladies professionnelle, il y a des représentants de l'UPA, de la CGPME et du MEDEF et puisque je ne suis pas ici avec ma casquette de cadre, je vais laisser volontiers M. Caron reprendre la main.

M. Bernard Caron - Si je comprends bien, vous n'avez rien à dire...

M. Daniel Boguet - Si c'est cela, je continue : nous travaillons sur ce point.

M. Bernard Caron - Je veux simplement traduire le sigle « COG ». C'est ce qu'on appelle, dans le jargon, la convention d'objectifs et de gestion, qui est signée dans la branche accidents du travail, comme dans chacune des branches de la sécurité sociale, et l'État. En effet, dans chacune des branches de la sécurité sociale, il y a, tous les trois ans, une convention d'objectif et de gestion qui s'appelle la COG.

Voilà la précision que je voulais apporter au discours de M. Boguet.

Sur le reste, nous n'avons pas encore engagé les négociations avec les syndicats de salariés, mais ce sujet demeure à notre programme de travail. Il ne vous a pas échappé que nous connaissions certaines mutations actuellement au MEDEF. Tous ces sujets vont être repris à la rentrée dans un contexte clarifié de part et d'autre, puisque c'est une négociation qui doit avoir lieu, certes, mais nous attendons les éclairages de l'État.

Plusieurs sujets différents sont en cours : une réflexion sur la tarification, une autre sur l'indemnisation et une troisième sur l'amélioration de la politique de prévention menée conjointement par les employeurs et les salariés. Ce sont les trois volets que nous devons voir et qui ne sont pas tous interdépendants mais qui y sont de facto liés. C'est sur ce point que nous avons engagé un certain nombre de réflexions au plan patronal. Les syndicats de salariés font de même et, à la rentrée, nous nous rencontrerons pour fixer le programme de travail et voir comment nous pouvons avancer sur ce sujet.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - M. Thillaud a demandé la parole.

Dr Pierre Thillaud - Monsieur le président, nous avons quand même des choses à vous dire sur le sujet qui nous intéresse, à savoir l'amiante, et je dois dire que, demain ou après-demain, il faudra que je reparte siéger au FIVA. Il est vrai que c'est pénible. Je ne sais pas si vous le savez, mais la délégation patronale au FIVA qui, à l'aune de la responsabilité supposée, devrait être de nature conséquente, est de trois voix sur vingt-et-une.

Alors que les pouvoirs publics s'interrogent sur cette situation pour le moins étonnante d'un respect des partenaires sociaux, ce matin même, en Conseil supérieur, dans le cadre du PST, nous examinions comment l'Agence française de sécurité sanitaire environnementale devrait se voir confier la partie concernant la santé au travail et la prévention des risques professionnels. Alors même que nous sommes consultés, chez les uns et les autres, pour résoudre cette anomalie du FIVA et d'une sous-représentation patronale qui est au coeur du problème de la prévention, nous venons d'apprendre qu'à l'Agence de l'environnement et du travail, la représentation patronale serait également de trois voix sur vingt-et-une.

Cela veut dire que nous aurons un conseil d'administration qui va être composé pour moitié de l'État et des représentants du personnel de l'agence - comme quoi il y avait quelque chose à faire dans les risques professionnels - et, pêle-mêle, dans le reste du collège ayant droit équivalent de vote, les associations des victimes, les représentants des syndicats de salariés, ce qui est tout à fait normal, et les représentants patronaux.

Comme nous le voyons bien au FIVA, qui répond à la clameur des associations ? Le pouvoir politique privilégie systématiquement la clameur des associations aux arguments des partenaires sociaux, qu'ils soient salariés ou patronaux. Nous disons donc que nous ne pouvons pas établir des solutions durables de prévention ou de réparation tant qu'on cherchera d'abord à donner satisfaction à la rue plutôt qu'aux spécialistes ou aux responsables.

Je voudrais donc profiter de l'occasion qui m'est donnée aujourd'hui pour vous sensibiliser à ce problème. C'est l'un des problèmes majeurs du FIVA et de son conseil d'administration. C'est à cause de cette composition de trois voix sur vingt-et-une que le barème est dithyrambique. C'est à cause de cela que l'on admet un périmètre de réparation hors du raisonnable et que vous vous trouvez confrontés, vous, responsables publics, à des problèmes de financement. On ne peut pas tout avoir.

Nous avons fait une erreur dans le FIVA à cette occasion et nous vous sensibilisons sur ce point pour éviter qu'elle se reproduise au sein de l'Agence française de sécurité sanitaire environnementale. Cela s'est passé ce matin en Conseil supérieur.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci. Nous avons retrouvé le document d'Arkema et nous vous le remettons pour compléter l'intervention de M. Muzeau.

Mme Marie-Christine Blandin - Je vais tout de suite revenir sur ce que vous dites à propos de la composition du FIVA. En même temps, les représentants des victimes, si ma mémoire est bonne, se plaignent que le FIVA n'aille pas suffisamment en justice, puisqu'il peut lui-même ester pour avoir réparation, et dénoncent la composition du conseil d'administration du FIVA qui leur serait défavorable... (Rires.)

M. Daniel Boguet - Cela me fait du bien de rire. Cela ne m'arrive pas souvent !

Mme Marie-Christine Blandin - Ils prenaient cet exemple pour dire qu'ils étaient empêchés d'aller en justice.

Dr Pierre Thillaud - Vous avez vu le nombre ?

Mme Marie-Christine Blandin - Bien sûr, mais je vous parle, moi, du vécu des gens, de ce qui se passe dans leur tête.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Notre collègue pose une question et je vous demanderai d'avoir la délicatesse de l'écouter et de lui répondre clairement.

Mme Marie-Christine Blandin - Enfin, je vais vous poser une question, à laquelle vous ne pourrez sans doute pas répondre tout de suite, en revenant sur la note d'Arkema qui vous a été remise. Vous dites qu'il ne faut pas caricaturer le portrait de l'entreprise par un éventuel cas particulier. Néanmoins, un cas comme celui-là, attesté par un document, fait beaucoup de mal, mais il éclaire aussi les gens sur certaines pratiques.

Par ailleurs, nous avons entendu de la part de certains de vos collègues désigner le Fonds de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante - vous l'avez dit de façon plus générale - comme parfois abusivement utilisé en tant que plan social de substitution.

M. Daniel Boguet - A la demande des syndicats.

Mme Marie-Christine Blandin - Certains de vos collègues citent le cas de son utilisation au profit de salariés d'un siège social éloigné des ateliers où les salariés étaient exposés à l'amiante. Je souhaiterais que vous nous donniez quelques exemples concrets, car nous ne travaillons que sur du concret. Nous en avons besoin.

Ensuite, je souhaiterais évoquer un autre sujet tout en restant sur le problème de l'amiante. A votre connaissance, dans les établissements que vous représentez, et dans lesquels il doit rester de l'amiante - il en reste partout, que ce soit dans le secteur public ou le secteur privé -, est-il fait un travail sur la mémoire du bâti pour mettre en garde les sous-traitants qui interviennent ? Nous avons vu à Jussieu qu'il y avait de gros problèmes sur ce point.

Enfin, puisque vous avez évoqué le statut exceptionnel, et peut-être injustifié, de l'amiante - il est exceptionnel parce que c'est l'une des rares matières dont on a la traçabilité : la fibre se retrouvant dans les poumons, il est facile d'établir la responsabilité -, en dehors de ce cas très particulier, pouvez-vous me dire si vous avez aujourd'hui des débats sur d'autres produits dangereux dans le cadre de la prévention ? Je pense évidemment aux fibres de substitution, mais aussi, éventuellement, à toute autre matière qui vous alerterait.

M. Daniel Boguet - Sur la première question, étant moi-même, comme M. Thillaud, administrateur du FIVA, je dirai que ce sont les services qui règlent cela, et j'aimerais qu'Houria Sandal explique précisément à Mme Blandin ce dont il s'agit. En effet, cela ne se règle pas au conseil d'administration, et heureusement d'ailleurs. Sinon, ceux qui siègent au conseil et qui ont un « pourcentage » - je vais vous faire hurler - sur ce qu'ils obtiennent pour les victimes, pourraient décider. On ne peut quand même pas être juge et partie.

Mme Houria Sandal - Ce qu'a dit M. Thillaud et ce qui a été précisé également par Daniel Boguet est juste. Il suffit de reprendre les textes pour constater que, face aux victimes et aux organisations syndicales de salariés, les organisations patronales sont en situation minoritaire. Je rappelle en effet que les organisations syndicales de salariés sont au nombre de cinq.

Quant à la question de savoir pourquoi le FIVA n'engage pas suffisamment de procédures, je pense que cette question est à poser au conseil d'administration via les services. Je pense qu'ils font leur travail, mais il faut simplement se souvenir que le FIVA a été créé précisément parce qu'il y avait cette fameuse chasse au coupable à laquelle étaient confrontées les victimes.

M. Daniel Boguet - On embauche, en tout cas...

M. Dominique de Calan - Si vous le permettez, je voudrais apporter des exemples concrets sur le FCAATA, puisque la plupart des entreprises concernées relèvent de ma branche professionnelle. Je rappellerai trois choses très précises.

Premièrement, nous avons, il y a près de trois ans, demandé de restreindre le champ d'application, comme Bernard Caron l'a rappelé tout à l'heure, pour avoir, dans le privé, les mêmes conditions que dans le public militaire, pour permettre justement, en restreignant le champ d'application, d'éviter cette tentation du recours. L'UIMM l'a formellement demandé, soutenu en cela par les trois autres organisations interprofessionnelles, mais cela nous est refusé depuis trois ans.

Deuxièmement, vous savez que, pour pouvoir être éligible, c'est-à-dire pour en bénéficier, il faut être sur une liste. A ce propos, nous nous battons contre tout le monde pour essayer d'éviter les abus. Vous voulez des exemples précis ? Je citerai par exemple la quasi-totalité de l'aéronautique, que ce soit Turboméca ou les usines de Marseille.

Mon troisième élément est d'actualité. Je fais l'objet aujourd'hui, à titre personnel, de pressions de la quasi-totalité des élus de la moitié des départements français parce que la fonderie traverse une crise, comme tout le monde le sait. Par nature, compte tenu de ce qu'elle est, la fonderie a forcément utilisé de l'amiante à un moment quelconque et il serait donc aberrant de ne pas le reconnaître. Il y a des vrais problèmes et, pour sauver la fonderie en France, le président des fondeurs présente un plan d'investissement de l'ordre de 800 millions d'euros qui a des conséquences sociales. On est allé lui suggérer de demander l'application du décret amiante pour régler les cas des salariés de plus de 50 ans et l'UIMM lui a dit qu'elle refusait de négocier cela et qu'il y avait sûrement d'autres solutions. J'ai donc fait l'objet de pressions à ce sujet.

Comme la fonderie est répartie sur environ 42 établissements, si ma mémoire est bonne - nous vous donnerons le chiffre exact -, qui sont concernés par ce problème, sachant que tout un dossier est en préparation pour le ministère du travail, nous prenons nos responsabilités : nous ne souhaitons pas appliquer le décret amiante.

Cependant, quand vous dites à un chef d'entreprise que, s'il l'applique, cela se passe bien, que c'est tranquille et qu'il pourra investir et sauver son entreprise, est-il normal que sa branche professionnelle le lui interdise ? Je renvoie la responsabilité non seulement aux organisations syndicales qui trouvent que cette solution est simple, mais aussi aux élus, qui nous disent : « Il y a un système qui fonctionne ; pourquoi ne le prenez-vous pas ? »

Autant nous acceptons, là aussi, nos responsabilités, comme le disait Bernard Caron, lorsque cela arrange tout le monde, qu'il n'y a pas d'autres solutions et qu'il faut sauver l'entreprise, autant, au niveau macro-économique, le chef d'entreprise a raison de retenir cette mesure. Simplement, libre à vous d'étendre rapidement le décret « militaire », ce qui permettrait déjà d'avoir un champ plus restreint, et libre à vous, comme nous le suggérons dans le document que nous allons vous remettre au nom des trois organisations, de revoir le champ d'indemnisation en le resserrant, ce qui permettrait d'éviter l'utilisation de cette mesure pour en faire des restructurations et de mieux indemniser ceux qui sont réellement touchés.

Je me permets de vous remettre, au nom des trois organisations, comme je l'ai dit tout à l'heure, le résumé de nos positions. Dans ce document, vous retrouverez la déclaration générale, plus une annexe technique et scientifique.

Dr Pierre Thillaud - J'ai deux éléments de réponse à apporter à Mme Blandin. Pour ce qui est des abus d'usage du FCAATA, qu'elle a évoqués, je pense qu'il résulte d'une circonstance et d'un principe. Le principe d'exception ne pouvait aboutir qu'à ce genre d'abus. Si nous avions traité de l'amiante comme de toute autre nuisance professionnelle, on ne se serait pas placé dans une situation créatrice d'abus d'autant plus regrettables qu'ils sont en alliance objective avec les partenaires, non pas au sens marxiste mais au sens thomiste. C'est un premier point.

Par ailleurs, vous avez évoqué la traçabilité. Ne nous y trompons pas : la traçabilité de la fibre d'amiante dans l'organisme est limitée à un champ lésionnel beaucoup plus restreint que celui qui entraîne la reconnaissance de la maladie et à sa réparation. Cela veut dire que, si nous avions obtenu, ce qui devait être naturellement le cas, d'avoir une preuve anatomo-pathologique et histologique, qui est la seule à pouvoir mettre en évidence la fibre d'amiante et qui est systématique dans toute analyse clinique et thérapeutique, nous aurions d'emblée restreint le champ de la réparation, ce qui nous aurait certainement mis à l'abri des dérives financières que nous connaissons aujourd'hui.

On ne peut pas avoir tout et son contraire. On nous a interdit, dans la rédaction du tableau de maladies professionnelles, d'avoir un pouvoir discriminant de la maladie suffisant pour éviter des confusions, mais cela fait dix ans que, systématiquement, dans la rédaction d'un tableau de maladies professionnelles, en particulier dans sa colonne de gauche, celle de la désignation de la maladie, on se bat contre nos propositions pour ne pas être trop précis. En effet, s'il est d'usage de parler de la sous-déclaration des maladies professionnelles, il faudra bien qu'un jour, on ait le courage de s'occuper des reconnaissances abusives de maladies professionnelles qui tiennent à l'imprécision de leur désignation.

Vous seriez très surpris de savoir qu'en matière d'amiante, si la traçabilité était exigée, elle résoudrait une bonne partie de nos problèmes, notamment financiers.

Enfin, je dois vous apprendre que, jusqu'à présent, l'inscription sur la liste du FCAATA ne faisait l'objet d'aucune enquête contradictoire et que nous n'avons obtenu le fait que les entreprises soient systématiquement averties de leur inscription dans la liste qu'au prix de la dernière mesure, qui visait à leur fixer une pénalité de 15 % pour leur responsabilité fautive personnelle. Vous vous rendez compte ainsi qu'on a laissé se constituer un système de liste qui a été accepté sur le type de la délation mais pour lequel on nous refusait l'analyse contradictoire.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - J'ai encore quelques questions à vous poser, si vous le permettez. Je pense que vous cherchez là à banaliser en quelque sorte les maladies professionnelles liées à l'amiante alors qu'évidemment, le législateur, dans cette affaire, a procédé tout autrement, en s'appuyant sur la réalité.

C'est une maladie qui est grave et fort répandue, qui se développe et qui est tout sauf banale, comme l'était la silicose à une autre époque quand on exploitait encore des mines de charbon. Je ne sais donc si on peut aujourd'hui, comme vous le souhaitez, faire entrer totalement l'amiante dans ce champ. C'est une question que nous nous posons mais qui est lourde de conséquences sur le plan financier, comme vous le soulignez.

Je voudrais aussi revenir sur le rôle du CPA, sur lequel vous êtes passés tout à l'heure assez rapidement. Vous l'avez évoqué, monsieur Caron, en disant que le CPA, comme beaucoup, s'était trompé dans l'évaluation du danger de l'amiante. Néanmoins, vous avez souligné que l'aspect économique, dans cette affaire, n'avait pas été négligé. On ne comprendrait d'ailleurs pas qu'il en soit autrement.

Cela dit, nous nous posons une question : le lobbying qui a été exercé par cette organisation informelle qu'était le CPA, n'a-t-il pas contribué à maintenir la fabrication et l'utilisation d'un matériau dont on connaissait la dangerosité depuis très longtemps, même si son rôle de protection a été justement souligné.

Quand on met en cause la santé des travailleurs, il y a des questions de fond presque éthiques que nous sommes en droit de nous poser et il s'agit de savoir si on ne dépasse pas là une limite autorisée, même si je considère que le lobbying peut être une façon efficace d'informer le législateur sur l'état de la science ou de la pratique industrielle à un moment donné.

Je voudrais évoquer un dernier point. Nous sommes passés également rapidement sur les produits de substitution à l'amiante. D'aucuns nous disent qu'on les connaissait depuis 1980 et que, dans certains pays, on n'a pas manqué de les mettre en oeuvre dès cette époque alors que, chez nous, on a essayé de les cacher. Je voudrais avoir votre avis sur ce point, parce que nous recevons des informations peu concordantes à ce sujet.

On connaît aujourd'hui ces produits de substitution parce qu'on les utilise, mais qu'en était-il réellement dès les années 1980 ?

On sait aujourd'hui qu'il faut manier certains produits avec précaution parce que, comme l'amiante, ils comportent des fibres et donc des risques tout aussi graves sur la santé.

Dr François Pelé - Je vais vous répondre en tant que conseiller médical du MEDEF, entre autres choses. Je tiens d'abord à dire que ces questions sont beaucoup plus complexes qu'on pourrait le penser et c'est pourquoi, en tant qu'experts des employeurs, nous avons fait une note pour essayer de retracer l'historique réel des connaissances scientifiques dans l'amiante. C'est la première partie de la note.

Quant à sa deuxième partie, elle concerne les questions qui restent en suspens aujourd'hui, car si on ne comprend pas cela, il est difficile de comprendre pourquoi il y a une telle discordance dans le monde industrialisé sur les questions d'amiante. En effet, vous avez des pays comme le Canada, où vivent des gens a priori aussi intelligents que nous en ce qui concerne la recherche, qui utilisent toujours ce matériau dans l'optique d'une utilisation contrôlée...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Les Canadiens le vendent surtout à l'étranger : 95 % de leur amiante est exporté.

Dr François Pelé - Les grands producteurs d'aujourd'hui sont la Chine, l'URSS, le Canada et le Brésil et ils défendent ce produit.

Par ailleurs, il faut regarder de très près les États-Unis, puisque ce sont les premiers qui ont banni l'amiante en 1973. C'est de là qu'est venue la majorité des connaissances scientifiques et c'est donc extrêmement important car elles ont une crédibilité certaine. Or ils l'utilisent encore en partie, ce qui peut sembler bizarre. Certes, alors qu'ils en étaient de grands producteurs, ils en produisent de moins en moins aujourd'hui - ils ne le font que dans une toute petite mine en Californie, où il doit rester moins de trente salariés -, mais ils sont importateurs de 15.000 tonnes, ce qui n'est pas beaucoup pour les États-Unis, mais ce qui est quand même important.

Pourquoi un pays comme celui-là tolère d'importer encore de l'amiante pour l'incorporer dans certains matériaux ? Je trouve cette question intéressante sur le plan scientifique et également sur le plan politique. A partir de là, on voit que les questions ne sont pas si simples que certains veulent bien le dire en France.

Pour être encore plus clair sur notre position d'experts, nous comprenons très bien qu'en 1997, on ait interdit toute forme d'amiante en France et que ce matériau soit maintenant totalement interdit en Europe. Notre position est très claire.

Nous attirons cependant votre attention sur le fait qu'il y a des débats sur les fibres. En effet, le débat sur la fibre amiante blanc/amiante bleu se poursuit dans le monde entier. L'autre jour, j'étais à Luxembourg avec un professeur anglais qui m'a demandé comment il se faisait qu'en France, on n'en débatte même plus. Je lui ai répondu que c'était parce que ce n'était pas à l'ordre du jour aujourd'hui. Il faut ajouter que certains experts diraient qu'il est difficile de faire la différence parce que, souvent, dans l'amiante blanc, il y avait de l'amiante bleu. Cela pose donc un certain nombre de problèmes.

Parmi les autres problèmes majeurs, figure aussi celui des doses d'exposition. La base de la toxicologie, c'est que c'est la dose qui fait le poison. Or quelles sont les doses d'exposition à l'amiante ? On est en train de mélanger aujourd'hui des travailleurs qui ont respiré des doses massives et considérables, plus de 10.000 fibres par litre, et des gens comme vous ou moi, qui en avons respiré toute notre vie - puisqu'on en respire encore aujourd'hui - de l'ordre de 0,5 fibre par litre. Il est évident que si on nous fait une biopsie pulmonaire, on va bien retrouver de l'amiante bleu, puisque le blanc ne se retrouve pas.

A partir de quel moment y a-t-il un risque ? C'est l'une des questions fondamentales. Vous verrez que je cite abondamment un livre sur l'amiante que vous connaissez sans doute très bien et qui a été écrit par les professeurs Brochard et Pairon. Je pense qu'en l'occurrence, on ne peut pas les accuser d'être achetés par un lobby quelconque, surtout aujourd'hui. Ce sont des gens très bien et ils disent par exemple, à partir d'extrapolations mathématiques, que l'on est maintenant à peu près sûr que l'amiante, à basse dose d'exposition, c'est-à-dire avec des doses environnementales, peut créer des mésothéliomes. Il reste à savoir combien. Cependant, pour ce qui est du cancer broncho-pulmonaire, ce n'est pas aussi sûr. Je vous invite donc à regarder cela de près.

Nous avons essayé de faire un texte sans idéologie, c'est-à-dire en ne faisant que citer les auteurs. On arrive ainsi à comprendre pourquoi le Centre international de recherche sur le cancer, qui, lui non plus, ne peut pas être soupçonné d'être soumis à des pressions - encore qu'il y ait eu un débat il y a deux ans sur cette question -, a décidé seulement en 1977 de classer en première position l'amiante comme cancérogène du poumon et cancérogène de la plèvre.

C'est une question qu'il faut se poser. Sinon, on rate quelque chose dans la pensée scientifique.

J'ajoute que je suis d'accord avec le professeur Brochard, qui vous a dit qu'il fallait cinquante ans pour montrer les méfaits de l'amiante.

Souvenez-vous du plomb. La querelle du plomb a duré 250 ans en France. Pendant très longtemps, il y a eu des pathologies extrêmes et des cas cliniques, et des médecins du XVII e siècle ont dit que c'était sûrement dû au plomb, mais ce n'était pas une preuve. Il s'agissait seulement de médecins qui disaient : « Je pense que... ». Deux cent cinquante ans plus tard - c'est tout à l'honneur des politiques -, c'est Clemenceau qui a pris sur lui le principe de précaution pour faire interdire le blanc de céruse. Cela a donc mis beaucoup de temps.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je voudrais vous interrompre. Le professeur Brochard, dans cette affaire, avait décrit de façon presque lapidaire les méfaits de l'amiante, notamment ses effets cancérigènes, mais il a siégé aussi au CPA, où il est revenu en arrière et a modéré son propos. Du moins, c'est l'interprétation que j'en ai et la question lui a d'ailleurs été posée. Comme l'a souligné tout à l'heure M. Caron, les aspects économiques - on ne connaissait pas à l'époque les produits de substitution - ne l'ont-ils pas emporté un peu sur les risques ?

J'aimerais l'entendre. Nous avons entendu des partenaires syndicaux que, devant une méconnaissance du risque, ils ont accepté de travailler avec de l'amiante parce qu'il n'y avait pas d'autres produits, qu'il fallait bien produire et que leur travail était en jeu. Il faut donc aussi que chacun reconnaisse la réalité des choses et ne pas la nier car elle apparaît clairement dans tous les témoignages que nous avons reçus.

M. Dominique de Calan - Nous n'avons jamais nié - et je vous renvoie à notre document - les logiques de coresponsabilité. Ne nous accusez donc pas de nous en exonérer.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je ne vous accuse pas.

M. Dominique de Calan - Deuxièmement, j'attire votre attention sur le fait que le principe de précaution poussé à l'extrême serait de nature à stopper toute activité humaine si elle a un enjeu économique. Dès lors qu'on envoie un salarié au volant d'un camion ou d'une voiture, on lui fait courir plus de risques qu'en restant chez lui. Nous revendiquons donc que l'activité humaine garde un facteur de risques.

Troisièmement, on nous a parlé de banalisation, mais ce n'est pas du tout le cas. Si vous dites que nous cherchons à banaliser, au sens étymologique du terme et non pas au sens péjoratif de ce mot, pour nous exonérer de notre responsabilité, nous attirons votre attention sur la question suivante : avec l'accroissement des maladies professionnelles multifactorielles, va-t-on créer un fonds par critère ou par symptôme ? C'est en ce sens que cela nous paraît être une erreur et qu'à notre avis, on aurait peut-être mieux fait de les laisser dans le droit commun, quel que soit le facteur émotionnel.

Je pense qu'une mission comme la vôtre doit être capable de dire si, face à une émotion légitime, les politiques ont bien ou mal répondu. Nous pensons, nous, qu'ils ont fait l'erreur de sortir ces maladies, même si nous comprenons très bien ce choix et si nous ne le condamnons absolument pas puisque c'est de votre responsabilité, et nous attirons votre attention en disant qu'à notre avis, c'est une erreur et une voie qu'il faudrait rectifier. En effet, il y a d'autres façons, au sein même d'un système général d'accidents du travail et de maladies professionnelles, d'avoir une indemnisation, que nous sommes d'ailleurs prêts à revoir en termes de barème si c'est nécessaire.

Enfin, y a-t-il lobbying ou non ? J'ai reçu un rapport, la semaine dernière, selon lequel toutes les climatisations collectives sont dangereuses, notamment dans les hôpitaux, et on écrit que c'est par là que les maladies se propagent. En tant que chef d'entreprise et que responsable de ma propre structure, je suis allé voir mon directeur administratif et je lui ai demandé si nous avions une climatisation collective ou individuelle. Il m'a répondu que nous avions une climatisation collective. Je suis donc au courant.

Faut-il la supprimer partout ? Il paraît que le monde médical estime que, certes, il y a ce danger, mais que s'il n'y avait pas de climatisation dans les hôpitaux, ce serait encore pire. C'est là que se pose le problème. Est-ce économique ? C'est d'actualité aujourd'hui. Les compétences scientifiques s'accroissent, nous connaissons mieux l'origine des choses et, sans vouloir vous fâcher, aujourd'hui, nous saurons tous globalement de quoi nous mourrons à des âges différents.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous savons que nous mourrons, mais je ne suis pas sûr que nous puissions savoir de quoi.

M. Dominique de Calan - On le saura de plus en plus et c'est pourquoi on trouvera toujours des responsabilités, parce qu'il est facile de passer à une forme de logique dans laquelle l'entreprise serait responsable sur le plan économique en matière d'emplois, ce qui pourrait être extrêmement grave.

Je voudrais enfin en venir au document que vous nous avez donné. Tout à l'heure, on a mis gravement en cause Arkema en disant qu'il y aurait une procédure cachant les accidents du travail. Or le document qui nous est remis ne concerne que les cas de maladies professionnelles, ce qui n'a strictement rien à voir.

Par ailleurs, en le feuilletant, ce texte ne m'apparaît pas scandaleux a priori . Pourquoi ? Nous avons ici un directeur juridique qui dit que si c'est une maladie professionnelle, cela risque de coûter très cher à l'entreprise et qu'il faut vérifier qu'il n'y a pas une coresponsabilité. Ce n'est pas nous qui avons amené cela dans le débat.

Il est écrit plus loin : « Examen d'un ou plusieurs employeurs (antécédents) ». Pensez à la mobilité des demandeurs d'emploi. Si on doit faire une enquête pour savoir si, par hasard, ils ne seraient pas allés un jour travailler dans une entreprise pleine d'amiante alors que, comme je suis le dernier repéré, c'est moi qui devrais payer, cela irait tout à fait à l'encontre de l'intérêt du salarié.

Je pense donc que ce document, loin d'être critiquable, a au contraire l'intelligence d'attirer votre attention sur les risques pesant aujourd'hui sur une entreprise qui pourrait, alors qu'elle n'est pas responsable, voir sa responsabilité engagée.

Je voulais donc rectifier ce que vous avez dit, monsieur le sénateur : il ne s'agit pas d'accidents du travail - on ne cache rien -, mais de maladies professionnelles et il est indiqué que, premièrement, il convient de vérifier que c'est bien une maladie professionnelle et non pas une fausse maladie et que, dans le cas d'une maladie professionnelle, l'entreprise ne soit pas accusée de coresponsabilité pour des fait qui lui sont extérieurs.

C'est très important parce que vous avez là la base d'une réflexion sur le choix que notre pays doit faire entre le maintien ou non d'une réparation forfaitaire avec cette non recherche de responsabilité, l'avantage d'une indemnité peut-être inférieure à celle d'un tribunal, quoiqu'elle soit retenue dans 95 % des cas, et le choix d'une procédure qui, dans certains cas, pourrait rapporter gros lorsqu'on est poussé par des gens dont c'est parfois l'intérêt, auquel cas, dans un État de droit, vous aurez normalement des contreparties qui ne sont pas toujours conformes à l'intérêt des salariés.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Sur ce point précis, je me permettrai de citer ce qui nous a été rapporté par M. Dufour, qui intervenait au titre de la CGT. Il nous a dit en effet qu'il était indiqué dans ce document que, « même si, incontestablement, la victime a été exposée dans le groupe et que cela a été reconnu, il faut organiser la contestation par l'absence de contradictoire . » Il serait aussi précisé en toutes lettres dans ce document, que je n'ai pas lu intégralement, « Pas d'état d'âme vis-à-vis de la victime ».

En l'occurrence, je pense que l'on sort de l'interprétation que vous avez évoquée, à savoir l'information légitime des cadres de l'entreprise ou des responsables de la déclaration, et que l'on entre dans une autre logique.

M. Dominique de Calan - Une procédure juridique est toujours douloureuse.

M. Roland Muzeau - Si vous le permettez, monsieur le président, il suffit de lire le préambule et le document jusqu'au bout, et je partage parfaitement ce qui a été dit dans l'audition que vous venez de rapporter précédemment : « Il est indiqué que le coût d'une maladie professionnelle peut aller de 90.000 à 200.000 euros. On compte actuellement à Arkema 258 dossiers en cours au sein de la société. Ce coût est susceptible d'évoluer en fonction des condamnations prononcées et les sommes en jeu sont donc considérables ». Je précise que tout cela est en gras.

La conclusion sur le module « mode d'emploi » de cette affaire est la suivante : « Une réaction énergique des responsables sociaux d'Arkema est en conséquence nécessaire, et cela d'autant plus que le nombre de demandes en réparation formulées par les salariés et anciens salariés de la société au titre des maladies professionnelles dues à l'amiante ne cesse de croître. »

Autrement dit, c'est « sauve-qui-peut à tout prix, contestons par tous les moyens que nous pouvons employer et voici le mode d'emploi de la contestation ! »... (Mouvements divers chez les représentants des employeurs.)

M. Daniel Boguet - J'espère que vous ne croyez pas ce que vous dites !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - En faisant état de ce document d'Arkema, notre intention n'est pas de polémiquer. C'est simplement une information.

M. Bernard Caron - Je voudrais revenir sur les aspects prospectifs et répondre aux questions auxquelles nous n'avons pas répondu.

Tout d'abord, le décret de 1997, madame Blandin, prévoit une obligation d'évaluation du risque amiante par toutes les entreprises. Il faut donc simplement qu'elles le fassent, et je ne dis pas que c'est parce que c'est écrit dans le décret qu'elles le font toutes.

Mme Marie-Christine Blandin - Je parlais de la transmission de ce document aux intervenants extérieurs sous-traitants.

M. Bernard Caron - C'est obligatoire et c'est prévu par le texte. Il y a vingt à vingt-cinq pages de circulaires et c'est vraiment encadré. Encore faut-il l'appliquer, ce qui est un autre sujet.

Par ailleurs, je reviens en deux mots sur le lobbying. Concernant le CPA, je n'y siégeais pas, c'est de l'histoire un peu ancienne et je ne pense pas que les représentants des entreprises étaient majoritaires, mais il est clair que s'il y en avait, ils défendaient l'amiante. Sinon, personne ne l'aurait compris.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je ne vais pas vous expliquer comment il était organisé. Tout était remarquablement bien fait, d'ailleurs.

M. Bernard Caron - Ensuite, à titre prospectif, il y a aujourd'hui de très nombreux groupes de pression qui continuent de fonctionner : le lobby de l'alcool, le lobby de la viande, le lobby du sucre, le lobby du cassoulet !... Il y en a pour toutes les productions et on sait très bien que le fait d'abuser de l'un quelconque de ces produits peut nuire gravement à la santé. C'est donc un problème de portée générale et il faut forcément hiérarchiser le niveau des préoccupations.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - J'ai bien précisé que notre objectif n'était pas d'interdire le lobbying puisqu'il existe et que c'est une donnée. Nous sommes simplement sur un sujet ultra sensible quand il s'agit de la santé et je peux vous dire qu'au sujet de l'alcool, nous sommes soumis ici à un lobbying intense de la part des acteurs concernés, comme vous avez pu le remarquer, même si ce n'est pas pour autant qu'il faille y céder.

M. Bernard Caron - Cela ne nous a pas échappé, en effet.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je posais donc simplement cette question en mettant en parallèle ce lobbying qui existait incontestablement et qu'on ne peut pas nier, et les produits de substitution, parce que, lorsqu'on sait qu'un produit est dangereux, on cherche évidemment à rendre le même service avec un élément susceptible de le remplacer. Cela dit, vous ne m'avez pas répondu sur cette question des produits de substitution.

Dr François Pelé - Sur les produits de substitution, on peut répondre sur le plan technique. Les entreprises y sont extrêmement sensibilisées, heureusement, par les temps qui courent. La base de ces produits de substitution, ce sont les fibres de verre, que le Centre international du cancer a classé de 2B à 3 - il vient de revoir sa position. Cela veut dire que, pour le moment, on ne sait pas si c'est un produit cancérogène ou non, mais ce n'est probablement pas le cas. La fibre de verre est donc une bonne fibre de substitution.

Quant aux fibres de roche, il faut déjà être un peu plus méfiant, et, au-dessus, vous avez la fameuse fibre céramique réfractaire, qui n'existe pas depuis très longtemps et qui est encore classée 2B actuellement par le Centre international du cancer et en 2 ou 3 par l'Union européenne.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Elle est considérée comme suspecte.

Dr François Pelé - La première chose qu'attend un chef d'entreprise, ce sont les classifications de l'Union européenne, ce qui est normal puisque c'est la loi. Il faut donc être très attentif aux classifications européennes.

Pour utiliser un produit de substitution à l'amiante au-dessus de 1.300 à 1.400 degrés, il y a actuellement un gros problème technique et il semble que le seul produit qui tienne soit aujourd'hui la fibre céramique réfractaire. On l'emploie donc assez rarement, uniquement dans les hauts-fourneaux et les fours.

J'en viens aux dangers de la fibre céramique réfractaire. Elle est suspectée d'être cancérogène et, à notre sens, les employeurs, par principe de précaution, doivent justement faire comme si elle était classée en tant que cancérogène, mais elle est suspecte et le débat scientifique est très pointu sur ce point. La fibre céramique réfractaire peut-elle créer des mésothéliomes chez l'homme ? Il n'est pas évident de répondre à cette question aujourd'hui et je ne m'y essaierai pas.

Mme Sylvie Desmarescaux - Elle est quand même suspecte et il existe bien un décret qui indique que tous les employeurs qui utilisent cette fibre doivent, dans la mesure du possible, utiliser d'autres produits de substitution.

Dr François Pelé - C'est pourquoi je pense, avec beaucoup d'autres, que les entreprises qui l'utilisent, comme les aciéries, doivent prendre les mêmes précautions que lorsqu'il y a encore de l'amiante dans les entreprises et qu'il faut l'enlever, par exemple à l'intérieur des parois de four.

M. Dominique de Calan - Je souhaiterais ajouter un dernier point sur le lobbying, si vous me le permettez. Je tiens à être transparent vis-à-vis de vous. On m'a soumis un cas très simple : la réparation automobile des voitures anciennes sur lesquelles il y a des freins, des delcos et des moteurs électriques.

J'ai commencé par dire qu'il fallait supprimer tout, mais ce n'était pas possible du fait des conséquences que cela aurait eu sur l'emploi et sur ceux qui faisaient du lobbying en disant : « Ce n'est pas mon problème ». En tant que représentants des employeurs, nous n'avons donc rien fait, en nous disant que c'était à l'État de décider. En effet, s'il faut interdire l'utilisation de toute voiture construite avant une certaine date, c'est une chose qu'il lui appartient de décider. Le problème, c'est que c'est surréaliste et que nos concitoyens ne le comprendraient pas.

Est-ce du lobbying ou non ? Je pense que c'est plutôt un principe de réalité qui correspond à une situation et à une époque. Cela dit, je ne peux pas garantir qu'à un moment donné, un petit garagiste du Finistère - je prends cet exemple parce que c'est chez moi - ne réparera pas une voiture ancienne et sera alors éventuellement en contact avec l'amiante.

Je voulais le rappeler parce que, de temps en temps, on aime bien trouver une structure ou une entreprise qui serait responsable. En l'occurrence, nous avons constaté cette action de lobbying très forte exercée par nos concitoyens qui refusent qu'on leur interdise d'utiliser leur véhicule.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je ne nie pas ce phénomène, mais, dans ce cas précis, vous avez joué un rôle important dans la reconnaissance de la dangerosité du produit.

M. Dominique de Calan - En tout cas, merci de nous avoir écoutés, mesdames et messieurs les sénateurs.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci beaucoup.

Audition de Mme Marianne LÉVY-ROSENWALD,
présidente du Fonds de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (FCAATA)
(1er juin 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Madame Lévy-Rosenwald, vous présidez le Conseil de surveillance du FCAATA. Comme vous le savez, nous essayons, avec cette mission, de mesurer le bilan et les conséquences de la contamination par l'amiante, et je dois dire que le FCAATA, le FIVA et toutes les procédures d'indemnisation des victimes de l'amiante sont au coeur de notre mission. Nous aimerions donc vous entendre sur ce sujet, avoir votre avis sur le financement de l'allocation de cessation anticipé et sur l'utilisation qui est faite du FCAATA dans certains cas.

Soit vous intervenez directement, soit nous vous posons tout de suite quelques questions avec M. Gérard Dériot, notre rapporteur, et nos autres collègues sénateurs.

Mme Marianne Lévy-Rosenwald - Si vous le voulez bien, je vais vous dire quelques mots d'introduction pour vous dire ce qu'est le conseil de surveillance du FCAATA et la différence qui existe entre le FCAATA et le FIVA, non pas tant du point de vue de l'allocation que du point de vue de son fonctionnement.

Le FCAATA a été créé pour regrouper les financements destinés à financer l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante, la mal nommée ACAATA. Ce fonds n'a pas de personnalité juridique, contrairement au FIVA, qui est un établissement public. Il est doté d'un conseil de surveillance qui n'a pas non plus de pouvoir de décision, qui veille au bon fonctionnement du fonds et qui suit l'évolution des dépenses et du versement des allocations, mais qui n'a pas à se prononcer par des votes. En ce sens, le conseil de surveillance est une structure infiniment moins conflictuelle que celle qu'a connue le FIVA, notamment à ses débuts.

Je dois donc dire que la présidence du conseil de surveillance est, somme toute, assez agréable et conviviale, dans la mesure où il s'agit d'entendre les partenaires sociaux, tant du côté patronal que du côté syndical, mais sans avoir de décision à faire voter.

L'intérêt majeur de cette structure, à mon sens, n'est pas tant la mission qui lui a été confiée par les textes et qui est de surveiller les comptes (matière un peu austère, je dois le dire, à laquelle j'ai du mal à intéresser complètement les partenaires sociaux), mais la tâche consistant à faire remonter des difficultés et des éléments d'information provenant du vécu sur le terrain. C'est extrêmement intéressant et les partenaires sociaux, parmi lesquels j'englobe également les associations de victimes, apportent beaucoup d'informations. C'est un moyen de faire remonter des informations qui viennent des régions sur la manière dont l'ACAATA est attribuée.

Voilà ce que je voulais dire en introduction pour situer l'ACAATA par rapport à l'indemnisation pour maladie professionnelle du FIVA.

Du point de vue des charges financières de l'ACCATA, c'est un fonds dont la croissance a été très importante, qui est encore très importante et qui s'accroît de plus de 100 M€ chaque année. Il est vrai que nous arrivons maintenant dans une période où nous observons un certain nombre de sorties du système, soit du fait de décès, soit, bien heureusement, beaucoup plus largement, du fait de prises de retraite, mais c'est un système qui ne cesse de monter en charge pour plusieurs raisons.

La première, c'est que la loi de financement de la sécurité sociale a élargi à plusieurs reprises le champ des bénéficiaires.

La deuxième, c'est qu'un certain nombre d'arrêtés élargissent également les périodes ouvrant droit au bénéfice de l'allocation pour les salariés de certains établissements. Concrètement, avaient droit au bénéfice de l'ACCATA les salariés des chantiers navals de telle date à telle date et, progressivement, on a été de l'année n , qui était l'année finale initiale, à l'année n + x et, de nouveau, à l'année n + x + x. Avec cet élargissement, il y a forcément de nouveaux bénéficiaires.

Pour terminer mon introduction, je vous donnerai quelques chiffres : il y avait 27.500 bénéficiaires en 2004 et les prévisions de charges pour l'année 2005 sont supérieures à 700 millions d'euros.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Merci, madame la présidente, de nous avoir fait cette présentation.

La Cour des comptes a estimé que le fonctionnement du FCAATA était excessivement complexe. Partagez-vous cette critique ? Manifestement, vous avez dit que cela se passait plutôt bien, mais pouvez-vous nous donner plus de précisions et, surtout, envisagez-vous des possibilités de simplification ?

Par ailleurs, sur les modalités de financement, pouvez-vous évaluer l'évolution prévisible de ces dépenses ? Finalement, la Cour des compte recommande de resserrer les critères d'attribution de l'allocation, alors que vous venez de nous dire que, petit à petit, cela s'était élargi, mais elle nous recommande aussi d'utiliser les sommes ainsi économisées pour mieux indemniser les bénéficiaires du FIVA, c'est-à-dire de transférer au FIVA des fonds collectés au titre du FCAATA. Trouvez-vous cette recommandation pertinente ?

Plus généralement, les critères d'attribution de l'ACAATA vous paraissent-ils satisfaisants ?

Enfin, on reproche au FCAATA, dans certains cas, de détourner son objet pour devenir simplement un instrument d'accompagnement des restructurations d'entreprises. Cette analyse vous paraît-elle fondée et, dans l'affirmative, comment y remédier ?

Voilà les questions que je souhaitais vous poser.

Mme Marianne Lévy-Rosenwald - Je vais essayer d'y répondre.

Je commencerai par celle qui concerne l'organisation. L'organisation du Fonds est effectivement complexe, dans la mesure où elle est partagée entre la Caisse des dépôts et la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés. Les CRAM reçoivent les demandes d'allocation, les étudient et prennent une décision quant à l'attribution ou non de l'allocation en suivant un schéma assez lourd puisque, une fois que la CRAM a procédé à l'étude du dossier, elle fait une prévision de montant qui est proposé au bénéficiaire. C'est donc sur la base d'une proposition chiffrée que la personne se détermine.

Quant à la Caisse des dépôts, elle assure la synthèse des comptes, perçoit directement la fraction des droits sur le tabac qui revient au FCAATA et paie les structures de protection sociale complémentaires pendant la période de préretraite, c'est-à-dire de l'ACAATA.

En définitive, nous avons deux structures dont l'une, la CNAM et les CRAM, assez normalement, versent ces allocations, et l'autre, la Caisse des dépôts, en assure la gestion.

Je crois, bien que je n'aie pas été à l'origine de cette organisation, que le choix a été fait de faire intervenir la Caisse des dépôts pour ne pas donner l'idée que l'on créait une nouvelle prestation de sécurité sociale, c'est-à-dire pour bien distinguer l'ACAATA d'une prestation de sécurité sociale. Je pense qu'en définitive, c'est plutôt facteur de lourdeur, d'autant que, dans un premier temps, les droits sur le tabac permettaient de financer l'ensemble des cotisations sociales des bénéficiaires de l'ACAATA et que ce n'est plus le cas actuellement, la Caisse des dépôts étant obligée d'appeler les financements de la CNAM, via la branche AT-MP. Nous avons donc des flux financiers compliqués.

J'avoue que je ne sais pas encore quels vont être les flux financiers retenus pour la dernière contribution créée par la loi de financement de sécurité sociale pour 2005, qui doit compléter les ressources du FCAATA.

Il me semble que l'on pourrait sortir la Caisse des dépôts du système sans inconvénient, d'autant qu'en termes de frais de gestion, on additionne les frais de la CNAM et ceux de la Caisse. Ceux de la Caisse ne sont pas considérables, mais pourquoi avoir des frais de part et d'autre quand cela pourrait être évité ? Il me semble que ce serait une simplification bénéfique.

Quant aux prévisions de dépenses, je n'ai pas encore de données sur les prévisions 2006. Ces prévisions de dépenses sont élaborées par la direction de la sécurité sociale à partir de données que lui fournit la CNAM. En fait, il s'agit simplement de prolonger les tendances passées et observées.

Je dois dire que c'est vraiment à quelques jours près, puisque la prochaine réunion du conseil de surveillance aura lieu le 9 juin et que c'est à cette date que la direction de la sécurité sociale fait habituellement ses premières perspectives pour le conseil de surveillance.

Il est vraisemblable que nous serons toujours dans une phase de croissance ; je n'ai pas le sentiment que les départs en retraite vont compenser les entrées. On commence peut-être à voir un début de stabilisation, mais je serai très prudente et je ne vous annoncerai pas aujourd'hui une stabilisation pour 2006.

En revanche, dans le rapport que je transmettrai au Parlement avant le 14 juillet, comme nous en avons l'obligation, il y aura des éléments sur les perspectives 2006.

Sur les instruments d'accompagnement des restructurations, il y a vraisemblablement des circonstances dans lesquelles l'ACAATA a été utilisée comme un élément de politique de restructuration et d'aide non pas à l'emploi, puisque ce serait plutôt l'inverse, mais à la situation de personnes qui, sinon, pouvaient être mises au chômage. C'est vrai, mais ce n'était pas l'objectif initial de l'ACAATA et il ne faudrait pas, en définitive, que cette allocation de préretraite, qui visait à permettre à des gens dont l'espérance de vie pouvait être réduite de bénéficier d'une retraite et qui était à l'origine une bonne idée, soit complètement pervertie à travers un certain nombre d'exemples dont je ne sais pas s'ils sont fâcheux ou bénéfiques, puisque cela a été aussi un moyen ou une solution pour aider un certain nombre de personnes.

Je pense que l'extension de l'ACAATA aux personnels portuaires, aux dockers professionnels puis aux personnels de manutention, a été un moyen de résoudre la situation des dockers.

La CNAM fait également état d'entreprises qui majoreraient les salaires des salariés pendant leur dernière année afin que le passage à l'ACAATA leur soit assez favorable. Je n'ai pas d'exemples concrets ni de preuves. Ce que je vous dis résulte de l'information qui remonte au conseil de surveillance de la part de la CNAM comme de la part des organisations syndicales. Il est vraisemblable qu'elle est juste, mais, moi-même, je ne gère pas l'ACAATA attribuée à chacun des bénéficiaires de chacun des établissements et je n'en ai donc pas la preuve.

C'est le dernier système de préretraite existant et on comprend, de ce fait, que les entreprises aient tendance à s'y engouffrer.

Du coup, cela rejoint la question précédente que vous avez posée : les critères d'attribution de l'ACAATA sont-ils pertinents ? J'aurais envie de vous répondre que c'est le législateur qui les a définis. Cela dit, ils ont été progressivement élargis et il est vrai que certaines personnes qui en bénéficient ne seront jamais victimes d'une pathologie liée à l'amiante : pour des établissements qui entrent dans les listes ouvrant droit au bénéfice de l'ACAATA, certains des salariés de ces établissements pouvaient être au contact des fibres d'amiante et d'autres pouvaient ne pas l'être.

J'ai tendance quand même à penser que l'ACAATA ne représente que 65 à 85 % du salaire de référence et que les personnes qui en demandent le bénéfice ont des raisons pour le faire. Par conséquent, en tout état de cause, il ne faut pas que l'ACCATA soit au niveau du salaire de référence puisque, à ce moment-là, tout un chacun aurait intérêt à entrer dans le système. Il faut réellement que la personne fasse un choix en fonction de son état de santé et de la rémunération moindre qu'elle pourra percevoir. C'est l'élément de justification du système.

Le système a été progressivement élargi pour des raisons qui tiennent à la pression des associations de victimes et des représentants des salariés, à des disparités de traitement en ce qui concerne les plaques pleurales et, vraisemblablement, à la pression des entreprises pour résoudre des problèmes de restructuration. Est-ce trop large, trop cher ou trop dérogatoire par rapport à d'autres pathologies professionnelles ?

Cela m'amène à réfléchir avec vous sur la proposition de la Cour des comptes. Je dois dire que j'appartiens à la 6 e Chambre, celle qui a conduit les études. Bien évidemment, le rapporteur a travaillé librement et, moi-même, je ne suis intervenue que dans le cadre de mes réactions de magistrat de la Cour, mais je suis hésitante. Comme je savais que vous alliez me poser la question, j'ai essayé de réfléchir à la manière de vous répondre.

En gros, il est dit dans le rapport de la Cour qu'il faut réduire le nombre des bénéficiaires de l'ACAATA pour accroître le montant de l'indemnisation versée par le FIVA. Il y a un problème avec le FIVA. Son objectif était de faire en sorte que les victimes de l'amiante, les personnes qui ont une maladie professionnelle reconnue dans le cadre de la législation sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, puissent être indemnisées de manière plus importante que le régime AT-MP, sans avoir à recourir à une procédure de contentieux pour faire reconnaître la faute inexcusable de l'employeur. En fait, on voulait mieux indemniser ces personnes et leur éviter la charge du contentieux.

L'idée était que les salariés victimes allaient abandonner la procédure contentieuse et que le FIVA allait fonctionner comme d'autres fonds d'indemnisation, avec la possibilité, pour lui-même, d'organiser une action récursoire à l'encontre des différentes entreprises.

Pour différentes raisons, dont, à mon sens, l'action des associations de victimes et de leurs avocats, un certain nombre de salariés ont continué à engager des recours contentieux et certains TASS et certaines cours d'appel ont alloué des indemnisations plus élevées que celles du FIVA.

Je crois que le problème essentiel est là : en définitive, on continue à avoir deux voies d'indemnisation parallèles et un peu aléatoires quant aux résultats.

La Cour propose qu'une seul cour d'appel centralise l'ensemble des appels. Ce n'est pas tant cet objectif de centralisation qui est intéressant, mais le fait d'avoir une harmonisation du barème, ce qui me paraît une chose très importante, de telle manière que l'on puisse équilibrer les conditions d'indemnisation entre le FIVA et l'indemnisation judiciaire.

A partir du moment où on obtient cette indemnisation équivalente d'un côté et de l'autre, la question de la revalorisation du barème du FIVA se pose de manière moins importante et la question d'un financement complémentaire du FIVA aux dépens de l'ACAATA me paraît également moins importante.

Mon sentiment, c'est qu'on ne peut pas supprimer l'ACAATA à des gens qui en sont actuellement bénéficiaires (il y en a quand même 27.500, comme je l'ai dit dans mon exposé introductif) et qu'on ne peut pas davantage limiter de façon drastique les conditions d'ouverture de ce droit, et ce pour deux raisons.

La première, c'est que l'ACAATA a été la première reconnaissance donnée aux victimes de l'amiante et qu'il y a beaucoup de passion autour de ce sujet. Les représentants des salariés qui siègent au conseil de surveillance sont pour l'essentiel des personnes qui connaissent ce problème et qui vivent avec une épée de Damoclès sur leur tête : même s'ils ne sont pas gravement malades, ils savent qu'ils peuvent le devenir et que la réduction de leur capacité respiratoire peut s'accroître. Il est donc difficile de dire brutalement à ces personnes que, finalement, cela coûte trop cher et qu'on va le supprimer.

Autrement dit, même si ces gens ne sont pas gravement malades, on a à une époque reconnu qu'ils l'étaient potentiellement dans la mesure où ils avaient été exposés à un risque. Il me paraîtrait donc difficile de faire brutalement marche arrière, mais, encore une fois, je ne suis pas le législateur et je ne fais que vous donner mon avis personnel.

La deuxième raison, c'est que l'ACAATA est un moyen de reconnaître le préjudice amiante en dehors de la reconnaissance accidents du travail/maladies professionnelles. Cela fait du préjudice amiante quelque chose de spécifique. Si on la supprime, on arrivera à une situation où seul le préjudice de la maladie professionnelle est reconnu, ce qui accroîtra encore plus la différence entre la situation des personnes victimes de maladies professionnelles liées à l'amiante et celle des personnes victimes de maladies professionnelles non liées à l'amiante. Il faut voir qu'actuellement, il y a une différence d'indemnisation extrême entre les personnes qui vont mourir d'un cancer du poumon ou d'un mésothéliome lié à l'amiante et celles qui vont mourir d'un cancer de la vessie lié à l'inhalation d'autres substances toxiques.

Je prends l'exemple du cancer de la vessie parce qu'il est relativement rare et que ce cancer est difficile à faire reconnaître en tant que maladie professionnelle (c'est la première difficulté à laquelle se heurtent ces personnes), alors que, pour l'amiante les choses sont plus faciles, même si elles ne le sont pas totalement, et que l'indemnisation est bien meilleure.

Nous avons donc actuellement un système accidents du travail/maladies professionnelles qui a été remis en cause fondamentalement par l'amiante. L'ACAATA est sans doute chère (les entreprises trouvent sinon que c'est trop cher, du moins que ce n'est pas à elles de la prendre en charge entièrement), mais c'est une chose qui n'est pas entièrement « AT-MP » et qui ne bouleverse donc pas complètement ce système accidents du travail/maladies professionnelles. A partir de là, je ne sais pas ce qu'il faut faire.

C'étaient les deux éléments de réflexion et d'éclairage que je souhaitais porter à votre connaissance à partir, d'une part, de mes compétences en tant que présidente du conseil de surveillance du FCAATA et, d'autre part, de travaux que j'avais réalisés dans le cadre de la Commission qui calcule le reversement de la branche AT-MP à la branche maladie du fait de la sous-déclaration des maladies professionnelles.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Merci beaucoup.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Avez-vous d'autres questions ?

M. Roland Muzeau - Les questions qu'avaient préparées Gérard Dériot et Jean-Pierre Godefroy étaient pour l'essentielles les miennes. Je n'en ai donc qu'une à vous poser. Vous avez présidé la commission chargée d'évaluer le montant du versement annuel de la branche AT-MP à l'assurance maladie compensant le transfert de charge dû à la sous-reconnaissance des maladies professionnelles. Actuellement, ce montant est sans rapport avec ce qui est détourné chaque année (on parle de 330 M€). Pourtant, certains éléments confirment que 5 à 10 % des 280.000 cancers annuels sont d'origine professionnelle.

Quels sont les obstacles au redressement à un niveau réaliste du montant de remboursement de la branche AT-MP à la branche maladie  et quels leviers, selon vous, peuvent-ils être utilisés pour tarir cette fraude à la sous-déclaration et inciter à une vraie prévention ?

Mme Marianne Lévy-Rosenwald - Je n'emploierai pas le terme de « fraude », qui me semble trop fort.

M. Roland Muzeau - Je le retire et je le remplace par « sous-déclaration ».

Mme Marianne Lévy-Rosenwald - Il y a à la fois une sous-déclaration et une sous-reconnaissance. La sous-déclaration vient de nombreuses causes.

Premièrement, elle vient du fait que le lien avec l'origine professionnelle n'est pas nécessairement fait, soit parce que le salarié n'y pense pas, soit parce que le médecin, non seulement n'y pense pas, mais ne le voit pas. Un médecin n'interroge pas nécessairement son patient sur sa carrière professionnelle, surtout quand le délai de latence de la pathologie a été très long. Il peut donc tout simplement y avoir défaillance au niveau initial, c'est-à-dire au niveau des médecins.

La deuxième raison est à l'initiative des salariés, non pas sur les pathologies graves mais plutôt sur les troubles musculo-squelettiques et les allergies. Le jeune boulanger qui fait une allergie à la farine ne va pas se précipiter pour déclarer sa maladie professionnelle car cela voudra dire qu'il ne pourra plus travailler et qu'il perdra son emploi. Il en est de même pour la coiffeuse qui fait une allergie aux produits de teinture des cheveux.

A la base, il y a donc des hésitations des salariés et une balance entre l'intérêt déclaré de voir reconnaître sa maladie professionnelle et, parallèlement, les risques de perte d'emploi.

Quant à la sous-reconnaissance, elle peut être due à des différences d'appréciation des caisses. Les conditions requises pour se voir reconnaître une maladie professionnelle sont-elles réunies ou non ? Les caisses régionales d'assurance maladie n'ont pas toujours les mêmes politiques. La CRAM la plus dynamique actuellement est celle des Pays de Loire. Ce dynamisme est lié à l'action d'un médecin inspecteur de la santé et ce sont effectivement des initiatives individuelles qui font que certaines caisses sont plus actives ou plus ouvertes que d'autres.

Les raisons de sous-reconnaissance et de sous-déclaration sont donc nombreuses.

Pourquoi n'arrive-t-on pas à les chiffrer ? Parce que c'est extrêmement difficile. L'exercice qui consiste à dire qu'il y a x maladies sous-déclarées ou sous-reconnues, que le coût de ces maladies s'élève à y et qu'il suffit de multiplier x par y pour avoir un total est presque impossible puisqu'on ne connaît pas le premier facteur, dans la mesure où, par nature, il est sous-déclaré ou sous-reconnu (il faudrait donc aller à la pêche à partir de quelques études) et que le coût des pathologies n'est pas davantage connu.

La dernière fois que j'ai travaillé sur ce point, nous avions certains éléments sur les cancers, qui sont mieux suivis, et des éléments sur le coût de la pathologie cancer par l'intermédiaire de la Fédération des centres de lutte contre le cancer qui chiffre le coût des pathologies, mais sur les troubles musculo-squelettiques, qui sont la pathologie touchant le nombre de plus important de personnes, même si c'est beaucoup moins grave et beaucoup moins coûteux, il n'y a pas la moindre étude sur le coût de ces pathologies : tantôt elles sont traitées à l'hôpital, tantôt en libéral, et ce ne sont donc pas des éléments de coûts connus. La tarification à la pathologie n'existe pratiquement pas.

Par ailleurs, le nombre de personnes qui en souffriraient pour des causes professionnelles est très difficile à connaître.

Nous sommes donc dans une situation de flou très importante. Nous progressons sur les cancers grâce aux travaux de l'Institut de veille sanitaire et également sur les maladies de l'amiante, puisqu'un programme amiante a été engagé, mais, sur le reste, je dois dire que mon collègue qui préside la commission qui se réunit actuellement doit être confronté aux mêmes difficultés que celles que j'ai rencontrées. En fait, nous souffrons d'un défaut de connaissances, et comme nous avons scrupule à présenter au Parlement des choses qui seraient par trop aléatoires, nous essayons de faire au mieux et de nous limiter aux choses dont nous sommes à peu près sûrs.

M. Roland Muzeau - Sur les 280.000 cancers, les études estiment, d'après les informations dont je dispose, que 5 à 10 % sont d'origine professionnelle et cela ne semble pas être remis en doute. Or la fourchette de 5 à 10 % est déjà conséquente.

Mme Marianne Lévy-Rosenwald - Je pense que la base la plus juste est celle des études de l'Institut national de veille sanitaire, qui se réfère à des comparaisons et à des études internationales de pays industrialisés similaires. Je ne saurais pas vous donner une réponse définitive aujourd'hui sur cette proportion de 5 à 10 %.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Merci beaucoup. Vous nous avez apporté le maximum de renseignements

Audition de M. Claude IMAUVEN,
directeur général adjoint de la Compagnie Saint-Gobain,
directeur du pôle produits pour la construction
(9 juin 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci, monsieur le directeur général, d'accorder quelques instants à notre mission, qui vise à évaluer le bilan et les conséquences de la contamination par l'amiante.

Nous avons pensé que, compte tenu de la position importante que Saint-Gobain occupait sur le marché de l'amiante, notamment comme produit, il était intéressant que nous puissions vous entendre.

Notre ambition est d'essayer, avec Gérard Dériot, rapporteur, Jean-Pierre Godefroy, rapporteur adjoint, et tous les membres de la mission, de faire la clarté. On ne cherche pas à déceler qui, dans cette affaire, est coupable ou non - c'est une décision assez controversée, avec des problèmes assez difficiles à résoudre, compte tenu de notre droit pénal, entre les victimes et la justice - mais à comprendre comment on a pu attendre 1997 pour interdire un produit que tout le monde sait dangereux depuis fort longtemps.

On essaye donc de voir le cheminement qui nous a amené là.

M. Beffa, votre président, que j'avais contacté, m'a dit que vous étiez sans doute celui qui connaissait le mieux le produit amiante et les questions qui, dans le groupe, étaient liées à ce produit.

M. Claude Imauven - Maintenant, sans doute !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je ne prétends pas que vous le connaissiez il y a cinquante ans ; je ne vous ferai pas cette injure !

M. Claude Imauven - Je suis directeur général adjoint de Saint-Gobain et en charge du pôle produits pour la construction depuis 2004.

Ce pôle réunit trois branches historiques de Saint-Gobain, qui sont :

- la branche canalisation, essentiellement la société Saint-Gobain PAM, anciennement Pont-à-Mousson ;

- la branche isolation, connue en France essentiellement avec Saint-Gobain Isover ;

- les activités de la branche matériaux de construction, en grande partie héritière de ce passif d'utilisation de l'amiante.

A titre personnel, je n'ai jamais été, de près ou de loin, lié à cette exploitation et ne suis en charge de ces activités que depuis très récemment. Cependant, je me suis plongé dans les archives et je crois en avoir une connaissance assez bonne.

Si mon exposé présente des lacunes, je suis prêt à le compléter par tout détail que vous pourriez souhaiter.

Ce pôle de produits pour la construction, essentiellement à travers Saint-Gobain PAM, est aujourd'hui une coquille vide qui gère le passif d'Everite. C'est, au sein du groupe Saint-Gobain, en France, l'entité qui doit faire avec les conséquences de l'exploitation de l'amiante.

Serait-il utile que je fasse un bref historique de l'amiante dans le groupe Saint-Gobain ?

M. Gérard Dériot, rapporteur - Oui.

M. Claude Imauven - L'amiante est entré dans le groupe avec la société Everitube qui fabriquait des tuyaux et des plaques en amiante-ciment, lors de la fusion avec Pont-à-Mousson en 1970.

Pourquoi cette activité dans Pont-à-Mousson ? Pont-à-Mousson, qui fêtera ses 150 ans l'année prochaine, a toujours été axée sur la fonte. Au début du XX e siècle, une concurrence avait vu le jour, essentiellement avec la société française Everite, qui commençait à mettre sur le marché des produits, certes de moins bonne qualité que la fonte, mais bien meilleur marché, qui étaient les tuyaux d'amiante-ciment.

Ces tuyaux, utilisés pour l'assainissement et l'adduction d'eau potable, constituaient une concurrence redoutable pour Pont-à-Mousson. Les directions de l'époque ont jugé qu'il fallait réagir et prendre pied sur ce segment de marché, comme ils l'ont fait à d'autres moments de leur histoire, sur des segments comme les tuyaux en plastique ou l'acier, pour se concentrer aujourd'hui sur le tuyau en fonte.

A l'époque, il s'agissait de fonte grise. Aujourd'hui, c'est de la fonte ductile ; c'est donc un peu différent.

La première usine avait été créée, en dehors de Saint-Gobain, par Everite en 1917. Il s'agissait de Bassens, mais les titres ont été acquis par Pont-à-Mousson en 1933.

En 1924 a été créée Dammarie-les-Lys. Il y a alors eu fusion entre Everite et la société Sitube, avec la création d'Everitube, partie de Pont-à-Mousson.

Une troisième usine est créée en 1964 par Everitube, l'usine de Descartes, puis une quatrième en 1966, Andancette.

Voilà les quatre premières usines historiques, destinées à fabriquer des tuyaux qui venaient compléter la gamme de Pont-à-Mousson.

En 1971, création de l'usine de Saint-Etienne-du-Rouvray et, en 1972, après la fusion avec Saint-Gobain, on assiste à des reclassements de titres. Everitube quitte Pont-à-Mousson et devient partie de Saint-Gobain Industries, avec différents changements de noms, élargissement de la gamme à des produits de couverture, etc.

Encore une fois, le dispositif est assez épars. Des restructurations internes font que l'on a, en 1981, arrêt et fermeture de Saint-Etienne-du-Rouvray ; en 1984, arrêt et fermeture de Saint-Eloy-les-Mines ; en 1987, fermeture de Bassens. A ce moment, Everitube, qui ne fabrique plus de tubes, prend le nom d'Everite et, en 1989, la dernière usine qui fabriquait des tuyaux, Andancette, change à nouveau de propriétaire interne au sein de Saint-Gobain, revenant à Pont-à-Mousson. En 1993, fermeture de Dammarie-les-lys et, en 1996, arrêt de l'amiante-ciment, produit de couverture, à Descartes, puis fermeture d'Andancette, en raison de l'interdiction de l'amiante à compter de janvier 1997.

Aujourd'hui, la personne morale Everite existe toujours, mais seulement pour les besoins des procès en faute inexcusable intentés par d'anciens salariés.

Pour résumer, cette activité, qui entre au départ à travers Pont-à-Mousson, qui se retrouve dans le groupe Saint-Gobain au moment de la fusion de Saint-Gobain et de Pont-à-Mousson -comme d'ailleurs dans les activités américaines, avec l'acquisition de Certain Teed par Saint-Gobain- a été exploitée en France, après différentes rationalisations, jusqu'à l'interdiction de l'amiante.

Voilà brièvement l'historique.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Avez-vous des filiales à l'étranger ?

M. Claude Imauven - Oui, au Brésil et en Amérique du Nord où, avant notre acquisition, Certain Teed était déjà une société qui fabriquait des produits pour le bâtiment en général et qui avait une utilisation de l'amiante, laquelle a cessé assez tôt. Aujourd'hui encore, Certain Teed est le leader américain de produits de construction éloignés du goût européen, mais phares en Amérique, tels que bardeaux asphaltés, bardeaux de couverture pour les maisons qui sont essentiellement en bois, produits de fibrociment avec cellulose, tous produits utilisés dans les constructions américaines.

C'est d'ailleurs un souci majeur de Saint-Gobain en termes de procès puisque, du fait de l'activité historique de Certain Teed, en grande partie avant l'acquisition par Saint-Gobain, on a un certain nombre de procès complexes relevant du système juridique américain.

Pour le Brésil, les participations sont venues avec l'entrée de l'amiante dans Pont-à-Mousson. Pont-à-Mousson, créée en 1856 en Lorraine, pour exploiter le minerai de fer, a toujours eu, depuis son fondateur, Camille Cavalier, une politique d'accès aux ressources pour échapper aux fluctuations du marché. A l'époque, Pont-à-Mousson a acquis des mines d'amiante au Brésil et a exploité l'amiante pour faire essentiellement des produits de couverture, des tôles ondulées et des tuyaux.

Bien entendu, lorsque l'amiante a été interdit en France, nous avons appliqué le même principe au Brésil et arrêté nos exploitations.

On a tout d'abord vendu la mine, puis affecté nos usines d'amiante-ciment à une autre fibre, en lançant toute une coûteuse restructuration ; aujourd'hui, on exploite du ciment renforcé, mais avec du polypropylène pour faire des produits de toiture bas de gamme utilisés sur le marché brésilien.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Pourrez-vous nous donner l'historique que vous avez ?

M. Claude Imauven - Je vous le laisse.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci beaucoup.

M. Claude Imauven - Je me suis penché sur tous les rapports annuels depuis 1970 pour voir comment on en parlait, car j'ai un oeil assez serein sur le sujet. Heureusement, Saint-Gobain a des archives bien tenues, depuis sa création, en 1665. On a 340 tonnes d'archives.

La partie amiante-ciment relevait de la branche matériaux de construction, qui représentait environ 10 % du chiffre d'affaires. La part de l'amiante-ciment à l'intérieur des matériaux de construction a toujours représenté quelques pour cent du chiffre d'affaires.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Bien avant son interdiction définitive, on savait que l'amiante avait des conséquences dramatiques sur la santé. En parlait-on à l'intérieur de l'entreprise ?

M. Claude Imauven - On le voit à travers tous les procès-verbaux des comités d'hygiène et de sécurité des usines, qui retracent les nombreux investissements qui ont été faits pour se mettre d'abord en conformité avec la réglementation.

Dans tous les sites, au fur et à mesure que la réglementation évolue, avec la concentration de fibres, etc., on constate des investissements de dépoussiérage, de confinement et autres.

C'est donc essentiellement par le biais de la réglementation que l'on voit qu'il existe une préoccupation pour la santé, qui n'est pas foncièrement différente de la préoccupation que peut avoir une industrie vis-à-vis de tout matériau dangereux qu'elle peut avoir dans son process.

La réglementation des installations classées, qui est complexe, fait que, selon la nature des produits, on peut être amené à prendre des précautions particulières ; au fur à mesure que la connaissance sur l'amiante a évolué, les mesures ont été plus strictes et plus sévères. Saint-Gobain a, depuis toujours, pratiqué la même politique et appliqué la réglementation.

Aujourd'hui, pratiquement toutes les industries utilisent des produits tels que les COV ou autres, qui sont réputés cancérogènes, mais que l'on continue à exploiter avec des précautions particulières.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Aujourd'hui, existe-t-il un nombre très important d'employés contaminés par l'amiante ?

M. Claude Imauven - J'ai ici l'état des actions juridiques en faute inexcusable.

Aujourd'hui, pour les usines ayant exploité l'amiante, on compte entre 250 et 300 cas recensés, essentiellement portés par Everite et en partie par Saint-Gobain-Pont-à-Mousson, héritière d'Everitube.

Par ailleurs, un certain nombre de cas sont liés à l'utilisation de l'amiante. Beaucoup de sociétés sont concernées : le vitrage, l'activité Pont-à-Mousson pour la partie fonderie, les revêtements et autres - laine de verre, distribution, etc. Il y a exactement 57 procès en cours.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Savez-vous quel a été le rôle de la médecine du travail pour alerter l'entreprise ? Une alerte a-t-elle été donnée par la médecine du travail ?

M. Claude Imauven - Au fur et à mesure de l'évolution de la réglementation, un certain nombre de progrès ont été faits dans le suivi des salariés, la médecine du travail étant présente à l'intérieur des différents comités d'hygiène et de sécurité des sites.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Il n'y a donc pas eu d'alerte particulière ?

M. Claude Imauven - Comme vous, j'ai lu les comptes rendus du site du ministère de la santé et du comité permanent amiante, qui devait être le lieu où le groupe - et non pas les sociétés ou les sites - devait se tenir informé de l'évolution de la connaissance médicale sur le sujet.

M. Gérard Dériot, rapporteur - En fait, Saint-Gobain, qui finançait le CPA, avec d'autres, s'en remettait souvent aux décisions ou aux informations du comité.

M. Claude Imauven - Je pense que le CPA n'avait pas d'existence juridique particulière qui lui donne une autorité pour fixer quoi que ce soit, mais je pense que c'était un lieu de dialogue. Si j'ai bien compris, il y avait autour de la table les professionnels, les représentants des ministères et autres syndicats. La connaissance médicale et scientifique pouvait être mise à la portée de tous. Bien entendu, cela ne se substituait pas aux responsabilités de l'État, qui fixe les réglementations.

Sur le plan industriel, par rapport à la réglementation française, il existait une espèce d'alerte qui était en phase avec la réglementation européenne, voire parfois plus sévère. Saint-Gobain a toujours été en dessous de ces limites et a suivi cette évolution, la précédant même parfois.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Le CPA était donc, d'après ce que vous avez vu, un organisme qui jouait son rôle correctement ?

M. Claude Imauven - Encore une fois, je n'étais pas partie prenante, mais si son rôle était un rôle d'information, il y avait autour de la table les personnes ad hoc pour apporter cette information.

J'ai vu par exemple que Saint-Gobain avait contribué financièrement à la distribution de documents sur l'usage de l'amiante, qui expliquaient quelles devaient être les précautions, etc. Cela me semble tout à fait naturel.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Pour vous, aucune alerte, mise à part la réglementation, n'apparaissait dans les comptes rendus ?

M. Claude Imauven - Non. Il y a eu depuis longtemps - mais cela relève plutôt du CPA - des positions qui ont été isolées, puis qui se sont faites plus majoritaires sur le risque et la toxicité des différents types d'amiante, de la connexion avec le mésothéliome, etc.

Il est difficile de dire aujourd'hui que l'on savait. L'utilisation de l'amiante ne concernait pas que les entreprises privées. Parmi les plus gros utilisateurs d'amiante, on compte les chantiers navals, la RATP, la SNCF, EDF, autant d'organismes publics dont on ne peut pas penser que, s'il y avait eu une connaissance évidente des dangers de l'amiante, l'État, qui en est le propriétaire, aurait délibérément continué à faire encourir des risques à ses salariés !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Ne pensez-vous pas que le travail, que l'on peut qualifier de lobbying, du CPA ait pu retarder la prise de conscience des risques de l'amiante, non seulement dans votre entreprise, mais chez l'ensemble des acteurs concernés ?

M. Claude Imauven - Je ne sais pas ce que vous appelez « lobby ». Un lobby, aux États-unis, ce n'est pas cela ! Je vois mal comment une instance dans laquelle siègent des industriels, mais aussi - et en majorité - des représentants de l'administration, du corps médical, des syndicats pourrait exercer un pouvoir de lobby !

En Amérique, les démocrates sont officiellement et légalement financés par les avocats, qui sont les plus intéressés par le problème de l'amiante. C'est un lobby efficace et légal. Je suppose que les grandes entreprises qui votent républicain et qui sont en faveur de la création d'un fonds américain doivent faire la même chose du côté républicain. Il me semble que les moyens du CPA étaient vraiment bien petits pour exercer un quelconque lobby vis-à-vis de l'action publique !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Tout est question d'échelle ! Nous sommes bien placés pour savoir comment fonctionnent les lobbies en France ! Je trouve assez extraordinaire que ce comité qui est, selon vous, un comité d'information, soit présidé - même si c'était informel - par un « lobby man » réputé sur la place, qui avait des contrats avec un certain nombre d'entreprises. Je ne sais s'il en avait avec Saint-Gobain, mais c'est étonnant !

C'est d'ailleurs la question que l'on a posée à certains membres du CPA.

M. Claude Imauven - Et que pensent les représentants de l'administration ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Ils répondent comme vous, en disant que c'était un comité d'information. C'est tout l'art du lobbyiste de se faire oublier et de faire croire que son avis est partagé !

M. Claude Imauven - J'ai compris que l'essentiel des frais de ce comité étaient constitués par les appointements destinés à payer celui qui rédigeait les comptes rendus.

Par ailleurs, mis à part le Canada et le Brésil, qui n'ont toujours pas interdit l'amiante, de grands pays comme l'Amérique du Nord et le Japon continuent à l'utiliser.

Mme Michelle Demessine - L'amiante n'est pas interdit aux États-Unis ?

M. Claude Imauven - Pas du tout ! En Amérique du Nord, l'usage de l'amiante n'est pas interdit.

Quand l'IARC, qui est un organisme de recherche, déclare qu'un produit est cancérogène, l'administration américaine peut prendre des mesures d'interdiction. Dans le cas de l'amiante, elle n'en a toujours pas pris.

Mme Marie-Thérèse Hermange - Vous avez dit qu'un certain nombre de produits que vous utilisez sont cancérogènes. Estimez-vous qu'une politique d'information plus conséquente devrait être mise en oeuvre vis-à-vis de l'opinion publique pour ne pas connaître, dans une dizaine d'années, les problèmes que l'on a avec l'amiante ?

Par ailleurs, il se trouve que je viens de travailler sur la politique du médicament et les autorisations de mise sur le marché. Ne pourrait-on avoir une procédure de ce type quand un produit arrive sur le marché dans le domaine environnemental ou dans celui de la construction ? Ceci permettrait de dire qu'il s'agit d'une substance que l'on met quand même sur le marché, mais qu'elle a telle et telle caractéristique et conséquence.

M. Claude Imauven - Vos deux questions sont intéressantes et importantes.

Toute l'industrie, dans ses process, utilise des matières dont la plupart sont classées dangereuses à un titre ou à un autre - inflammabilité, caractère irritant, cancérogène, etc. Tout ceci est parfaitement réglementé.

Ce n'est pas parce que, dans le process, on utilise un certain nombre de produits qu'on va les retrouver dans le produit final. Il faut bien faire la part des choses entre le caractère nuisible pour le consommateur et l'utilisateur et ce qui est nuisible dans le process.

Prenons l'électricité. On en utilise tous. 75 % provient du nucléaire, dont on sait qu'il peut avoir des effets nocifs. Il s'agit, à chaque étape de la chaîne de fabrication, de prendre toutes les mesures pour être certain qu'il n'y aura pas de danger, mais on ne va pas plaquer pour autant l'étiquette « nucléaire » à l'électricité !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Cela arrive, mais c'est avec une volonté autre !

M. Claude Imauven - C'est un peu différent.

Prenons cette pièce : vous avez ici de la moquette. Dans la moquette, il y a des colles ; dans les colles, il y a du formaldéhyde, qui vient d'être reconnu par l'IARC comme pouvant provoquer des sarcomes.

De la même façon, les mélaminés utilisent des solvants, tout comme la peinture. Énormément de produits, dans leur process, utilisent des éléments qui peuvent être considérés comme dangereux.

Cela ramène à votre seconde question, qui me paraît excellente, fondamentale, mais assez peu pratique. Dans le cas de l'amiante, la plupart de ces problèmes se sont révélés trente ou quarante ans plus tard.

Mme Marie-Thérèse Hermange - Je parle des produits nouveaux !

M. Claude Imauven - Il faudrait avoir le recul nécessaire, faire des études épidémiologiques. Cela tuerait pratiquement toute innovation industrielle. Bien entendu, on tient compte de tout ce que l'on sait, mais il y a beaucoup d'effets retards que l'on ne connaît pas au moment où on utilise ces produits.

M. Gérard Dériot, rapporteur - J'avais déjà dit qu'il faudrait que l'on s'inspire d'une telle procédure. C'est fondamental. Certes, il y a parfois jusqu'à trente ou quarante ans de latence, mais ma collègue fait référence à ce qui existe dans l'industrie pharmaceutique.

M. Claude Imauven - Il faudrait aussi une autorisation de mise sur le marché pour les téléphones cellulaires, la télévision et les jeux vidéo !

M. Gérard Dériot, rapporteur - Il est vrai qu'on n'atteindra jamais le risque zéro, mais essayons de prendre le maximum de précautions en fonction de l'évolution des connaissances, ce qui n'a pas toujours été le cas pour l'amiante.

Mme Michelle Demessine - Je pense que l'on ne peut plus se contenter de réponses fatalistes dans ce domaine. Il s'agit d'une expérience extrêmement douloureuse dont il faut tirer les enseignements pour ne plus se retrouver devant une telle situation. On ne peut répondre ainsi à nos concitoyens !

Je rappelle que le projet de règlement européen REACH, en cours d'élaboration, abordait ce principe de précaution. Bruxelles l'a retiré à la demande des lobbies de l'industrie chimique, à qui il pose problème. Peut-être trouvera-t-on les moyens citoyens de lutter contre cette situation.

S'agissant des procès, vous en avez perdu un certain nombre. Pouvez-vous nous en donner le motif ? Comment la justice tranche-t-elle ce débat ?

Autre sujet qui n'a pas été abordé et qui concerne votre groupe : le calorifugeage, qui utilisait largement l'amiante. Quel produit utilisez-vous aujourd'hui ? Employez-vous des fibres céramiques ? Quelles sont les réflexions qui existent sur ce sujet ? De partout nous viennent en effet des informations qui laissent à penser que les fibres céramiques sont aussi dangereuses que l'amiante !

Même si la réglementation française n'a pas interdit leur utilisation et qu'il existe des précautions, dans le cas de l'amiante, celles-ci ont été balayées par l'histoire !

D'autres produits de substitution pourraient-ils remplir ce rôle ? Votre groupe mène-t-il des recherches qui permettraient de progresser dans ce domaine ?

Enfin, comment peut-on vendre des mines alors que l'amiante est interdit pratiquement partout dans le monde ? Les avez-vous vendues à bas prix ?

M. Claude Imauven - En premier lieu, les tribunaux sont souverains. On a toujours le même argumentaire : toutes les précautions ont été prises dans les milieux où travaillaient nos ouvriers, les expositions étaient contrôlées selon la réglementation, etc.

Parfois, les tribunaux ont estimé que ces précautions étaient suffisantes, parfois qu'elles ne l'étaient pas. On ne peut qu'appliquer les décisions judiciaires mais notre argumentaire est toujours le même : dans l'état de la connaissance de l'époque, nous appliquions rigoureusement la réglementation et nous avions mis en oeuvre toutes les protections nécessaires.

Aux Etats-Unis, où on n'est pas obligé de prouver que l'on a subi un dommage, c'est très différent. En France, il s'agit bien de personnes malades dont on ne peut nier qu'elles ont droit à réparation.

Mme Marie-Christine Blandin - Vous dites que l'essentiel des jugements portent sur des précautions jugées insuffisantes par les tribunaux. Ne vous a-t-on jamais reproché le fait que vous auriez pu savoir ? Le jugement ne portait pas sur la connaissance supposée mais plutôt sur le manque de précautions.

M. Claude Imauven - J'aurais tendance à répondre que ce n'est jamais le cas. Je vérifierai auprès de mes juristes et vous ferai parvenir aujourd'hui même la réponse.

Second sujet : les produits de substitution. On continue à calorifuger. L'amiante, bien sûr, est banni. Je pense qu'il doit y avoir de temps en temps des fibres céramiques. Aucun produit ne peut vraiment se substituer à l'amiante aujourd'hui.

Nous ne sommes pas dans le business de la fibre réfractaire mais dans celui du réfractaire. Je ne pense donc pas que l'on fasse de la recherche spécifique pour trouver des fibres réfractaires de substitution ; en tout cas, nos laboratoires de recherche continuent à faire progresser la science des réfracteurs, puisque nous sommes leader mondial. Je peux tenter de vous donner une réponse plus précise sur le fait de savoir s'il existe des travaux sur les produits de substitution internes. Je ne crois pas. Je pense que l'on prend ce qu'il y a de mieux sur le marché en termes d'application de calorifugeage.

Enfin, pour ce qui est de la troisième question, il faut bien voir le contexte brésilien. Nous avons été très vigoureusement pris à partie par les autorités brésiliennes lorsque nous avons annoncé l'arrêt de l'amiante. On nous a accusés de brader le patrimoine national, d'être des mondialistes invétérés, etc.

Aujourd'hui, nous sommes pris à partie parce que nous essayons de promouvoir au Brésil une loi contre l'amiante. Nous sommes attaqués au tribunal suprême fédéral - la décision doit être prise au mois de juin - pour que les lois de bannissement de l'amiante soient cassées. Actuellement, le Brésil est encore majoritairement pour l'amiante.

Nous sommes les seuls à exploiter le procédé de substitution de l'amiante par le polypropylène que nous avons mis au point. Il est notablement plus cher que l'amiante-ciment et tous nos concurrents qui fabriquent de l'amiante-ciment nous mènent une guerre des prix pour essayer de nous faire arrêter notre production.

Saint-Gobain peut tenir. Nous tiendrons donc, car nous pensons que l'amiante sera un jour interdit mais, pour répondre à votre question, il aurait été impossible de ne pas vendre. Certes, on aurait pu se faire exproprier mais cela ne change rien. Arrêter l'exploitation de l'amiante au Brésil aurait été considéré comme refuser d'exploiter un bien national et comme une mesure allant à l'encontre des intérêts brésiliens. Le contexte est encore celui-ci.

Pour mémoire, outre le Canada et le Brésil, le Japon et l'Amérique du Nord n'ont toujours pas banni l'amiante.

Mme Françoise Henneron - Les populations, en particulier brésiliennes, ne réagissent-elles pas ?

M. Claude Imauven - Ils ont les mêmes problèmes que les autres. Personne ne peut nier que l'amiante soit nuisible à la santé mais ils estiment en avoir un usage contrôlé. Cette théorie a été en vigueur en France pendant longtemps et l'est encore pour beaucoup d'autres produits.

Nous essayons de faire valoir qu'il y a des exploitants, au Brésil, qui ne sont pas à même de véritablement appliquer cet usage contrôlé parce qu'ils travaillent de manière trop artisanale. Nous prônons une mesure générale mais, pour l'instant, nous ne sommes pas entendus.

Mme Michelle Demessine - Il faut saisir les instances internationales !

M. Claude Imauven - Souvenez-vous : la France a été attaquée par le Canada devant les instances internationales !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Maintenant, c'est l'Europe !

M. Gérard Dériot, rapporteur - La France a-t-elle constitué des provisions pour indemniser les salariés ?

M. Claude Imauven - Bien sûr. Malheureusement, la plupart des provisions sont surtout destinées aux procès américains, qui profitent aux avocats. Dans le système américain, qui est celui des « class actions », on n'est pas obligé d'avoir une pathologie déclarée pour pouvoir attaquer ; on peut également choisir sa juridiction et son juge, qui est élu.

La plupart des sommes que Saint-Gobain provisionne le sont aujourd'hui pour l'Amérique du Nord. Bien entendu, nous provisionnons les sommes nécessaires, en France comme au Brésil, pour faire face à nos engagements moraux. C'est notre responsabilité : on doit y faire face.

Mme François Henneron - Vous dites que le Canada a attaqué la France. On importe actuellement des chalets en kit. Est-ce contrôlé ?

M. Claude Imauven - Je ne peux pas vous répondre. Ce n'est pas de ma compétence.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Théoriquement, c'est contrôlé par les douanes.

Mme Michelle Demessine - Peut-on tout contrôler ? Je suis sûre que beaucoup de produits qui entrent en France contiennent de l'amiante, car c'est très difficile à déceler.

M. Claude Imauven - Normalement, tout produit vendu en France doit être conforme à la réglementation française.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quel est le nombre de salariés contaminés à Saint-Gobain ?

M. Claude Imauven - On dénombre 250 à 300 cas.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Il s'agit du nombre de procès ?

M. Claude Imauven - Oui. Le FIVA se retourne ensuite contre nous.

Mme Michelle Demessine - Il n'y en a pas beaucoup !

M. Claude Imauven - Je trouve qu'il y en a beaucoup, au contraire !

Mme Michelle Demessine - Avez-vous beaucoup de sites relevant du système de la cessation anticipée d'activité ?

M. Claude Imauven - Non, pas énormément.

Mme Michelle Demessine - Tout est fermé ?

M. Claude Imauven - Oui. Beaucoup de sites sont fermés.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Pouvez-vous nous donner le document établissant le nombre de procédures en cours ?

M. Claude Imauven - Certainement. Je vous demanderai simplement de ne pas en donner le détail publiquement, car certaines données concernent la société.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Vous avez embauché, en 1987, un ancien fonctionnaire du ministère du travail, Mme Marianne Saux, qui était à la direction des relations du travail.

M. Claude Imauven - J'ai lu cela avec intérêt dans le livre sur l'amiante. J'ai posé la question. Le secrétaire général du groupe Saint-Gobain, qui est un ancien magistrat, m'a assuré que Mme Saux, qui avait été embauchée sur le problème spécifique des fibres minérales, n'a jamais traité de l'amiante.

En revanche, elle a travaillé sur le caractère éventuellement cancérigène des fibres minérales, comme la laine de roche, la laine de verre, etc., qui a conduit à l'édiction de la réglementation. Je vous rassure : il a été prouvé qu'il n'y a pas de danger avec les laines minérales.

M. Pierre Godefroy, rapporteur adjoint - Vous avez donc recruté une spécialiste de l'amiante pour travailler sur un autre sujet ?

M. Claude Imauven - Je ne sais si Mme Saux était une spécialiste de l'amiante ; je pense que c'est une spécialiste des fibres minérales et de leur toxicité. Elle était employée chez Saint-Gobain pour nous aider à mieux comprendre les phénomènes de toxicité des fibres minérales.

Ayant, par formation, des connaissances physico-chimiques, j'ai compris que le problème est plus lié à la caractéristique physique que chimique de la fibre, en particulier son caractère persistant, pointu, etc.

Tous les travaux qui ont été faits dans le domaine des laines minérales autres que l'amiante l'ont été de manière à augmenter la solubilité du verre ou de la roche pour qu'on n'ait pas ces problèmes d'inkystation.

Je vous répète donc officiellement, puisque cela m'a été affirmé avec beaucoup de force, que Mme Saux n'a jamais travaillé sur l'amiante à Saint-Gobain.

Si vous souhaitez des compléments sur des points précis, nous sommes à votre disposition.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Merci infiniment.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Si besoin est, nous vous demanderons quelques compléments. Merci beaucoup.

Audition de MM. Marcel ROYEZ, secrétaire général,
Arnaud de BROCA et Philippe Karim FELISSI, représentants au sein du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA),
de l'association des accidentés de la vie (FNATH)
(15 juin 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je remercie les représentants de la FNATH pour leur présence. La mission a déjà eu l'occasion, dans le cadre de ses débats, de rencontrer des représentants de cette fédération.

Conformément à l'usage, après votre exposé liminaire, les rapporteurs, ainsi que les membres de la mission, vous poseront des questions pour compléter votre intervention.

M. Marcel Royez - Merci monsieur le président. Je vous remercie d'avoir songé à auditionner la FNATH sur ce difficile et douloureux dossier de l'amiante. Je suis accompagné d'Arnaud de Broca, chargé de ces sujets au sein de la FNATH, et de maître Philippe Karim Felissi, qui est notre conseil permanent sur les questions qui touchent aux actions revendicatives de notre association.

Je vais commencer par quelques mots de présentation de l'association. Depuis deux ans, la FNATH est l'Association des accidentés de la vie. Désormais, on ne décline plus son sigle par Fédération nationale des accidentés du travail et handicapés. C'est une façon de marquer une évolution voulue par notre congrès national afin de tenir compte de la population des adhérents de la FNATH. Ces derniers sont encore pour beaucoup des victimes des risques professionnels, c'est-à-dire des victimes d'accidents du travail et de maladies professionnelles. Mais ils sont aussi des accidentés de la vie, c'est-à-dire des personnes victimes d'un accident autre qu'un accident du travail, tels que des accidents de la route, des accidents médicaux ou des accidents de la vie courante qui font beaucoup parler d'eux. Plus généralement, il s'agit de personnes devenues invalides à la suite de longues maladies invalidantes et de personnes handicapées. La FNATH est une des principales associations du monde du handicap.

La FNATH existe depuis 1921. Elle était au départ la fédération des mutilés du travail. C'est la grande association nationale représentative des victimes des risques professionnels, quelle que soit la nature de ces risques. Elle a contribué, et cette maison le sait, à l'évolution de la législation, de la réglementation, mais aussi de la jurisprudence, en matière de prévention et de réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles. De ce point de vue, la FNATH a donc une expérience et une antériorité sur l'approche de ces questions, qu'il s'agisse de la prévention ou de la réparation. J'y ajoute d'ailleurs la question de la réinsertion, qui est un élément important de la réparation et dont on oublie souvent de parler.

La FNATH est une fédération nationale. Elle regroupe 80 entités départementales ou interdépartementales. La FNATH est donc présente dans toute la France, avec des forces assez inégales selon les départements. Les groupements départementaux ou interdépartementaux regroupent eux-mêmes environ 1.500 associations locales. La FNATH compte à peu près 200.000 adhérents, lesquels payent une cotisation. La FNATH n'est pas une association gestionnaire et n'est pas non plus financée par la puissance publique. Elle tient l'essentiel de ses moyens, mais aussi de son indépendance, de ses adhérents qui sont en nombre important.

L'essentiel de son activité se structure en deux grands axes. Il s'agit d'abord de la défense individuelle des accidentés de la vie, c'est-à-dire l'accueil, le conseil et l'accompagnement dans tous les domaines de la vie sociale et professionnelle mais aussi, quand cela s'avère nécessaire, les actions contentieuses afin de faire respecter les droits des adhérents de l'association. Le deuxième grand volet, dont je m'occupe particulièrement avec mes collègues ici présents, est celui de l'action revendicative, ou lobbying, auprès des pouvoirs publics, qu'il s'agisse du Parlement, du Gouvernement ou des organismes nationaux. Notre but est de faire prendre conscience de la réalité des difficultés des accidentés de la vie et d'y apporter des solutions. Là encore, la FNATH a acquis quelques lettres de noblesse dans le domaine des textes législatifs ou réglementaires qui, aujourd'hui, accompagnent au quotidien les accidentés de la vie.

Pour en arriver au sujet qui nous occupe, la FNATH ne pouvait pas être absente de la question de l'amiante. Je peux même dire qu'elle se trouvait dès le début dans la « voiture de tête », dans la mesure où elle a contribué à la création de l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante en 1996. J'ai moi-même été le premier président de cette association, pour en laisser ensuite la succession à François Desriaux que vous avez entendu au cours d'une audition précédente. Avec d'autres organisations, telles que l'ANDEVA et les mutualités, qui sont elles aussi très engagées dans ce combat, nous avons tiré la sonnette d'alarme dans les années 1990. Nous avons contribué à la mise en place, en 1996, d'un dispositif de prévention dans le domaine des risques professionnels mais aussi dans celui, plus général, de la santé publique. Ce dispositif visait à protéger les populations des effets de l'amiante. Dans un deuxième temps, un système de réparation et d'indemnisation a été mis en place. Il a pour caractéristique de sortir du champ traditionnel des risques professionnels, en retenant le principe de la réparation intégrale des préjudices causés par les maladies professionnelles et les accidents du travail. Nous sommes très attachés à ce principe et nous souhaitons qu'il ne soit pas valable pour les seules victimes de l'amiante mais qu'il concerne l'ensemble des victimes des risques professionnels. Nous avons été à l'origine de cette démarche.

Il est évident que nous sommes face à un des drames - certains parlent même de scandale - parmi les plus importants que notre pays ait connus et qu'il aura encore à connaître dans les décennies à venir. En effet, une des caractéristiques de cette triste affaire est que les difficultés sont encore très largement devant nous étant donné la présence actuelle de l'amiante et les délais de latence des maladies qui affectent les personnes exposées à ces matériaux. Nous n'avons pas fini de « payer l'addition », sur les plans économiques et humains. C'est une réalité à laquelle, je crois, les pouvoirs publics doivent être prêts à faire face. En effet, bien que le système de prévention et de réparation ait été amélioré, il souffre encore de nombreuses insuffisances.

Pour terminer mon propos, je dirai que cette affaire procède d'un certain nombre d'insuffisances. Celles-ci ont été analysées par plusieurs rapports officiels, notamment ceux de la Cour des comptes et de l'Inspection générale des affaires sociales. Ces insuffisances concernent le champ de la prévention des risques professionnels mais aussi, plus spécifiquement, la gestion de l'affaire de l'amiante. Enfin, ce drame sanitaire pose la question de la gestion de la santé publique dans notre pays et, au sein de la santé publique, celle de la gestion des risques sanitaires liés aux risques professionnels.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous remercie. Je cède la parole à notre rapporteur Gérard Dériot.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Merci de nous avoir rappelé ce qu'était la FNATH, ainsi que l'action que vous avez justement menée pour une prise en compte des victimes de l'amiante.

La Cour des comptes nous a fait un rapport sur ce dossier, qui a été remis à la commission des affaires sociales du Sénat. Ce rapport suggère de recentrer le bénéfice du FCAATA afin d'utiliser les sommes ainsi économisées pour mieux indemniser les bénéficiaires du FIVA. Que pensez-vous de cette proposition ?

Par ailleurs, êtes-vous favorable à l'idée de regrouper le contentieux relatif aux offres d'indemnisation du FIVA auprès d'une cour d'appel unique, afin de remédier à l'hétérogénéité des décisions rendues par les tribunaux ?

Je vous demanderai enfin votre appréciation sur la création des pôles de santé publique à Paris et à Marseille. Vous paraissent-ils dotés de moyens suffisants pour mener à bien leurs missions ?

Ce sont les trois premières questions que je voulais vous poser.

M. Marcel Royez - Permettez-moi un petit retour en arrière avant de répondre à votre première question portant sur le fonds de cessation anticipée pour les victimes de l'amiante.

J'ai évoqué rapidement la création d'un nouveau dispositif propre aux victimes de l'amiante et dont les deux piliers sont le FIVA et le FCAATA. Le FIVA concerne l'indemnisation des victimes et le FCAATA porte sur la cessation anticipée d'activité des travailleurs et des malades victimes de l'amiante. Je vous ai dit que les réponses apportées ne sont pas dénuées de critiques, même si elles ne sont pas non plus dénuées de fondements. Dans le dossier que j'ai communiqué au président, j'ai d'ailleurs indiqué un certain nombre d'éléments et de positions de la FNATH qui ne sont pas toujours très bien connus.

Lorsqu'il a été question de créer ce fonds d'indemnisation pour les victimes de l'amiante, la FNATH a considéré que, s'il fallait apporter une réponse adaptée et urgente à la problématique de l'indemnisation de ces victimes, la création d'un fonds spécifique n'était pas la meilleure solution. La FNATH considérait qu'il aurait mieux valu réformer l'ensemble du dispositif d'indemnisation des victimes d'accidents du travail et de maladies professionnelles, dans la mesure où près de 95 % à 98 % des victimes de l'amiante sont des victimes de maladies professionnelles. Or les ayants droit d'un travailleur qui décède des suites d'un cancer professionnel, lié à l'utilisation du benzène ou des cires de bois, sont moins bien indemnisés, forfaitairement ou sans prise en compte de leurs préjudices personnels et complémentaires, que les ayants droit d'un travailleur qui décède d'un cancer de l'amiante. En effet, ces derniers seront indemnisés intégralement. Cette situation constitue donc une formidable injustice !

Vous comprendrez bien qu'en tant que secrétaire général de la FNATH, association de victimes, je ne veux pas dire qu'il faut ramener toutes ces victimes au plus petit dénominateur commun. Bien au contraire, il faut généraliser le principe de la réparation intégrale à l'ensemble des victimes d'accidents du travail et de maladies professionnelles. Et il le sera forcément. C'est pourquoi nous avons considéré que la réponse du fonds d'indemnisation spécifique aux victimes de l'amiante n'était pas adaptée, même si nous étions partisans du principe de réparation intégrale des victimes.

J'en viens à votre question sur la mise en place du FCAATA. Dans le même mouvement qui consistait à répondre de façon très circonstancielle et très particulière à la problématique des victimes de l'amiante, on peut se demander si cette mise en place est motivée par la préoccupation des victimes ou par la nécessité d'apporter une réponse en termes de reconversion industrielle à la décision d'interdire l'usage de l'amiante en France, interdiction décrétée par le ministre de la santé, monsieur Jacques Barrot, à partir du 1 er janvier 1997. En effet, lorsque l'on examine le fonctionnement du système depuis sa mise en place, on constate qu'il s'agit d'une réponse davantage tournée vers des objectifs de reconversion industrielle que vers des objectifs de prise en charge des victimes.

Aujourd'hui, deux catégories de population bénéficient de la cessation d'activité : les travailleurs exposés et les victimes. Mais les conditions sont draconiennes et difficiles à mettre en oeuvre. Elles entraînent un certain nombre de dysfonctionnements et d'injustices. En effet, le travailleur en contact avec l'amiante, mais dont l'entreprise ne figure pas dans les établissements où celui-ci a été utilisé, ne sera pas bénéficiaire du système. Il existe donc, d'abord, un problème de fonctionnement du système avec l'existence d'une liste fermée. Par ailleurs, le dispositif consiste à faire remonter les informations au niveau national et confie au ministre le soin de déterminer les entreprises qui ont utilisé de l'amiante sur certaines périodes. En conséquence, le système est lourd. Il ne répond pas complètement à la problématique en termes d'appréhension des populations concernées. Enfin, il provoque un certain nombre d'injustices entre catégories de salariés.

La FNATH ne se pose pas la question en termes économiques, mais en termes de rationalité de fonctionnement. Si un choix doit être fait, ce doit être celui de l'amélioration du fonctionnement du système sur le fond, et notamment de la prise en compte des entreprises dans lesquelles l'amiante a été utilisé. Il s'agit de la première préoccupation de la FNATH. S'il doit y avoir un choix à faire pour des raisons économiques, nous pensons que la cessation anticipée d'activité doit être conservée pour les travailleurs atteints d'une maladie liée à l'amiante. J'en profite pour dire que d'autres catégories de travailleurs devraient pouvoir bénéficier de la reconversion professionnelle et de la retraite anticipée. Les travailleurs exposés à d'autres produits toxiques et cancérogènes aux effets redoutables pour leur santé sont tout aussi dignes d'intérêt et ne bénéficient pourtant pas d'un dispositif équivalent de cessation anticipée d'activité. Il y a là matière à réflexion pour mettre au point un système qui réponde mieux à ces problématiques.

M. Roland Muzeau - Pouvez-vous préciser votre deuxième point ?

M. Marcel Royez - Mon deuxième point porte sur l'amélioration du système s'agissant des réponses aux populations visées, c'est-à-dire les victimes et les travailleurs exposés à l'amiante. Ces derniers ne sont pas tous bénéficiaires du système. En effet, celui-ci est lourd et toutes les entreprises et tous les métiers qui ont fait usage d'amiante ne sont pas reconnus. Une réforme de ce système permettrait d'accroître son efficacité. C'est la première proposition faite par la FNATH.

Dans le cas où un choix devrait être fait pour des raisons économiques, la FNATH propose que le bénéfice de la cessation anticipée soit conservé pour les personnes malades. Pour les travailleurs exposés, la question peut être posée sous l'angle de la retraite anticipée liée à la pénibilité. Une négociation est aujourd'hui en cours sur ce sujet. Et l'on peut imaginer qu'un certain nombre de travailleurs puissent légitimement accéder à la retraite anticipée parce qu'ils ont effectué des tâches pénibles ou ont été exposés à des agents cancérogènes ou à des produits toxiques. La FNATH souhaite que la problématique posée par ces travailleurs soit résolue dans un champ plus large que celui de l'amiante, à savoir la problématique de la pénibilité et des expositions professionnelles.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint - Vous avez abordé la question de la remontée des informations au niveau central, vers le ministre. Ma question est un peu provocatrice. J'ai l'exemple d'un certain nombre d'entreprises qui ont manifestement exposé leurs travailleurs à l'amiante, et je pense notamment à celles qui utilisent des joints de caoutchouc. Le dossier qui remonte vers le ministre reconnaît de façon certaine cette utilisation. Pourtant, ces entreprises ne sont pas retenues. Un choix arbitraire est-il fait en fonction d'un quota d'entreprises reconnues ? Le système n'est-il pas bloqué par une enveloppe financière fermée ?

M. Marcel Royez - Il n'est pas iconoclaste de poser la question en ces termes. Même si ces situations sont peut-être marginales, on sait que certaines entreprises sont entrées dans le dispositif de manière assez discutable, et même de manière frauduleuse comme l'attestent les procédures en cours. Le but de ces entreprises était de faire bénéficier leurs salariés d'un système de préretraite supporté par la collectivité nationale. A l'inverse, d'autres entreprises ont effectivement exposé leurs salariés à l'amiante mais elles ne sont pas reconnues en raison d'un arbitrage politico-financier qui vise à contenir l'évolution financière du FCAATA, dont les pouvoirs publics se sont inquiétés il y a plusieurs mois. C'est évident.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint - Avez-vous des suggestions à faire sur la réforme de ce mode de reconnaissance ? Faut-il des instances plus décentralisées ?

M. Marcel Royez - Je n'ai pas d'idée arrêtée sur la construction d'un nouveau système. Mais le système que vous avez qualifié « d'enveloppe fermée » doit être condamné. Il est contraire à la volonté du législateur qui, sous certaines conditions, vise à faire bénéficier une certaine population du dispositif. En l'occurrence, la condition la plus critiquable est la désignation de l'entreprise de manière administrative. Dans un système différent, les salariés déposeraient une demande de reconnaissance qui serait instruite, puis accordée, à moins que l'on démontre que l'entreprise n'a pas utilisé de l'amiante ou que les salariés n'ont pas été exposés. En inversant ainsi la charge de la preuve, le système serait plus favorable et permettrait de fluidifier le processus.

En raison de son organisation sur le terrain, la FNATH a largement contribué à établir ces listes et ces demandes. Ces dernières ont été transmises au ministère. Une instruction est menée par la direction régionale du travail et de l'emploi. Le rapport est notamment transmis à la commission des accidents du travail et des maladies professionnelles de la CNAMTS. Or la FNATH ne comprend pas pourquoi la branche accidents du travail est consultée dans la mesure où il s'agit d'un droit établi par le législateur sur la base d'une exposition à l'amiante des salariés d'une entreprise.

Des éléments de fluidité peuvent donc être trouvés dans le système actuel, même si des difficultés demeureront, telles que le problème de la disparition des entreprises ou le temps de latence. Ce dossier est à de nombreux égards atypique par rapport aux dossiers que nous avons l'habitude de traiter, y compris en termes de gestion sanitaire. La gestion sanitaire de l'amiante a des « effets retard » assez considérables. Ce n'est donc pas un sujet facile.

M. Roland Muzeau - Je suis préoccupé par la deuxième partie de votre réponse.

M. Marcel Royez - Je m'en doute.

M. Roland Muzeau - Vous dites que, s'il doit y avoir des choix économiques à faire, le FCAATA doit être réservé aux malades et non plus à ceux qui auraient été exposés. Mais le temps de latence entre l'exposition et la déclaration de la maladie peut être suffisamment long pour que personne ne puisse faire de pronostic médical en la matière. Ne croyez-vous pas qu'une telle position ne constitue un véritable danger ? Il est certain qu'il y a des problèmes économiques. D'autres ont commencé à avancer une telle hypothèse de travail et à en faire même une revendication. C'est le cas du MEDEF, que nous avons auditionné, et qui fait du lobbying sur ce sujet. Je sais pourtant que vous n'êtes pas sur le même créneau. Qu'est-ce qui vous conduit à évoquer cette hypothèse ? Considérez-vous comme inéluctable le fait qu'il faut que nous rentrions dans des contours économiques prédéfinis ? C'est de mon point de vue une profonde injustice.

M. Marcel Royez - Je vais vous répondre de manière simple et triviale. La peur n'évite pas le danger. Ce n'est pas parce qu'on évitera cet élément du débat que celui-ci ne se pose pas. Cet élément est dans le débat et il nous appartient en conséquence d'y répondre. Il apparaît au premier chef indispensable d'améliorer le système sur les bases que j'ai évoquées. Il revient à la représentation nationale de décider si des choix économiques doivent être faits. Si le législateur, qui a mis en place le système, est amené à le reconsidérer, la FNATH considère que l'objectif de réparation des victimes n'est pas en concurrence avec l'objectif de reconversion industrielle. En effet, l'objectif de réparation peut viser des personnes directement victimes de leur travail ou de leur maladie professionnelle. C'est pour cela que la FNATH s'est battue et a obtenu la retraite anticipée pour le travailleur handicapé. Il s'agit d'une vraie réponse pour les personnes qui ont subi une altération de leur santé sur leur lieu de travail et elle ne doit pas se limiter à la sphère de l'amiante. Bien au contraire, elle doit concerner l'ensemble des travailleurs qui ont été exposés à des agents qui atteignent leur santé. En France, de nombreux salariés sont exposés régulièrement à des cancérogènes et à des produits toxiques qui nuisent à leur santé. La réponse doit être trouvée au travers d'un nouveau dispositif, pensé dans cette optique. Il n'y a, dès lors, pas de confusion entre l'objectif de réparation et l'objectif de reconversion industrielle, qui profite d'ailleurs aussi aux entreprises. J'ignore la position du MEDEF sur ce point mais ce dernier devrait se garder de toute hypocrisie en la matière. Les entreprises de l'amiante ont largement profité du dispositif. Si ce dernier n'avait pas existé, leurs difficultés industrielles et sociales auraient certainement été plus importantes. Il est évident que le dispositif a aussi aidé à la reconversion industrielle mais, pour la FNATH, il s'agit d'un sujet distinct qui n'est pas en concurrence avec celui de la réparation.

La FNATH n'est pas une association circonstancielle et ne compte pas uniquement des victimes de l'amiante parmi ses adhérents. Elle développe une approche globale. C'est pourquoi elle essaie d'avoir un discours cohérent et de rechercher des réponses qui soient les plus universelles et les plus solidaires possibles.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quid du regroupement des procédures au sein d'une cour d'appel unique ?

M. Marcel Royez - Cette proposition ne nous paraît pas intéressante. La FNATH s'est historiquement battue pour que les assurés sociaux et les victimes du travail soient traités dans le droit commun de l'ordre judiciaire. L'un des inconvénients du regroupement des procédures d'appel sur une même cour d'appel est le problème de la proximité. La FNATH est une association nationale et nos adhérents ne se limitent pas géographiquement à l'Ile-de-France. Le deuxième inconvénient concerne les moyens. Désigner une juridiction pour traiter l'ensemble du contentieux en appel des décisions du FIVA revient à prendre le risque d'allonger considérablement les délais et d'obtenir des réponses qui ne correspondent pas forcément aux intérêts des victimes et de leurs familles.

Il est vrai qu'il existe un problème d'hétérogénéité de la jurisprudence. Mais ce problème n'est pas propre à l'amiante et touche d'autres catégories de victimes, même hors du champ des risques professionnels. S'agissant des victimes de la route, la jurisprudence varie selon les cours d'appel. C'est une réalité de notre système judiciaire.

Par ailleurs, les aléas de la jurisprudence sont tels qu'il n'est pas certain qu'un regroupement aboutirait à un alignement sur la jurisprudence la plus favorable aux victimes. Telle cour d'appel peut être aujourd'hui la plus favorable, mais ne plus l'être demain. C'est pourquoi la FNATH ne souhaite pas prendre un tel risque et bousculer l'ordre judiciaire établi.

Par contre, il conviendrait de faire un état des lieux concernant l'hétérogénéité de la jurisprudence et d'essayer de faire en sorte que les juridictions harmonisent leurs décisions, notamment en ce qui concerne l'appréciation des préjudices. En la matière, les écarts de réparation sont injustifiés et mal vécus par les victimes et leurs familles.

En ce qui concerne la création des pôles sanitaires, la FNATH est favorable à la mise en place de pôles spécialisés dans l'approche de ces questions complexes. Mais ces pôles doivent disposer de moyens. Le fait que ces pôles soient dotés de trois magistrats et de sept substituts est insuffisant pour traiter de l'ensemble des affaires relevant de leur compétence. Les affaires concernant l'amiante nécessitent à elles seules des moyens supérieurs. Il est donc nécessaire que les deux pôles sanitaires concernés disposent de moyens.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Une réflexion est en cours en vue d'une réforme de la tarification des accidents du travail et des maladies professionnelles. Quelles sont les propositions de la FNATH sur ce point ? Par ailleurs, vos adhérents victimes de l'amiante rencontrent-ils des difficultés pour faire reconnaître par les caisses de sécurité sociale l'origine professionnelle de leur maladie ? Enfin, les salariés affectés dans les travaux de désamiantage et ceux qui exercent des métiers de maintenance ou d'entretien vous paraissent-ils désormais correctement protégés contre les dangers de l'amiante ? A votre avis, l'inspection et la médecine du travail exercent-elles une vigilance suffisante ?

M. Marcel Royez - En ce qui concerne la tarification, la proposition qui figure dans le plan « santé au travail » du gouvernement relève directement de la FNATH. Celle-ci réclame depuis des années une réforme de la tarification des accidents du travail et des maladies professionnelles. Ce système de tarification est aujourd'hui assez opaque. Une de ses caractéristiques est la trop grande mutualisation du risque. Les entreprises qui font de la prévention ne sont pas récompensées et celles qui n'en font pas ne sont pas pénalisées. A ce sujet, je vous invite à entendre M. Philippe Askénazy, grand spécialiste de ces questions. Celui-ci a réalisé des études comparatives d'où il ressort qu'aux Etats-Unis, où le système est privatisé et où ces risques sont gérés par les assurances, la prévention est plus forte parce que les assurances ont le souci d'adapter les primes aux risques réels. En France, le système est trop mutualisé et dessert la prévention. La FNATH propose une évolution vers un système plus individualisé. Pour autant, le système ne doit pas être totalement individualisé, car cela présenterait des risques sur le plan économique. Des pénalités en matière de risques professionnels doivent aussi être prévues. De même, pour déterminer le taux d'accidents du travail et de maladies professionnelles des entreprises, les indicateurs de risques professionnels doivent tenir compte d'un ensemble de facteurs. Ils ne doivent pas se limiter aux seuls accidents du travail et maladies professionnelles déclarés et reconnus, dans la mesure où il existe une sous-déclaration des accidents et maladies professionnels, de même que toutes les déclarations ne font pas l'objet d'une reconnaissance.

Le scandale de l'amiante a montré la nécessité de réformer très largement la prévention et la gestion des accidents du travail et des maladies professionnelles. Les enseignements de cette affaire ont été clairement posés par le rapport de la Cour des comptes et par celui de l'IGAS. Si l'on n'en tient pas compte, on aura à nouveau dans les années à venir à faire face à des affaires aux effets humains et économiques considérables.

Il est également indispensable d'instaurer une stricte séparation entre ce qui relève de l'évaluation des risques et ce qui relève de leur gestion. Il n'est pas acceptable que les partenaires sociaux, employeurs et organisations syndicales, puissent intervenir dans l'évaluation des risques touchant la santé des travailleurs. C'est une situation contre-nature. Il n'est pas possible d'être juge et partie. L'affaire de l'amiante l'illustre parfaitement. D'un côté, des industriels défendaient l'idée qu'il était possible de faire un usage contrôlé de l'amiante. Quelle fumisterie ! Excusez-moi du terme, mais c'est une réalité. De l'autre côté, des organisations syndicales se pliaient à ce type de compromis pour défendre l'emploi. Il n'est pas possible de placer les travailleurs devant le dilemme du choix entre le cercueil et l'ANPE, c'est-à-dire travailler en risquant de mourir ou le chômage. Pour que la gestion des risques professionnels soit efficace, il faut que leur évaluation soit libérée de toutes les influences. Ce doit être une expertise indépendante dont se saisissent les pouvoirs publics. C'est aux pouvoirs publics de décider et non pas aux partenaires sociaux. Ces derniers ne doivent intervenir que dans la gestion des risques, au travers des questions d'hygiène et de sécurité et de santé au travail.

Au-delà de la question de la tarification, une réforme de la gestion des risques professionnels est donc indispensable. C'est une des raisons pour lesquelles la FNATH a souhaité la mise en place d'une agence de la santé au travail, à la condition que son rôle et son fonctionnement ne soient pas perturbés par diverses influences, notamment celle des industriels. Une réforme de la médecine du travail est aussi nécessaire. En effet, dans l'affaire de l'amiante, si les médecins du travail avaient été plus indépendants de leurs employeurs, ils auraient vraisemblablement tiré la sonnette d'alarme beaucoup plus tôt. Et ils seraient aujourd'hui des acteurs beaucoup plus déterminés de la lutte contre les risques professionnels.

Mme Michèle San Vicente - Nous avons auditionné des médecins du travail et certains avaient essayé d'alerter. Mais il y allait de leur carrière.

M. Roland Muzeau - Vous avez indiqué qu'il convenait absolument d'éviter un mélange des genres. Depuis 2000, les employeurs ont l'obligation de remplir un document unique recensant les matériaux qui sont manipulés dans l'entreprise. Mais, après avoir rencontré nombre de responsables de CRAM, j'ai l'intime conviction qu'un fossé existe entre cette obligation et les capacités à contrôler la bonne application de cette disposition. Qui plus est, le législateur n'a prévu aucune sanction. On a même vu les organisations patronales établir des documents uniques types dans lesquels les employeurs n'avaient qu'à cocher des cases.

M. Marcel Royez - Vous posez le problème que nous ne cessons de dénoncer, à savoir l'effectivité du droit du travail, notamment dans le domaine de l'hygiène et de la sécurité. Le code du travail est relativement exhaustif et complet sur ces questions. Je pense même qu'il serait plus efficace d'avoir moins de réglementation et plus d'application. Mais les moyens n'y sont pas.

J'en profite pour répondre à la question sur les travaux de désamiantage. La FNATH n'est pas spécialisée sur ce sujet. Néanmoins, une étude réalisée par les inspecteurs du travail et publiée par l'INRS montre que, dans 76 % des cas, les règles d'hygiène et de sécurité posées par le nouveau dispositif sur le désamiantage ne sont pas respectées !

S'agissant de la problématique générale de la santé au travail, se pose le problème du nombre et du rôle des médecins et inspecteurs du travail, mais aussi de leur spécialisation et de leur qualification. Tous les syndicats et tous les inspecteurs du travail ne sont pas forcément d'accord sur l'idée d'une approche spécialisée. Pourtant, il existe une grande différence entre le contrôle de l'ambiance de travail dans un milieu extrêmement toxique et le contrôle de l'application des 35 heures. C'est pourquoi il faut une spécialisation des corps d'inspection du travail sur certaines questions, de manière à être pertinent et efficace en matière de santé au travail.

Il y a un problème de moyens. C'est vrai pour le désamiantage et pour le respect de la réglementation, et c'est aussi vrai lorsque l'on cherche à avoir une vision anticipatrice des risques. En effet, peu de médecins du travail font du tiers temps ou se préoccupent des conditions dans lesquelles travaillent réellement les salariés. Les médecins du travail sont présents sur le respect de la réglementation mais sont absents sur les conditions d'hygiène et de sécurité. Par ailleurs, quand les médecins du travail font des procès-verbaux, ils sont classés sans suite dans les trois-quarts des cas. Encore une fois, cela pose le problème de l'effectivité du droit du travail. Il existe donc un ensemble de dysfonctionnements qui tiennent à un manque de moyens, mais aussi d'une approche culturelle de la santé au travail dans l'entreprise. Pendant longtemps, il existait un certain fatalisme, y compris chez les travailleurs eux-mêmes, parce que ne pas avoir peur des risques ou ne pas prendre de précautions relevait d'une certaine conception de la virilité. Aujourd'hui, un changement s'opère. La santé au travail a acquis droit de cité dans la santé publique. Cela fait partie des premières préoccupations de nos concitoyens. Il ne sera désormais plus possible de fonctionner dans ce domaine comme on l'a fait pendant les dernières décennies. Les pouvoirs publics doivent tenir compte de cette prise de conscience et réformer le système de gestion de la santé au travail.

En ce qui concerne la reconnaissance des maladies professionnelles, la question de l'amiante a permis une amélioration. Un certain nombre d'éléments ont été bousculés soit par la réglementation, soit par la jurisprudence, notamment à propos du délai de la prescription, désormais plus rationnel. En effet, la prescription court désormais à partir du moment où l'intéressé a été informé de la possible relation entre sa maladie et son activité professionnelle. Jusque-là, un salarié atteint d'une maladie professionnelle pouvait se voir opposer la prescription, alors qu'il n'était pas informé du lien entre sa maladie et son activité professionnelle et n'était donc pas en mesure de faire valoir ses droits. Des améliorations ont ainsi été apportées dans ce domaine. Cela a permis une plus grande déclaration des maladies professionnelles, démontrée par les statistiques.

Néanmoins des difficultés demeurent. Les opérateurs sont en général mal informés sur le système. Cette mauvaise information concerne, au premier chef, les salariés, mais aussi les médecins. Ces derniers font rarement le lien entre la maladie développée par leur patient et une possible causalité professionnelle. Des questions telles que « Avec quel type de produits étiez-vous en relation ? » sont assez rarement posées dans le colloque singulier entre le médecin et son patient. Pourtant, il est connu que le travail est l'un des plus importants déterminants de santé. Ces comportements relèvent là aussi du culturel. Ce qui est en train de se passer dans le champ de la santé au travail devrait continuer à faire évoluer les choses.

Au demeurant, le système de la reconnaissance des maladies professionnelles reste assez rigoureux, avec un système de tableaux. A la commission des maladies professionnelles, des discussions à n'en plus finir ont lieu entre les partenaires sociaux, dont la FNATH, et il faut une dizaine d'années pour sortir un tableau sur les dorsalgies, pour réviser le tableau sur la surdité ou sur les cancers broncho-pulmonaires. Ainsi, le système est toujours en retard sur la réalité du risque professionnel.

Le système complémentaire mis en place il y a quelques années fonctionne assez mal. Il permet, lorsqu'une maladie n'est pas reconnue comme maladie professionnelle dans les tableaux, qu'elle soit néanmoins prise en charge, à la condition d'en apporter la preuve, ce qui constitue une difficulté supplémentaire. De plus, il est bridé par l'exigence d'un taux d'incapacité minimum de 25 %. Cette condition n'est pas justifiée dans la mesure où la victime doit apporter la preuve de la relation entre son travail et sa maladie. Cette barrière empêche la prise en charge d'un grand nombre de maladies professionnelles parce que le taux d'incapacité de 25 % n'est pas atteint. En conséquence, elle empêche la prévention de ces maladies professionnelles car l'une des caractéristiques du système est que la reconnaissance et la prise en charge d'une maladie professionnelle entraînent des conséquences en termes de prévention : l'entreprise est prévenue et les médecins du travail sont plus attentifs. Si les pathologies, bien que d'origine professionnelle, ne sont pas reconnues comme telles, on est dans l'ordre du « pas vu, pas pris » et cela n'incite pas les entreprises et les partenaires sociaux à développer la prévention sur ces maladies.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Que pensez-vous de la loi Fauchon ?

M. Marcel Royez - Nous serons à ce propos moins catégoriques que certains. Il va falloir envisager de faire un état des lieux de ce qu'il est maintenant convenu d'appeler la loi Fauchon et examiner très précisément ce qu'elle entraîne sur le plan de la responsabilité pénale. La FNATH était au coeur des concertations qui ont été menées sous l'égide du ministère de la justice au moment de l'adoption de ce texte. A l'époque, la FNATH n'avait pas jugé incongrue la distinction entre responsabilité directe et responsabilité indirecte. Cela nous semblait même de bon sens dans le domaine de la procédure pénale puisqu'il s'agit de responsabilité personnelle. S'il s'avère que ce texte, ou l'interprétation qui en est faite par les magistrats - à cet égard nous attendons de voir comment la Cour de cassation va réguler la jurisprudence des juridictions du fond - pose le problème de la reconnaissance de la responsabilité pénale dans le champ qui nous occupe, nous serons les premiers à dire qu'il faut y apporter des modifications de manière à ce que la procédure pénale puisse jouer son rôle dans un domaine où le droit pénal est assez absent. Ce n'est pas le fait de la loi mais d'une politique insuffisante et laxiste des parquets et de leur insuffisante propension à poursuivre dans cette matière.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous n'avez pas d'experts indépendants pour évaluer les risques professionnels. Avez-vous réfléchi à un organisme qui permettrait d'avoir des experts qui soient totalement indépendants ?

M. Marcel Royez - Il ne doit pas exister d'experts totalement indépendants. Mais on ne part pas de rien. La pire chose serait de dire que toutes les structures sont disqualifiées. Ce n'est pas le cas. Il existe une expertise et une expérience à l'INRS et à l'InVS ainsi qu'un certain nombre d'experts reconnus dans le domaine de la santé au travail. Il faut qu'ils soient amenés à fonctionner dans un cadre et selon des règles qui garantissent qu'ils ne subissent pas la pression des industriels, puisqu'on sait que la pression vient essentiellement d'eux.

Je reviens sur l'INRS qui est quasiment le seul organisme de recherche qui se consacre à la santé au travail. Cet organisme est loin d'être indépendant. Il est géré paritairement et a été présidé pendant des décennies par les employeurs. Or un certain nombre de ses chercheurs qui ont eu l'outrecuidance non seulement de chercher, mais aussi de trouver et de vouloir publier ont été sanctionnés. Il faut absolument mettre la recherche et l'expertise en santé au travail à l'abri de telles influences. Il faut que la future Agence de santé au travail soit cette agence indépendante dédiée à l'évaluation des risques professionnels. S'il l'on veut que ses experts travaillent en toute indépendance, cela veut dire qu'on ne peut pas imaginer que le conseil d'administration de cette agence soit peu ou prou composé des partenaires sociaux. Elle doit être une agence au service de la puissance publique pour expertiser et évaluer les risques professionnels. De leur côté, les partenaires sociaux ont d'autres lieux que les lieux d'expertise pour exercer leurs fonctions et pour contribuer au débat social. Il faudra, et la FNATH y veillera, s'assurer que cette agence est réellement indépendante et à l'abri de ces pressions. Ce serait une construction contre-nature que d'en faire un organisme qui s'apparente à l'INRS ou à l'InVS et qui continuerait à fonctionner comme ce genre d'organismes a fonctionné jusqu'à aujourd'hui. Il faut redonner une base au système, à partir de principes nouveaux qui ne prêtent pas à confusion, comme c'est le cas aujourd'hui, notamment dans le domaine de l'évaluation et de la gestion des risques.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci beaucoup.

M. Philippe Karim Felissi - Un mot sur la loi Fauchon. Dans ce débat, nous n'avons pas suffisamment évoqué la problématique de la responsabilité pénale de la personne morale.

La loi Fauchon traite de la responsabilité de la personne physique. Or il y aurait matière à une réflexion sur l'évolution de l'aspect pénal de la personne morale quand elle est auteur d'une infraction pénale. Une grande réforme a eu lieu sur ce sujet en France il y a une dizaine d'années. Mais, en ce qui concerne les risques sanitaires, il faudrait réfléchir au cas de figure où l'auteur est une personne morale. Cette réflexion reste encore à l'état embryonnaire. De même, il faudrait réfléchir à d'autres domaines qui intéressent la problématique de l'amiante, par exemple les perspectives de la prescription. Peut-on appliquer à une personne morale qui serait un groupe industriel les mêmes critères de prescription d'infraction que ceux qui existent pour une personne physique ? De plus, la politique pénale du parquet, comme l'a souligné Marcel Royez, et l'absence de cohérence des politiques pénales des parquets en matière de prévention des risques professionnels et, au premier chef, de l'amiante constituent aussi un des noeuds du problème. Se pose véritablement la question de la responsabilité pénale des personnes morales, de l'évolution de ces personnes morales, de leur disparition et de la prescription des actes délictueux ou criminels commis par elles. Un effort législatif considérable en termes de responsabilité des personnes morales a été mené ces dernières années en matière financière. Mais, en matière de risque professionnel et de sécurité sanitaire, peu de réflexions sont conduites. On parle souvent de la loi Fauchon, mais rappelons-nous que la loi Fauchon ne concerne que les personnes physiques.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Très bien. M. Marcel Royez, encore un mot ?

M. Marcel Royez - Nous avons parlé tout à l'heure de la possibilité d'une cour d'appel unique et je vous ai dit ce que la FNATH en pense. Il faut évidemment une analyse des indemnisations et consolider l'ensemble des décisions de justice pour essayer de tendre à une harmonisation par les cours d'appel. Il est tout aussi évident que la jurisprudence de la Cour de cassation ayant fait évoluer un certain nombre de caractéristiques de l'indemnisation, il serait de bon augure que le FIVA reconsidère ses bases d'indemnisation en fonction de cette jurisprudence pour éviter de créer des contentieux supplémentaires. C'est aussi un important moyen de régulation du système. Si le FIVA répondait davantage aux besoins des victimes, il y aurait nécessairement moins de procédures et, en conséquence, la question des écarts se posera moins. Il est donc nécessaire d'inciter le FIVA à adapter son barème d'indemnisation en fonction de la jurisprudence de la Cour de cassation.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci beaucoup.

Communication de M. Pierre FAUCHON, sénateur
(15 juin 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - A la demande générale, mais aussi pour répondre au souhait de M. Pierre Fauchon, nous avons voulu faire le tour de ce problème de la responsabilité pénale qui, pour la FNATH, on l'a vu, n'en est pas véritablement un : celui de la loi Fauchon. Vous avez déjà eu l'occasion de vous exprimer sur ce sujet. Toutefois, il nous paraît important d'y revenir. Nos rapporteurs souhaiteront sans doute poser un certain nombre de questions compte tenu de ce que nous avons entendu de la part de certains de nos interlocuteurs, notamment maître Ledoux de l'ANDEVA, dont vous connaissez la position, maître Teissonnière, la chancellerie et Mme Bertella-Geffroy.

M. Pierre Fauchon - Je vous remercie. Je suis heureux d'avoir l'occasion de faire une présentation générale de cette loi. Celle-ci sera peut-être un peu scolaire et vous m'en excuserez. Cette loi a toujours été abordée sous des aspects un peu particuliers. Pour ma part, j'ai pensé qu'il serait intéressant d'en donner une vue plus générale et un peu méthodique, avant d'aborder ces éclairages plus particuliers.

Avant d'évoquer la loi du 10 juillet 2000, à laquelle on donne de plus en plus fréquemment mon nom - mais je ne peux ignorer que j'ai effectivement joué un rôle important à ce niveau et j'en assume la responsabilité -, je voudrais rappeler qu'il existe deux sortes de responsabilité : la responsabilité civile et la responsabilité pénale. Vous m'excuserez d'affirmer ici des choses qui relèvent du B-A BA des juristes. Cependant, tout le monde n'est pas juriste...

La responsabilité civile recouvre la notion de responsabilité au sens général du terme. Dans une société « civilisée », vous êtes responsable du dommage que vous avez causé. Ceux qui sont victimes de ce dommage ont le droit de demander une réparation. Dieu merci, dans le monde moderne, ces réparations font l'objet de systèmes d'assurance de sorte qu'en réalité, il existe une sorte de mutualisation des risques. Ainsi, celui qui a causé le dommage peut faire face à ses responsabilités parce que c'est l'assurance qui paye.

En parallèle, il existe une responsabilité pénale qui est une notion totalement distincte. C'est l'idée selon laquelle certaines fautes concernent non seulement la victime mais aussi la société tout entière. En effet, cette dernière considère que lesdites fautes sont contraires aux principes qu'elle estime de son intérêt de défendre. Dans ce cas de figure, la victime est la société dans son ensemble, et non uniquement la personne qui subit directement le dommage. L'auteur va être l'objet non d'une condamnation à une réparation couverte par une assurance mais d'une sanction pénale telle que l'amende ou la prison, ceci en fonction du degré de la faute commise, contravention, délit ou crime.

Dans le domaine particulier de l'imprudence, l'auteur des faits n'a pas voulu sciemment commettre une faute mais il a eu un comportement tel qu'il en est résulté un mal pour la victime. L'imprudence engage la responsabilité civile de l'auteur et l'oblige donc à une réparation. En revanche, il est moins évident qu'elle engage sa responsabilité pénale. En effet, le code pénal considère que, dans une société civilisée, il n'y a pas de délit sans volonté de le commettre. Par exemple, si une blessure a été commise, il faut que l'auteur ait délibérément cherché à blesser pour que cet acte constitue un délit. A l'inverse, en l'absence de cette volonté, et même si la blessure a été causée par une imprudence de l'auteur, il ne s'agit pas d'un délit au sens de la philosophie du droit et de la conscience. Ceci étant, pour nous obliger tous à être prudents, il est nécessaire de considérer que certains faits d'imprudence sont des délits.

Dans ces conditions, l'auteur d'une imprudence n'est plus couvert par son assurance. Il risque d'être condamné à des amendes ou à de la prison. Il peut se trouver jugé en correctionnelle au même titre qu'un prévenu qui aurait donné un coup de poing. Il faut donc bien comprendre ce qu'une telle situation représente pour l'auteur de l'imprudence. Reste que la société a intérêt à menacer et à punir ce dernier.

Pendant très longtemps, le droit français a considéré qu'une même imprudence mettait en cause la responsabilité civile et la responsabilité pénale de son auteur. Les codes civil et pénal et la Cour de cassation jugeaient que la moindre imprudence, dès lors qu'elle avait la moindre conséquence, incapacité de travail, blessures, homicides, etc., mettait en jeu la responsabilité civile et pénale de l'individu. Cela n'allait pas sans poser des problèmes qui se sont accentués au fur et à mesure de notre développement économique. Ainsi, on a vu se multiplier des affaires qui, à la fin du XIX e siècle, étaient très rares et qui sont aujourd'hui beaucoup plus fréquentes. Ces affaires concernent maintenant les accidents du travail et de la circulation, les accidents dans les cliniques et les hôpitaux ou encore sur les terrains de sport. Là encore, ces derniers étaient beaucoup plus rares il y a une centaine d'années. Des chefs d'entreprise, des maires, des directeurs de colonies de vacances ou des directeurs d'hôpitaux se sont ainsi vu reprocher de ne pas avoir pris certaines mesures qui entraient dans le cadre de leurs fonctions et qui auraient probablement, mais sans certitude, permis d'éviter certains accidents.

On a de ce fait abouti à des situations difficiles. Par exemple, lorsque la personne en charge de la surveillance de la salle de réanimation d'un hôpital quittait son poste à 17 heures sans attendre que son collègue arrive un quart d'heure plus tard et qu'entre-temps un patient décédait, le directeur de l'hôpital pouvait être condamné pour imprudence parce qu'il entrait dans sa fonction de s'assurer que son personnel respecte ses horaires. Ces situations n'étaient pas tenables. En conséquence, la commission des lois du Sénat a engagé une réflexion sur le sujet.

A l'origine, les sénateurs ont été plus sensibles aux cas de figure où des maires peuvent être poursuivis, par exemple parce qu'un motocycliste s'est blessé ou tué en tombant dans un nid de poule alors que leur prévention et leur réparation entrent dans les fonctions des élus. Par exemple, Mme le maire d'Ouessant n'a pas su empêcher qu'un enfant qui faisait du vélo sur une falaise de sa commune fasse une chute et décède. Or elle en a été reconnue responsable. Je connais bien cette affaire. Ce maire m'a en effet contacté à plusieurs reprises, affolée et éplorée. Cela se comprend d'ailleurs car je n'ai pas besoin de vous dire que les maires sont les premiers malheureux quand il se produit un accident dans leur commune. Je me souviens également de M. Mauroy qui m'expliquait : « Quand j'étais maire de Lille, tous les soirs avant de me coucher, je me disais qu'il n'était pas arrivé de malheur aujourd'hui et j'espérais que, demain, tout irait bien aussi ».

Il a donc semblé à la commission des lois qu'il fallait examiner cette situation de près. Dans ce sens, un groupe de travail, dont j'étais le rapporteur, a été constitué. Je suis juriste de profession et j'ai eu à connaître de nombreuses affaires de responsabilité dans ma carrière. Très vite, un conflit est apparu lors de nos débats. Les défenseurs des maires réclamaient une loi spéciale en faveur de ces derniers, étant donnée leur situation très particulière. En effet, n'importe qui peut devenir maire sans y être préparé. De même, la commune peut ne pas avoir voté le budget de voirie qu'elle aurait dû adopter. D'autres causes peuvent intervenir. Vous les connaissez et vous les vivez.

En tant que juriste, je savais qu'en matière pénale, la loi est égale pour tous. Sans doute, il est juridiquement possible de considérer que les maires sont dans une situation particulière. Mais la loi est égale pour tous ceux qui se trouvent dans la même situation. En conséquence, il n'était pas politiquement possible de prévoir une loi particulière à leur intention. De surcroît, une telle démarche était techniquement difficile. De plus, à l'époque, M. Jospin, chef du gouvernement, avait déclaré qu'il était favorable à une démarche législative pour examiner ces situations mais qu'il était opposé à une loi spéciale en faveur des maires. Le gouvernement avait pris une position claire et il fallait en tenir compte.

Je voulais donc proposer une loi générale qui s'appliquerait à tous. J'avais eu connaissance de nombreux dossiers concernant des directeurs d'hôpitaux - je vous en ai cité un cas - ainsi que des organisateurs et des enseignants. Lors d'une conférence que j'avais faite dans une école, à Vendôme, les enfants s'étaient plaints que le maire avait supprimé tous les jeux dans la commune. Celui-ci m'a en effet confirmé qu'il les avait supprimés en raison des risques de chute qu'ils comportaient. Je n'ai pas besoin de vous dire que ces situations engendrent des problèmes humains graves : accidents, blessures, poursuite contre des élus...

Il fallait donc une loi générale qui contribue à plus de discernement, non pas en éliminant la responsabilité pénale pour imprudence, mais en faisant en sorte qu'elle soit appréciée de façon spécifique. Nous avons procédé en deux étapes. En 1996, j'ai estimé que, pour apprécier la responsabilité pénale d'un individu, il fallait considérer quels étaient ses pouvoirs, ses compétences et les moyens dont il disposait. Je pensais alors que cette disposition serait suffisante. C'est la loi de 1996 qu'on a oublié de citer mais qui est importante. Elle dispose : « s'il est établi que l'auteur des faits n'a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait ». Cette loi imposait ainsi une appréciation un peu plus concrète et un peu moins théorique des choses. S'agissant de l'exemple du nid de poule que j'évoquais à l'instant, il fallait dorénavant examiner depuis combien de temps celui-ci était apparu. S'il était en place depuis six mois sans qu'il y ait été remédié, on pouvait effectivement établir un manque de diligence.

Cette loi n'a cependant pas suffi. Il fallait aller plus loin et donner une définition du délit d'imprudence qui ne soit pas la même que celle de la faute par imprudence. Nous avons engagé un débat pour déterminer quelle serait la définition plus ou moins restrictive du délit d'imprudence. J'en ai proposé une première rédaction. Mais l'Assemblée nationale, où le rapporteur était M. Dosière, maire d'une commune de l'Aisne, avait décidé que la faute devait être d'une exceptionnelle gravité. Je trouvais cela excessivement restrictif. Mais M. Dosière considérait que, les magistrats ayant tendance à condamner facilement, l'exigence d'une faute d'une exceptionnelle gravité mettrait fin à ces condamnations systématiques. Il en est résulté des manifestations d'associations de victimes. Le débat s'est rouvert devant le Sénat. Le gouvernement, qui jusque-là s'était peu manifesté, s'est tout à coup fortement investi sur ce dossier, en la personne du garde des sceaux, Mme Guigou. Je peux ainsi vous assurer que cette loi a donné lieu à un grand nombre de réunions sur cinq ou six ans. Avec Mme Guigou et M. Dosière, nous avons notamment eu un débat, qui est l'un des meilleurs souvenirs de ma vie professionnelle.

Nous avons décidé que, pour qu'il y ait délit, deux conditions devaient être réunies : il faut une faute caractérisée et que cette faute expose à un danger qu'on ne pouvait ignorer. Dans notre esprit, la faute caractérisée était non pas n'importe quelle faute mais se situait à un premier degré de gravité. Je rappelle que, dans l'échelle des fautes, il y a la moindre faute, qui n'entraîne pas de responsabilité pénale, puis la faute caractérisée, ensuite la faute grave et, enfin, la faute d'une exceptionnelle gravité. La notion de faute caractérisée était nouvelle en droit et les spécialistes du droit ont protesté. Mais je trouve que c'est une notion compréhensible par le public : ce n'est pas n'importe quelle « bêtise » et, en même temps, ce n'est pas une « bêtise » particulièrement grave. Nous avons donc voté pour une faute caractérisée.

Nous avons aussi introduit deux aménagements particuliers qui, d'après certains de vos interlocuteurs, comme maître Ledoux, posent problème.

Nous avons décidé que la responsabilité ne s'appliquerait que dans l'hypothèse où il y aurait une relation de causalité indirecte entre l'imprudence et le dommage. Il faut ici rentrer dans le détail. Il n'y a pas de responsabilité entre une faute et un préjudice s'il n'existe pas un lien de causalité entre eux. Par exemple, dans l'affaire du sang contaminé, que l'on rapproche à tort de cette loi, la Cour de cassation a considéré que le lien de causalité n'était pas certain entre la contamination de certaines personnes et leur transfusion sanguine, dans la mesure où ces personnes avaient pu contracter le SIDA par d'autres voies que la transfusion sanguine. Nous avons donc considéré que la responsabilité ne pouvait s'appliquer que dans le cas d'une causalité indirecte.

On en donne maintenant des interprétations qui sont historiquement fausses, même si je suis prêt à y réfléchir si cela pose problème. La raison de ce choix est extrêmement simple. Ayant plaidé de nombreux cas d'accidents de la circulation et en ayant moi-même été victime, je pensais qu'il fallait maintenir une menace judiciaire très élevée sur les conducteurs pour qu'ils ne soient pas tentés d'être imprudents au motif que leur assurance les couvrirait. Certains juristes ont proposé d'exclure purement et simplement de la loi les accidents de la circulation. Mais, étant donné que la loi pénale est générale, ce n'était pas possible. Aussi, pour traiter de manière spécifique les accidents de la circulation, nous avons évoqué à part l'hypothèse de la causalité directe, puisqu'il s'agit toujours de causalité directe dans les accidents de la circulation. Certains magistrats professionnels consultés à l'époque ont considéré que cette disposition serait très difficile à appliquer. En revanche, la Cour de cassation nous a indiqué qu'elle ne poserait aucun problème. Dans les faits, cette application ne soulève pas de problèmes, à l'exception de celui que j'aborderai tout à l'heure.

Le deuxième aménagement que nous avons proposé a consisté à décider que cette responsabilité ne s'appliquerait pas aux personnes morales. Autrefois, il était inimaginable qu'une personne morale puisse commettre un délit. Seule une personne physique pouvait le faire. La reconnaissance d'une responsabilité des personnes morales est en fait l'un des apports de Robert Badinter et de certains pénalistes. En effet, ceux-ci ont considéré que ces personnes pouvaient être l'objet de sanctions telles que l'interdiction d'exercer, la condamnation à des amendes et à des réparations ou encore à la publicité des condamnations.

Par ailleurs, il est nécessaire de retenir la responsabilité pénale des personnes morales car il existe des cas où cette responsabilité est diffuse. Je prends un exemple concret. Un but de football s'effondre sur un joueur. L'expertise montre qu'il a été construit dix ans plus tôt avec du bois de mauvaise qualité parce que le conseil municipal de l'époque a choisi le fournisseur le moins disant ou parce que l'entreprise concernée n'a pas fourni le bon bois à l'époque. Elle montre aussi qu'une flaque d'eau au pied des poteaux, dont on n'a pas repéré l'existence, a favorisé le pourrissement du poteau depuis des années. Le poteau tombe sur un malheureux alors que le maire et le conseil municipal n'en sont pas responsables. C'est un cas de responsabilité diffuse. Dans cet exemple, il ne me paraît pas choquant que la commune soit condamnée sans qu'on puisse dire que le maire ou toute autre personne soit responsable. Actuellement, dans l'Orne, se déroule une autre affaire de cette nature et tout à fait importante... Mais je suis peut-être un peu trop long ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Pas du tout.

M. Pierre Fauchon - Il s'agit d'une affaire de ramassage scolaire dans l'Orne. Dans cet exemple, un arrêt permettant à des écoliers d'attendre leur car a été implanté d'un côté d'un carrefour tandis que, de l'autre côté, a été installé un parking où se garent les parents lorsqu'ils amènent leurs enfants à l'abri de bus. Cette configuration est assez aberrante puisqu'elle oblige les enfants à traverser la route. Or, dans le cas présent, deux fillettes sont malheureusement écrasées. Certains d'entre vous ont peut-être entendu parler de cette affaire qui s'est déroulée à Caen. L'expertise permet de constater que pas moins de quinze acteurs, parmi lesquels le maire, l'entreprise de construction, l'entreprise de transport ou encore le Conseil général, sont intervenus dans le choix de l'emplacement du parking et de l'abri de bus. De fait, il est impossible de savoir qui a réellement pris cette décision. C'est, là encore, un cas de responsabilité pénale diffuse. Dans cet exemple, il serait trop facile de « faire porter le chapeau » au maire de la commune ou au président du conseil général qui n'en peuvent mais. En réalité, la vie est complexe et il faut tenir compte de cette complexité. Cette affaire prend d'ailleurs une tournure invraisemblable.

Dans le cas d'une personne morale, il est beaucoup plus difficile de distinguer si une faute est caractérisée ou non. De plus, une personne morale ne souffre pas. A l'inverse, il est très difficile d'annoncer à une personne physique qu'elle est responsable de la mort d'un enfant. Une telle accusation lui fait du mal. Il y a d'ailleurs eu un cas de suicide dans l'Est pour lequel on a pu penser que ce geste désespéré était lié à une affaire de ce type.

Je poursuivrai mon exposé avec les applications de cette loi avant d'aborder l'affaire de l'amiante.

La loi s'est appliquée aussitôt. C'est le principe de la loi pénale la plus douce. Dans l'affaire d'Ouessant, il avait été reproché au maire de ne pas avoir installé de pancartes sur les falaises de la commune, ce qui aurait dissuadé les enfants d'y faire du vélo. La cour d'appel a reconnu que cette omission ne constituait pas une faute caractérisée du maire. En effet, il ne lui était pas matériellement possible d'implanter ces protections.

En revanche, il y a eu d'autres condamnations sévères et surprenantes. Par exemple, à Chamonix, le maire a été condamné suite à une avalanche intervenue dans le couloir de Montroc, alors même que ce couloir ne figurait pas sur la carte des avalanches prévues. Une cellule de crise siégeait alors en permanence. Celle-ci a déclaré savoir qu'une avalanche allait se produire, mais sans avoir aucune idée du lieu précis où elle interviendrait. D'aucuns ont pourtant considéré que le maire aurait dû faire évacuer les 110 couloirs d'avalanche répertoriés sur sa commune. Or une telle évacuation n'était pas possible, d'autant plus que les services de sécurité sont formels : il ne faut surtout pas évacuer en cas de risque d'avalanche. En effet, les gens risquent d'être surpris en pleine évacuation par l'avalanche. En réalité, il est préférable de descendre dans les bennes en attendant que l'avalanche soit terminée. Pourtant, le maire a quand même été condamné. Toutefois, il s'agissait d'une condamnation légère et il n'a pas fait appel. Je le regrette.

Autre exemple : à Paris, alors qu'un enseignant préparait une classe verte et rangeait des affaires dans une caisse, une de ses élèves est montée sur le bord de la fenêtre ouverte et s'est tuée en tombant dans le vide. L'instituteur a été condamné au motif qu'il n'aurait pas dû laisser ouverte une fenêtre dans une classe où se trouvaient des enfants. Les enseignants ont protesté en avançant qu'ils étaient déjà très malheureux quand un enfant se tuait. Je vous laisse apprécier...

Concernant les accidents du travail, j'ai reçu, le 6 juin, une lettre d'un juge d'application des peines au tribunal de grande instance de Nîmes, qui me signale la condamnation, légère, d'un chef d'entreprise pour un accident du travail alors que l'employé en question avait commis une erreur qu'il a lui-même reconnue. Le magistrat me transmet cette décision qu'il trouve très choquante. Il se demande s'il ne conviendrait pas de réviser la loi dans le but de rendre les condamnations plus difficiles.

Je termine par l'affaire du tunnel du Mont-Blanc. J'ai assisté personnellement à deux audiences du procès. Jusqu'à présent, ce procès s'est déroulé de manière exemplaire. Il a été très bien organisé et, à cette occasion, la chancellerie a su mobiliser des moyens importants. Les auditions de témoins et d'experts se sont déroulées à la perfection. Le jugement est actuellement en attente. Les personnes citées sont au nombre d'une quinzaine, qui vont du conducteur du camion qui s'est arrêté dans le tunnel jusqu'aux présidents de société, dont l'un est un ancien préfet. M. Balladur lui-même a été entendu comme témoin. Le procureur a réclamé des peines moins lourdes pour le conducteur du camion, qui a pourtant commis l'erreur grossière d'arrêter son véhicule en plein milieu de la voie, que pour les présidents de société qui n'avaient pas pris les précautions nécessaires. J'attends avec intérêt la décision qui sera rendue au mois de juillet. J'écarte les fausses pistes évoquées par ceux qui n'ont pas étudié l'affaire, notamment le sang contaminé qui n'a rien à voir, l'hormone de croissance et la catastrophe du Mont Sainte-Odile qui n'ont pas été jugées. La loi du 10 juillet 2000 ne peut pas être tenue pour responsable d'affaires qui n'ont pas été jugées !

Voyons maintenant les critiques. Je les reçois sans aucun parti pris parce que je sais très bien que, dans des affaires aussi délicates et aux intérêts aussi émouvants, il ne faut pas être prétentieux mais savoir s'adapter. Il est tout à fait certain que, si la loi s'avère mal faite, il faut la corriger. Je serais le premier à proposer de le faire. Néanmoins, en l'espèce, je n'en vois pas l'intérêt.

Il a d'abord été reproché à cette loi de privilégier les élus. La réponse est simple : elle est faite pour tout le monde. Ce reproche n'est donc pas fondé, même si, à l'origine, nous autres sénateurs, nous nous sommes d'abord intéressés au cas des élus. Il a ensuite été dit que la loi rendrait les poursuites impossibles. Mme Bertella-Geffroy a reconnu devant vous que ce n'était pas le cas. Je dirais même que la loi rend les poursuites plus précises qu'auparavant. En effet, dorénavant, il faut étudier plus en profondeur une affaire pour déterminer si une faute caractérisée a été commise. Les dossiers doivent être beaucoup plus complets.

Il a aussi été évoqué l'impossibilité de condamner en cas d'absence de relation indirecte. C'est peut-être le point le plus délicat. Je crois que c'est un peu le sentiment de Mme Bertella-Geffroy. Le juge d'instruction a la possibilité de citer les personnes, comme cela a été fait lors du procès du tunnel du Mont-Blanc. Lors d'un débat télévisé auquel je participais avec maître Ledoux, celui-ci m'a expliqué qu'il craignait de voir les juges ne pas poursuivre les hiérarchies, qui sont dans un lien de causalité indirecte avec les faits, mais uniquement leurs subalternes, qui sont, eux, dans un lien de causalité directe. Je lui ai répondu que les éléments dont nous disposons pour l'instant ne nous permettent pas de le penser. Toutefois, si cette crainte devait se vérifier, je serais le premier à le reconnaître. Mais, pour l'instant, cela n'est pas le cas.

Nous sommes tombés d'accord pour estimer qu'il fallait attendre que la jurisprudence se mette en place, c'est-à-dire que la Cour de cassation se prononce, ce qui, compte tenu des délais de la justice, demande sept à huit ans. Sur ce point, j'ai consulté le site Internet de l'Observatoire des risques juridiques des collectivités territoriales. Dans ce cadre, un juriste a étudié une série de décisions et a mis en évidence des cas de condamnations assez sévères et contraires à ce que la loi laissait initialement espérer. Ce juriste conclut son étude dans les termes suivants : « Faut-il y voir un revirement de jurisprudence ? Il est sans doute trop tôt pour en juger et ce d'autant que chaque cas d'espèce a ses particularités et que la Cour de cassation est juge du droit et non du fait. A ce titre, on peut émettre l'hypothèse qu'après une période de familiarisation avec le nouveau texte, les juges du fond sont désormais mieux à même de motiver en droit leurs décisions de façon à éviter une censure de la Cour de cassation. Toujours est-il que si l'on rapprochait ces deux arrêts avec le jugement du tribunal de Bonneville de 2003 condamnant, contre l'avis du parquet, le maire d'une station de ski à la suite d'une avalanche mortelle, on peut se demander si le temps de grâce immédiatement postérieur à la loi Fauchon n'est pas révolu pour les élus. A suivre ». Vous voyez bien que la question est entière.

Pour conclure, je dirai que vous avez effectué un remarquable travail. Je n'ai pas pu venir à toutes vos auditions mais nos réunions au Sénat se déroulent souvent au même moment et il est donc impossible de participer à la totalité d'entre elles. Maintenant que vous avez procédé à toutes ces auditions, vous serez à même de savoir si les personnes impliquées dans l'affaire de l'amiante ont commis une faute caractérisée ou non. Chacun d'entre vous a sa réponse. J'ai la mienne, mais je ne la donnerai pas parce qu'en tant que rapporteur de la loi, je suis soumis à une obligation de réserve.

Je dis simplement qu'il est trop facile d'affirmer qu'il faut appliquer la loi à telle ou telle personne. Il est bien évident qu'il faut appliquer la loi, mais il faut savoir comment elle est appliquée. Seule la conscience du juge détermine si la faute est caractérisée ou non. Dans l'affaire de l'amiante, je trouve néanmoins choquant que le juge d'instruction outrepasse son rôle. Quand le juge d'instruction dispose d'éléments qui permettent de penser qu'un délit a peut-être été commis, il doit transmettre ces éléments au juge du fond qui décide s'il y a ou non délit. Par ailleurs, dans le droit pénal français, toute victime peut citer directement le responsable devant le tribunal au travers de la citation directe. Cependant, Maître Ledoux y est très réticent. De son côté, Mme Bertella-Geffroy considère que cette possibilité ne peut jouer que dans les petites affaires. En réalité, elle peut jouer pour toutes les affaires.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Il faut une instruction sur le fond.

M. Pierre Fauchon - En matière d'amiante, l'instruction est faite. Par ailleurs, le tribunal peut ordonner une instruction.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Après une citation directe ?

M. Pierre Fauchon - Bien sûr. Tout cela est possible. Il est vrai que ce n'est pas conseillé dans les affaires courantes parce que les juges du fond considèrent que le parquet a fait son travail. Mais l'amiante n'est pas une affaire courante. C'est la plus grosse affaire pénale du siècle. J'ai indiqué à Mme Bertella-Geffroy que, dans ce dossier, il est possible, à mon sens, de recourir à la citation directe. Le juge du fond jugera s'il faut ordonner une expertise. En conclusion, je pense qu'il faut, dans l'immédiat, attendre le jugement de l'affaire du tunnel Mont-Blanc. Pour le reste, je reste très attentif mais, pour l'instant, je trouve que rien ne laisse penser qu'il faille modifier la loi.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Mes chers collègues, avez-vous des questions ?

M. Gérard Dériot, rapporteur - Non. Pierre Fauchon a répondu à toutes mes interrogations.

M. Roland Muzeau - Non. Notre collègue nous a tout dit.

M. Pierre Fauchon - J'ai essayé !

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous avez à la fois été l'accusateur et le défenseur de la loi.

Mme Marie-Christine Blandin - Cet exposé a été fait de façon très pédagogique. Ma question s'adresse au président. Pourrions-nous faire appel à des juristes stagiaires qui pourraient effectuer un recensement des affaires et de l'évolution du type de sanctions depuis que fonctionne la loi ? M. Pierre Fauchon nous a apporté des informations sur plusieurs affaires significatives. Il serait judicieux que nous puissions avoir un regard comparatif sur la situation avant et après la loi, ceci à partir d'affaires de même nature, ce qui nous permettrait d'apprécier les évolutions éventuelles.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous avons demandé à la chancellerie de réaliser une étude sur les affaires en responsabilité pénale avant et après la loi.

M. Pierre Fauchon - L'une des difficultés de cet exercice est qu'il n'existe pas deux affaires identiques. Il existe néanmoins des catégories d'affaires. Alors que j'étais directeur de l'Institut national de la consommation, j'avais dénoncé les dangers de l'amiante en 1980. Des avertissements avaient été donnés, en provenance d'Angleterre, dans les revues scientifiques et dans les colloques. Cela se savait. Nous n'avons pas découvert tous seuls les dangers de l'amiante.

Encore une fois, s'il n'y a pas deux affaires qui sont semblables, il existe des catégories d'affaires qui sont analogues. Reste que les comparaisons sont à mon avis très difficiles. Néanmoins, il existe dans ce domaine des sites Internet qui sont tout à fait intéressants. Je vous ai lu un extrait de l'un d'eux. On ne fera pas beaucoup mieux que le travail effectué sur ces sites. On peut aussi se tourner vers le site Internet de la Cour de cassation qui publie un rapport tous les ans. Un rapport détaillé sur la question a également été publié il y a deux ans. Il consacre un chapitre entier à un premier bilan. Je peux vous le transmettre si vous le souhaitez. Il aurait peut-être été intéressant de procéder à l'audition du magistrat qui suit ce sujet, mais il est probablement encore un peu trop tôt.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Maître Ledoux serait revenu sur sa position.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Il est un peu revenu sur sa position initiale. Il était très virulent et très ferme en disant qu'il fallait réformer la loi.

M. Pierre Fauchon - Au cours de l'émission à laquelle nous avons participé tous les deux, Maître Ledoux ne m'a pas dit qu'il fallait absolument réformer la loi. Néanmoins, deux domaines me semblent poser problème : les accidents de la circulation et les accidents du travail. J'avais eu à ce sujet un débat avec Robert Badinter, alors garde des Sceaux, qui considérait qu'en cas d'accidents du travail, il fallait plutôt poursuivre l'entreprise en tant que personne morale plutôt que le chef d'entreprise lui-même. Il estimait que condamner ce dernier pouvait être injuste. Par exemple, on ne pouvait lui reprocher qu'un de ses ouvriers n'ait pas mis son casque. Je lui ai répondu que cette forme d'injustice, voire d'intransigeance était nécessaire afin que le chef d'entreprise mette tout en oeuvre pour éviter les accidents du travail.

Avec Mme Guigou, nous nous sommes donc posé cette question. Toutefois, nous ne pouvions pas faire une loi pénale spéciale. La circulaire explicative de la loi, rédigée par le garde des Sceaux, indiquait que la notion de faute caractérisée devait s'apprécier, comme le prévoit la loi de 1996, en tenant compte des pouvoirs, des compétences et des moyens. J'ai toujours soutenu qu'un chef d'entreprise choisit ses fabrications et son activité. Ce n'est pas du tout comme un maire qui ne maîtrise pas les décisions qui sont adoptées par son conseil municipal et qu'il doit pourtant assumer. De plus, le maire n'a pas forcément reçu la formation préalable adéquate sur certains sujets. A l'inverse, une personne qui travaille avec des produits chimiques doit avoir un chef d'entreprise capable d'assurer ses fonctions. Si ce dernier n'en a pas la faculté, il doit chercher un autre métier. C'est pourquoi je trouve normal que l'appréciation de la faute caractérisée soit beaucoup plus sévère pour un chef d'entreprise. C'est ce qu'indique la circulaire du garde des Sceaux. Je crois que la Cour de cassation en tient compte.

Il est vrai qu'on compte moins de poursuites contre des maires, des directeurs d'hôpitaux, des enseignants pour les activités sportives et, d'une manière générale, contre des responsables de ce type d'activités. Nous vivons une époque où nos compatriotes veulent davantage s'adonner à des activités sportives qui soient hors normes et originales. Mais, dans le domaine des accidents du travail, la faute caractérisée doit s'apprécier de façon plus sévère. Il faut moduler cette appréciation en fonction du positionnement des uns et des autres. Je trouve cela normal.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci beaucoup pour la qualité de cette communication.

M. Pierre Fauchon - Je reste à votre disposition. Vous avez peut-être deviné ce que je pense des décisions rendues à propos de l'amiante.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Tout à fait.

M. Pierre Fauchon - Je trouve que ce n'est pas au juge d'instruction de décider à son niveau.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Il était nécessaire de rappeler, lors des premières auditions, l'état d'esprit dans lequel vous aviez conçu la loi.

M. Pierre Fauchon - A cette époque, au Sénat, nous étions partis d'un groupe de travail sur ce sujet. Je vous souhaite bon courage et je vous remercie de votre attention.

Audition de M. Claude DELPOUX, directeur,
et de Mme Valérie DUPUY, responsable de la coordination juridique nationale,
direction des assurances de biens et de responsabilités de
la Fédération française des sociétés d'assurances (FFSA)
(22 juin 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe - Merci d'avoir accepté cette audition de la mission commune d'information. Nous essayons depuis plusieurs mois de dresser le bilan et tirer les conséquences de la contamination par l'amiante. Nous aimerions donc vous interroger sur ce sujet. Nous pourrions commencer par écouter votre exposé puis nos rapporteurs et nos collègues vous poseront quelques questions. M. Delpoux, directeur des assurances de biens et de responsabilités de la FFSA, est accompagné de M. Laborde et de Madame Dupuy.

M. Claude Delpoux - Je serai relativement bref. Nous avons en effet répondu à votre invitation dans le but d'échanger avec les membres de cette mission. Je débuterai par quelques réflexions que notre expérience du dossier et la lecture du rapport d'information qui nous a été communiqué nous ont inspirées. L'amiante peut concerner l'assurance de responsabilité civile à deux titres. D'un point de vue environnemental, la dispersion des poussières d'amiante peut contaminer des personnes ou rendre inhabitable un bâtiment avant traitement. Nous avons peu d'expérience en cette matière. Les sinistres existants sont plutôt relatifs aux accidents se produisant à l'occasion de désamiantages. Il s'agit alors de problématiques inscrites dans le courant de l'activité assurancielle.

Le second volet concerne la garantie de la faute inexcusable. L'essentiel des discussions s'inscrit dans ce cadre. Elle est définie comme une dérogation à l'exclusion générale des dommages causés aux préposés. En effet, le contrat d'assurance couvre les dommages causés aux tiers. Or le préposé n'est pas considéré comme tel sauf si la faute inexcusable de l'employeur est retenue. Il faut rappeler que, jusqu'en 1976, il était légalement interdit d'assurer la faute inexcusable de l'employeur. Puis, de 1976 à 1987, seule la faute inexcusable du substitué à la direction était considérée comme légalement assurable. C'est pourquoi un certain nombre de contaminations par poussière d'amiante, survenues durant cette période et relatives à l'exposition des préposés, ne relève pas des contrats d'assurance de responsabilité civile.

Pour répondre par avance à une question qui pourrait nous être posée, je précise que la Fédération n'est pas en mesure de chiffrer l'impact financier lié aux problèmes de l'amiante. Nous ne disposons pas de remontées statistiques nous permettant de fournir des données précises. De même, aucun suivi n'est mené dans chaque société ouvrant des dossiers pour faute inexcusable. Cependant, depuis la jurisprudence de 2002, le nombre de réclamations en cette matière a tendance à augmenter et certaines d'entre elles concernent l'amiante. Malgré tout, nous ne pouvons vous transmettre des éléments quantitatifs.

Concernant les problèmes de garanties, j'émettrai deux observations. Depuis le début des années 1990, la plupart des assureurs de risques d'entreprise prévoient, dans leurs contrats, l'exclusion des risques liés à l'amiante. En effet, ces dernières n'étant pas mesurables, les assureurs ont considéré qu'ils ne pouvaient les prévoir dans la détermination de leurs tarifs. Ils ont donc introduit dans leurs contrats, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, l'exclusion de l'amiante. Cependant, les anciens contrats ne comportaient pas cette clause. Les renouvellements et les discussions menées jouent donc un rôle important.

La jurisprudence de 1990 relative à l'application de la garantie dans le temps a accéléré ces exclusions de risques non maîtrisables. Ce texte a d'ailleurs été longuement débattu au Parlement. A cette époque, la Cour de cassation avait décidé qu'en matière d'assurance de responsabilité civile générale, seul le fait générateur commis pendant la durée de la garantie devait être pris en considération quant aux critères d'application de cette dernière. Les assureurs étaient ainsi exposés à des risques dits longs, c'est-à-dire pour lesquels le dommage peut se manifester de nombreuses années après la survenance de l'exposition à l'amiante. Un tel risque est impossible à maîtriser du point de vue financier. Les assureurs n'avaient donc d'autres possibilités que de prévoir leur exclusion.

Parallèlement, les interventions législatives ont permis de retenir un principe de garantie dans le temps basé sur la réclamation. Il est ainsi possible de rédiger des contrats dits en base réclamation. Dans ce cas, il est obligatoire de reprendre le passé dans la mesure où il est ignoré. Or l'exposition des salariés des entreprises travaillant sur l'amiante étant avérée, le passé constitue un risque connu. Il ne peut donc s'inscrire dans ce type de contrats.

La jurisprudence, kaléidoscope de divers éléments, comporte également un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation, présidée par M. Sargos. Il est daté du 28 février 2002. Rendu à propos d'affaires d'amiante, il a totalement bouleversé l'idée que l'assurance se faisait du risque de la faute inexcusable pour des maladies professionnelles. Jusqu'alors, il était très rare qu'une entreprise soit déclarée responsable au titre d'une faute inexcusable et par conséquent contrainte de payer les majorations prévues par le code de la sécurité sociale. Les contentieux en cette matière étaient peu nombreux, tant pour les accidents du travail que pour les maladies professionnelles. Ce risque n'était donc pas réellement tarifé. Il faisait partie de l'ensemble des garanties offertes dans les contrats d'assurance. Or la jurisprudence du 28 février 2002 a amené les assureurs à s'interroger sur la possibilité de couvrir, dans le cadre des contrats de responsabilité civile générale, la faute inexcusable. Ils acceptent ce risque dans des conditions permettant de limiter leurs engagements en montants. En effet, les assureurs se soucient principalement de la maîtrise financière de leurs engagements en montants et en temps. Lorsqu'ils garantissent la faute inexcusable, ils incluent dans leurs contrats des plafonds de garantie et, pour des sinistres sériels, c'est-à-dire liés au même phénomène, un plafond global.

Lorsque des actions sont menées contre les entreprises dans une affaire d'amiante, les situations sont extrêmement diverses. Dans certains cas, le contrat ne contient aucune clause spécifique. L'assureur instruira donc le dossier et sera amené à rembourser les condamnations imputables à la politique des majorations de rente et des préjudices extrapatrimoniaux prévus par le code de la sécurité sociale. Il peut également arriver que le contrat d'assurance comporte une exclusion issue des règles relatives à la garantie dans le temps. Il ne pourra donc pas jouer. Il existe donc une grande différence entre le nombre de dossiers donnant lieu à une demande d'indemnisations et présentés, dans le cadre de recours directs, devant les juridictions de la sécurité sociale et le volume de dossiers garantis. L'assurance ne se situe pas en première ligne concernant les problèmes de l'amiante.

J'aimerais désormais introduire un débat plus général issu de notre expérience en matière de dossiers liés à l'amiante. Les modalités de l'indemnisation sont peu claires dans la mesure où la loi a prévu la réparation intégrale de la victime. Cette situation floue se retrouve notamment dans le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA). L'évaluation est réalisée selon la jurisprudence habituelle en matière de droit commun, c'est-à-dire variable selon les juridictions. Un concours est ainsi créé entre l'indemnisation par le FIVA et la recherche de la faute inexcusable. Dans le cadre des accidents du travail, la réparation est forfaitaire car la victime bénéficie d'une présomption d'imputabilité de son dommage à son activité professionnelle. La culpabilité est automatiquement reconnue et, en contrepartie, la réparation est forfaitaire. En revanche, en cas de faute inexcusable, le code de la sécurité sociale prévoit une majoration de rente et une indemnisation des préjudices extrapatrimoniaux. Ainsi, l'indemnisation majorée au titre de la faute inexcusable de la sécurité sociale se rapproche du droit commun. Elle peut également l'excéder quoique rarement. Concernant les préjudices extrapatrimoniaux, les mêmes normes devraient être respectées.

Par ailleurs, nous sommes ennuyés par une des propositions de la Cour des comptes. Considérer que le FIVA devrait anticiper les reconnaissances de faute inexcusable reviendrait à ménager deux ordres d'indemnisation et amplifierait la confusion. La disparité quant aux régimes et aux montants retenus pour l'indemnisation des préjudices est un véritable problème. Selon la nature de l'accident, le forfaitaire ou le droit commun s'applique. Or, l'évaluation est très différente selon le système retenu. En droit commun, elle diffère selon les juridictions et parfois même les juges. Le rapport de la Cour des comptes cite d'ailleurs quelques exemples hallucinants. Mme Dupuy pourra vous fournir quelques éléments à ce sujet.

Pour conclure, j'insisterai sur l'importance d'une égalité et d'une équité en matière de réparation des préjudices. Lorsqu'une affaire donne lieu à une certaine émotion doublée d'une recherche de responsabilité des pouvoirs publics, une surenchère à l'indemnisation voit le jour. En termes de gestion, ces situations sont véritablement problématiques. Elles s'inscrivent en effet dans le cadre des finances publiques. Les assureurs se trouvent également confrontés à cette question de l'indemnisation du préjudice de droit commun. Il serait donc judicieux de remettre de l'ordre.

La lecture des documents que vous nous avez communiqués m'a inspiré ces quelques réflexions. Mme Dupuy souhaite probablement vous fournir des informations supplémentaires.

Mme Valérie Dupuy - Ainsi que la Cour des comptes l'a souligné dans le rapport que vous avez commandé, la réparation des dommages corporels et des maladies liés à l'amiante pose divers problèmes. Le premier est d'ordre médico-légal. La qualification des différentes pathologies liées à l'amiante est souvent erronée car une véritable confusion règne dans les juridictions appelées à se prononcer : tribunaux des affaires de sécurité sociale ou recours exercés à l'encontre du FIVA quant aux offres proposées aux victimes. Quelle que soit la juridiction saisie, aucune expertise médicale n'est ordonnée. Or, les pathologies liées à l'amiante sont difficilement appréhensibles. Une certaine confusion s'instaure. A mon sens, elle résulte de l'affaire du sang contaminé. Les personnes atteintes par le virus HIV développaient inexorablement la maladie du Sida. Or, les associations de victimes de l'amiante ont, dans un premier temps, présenté leurs pathologies comme étant similaires. Il est donc difficile pour certains de distinguer la gravité d'une plaque pleurale, d'une asbestose, d'un mésothéliome ou d'un cancer de la plèvre. Pourtant, la plaque pleurale ne dérive pas nécessairement vers un cancer ou un mésothéliome.

Cette approche médico-légale rejaillit sur le montant de l'indemnisation. Ainsi, dans certaines juridictions, le niveau d'indemnisation pour les plaques pleurales est aussi élevé que pour un mésothéliome alors que, dans ce dernier cas, le pronostic vital est extrêmement pessimiste. Les chances de survie du patient représentent environ 18 mois. Ainsi, la confusion médico-légale rejaillit sur l'analyse de la réparation et nuit à l'égalité entre les victimes et à la réparation du dommage corporel en général. Certaines maladies liées à l'amiante font ainsi l'objet d'IPP de 5 % à 10 % et obtiennent des indemnisations normalement accordées pour des IPP beaucoup plus importantes. Les juridictions s'inscrivent dans une véritable dérive qui, à mon sens, ne sera pas traitée par une centralisation de tous les recours devant une seule et même cour d'appel, comme le suggère le rapport de la Cour des comptes. Cette solution ne peut être envisagée qu'à partir du moment où il existe, en amont, une véritable analyse des pathologies liées à l'amiante et une recherche sur le plan médico-légal de l'identification de la maladie.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Les disparités d'indemnisation sont-elles importantes ?

Mme Valérie Dupuy - Nous ne disposons pas de données chiffrées. Cependant, selon les conclusions de la Cour des comptes reprenant le rapport 2004 du FIVA et l'expérience de nos adhérents, les disparités observées par les assureurs sont similaires à celles que connaît le FIVA. Par exemple, devant la cour d'appel de Paris, l'indemnisation des plaques pleurales s'élève de 50 000 à 150 000 euros, soit une réparation identique à celle accordée pour un mésothéliome dans d'autres juridictions. L'ANDEVA publie régulièrement des communiqués dans la presse sur cette question. Ceux-ci permettent d'appréhender le caractère courant de ces niveaux d'indemnisation alors que, comme le relève la Cour des comptes, présenter des plaques pleurales ne conduit pas inévitablement vers une pathologie grave. L'évolution de cette maladie est lente. Les avis médicaux qui nous ont été fournis rejoignent les constats de la Cour des comptes.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je cède la parole à notre rapporteur, Jean-Pierre Godefroy.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur adjoint - Vous avez déjà répondu à nombre de mes questions. Je vous en soumets cependant quelques-unes. Les compagnies d'assurance américaines ont refusé d'assurer les travailleurs de l'amiante dès 1918. Comment expliquez-vous cette décision ? Résultait-elle d'une prise de conscience plus rapide qu'en France ? Disposez-vous d'informations particulières sur les discussions en cours aux États-unis concernant la mise en place d'un fonds d'indemnisation ?

Les victimes de l'amiante peuvent-elles souscrire des contrats d'assurance à titre individuel ? Quelle serait l'évolution de ce marché potentiel ?

Quelles sont les modalités d'assurance des chantiers de désamiantage ? Quelles sont les conditions et les montants pour un chantier de l'importance de Jussieu par exemple ? Comment appréhendez-vous le problème de la tour Montparnasse avec la multiplicité des propriétaires et des personnes concernées ?

Quel est le rôle de la réassurance dans les dossiers de l'amiante ?

M. Claude Delpoux - Dès la fin du siècle dernier, travailler dans une atmosphère polluée de nuages d'amiante était considéré comme nuisible à la santé. Un rapport de l'inspection du travail le précisait en France. Dans la première partie du XX e siècle, on assiste à une prise de conscience progressive des risques encourus par les personnes exposées quotidiennement à l'amiante. Pourquoi les États-unis ont-ils été plus sensibles ? Dans ce pays, les accidents et les expositions liés au travail relevaient de l'assurance privée alors qu'en France, ils sont gérés par la sécurité sociale depuis 1946. Selon la documentation que vous avez très probablement lue, le dossier amiante aux États-unis représente des enjeux s'élevant à des centaines de milliards de dollars. Les faillites liées aux indemnisations de l'amiante sont déjà relativement nombreuses. Des conventions ont donc été signées afin de trouver des solutions. Cependant, le système américain est très compliqué. Les victimes peuvent considérer que ces accords ne sont pas inopposables. Ainsi, les dossiers semblant définitivement fermés sont finalement réouverts.

Mme Valérie Dupuy - Je connais peu le dossier américain. Cependant, les disparités sont importantes entre les différents pays d'Amérique du Nord. D'après mes connaissances, je crois que les sinistres sont beaucoup moins importants au Canada car la dangerosité de la fibre utilisée est moindre que celle utilisée aux États-unis. De plus, l'assurance américaine des accidents du travail est privée. Or, le fait qu'en France les maladies professionnelles aient été très largement prises en charge par la sécurité sociale a considérablement retardé la prise de conscience du sinistre amiante dans sa globalité. Par ailleurs, un certain « retard » a été observé quant à l'interdiction d'utilisation de ce produit. Le Conseil d'État l'a souligné dans ses arrêts de mars 2004.

M. Claude Delpoux - L'assurance en responsabilité civile générale relative aux dommages causés aux travailleurs est uniquement concernée par la faute inexcusable. Or celle-ci, jusqu'à la jurisprudence Sargos, était définie comme l'inconscience délibérée face à un danger connu. L'hypothèse est donc très différente de celle retenue après le revirement de jurisprudence de 2002. Je ne souhaite pas porter un jugement sur cette décision. Elle recèle en effet une certaine logique. Cependant, elle crée une appréciation totalement différente du risque de l'amiante ou d'autres maladies professionnelles. Par conséquent, cette jurisprudence provoque un problème d'assurabilité. L'assureur ne peut en effet couvrir un risque que dans la mesure où il est capable de prévoir son engagement. S'agissant de sinistres pouvant toucher un nombre considérable de victimes, le montant de l'assurance correspondant au niveau des risques encourus est très difficilement déterminable. Cette dimension devra être intégrée dans les réflexions prévues sur la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles. En effet, le rapport de la Cour des comptes insiste sur le caractère obsolète de la réparation des AT-MP.

En ce qui concerne plus précisément l'amiante, la jurisprudence de 2002 a une influence sur la présomption de faute inexcusable au niveau du FIVA. En effet, selon cette décision, les entreprises dont l'activité essentielle était l'amiante avaient conscience du danger. Que se passera-t-il lorsque les victimes dites de deuxième génération, c'est-à-dire exposées car travaillant occasionnellement sur des produits contenant de l'amiante, réclameront des indemnisations ? Dans ce cas, il est difficile de présumer que le patron connaissait spécialement les risques liés à l'amiante, surtout à cette époque. Comment, dans ce cadre, considérer qu'il a commis une faute inexcusable ? Evidemment, il est toujours possible de décider d'instrumentaliser la faute inexcusable afin d'indemniser tous les salariés touchés par l'amiante au-delà des réparations forfaitaires. Cependant, dans ce cas, il serait plus judicieux de trouver un autre système d'indemnisation. Le FIVA a d'ailleurs adopté cette solution puisqu'il indemnise selon les règles du droit commun. Reste le problème de l'égalité avec les victimes d'autres préjudices qui devraient être tout autant prises en considération.

Concernant les chantiers de désamiantage, les sociétés spécialisées signalent qu'elles peinent à trouver des assureurs de responsabilité civile acceptant de les garantir. Je vous rappelle que la Fédération coordonne des actions mais ne place pas les risques. Elle sert simplement d'interface entre les assureurs et les pouvoirs publics afin de pointer certains problèmes et de trouver d'éventuelles solutions. D'après les informations qui nous parviennent, les entreprises considérées comme sérieuses et qualifiées pour procéder aux opérations de désamiantage trouvent des assureurs. Ceux-ci ne les couvrent cependant pas toujours à la mesure des risques totaux encourus et des plafonds de garantie sont fixés. En effet, les assurances de responsabilité civile sont contraintes d'agir de la sorte.

En revanche, pour les sociétés effectuant des désamiantages occasionnels ou à l'occasion d'autres travaux, les assureurs sont réticents. Ils considèrent que ces sociétés ne maîtrisent pas la spécificité des traitements de l'amiante telle qu'elle est exigée par la réglementation. Les risques qu'elles commettent des erreurs dans l'exécution des travaux pouvant se traduire par la dispersion de poussières d'amiante et donc la mise en cause de leur responsabilité et des réclamations, sont trop importants. En effet, en matière d'amiante, la peur du risque finit par devenir indemnisable. L'exposition se transforme en préjudice dès lors que la victime s'inquiète pour son avenir. Cette attitude explique en partie la réticence des assureurs. Cependant, ils ne refusent pas de garantir les entreprises spécialisées. Ces types de contrats sont rédigés sur mesure par les grands assureurs du marché.

Lors d'une réunion avec les ministères de l'équipement et des finances, nous avons récemment évoqué les entreprises réalisant les diagnostics de l'amiante. En éclatant, les affaires de l'amiante ont engendré la création de nouveaux métiers sur lesquels de nombreuses personnes ont souhaité se positionner. Les contrôleurs techniques sont rompus aux règles et obéissent à des procédures précises. Cependant, un professionnel du bâtiment s'instituant contrôleur technique sans disposer de qualification spécifique ne sera pas couvert par les assureurs. Certains se plaignent d'ailleurs de cette situation car, sous prétexte d'avoir suivi une formation de quelques semaines ou quelques mois, ils s'estiment aptes à effectuer des diagnostics amiante. Face à ce problème, nous avons signalé au ministère de l'équipement qu'il serait judicieux de normaliser cette profession, d'autant plus qu'elle recèle des risques importants. Une fois encadrés et réglementés, ces métiers pourront être assurés.

Concernant la tour Montparnasse, je ne dispose pas d'informations précises. Enfin, en termes de réassurance, les professionnels du secteur ont rapidement demandé d'exclure le risque amiante des traités de réassurance mondiaux relatifs aux risques cumulatifs. Cette décision contraint les assureurs à ne pas proposer cette garantie. Cependant, elle est parfaitement compréhensible. En effet, les réassureurs sont chargés de couvrir l'ensemble des compagnies d'assurance. La maîtrise du cumul des expositions est donc extrêmement problématique tant pour l'amiante que pour le terrorisme, par exemple. Faut-il exiger la garantie de l'État pour couvrir les actes terroristes ? Cette question découle de l'impossibilité des réassureurs de garantir les engagements cumulés de toutes les sociétés d'assurance.

Mme Catherine Procaccia - Vous avez évoqué uniquement la responsabilité civile. Il existe pourtant d'autres assurances telles que les contrats décès. Des exclusions ont-elles été introduites dans ces garanties de personnes ? Un salarié exposé à l'amiante sur un chantier de désamiantage ou dans un service technique peut-il s'assurer sur la vie ? Les salariés exposés indirectement seront-ils amenés à signer des contrats décès ? Cette démarche a-t-elle été envisagée en matière d'assurance de personnes ?

M. Claude Delpoux - Je suis le directeur des assurances de biens et de responsabilités. Je ne pourrai donc répondre à la place de Monsieur Cossic, directeur des assurances de personnes au sein de la Fédération. Vous devrez donc relativiser mon propos personnel qui ne peut avoir valeur d'expression de cette institution. A ma connaissance, les contrats d'assurance de personnes, décès ou emprunteur par exemple, n'excluent pas spécifiquement le risque amiante. Cependant, je préférerai vérifier auprès de mes collègues spécialisés. Encore une fois, cette affirmation est émise à titre personnel. Nous vous ferons parvenir la réponse officielle.

Mme Catherine Procaccia - Nous pouvons en effet attendre la réponse officielle. Cependant, il est peut-être important de vous inquiéter si les 50.000 décès prévus dans les années à venir sont couverts par une assurance.

M. Claude Delpoux - Ces personnes s'assurent sur la vie pour toutes causes. Cependant, je ne sais pas comment est abordé ce point dans le questionnaire médical.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur adjoint - Pendant les auditions, des malades de l'amiante nous ont affirmé qu'à partir du moment où ils étaient reconnus victimes, ils ne pouvaient plus s'assurer, les compagnies considérant qu'il s'agissait d'un risque supplémentaire.

M. Claude Delpoux - Lorsqu'une personne est malade, de l'amiante ou d'une autre affection, sa pathologie devient un élément d'appréciation de son risque décès. Si la maladie est mortifère, elle doit être prise en compte dans l'évaluation du risque. En revanche, je ne crois pas que toutes les personnes exposées à l'amiante ne peuvent pas bénéficier d'une assurance décès. Il ne faut pas confondre l'exposition et la pathologie déclarée.

Mme Valérie Dupuy - Par ailleurs, il existe un dispositif d'assurance des risques aggravés en matière de contrats emprunteur et décès. Il a été mis en place par la convention Belorgey stipulant que les personnes ayant une pathologie déclarée ou sachant avoir été exposées à la maladie doivent pouvoir trouver un assureur. Les conditions tarifaires sont évidemment moins avantageuses car les risques sont aggravés et représentent donc pour l'assureur un engagement plus important. Cependant, cette convention signée entre les banques et les sociétés d'assurances, initialement en faveur des séropositifs, permet à chacun de trouver un assureur.

M. Roland Muzeau - Vous avez expliqué que les personnes atteintes de plaques pleurales ne développaient pas nécessairement de maladies plus graves. Ont-elles accès à une assurance sur la vie sans sur-cotisation ?

Mme Valérie Dupuy - Je ne suis pas représentante de la direction des assurances de personnes de la Fédération. Nous vous fournirons ces informations ultérieurement.

M. Claude Delpoux - Nous contacterons la direction concernée et vous transmettrons une réponse. Concernant les plaques pleurales, nous n'avons pas affirmé qu'elles ne devaient pas faire l'objet d'indemnisations mais que celles-ci étaient parfois disproportionnées car anticipant une évolution fatale non automatique d'un point de vue médico-légal. Pourquoi ces malades bénéficieraient-ils d'une réparation plus importante que des personnes victimes de préjudices similaires mais non liés à l'amiante ? Nous sommes ennuyés par la dimension disproportionnée du règlement dans certaines affaires due à la typologie de l'amiante.

Mme Marie-Christine Blandin - Je reprends le raisonnement de mon voisin. Vous expliquez que la plaque pleurale n'est pas présumée évoluant automatiquement vers des maladies plus graves. Les malades affectés par cette maladie ne devraient donc trouver facilement une assurance décès.

M. Claude Delpoux - Votre raisonnement est logique. Nous vérifierons.

Mme Valérie Dupuy - Le cas de l'aggravation est toujours réservé. Le règlement est définitif et a autorité de la chose jugée si le dommage corporel n'évolue pas. Or, dans le cas de l'amiante, l'aggravation est prise en compte avant même qu'elle ne survienne. Il faudrait respecter la réalité de la maladie tout en étant conscient qu'une personne présentant une plaque pleurale peut développer une autre maladie liée à l'amiante. Dans ce cas, elle devrait pouvoir revenir devant le juge pour obtenir des indemnités complémentaires en raison de l'aggravation de son préjudice. J'estime que les tribunaux ne prennent pas suffisamment en compte cette possibilité de réouverture des dossiers.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Je vous remercie. Nous attendons les précisions que vous nous avez promises.

M. Claude Delpoux - Nous vous remercions pour votre accueil.

Audition de Maître Philippe PLICHON
(22 juin 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous vous remercions d'avoir accepté cette invitation à vous exprimer devant les membres de la mission « amiante ». Je crois que vous l'avez d'ailleurs souhaité. Il serait intéressant que vous définissiez pour commencer votre fonction professionnelle actuelle et nous présentiez un exposé liminaire, résumant la note que vous nous avez transmise. Nous vous poserons ensuite des questions complémentaires, si nécessaire.

Me Philippe Plichon - En tant qu'avocat, je traite des questions qui nous occupent aujourd'hui depuis près de 40 ans. Je fus le collaborateur du bâtonnier Donville, grand spécialiste de ce sujet. Travaillant avec le patronat, j'étais opposé aux patrons des confrères que vous avez entendus, Jean-Paul Teissonnière et Michel Ledoux. Par conséquent, j'ai vécu l'évolution du régime de la faute inexcusable et de l'incrimination pénale. A mon sens, ces deux notions vont de pair. Il est donc indispensable de les traiter parallèlement.

A l'origine, la faute inexcusable était une peine. Il n'était donc pas possible de s'assurer contre ce risque. La sanction se limitait à une majoration de rente octroyée par la caisse dans le cadre du régime forfaitaire. De plus, deux plaidoiries distinctes étaient effectuées. La première s'attachait au principe même de la faute inexcusable tandis que la seconde s'intéressait à sa gravité. La marge dans l'inexcusable définissait le montant de la majoration de rente. Celle-ci pouvait être doublée.

Cette situation perdurera jusqu'à la promulgation de la loi du 6 décembre 1976, une des références dans l'histoire de l'amiante. Martine Aubry est l'auteur de ce texte. Elle me l'a signalé dans un train en provenance de Lille. J'avais plaidé à Dunkerque pour un accident du travail et un contrôleur m'a indiqué que Martine Aubry se trouvait seule dans un wagon. Je suis donc allé la rencontrer afin de lui expliquer mon sentiment quant à cette nouvelle loi. C'est alors qu'elle m'a appris avoir rédigé ce texte lors de son passage au ministère du travail. En réalité, la loi du 6 décembre 1976 est consécutive à la mise en garde à vue d'un dirigeant d'une filiale des Charbonnages de France après un accident mortel du travail. Cette décision a provoqué un grand émoi. Si je voulais être polémique, je dirais que, si le dirigeant d'une filiale de groupe privé avait été concerné, les populations auraient été moins affectées.

Une réunion de travail est organisée pour trouver une solution. J'ai coutume de souligner que le problème sera finalement réglé « sur le dos des cadres ». En effet, il est décidé que les victimes seront désormais indemnisées par une majoration d'une rente et des préjudices complémentaires, certes limitativement énumérés mais couvrant la quasi-totalité du champ. Parallèlement, les employeurs ont la possibilité de s'assurer contre ce risque. Cette décision est consignée dans la loi du 6 décembre 1976. Il s'agit tant d'une révolution que d'une évolution du régime. La faute inexcusable était une peine et devient un risque assurable par les patrons au profit de leurs préposés. Cette mutation sera problématique pour les artisans et les PME-PMI. En effet, les préposés sont définis comme les délégataires en matière d'hygiène et de sécurité. Or, cette fonction n'existe pas dans les petites entreprises. Il faudra donc attendre une dizaine d'années avant que l'assurance couvre l'intégralité du risque de la faute inexcusable.

En 1976, la délégation en matière d'hygiène et de sécurité est officialisée. Les poursuites sont désormais dirigées vers les cadres tant dans les groupes que dans les grandes entreprises. En revanche, les PME-PMI sont moins touchées. Selon l'organisation de la société, la délégation peut concerner le chef de service dans la sidérurgie ou le chef d'équipe dans le bâtiment. Elle descend donc très loin dans la hiérarchie. Ainsi, dans l'hypothèse d'une procédure pénale, les délégataires, et non les employeurs, seront envoyés en correctionnelle. Dans ce train en provenance de Lille, j'ai dénoncé auprès de Martine Aubry ce système à mon sens vicié. Lorsque le juge social a connaissance d'une condamnation pénale antérieure, il admettra automatiquement la faute inexcusable. Il suffit donc de porter plainte au pénal pour obtenir la reconnaissance de la faute inexcusable. Ainsi, afin d'assurer une indemnisation complète à la victime, le juge pénal sanctionnera, même légèrement. Il peut par exemple s'agir d'une amende de 3.000 euros ou de 15 jours de prion avec sursis. Cependant, une telle décision engendre la création d'un casier judiciaire.

J'ai donc signalé à Martine Aubry que ce système revenait à envoyer un cadre en correctionnelle afin de garantir une indemnisation satisfaisante dans le cadre de la faute inexcusable. Elle m'a répondu qu'il s'agissait de l'effet pervers de la loi. Quand un texte est voté, personne ne sait comment il sera appliqué. Je lui ai donc demandé de modifier cette règle. Elle a catégoriquement refusé sous prétexte d'une éventuelle révolution. La situation est donc restée inchangée jusqu'à la promulgation de la loi du 13 mai 1996, votée à l'initiative du Sénat et relative à la protection des maires et des élus.

La loi du 13 mai 1996 avait également intégré dans le code du travail la notion de faute personnelle, commencement d'une réflexion sur la causalité indirecte. Il était possible de condamner quelqu'un sur la base de sa faute personnelle. Les magistrats ne se sont pas attardés sur cette nuance et l'ont transformée en diligences normales. Ce changement a renvoyé les dossiers au pénal. Cependant, les juges ont immédiatement été sensibilisés à ce problème par les inspecteurs du travail. En effet, une telle loi signifiait interdire toute condamnation des employeurs dans les affaires d'accidents du travail. Monsieur Le Gunehec, fils du président de la chambre criminelle, réhabilitera donc la notion de délégation. Selon lui, la jurisprudence définit le délégataire comme celui qui a les moyens, l'autorité et la compétence. Ainsi, en cas d'accident du travail, ce dernier est condamné parce qu'il n'a pas prévenu l'incident alors qu'il avait la possibilité de le faire. Ce recours aux diligences normales perdurera mais les magistrats contourneront la loi en appliquant la délégation en matière d'hygiène et de sécurité.

Le 10 juillet 2000 est promulguée la « loi Fauchon ». Monsieur le président, je voulais être entendu par la mission car j'estime que les personnes que vous avez auditionnées ne vous ont pas honnêtement expliqué les incidences de ce texte. Affirmer que la « loi Fauchon » interdit de condamner les employeurs est absolument faux. Je défends depuis des années des cadres délégataires en matière d'hygiène et de sécurité et je peux vous assurer qu'ils sont toujours aussi souvent condamnés. Depuis le vote de cette loi, aucun arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation n'est favorable à un employeur.

Certains écrivent que les poursuites sont moins nombreuses. Je suis capable de vous expliquer cette diminution. Il est d'ailleurs honteux que personne ne l'ait fait avant moi. La « loi Fauchon » recèle un avantage considérable. Elle a déconnecté la faute inexcusable de la faute pénale. Cette évolution est essentielle. Auparavant, selon un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation, le juge ne pouvait reconnaître une faute inexcusable si l'accusé avait été relaxé au pénal. J'ai plaidé le renvoi de ce texte devant la cour d'appel de Colmar et j'ai gagné. Il était inacceptable de juger du pénal sur le civil. Le seul moyen de reconnaître une faute inexcusable en cas de relaxe était de trouver une autre erreur. Or cela s'avérait pratiquement impossible. Cet état de fait recelait un effet néfaste. En cas de condamnation au pénal, vous étiez automatiquement condamné au civil. La « loi Fauchon » déconnecte les deux responsabilités.

La Cour de cassation publie chaque année, au moment de sa rentrée solennelle, un ensemble d'études. Elle consacrera un volume à la responsabilité et analysera la « loi Fauchon » et les arrêts du 28 février 2002. En les comparant, on découvrira des contradictions. J'aurais aimé que mes confrères vous l'expliquent. Le président Sargos a expliqué que les arrêts du 28 février 2002 proposaient une nouvelle définition de la faute inexcusable : obligation de sécurité de résultat dans le contrat de travail. Ainsi, si toutes les mesures nécessaires n'avaient pas été entreprises pour prévenir le risque, la faute inexcusable était reconnue. Le président Sargos a clairement facilité l'accès à cette responsabilité.

J'ai beaucoup critiqué cet arrêt, et notamment son caractère rétroactif. Il est inacceptable d'appliquer à l'amiante une définition datant de 2002 avec des temps de latence de 30 à 40 ans. Le président Sargos a expliqué dans La Semaine juridique que son arrêt n'était pas si novateur. Selon ses dires, il a simplement créé le pendant de la loi du 10 juillet 2000 au profit des victimes. La culpabilité indirecte n'ayant pas été définie législativement et les victimes n'ayant pas été prises en compte, le président Sargos a décidé de redéfinir la faute inexcusable. On a alors assisté à un face-à-face entre la justice et le législateur, la première se substituant au second. Une telle attitude doit attirer votre attention. J'ai indiqué dans ma note que le juge prenait le pouvoir. Le Président Canivet assure d'ailleurs que la Cour de cassation détient un pouvoir normatif.

Les interrogations sur l'effet rétroactif de la jurisprudence émanent de ce pouvoir normatif. La Cour européenne de justice a ainsi expliqué que ce dernier posait problème en matière de rétroactivité. Cependant, le président Sargos a incité ses interlocuteurs à lire l'ensemble des arrêts du 28 février 2002. En effet, l'un d'entre eux concerne le licenciement pour faute grave d'un cadre n'ayant pas correctement respecté son plan de prévention. Celui-ci est rédigé lors de l'intervention d'une entreprise extérieure dans une société utilisatrice. Il règle la sécurité entre ces deux parties. Le président Sargos a donc validé un licenciement pour faute grave en raison du non-respect de ce document. Il expliquait « continuer son oeuvre de juge légiférant. En réalité, la directive communautaire n'a pas été entièrement intégrée dans le code du travail mais a minima avec une lecture travailliste. Je vais donc rétablir un équilibre dans les obligations entre employeurs et salariés en matière de prévention ».

Les arrêts du 28 février 2002 déconnectent donc la faute pénale et la faute inexcusable. La responsabilité des cadres en matière d'hygiène et de sécurité est reconnue. Cependant, plusieurs décisions de la chambre sociale puis de la deuxième chambre civile écartent la faute inexcusable dans le cadre d'accidents du travail. Si l'employeur peut prouver avoir formé ses salariés à la sécurité et affiché les consignes et si l'accident est dû à un non-respect de ces règles par l'employé, la faute inexcusable ne peut pas s'appliquer. Cet arrêt représente un véritable rééquilibrage.

Les magistrats se sont finalement efforcés de contrôler la situation. La majoration de rente était auparavant fonction de la gravité de la faute. Ce système a été abandonné au profit d'une réparation maximale automatique. On est donc passé de la peine à l'indemnitaire. Concernant la force majeure, j'avais envoyé une note au Président Sargos le prévenant que nous appliquerions désormais sa définition de la faute inexcusable aux victimes. Il a immédiatement répondu que ces dernières bénéficieraient de la définition inscrite dans la « loi Badinter ».

Après la publication des arrêts du 28 février 2002, un dialogue s'est instauré entre les conseils et la Cour de cassation. Il génèrera des ajustements progressifs. S'agissant de l'amiante, ces derniers ont provoqué une véritable évolution de la jurisprudence. En effet, l'action successorale est créée et donne droit aux héritiers à l'indemnisation des préjudices personnels subis par la personne décédée. Le caractère problématique de cette décision a été soulevé lors du procès d'Eternit. La caisse a expliqué qu'il était impossible d'utiliser l'action successorale car le recours en faute inexcusable est propre à la victime. L'indemnisation des préjudices personnels ne pouvait donc être demandée. La Cour de cassation admettra finalement cet argument.

J'aimerais maintenant me pencher sur la prescription. Depuis un an, la date à laquelle la caisse prend en charge la maladie est le nouveau point de départ du délai de prescription. Or ce changement ne figure pas dans l'article L. 431-2. Lorsque nous avons soulevé ce problème devant la cour d'appel de Douai, le juge a estimé que, si la prescription était acquise à l'employeur avant la publication de l'arrêt, la nouvelle définition du point de départ du délai ne serait pas appliquée. Ceci est un parfait exemple du pouvoir normatif et de l'effet rétroactif. Je rappelle qu'auparavant, les points de départ relevaient de la première manifestation de la maladie, de la cessation de paiement des indemnités journalières ou encore de la clôture de l'enquête légale. Ils ont tous disparu de l'article L. 431-2 au profit d'une limite utile.

L'article 40 de la loi de financement de sécurité sociale pour 1999 est également incroyable et inédit. Il réouvre les droits de prescription de 1948 à 1998. S'applique-t-il à la faute inexcusable ? Il concerne en tous cas la prise en charge par la branche AT-MP. Une maladie inscrite dans le régime général est désormais reconnue d'origine professionnelle. En réalité personne n'ose affirmer que cet article 40 s'applique à la faute inexcusable pour la bonne raison qu'il est anticonstitutionnel. En effet, en rouvrant les droits de prescription, la branche, et donc les employeurs, est la seule débitrice. Cet effet rétroactif a reçu un accueil extrêmement négatif de la part du patronat. Finalement, la loi de financement de la sécurité sociale pour 2002 a décidé que l'article 40 s'appliquerait à la faute inexcusable. La jurisprudence avait rempli sa mission.

Je souhaiterais désormais m'intéresser aux inopposabilités. Je revendique cette jurisprudence dont certains assurent qu'elle est malsaine. Selon le code de la sécurité sociale, les caisses gèrent les procédures d'instruction. Elles se trouvent donc dans une position délicate, devant ménager la victime et l'employeur. Cependant, elles ne respectent pas cet ensemble de règles. J'ai donc fait juger que ces manquements devaient se traduire par une incidence sur la faute inexcusable et une mutualisation du risque. Si une décision de prise en charge est réalisée de manière irrégulière à l'égard de l'employeur, elle lui est inopposable. Cette jurisprudence est-elle choquante alors qu'elle s'applique lorsqu'une caisse ne respecte pas l'ordre public ? Il est inacceptable qu'un employeur se voie opposer une maladie professionnelle alors que l'enquête légale obligatoire n'a pas été menée. Pourquoi, dans ce cadre, devrait-il supporter les conséquences financières ? Afin de faire admettre cette jurisprudence, j'ai expliqué aux magistrats, lors de ma plaidoirie, qu'ils seraient bientôt confrontés à un véritable problème. En effet, le jour où l'État sera reconnu responsable par le Conseil d'État et que les employeurs auront été jugés coupables d'une faute inexcusable, comment soutenir la contradiction ? Ces dossiers ne prouvent pas la conscience du danger et ne recèlent donc aucune faute inexcusable.

Depuis la promulgation de la « loi Badinter », les magistrats ne veulent plus appliquer celle de 1998. Quand un cycliste est renversé par une machine dans les locaux d'une usine, il est indemnisé forfaitairement selon le régime de la sécurité sociale. En revanche, s'il est accidenté par une voiture à l'extérieur des bâtiments, il bénéficie d'un ATR. En d'autres termes, si la présomption d'imputabilité est utilisée en droit commun, elle génèrera des systèmes parallèles applicables au sang contaminé par exemple. Les magistrats ont donc décidé de ne plus juger la faute inexcusable dans ce cadre. Lors d'une audience de la cour d'appel de Versailles, le juge a invectivé les syndicalistes en leur rappelant qu'ils n'avaient mené aucune action utile dans le cas de l'amiante et que la faute inexcusable n'était qu'un outil permettant aux magistrats de déterminer une indemnisation plus favorable.

Nous étions conscients de nous diriger vers une systématisation et une généralisation de la faute inexcusable. Fallait-il pour autant que le Président Sargos en modifie la définition pour accélérer cette évolution ? Je ne crois pas. Il était simplement nécessaire de mutualiser les risques au niveau de la branche en créant les inopposabilités. Lors d'une audience à Saint-Étienne, je me suis vertement expliqué avec une caisse sur cette jurisprudence. Il est anormal que la branche supporte les conséquences financières découlant d'une erreur de procédure des caisses. Pourtant, le patronat l'a admis. Il s'agit d'un consensus non écrit ou d'une mutualisation du risque.

M. Roland Muzeau - Quelle erreur évoquez-vous ?

Me Philippe Plichon - Les cas d'inopposabilité sont petit à petit supprimés. Pour un mésothéliome par exemple, le risque de décès est maximal. La caisse a pour obligation de mener une enquête légale. Or elle ne le fait pas. De même, selon l'article R. 441-13 du code de la sécurité sociale, la caisse doit organiser le caractère contradictoire des procédures et communiquer les pièces du dossier à l'employeur. Cependant, ces documents ne peuvent être réclamés qu'au moment où la caisse informe la défense de leur disponibilité. Nous émettions donc nos demandes dès le début de la procédure, sans succès. La Cour de cassation nous a donc suggéré de les réitérer aussi souvent que nécessaire. Nous avons suivi ses conseils mais les pièces ne nous sont jamais communiquées. Le caractère contradictoire n'étant pas respecté, il est inopposable.

Par ailleurs, nous sommes actuellement confrontés à un contentieux sévère avec les caisses en matière de médecin conseil. Le législateur a progressivement supprimé les cas d'inopposabilité ; les enquêtes légales ne sont pas réalisées ; le collège de trois médecins a été révoqué. Dans les cas de cancer ou de mésothéliome, ce dernier était appelé à se prononcer sur l'origine professionnelle de la maladie. Cette démarche était extrêmement importante de l'avis même des médecins. En effet, il est plus difficile de s'opposer seul à une décision. De plus, cette procédure nous permettait d'utiliser l'inopposabilité. Je suis inquiet. Le législateur fait évoluer la loi et, depuis six mois, la jurisprudence tend à devenir très restrictive. Les acquis en matière d'inopposabilité disparaissent. Ainsi, l'arrêt du 31 mai 2005 est angoissant. Seules les grandes entreprises pourront lutter.

En entrant dans cette salle, j'ai remarqué qu'en sortait la Fédération des sociétés d'assurance. Contrairement à ce que vous a affirmé Jean-Paul Teissonnière, les assureurs refusent de couvrir le risque amiante. Les arrêts du 28 février 2002 ont été suivis, aussi souvent que possible, d'une dénonciation des polices. L'amiante n'est donc plus assurable. Je défends les Constructions mécaniques de Normandie et les aide à survivre depuis quelques années grâce à la jurisprudence et à la bienveillance du tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) de Saint-Lô. Celui-ci accepte en effet certains cas d'inopposabilité invalidés par la Cour de cassation. En réalité, il s'agit plutôt de cas de cessation d'exposition dans lesquels la caisse ne facture pas le risque multi-exposition. Les Constructions mécaniques de Normandie ont absorbé plusieurs sociétés distinctes. Lorsque les salariés ont travaillé dans une ou plusieurs d'entre elles, le TASS de Saint-Lô ne nous l'impute pas même si la Cour de cassation a jugé le contraire. Cependant, si un ou deux cas de mésothéliome apparaissent, les CMN disparaîtront. En effet, un tel recours représente un coût considérable, que la faute inexcusable soit au non reconnue.

J'aimerais évoquer les cessions d'entreprises. Il y a une quinzaine de jours, j'ai été contacté par un petit chantier naval de Sanary, paniqué par une nouvelle déclaration de maladie professionnelle. L'équipe réfléchissait à la meilleure façon de déposer le bilan et s'interrogeait sur les conséquences d'une telle décision en matière de comblement de passif. La jurisprudence prévoit qu'en cas de cession d'universalité, le cessionnaire est responsable financièrement sauf si le risque est écarté. Il reste alors chez le cédant. Je suis actuellement quelques procédures relativement lourdes opposant cessionnaire et cédant. En effet, le premier découvre parfois, après plusieurs années, qu'il est redevable d'un procès-verbal amiante représentant des sommes considérables. Cependant, la jurisprudence issue des accidents du travail est formelle : le passif est transféré au cessionnaire. Il est en effet indispensable d'assurer la pérennisation de la responsabilité de l'employeur, notamment à l'égard des caisses.

Je souhaiterais également m'intéresser à la « class action ». Avez-vous déjà assisté à une audience dédiée à 120 dossiers et regroupant un pneumologue, un médecin et un cabinet d'avocats ? Nous dénonçons vivement ces procédés. La semaine dernière, un médecin traitant a réécrit un certificat médical, dans le cadre d'une enquête administrative. En effet, lorsque la prescription est inadaptée sur les documents d'origine, il n'est pas rare qu'ils soient corrigés. Selon le professeur Got, 90 % des cancers broncho-pulmonaires sont provoqués par le tabac. Cette affirmation figure d'ailleurs dans un rapport remis à Martine Aubry et Laurent Fabius. Or, dès lors qu'une fibre d'amiante est détectée, la maladie est imputée à ce produit, sans aucune investigation complémentaire. Il est inadmissible de ne pas pousser les examens plus avant. Seule une grande quantité de fibres d'amiante peut provoquer un cancer. Pourtant, les caisses ne mènent jamais ces enquêtes. Elles considèrent qu'une exposition à l'amiante suffit à mettre en cause la responsabilité de l'employeur.

Des sommes considérables sont en jeu. Le niveau des réparations est extrêmement élevé. De plus, le FIVA plaide actuellement un nouveau processus. Lorsqu'il a indemnisé une victime, il est subrogé dans ses droits et exerce donc le recours en son nom. Il est ainsi indemnisé intégralement mais ne verse rien au titre du préjudice patrimonial. Certains estiment que le régime forfaitaire de la sécurité sociale est insuffisant. Je le conteste. Le FIVA indemnise moins dans le cadre du droit commun que les caisses en matière de préjudice patrimonial. Pourtant, il affirme devant les juridictions françaises que les victimes ont droit à une majoration de rente.

De plus, la loi créant ce fonds fait état d'un préjudice complémentaire alors qu'il s'agit d'un régime de droit commun donnant lieu à une indemnisation intégrale. Jean-Paul Teissonnière a expliqué qu'il s'agissait de la penalty des majors . Il est donc désormais possible en droit français de réparer un préjudice inexistant. Avoir été moralement victime d'une faute inexcusable donne droit à une indemnisation. Lorsque le président de la première chambre de la cour d'appel de Paris a interrogé la Cour de cassation sur ce préjudice complémentaire, cette dernière n'a pas répondu. En effet, elle était incapable de l'expliquer juridiquement. Quoi qu'il en soit, l'introduction de cette notion dans la loi créant le FIVA provoque l'apparition du panachage. Les victimes réclament une majoration de rente devant un TASS puis demandent la réparation des préjudices complémentaires au FIVA. Celui-ci, comme la Cour de cassation, réprouve ce procédé. Il interdit d'ailleurs aux victimes de s'y prêter mais le fait pour leur compte. Le TASS condamne et le FIVA verse la majoration de rente.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - J'aimerais vous poser quelques questions complémentaires quoique vous ayez répondu par avance à certaines d'entre elles. Quelle appréciation portez-vous sur le regroupement des contentieux relatifs à l'offre d'indemnisation ?

Me Philippe Plichon - J'ai en effet lu cette proposition dans le rapport que vous m'avez communiqué. Tous les niveaux d'indemnisation évoluent actuellement en France. Paris est la juridiction la plus généreuse. Je comprends donc que mes confrères ne soient pas indifférents à un regroupement des dossiers dans cette ville. Personnellement, j'estime que cette décision n'est pas justifiée. Comme la Fédération des assureurs aurait pu vous l'indiquer, les présidents de cour d'appel réunissent les présidents de chambres et de tribunaux afin de s'accorder sur un niveau d'indemnisation. Serait-ce donc insurmontable de demander à un haut magistrat de la Cour de cassation de contenir les disparités ? Ne serait-il pas envisageable de réunir les juges de Marseille et de Douai afin qu'ils trouvent un compromis ? En effet, leur attitude n'est pas très digne. Cependant, les montants des indemnisations accordées sont souvent générés par des raisons humaines. Il serait malgré tout nécessaire de les encadrer. Par exemple, le président Faure m'a un jour expliqué, en audience publique, qu'il fixait le niveau d'indemnisation des veuves en fonction du prix des pavillons en région parisienne, le plus important problème de ces victimes résidant dans le logement. Ce critère me paraît incroyable. Le regroupement des dossiers ne me semble donc pas judicieux.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Les dossiers judiciaires sont pourtant regroupés dans les pôles santé publique de Paris et Marseille.

Me Philippe Plichon - Michel Ledoux est l'avocat le plus actif concernant cette plainte. Il a plaidé les procédures à Dunkerque et Douai mais a obtenu des décisions de non-lieu. Ce résultat a semble-t-il provoqué le regroupement de ces dossiers sur les pôles santé. Je suis son adversaire dans ce procès. Michel Ledoux a perdu. Sa démarche me semble donc terrible vis-à-vis des magistrats, dessaisis s'ils ne statuent pas dans le sens souhaité. Cette attitude est redoutable. Le juge de Valenciennes a pourtant rempli sa mission.

Par ailleurs, j'ai lu que les décisions de Douai avaient été motivées par la « loi Fauchon ». Cette allégation est complètement fausse. Je vous ai apporté le réquisitoire de non-lieu du parquet, l'ordonnance de non-lieu rendue par un magistrat différent de celui chargé de l'instruction et l'arrêt de la chambre de l'instruction de Douai. Ces textes se réfèrent in fine à la « loi Fauchon », cadre de ces dossiers. Cependant, la position d'un médecin du travail a motivé la décision. L'usine Sollac de Dunkerque, filiale du groupe Usinor, regroupait 10.000 salariés, cinq CHSCT et plusieurs médecins du travail. Celle qui a été entendu à l'audience travaillait dans cette entreprise depuis 1977. Elle connaissait parfaitement le dossier amiante et a tenté de sensibiliser le personnel. Personne ne l'a écoutée. En effet, les salariés ne pouvaient croire qu'ils tomberaient malades 40 ans plus tard. Lorsque je me suis rendu à Dunkerque pendant une épidémie de légionellose provoquée par une tour de refroidissement, chacun portait un masque car la pathologie apparaît immédiatement. Ce n'est pas le cas des affections liées à l'amiante. De plus, la direction des relations du travail du ministère n'a pas soutenu ce médecin du travail. Elle n'a jamais reçu d'instructions.

Une autre raison a motivé le non-lieu dans cette affaire. Le juge d'instruction a eu beaucoup de difficultés à obtenir des informations de la part des inspecteurs du travail. Le ministère du travail leur avait en effet interdit de répondre sous prétexte d'un quelconque secret. Cette allégation est indiquée dans le dossier. La caisse régionale a finalement fait éclater la vérité. Elle a reconnu n'avoir mené aucune action de prévention jusqu'en 1995. L'employeur n'a donc pas été sollicité. En outre, les magistrats n'ont pas été insensibles aux arrêts du Conseil d'État expliquant les raisons pour lesquelles l'État est responsable.

En outre, le non-lieu a été motivé par l'inadéquation des mesures d'empoussièrement. Le décret d'août 1977 définit la limite à deux fibres par centimètre cube dans l'air. Or les mesures d'ambiance de la sidérurgie font apparaître 0,6 fibre. En effet, un hall d'aciérie compte 80 mètres d'altitude et la ventilation y est très efficace. Il y fait très froid l'hiver et très chaud l'été. J'ai beaucoup fréquenté ces lieux depuis 40 ans. Ils sont féeriques. Il est extraordinaire d'observer la coulée continue ou le laminoir. Quoi qu'il en soit, les mesures d'empoussièrement ne sont pas significatives dans ces halls, ni nulle part ailleurs selon moi. L'employeur ne pouvait se sentir concerné par le décret d'août 1977 puisque ses relevés étaient largement en deçà des limites stipulées. De plus, personne ne lui a signalé qu'il devait mener des actions de prévention.

Enfin, de l'avis du parquet, du juge d'instruction et de la cour de Douai, les syndicats n'ont pas rempli leur mission. A l'instar de l'administration, ils n'ont rien entrepris alors qu'ils sont fortement représentés dans les CHSCT de la sidérurgie. A ce propos, je vais trahir un autre dossier plaidé à la cour d'appel de Lyon. Dans ce cadre, j'ai réclamé les procès-verbaux des CHSCT organisés depuis 20 ans dans l'usine. En les parcourant, j'y ai trouvé les rapports annuels de la médecine du travail faisant état de 1.000 cas de silicose. La dangerosité était donc identifiée mais les syndicats ne s'en sont pas préoccupés. Ils nous ont expliqué avoir été obnubilés par la silicose et ne pas s'être intéressés à l'amiante.

Pour finir, je reviendrai sur une affaire plaidée à Nancy. En sortant du tribunal, un homme m'a donné raison. J'avais expliqué à l'audience qu'il aurait fallu obliger les salariés à porter un masque dès 1970. Or, à l'époque, les employeurs luttaient déjà pour l'adoption des chaussures de sécurité et des casques. Qui, dans ces conditions, aurait porté un masque de protection et lequel ? Les personnes chargées du déflocage endossent de véritables scaphandres, impossibles à utiliser dans une usine sidérurgique. Seule l'absence totale d'amiante aurait donc représenté une solution. Aucun masque n'aurait pu protéger les salariés de fibres de trois ou quatre microns. De plus, ces équipements sont insupportables. Je les ai essayés lors d'une visite dans un hall de sidérurgie et j'étouffais. Il eut donc été parfaitement irréaliste de demander aux ouvriers de les porter.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - J'ai travaillé dans une usine amiantée, dans les années 1970. Il n'était alors pas question de se protéger.

Me Philippe Plichon - Dans la fonte, la chaleur atteint 1.500 °C. Les fameux manteaux en amiante étaient la seule protection utilisée. Puis des vêtements aluminisés ont été mis à la disposition des salariés. Cependant, ces derniers conservaient leurs équipements antérieurs car ils étaient souples.

M. Roland Muzeau - Votre propos était très intéressant. Cependant, j'ai eu l'impression de l'avoir déjà lu. Vous avez parlé franchement, je vais donc adopter la même attitude. Nous avons reçu un document émanant de la direction d'Arkema, filiale du groupe Total. Un certain nombre de juristes et d'avocats y indiquent la marche à suivre pour contester efficacement les démarches entreprises pour la reconnaissance d'une maladie professionnelle. Ce « mode d'emploi » est destiné aux dirigeants de la société mais aussi aux cadres délégataires. Vous avez évoqué, par exemple, la responsabilité des caisses. Votre propos figure à l'identique dans le rapport d'Arkema. Des lettres types sont même fournies. Je suis véritablement choqué. La bataille essentielle réside dans les moyens de rendre justice aux victimes de l'amiante. Il faut certes respecter le droit mais il ne s'agit pas de construire des murailles afin d'empêcher un salarié d'obtenir rapidement la reconnaissance de son préjudice. Je suis conscient que les recettes proposées dans ce rapport ne changeront rien in fine . Cependant, les arguments employés tendent à inciter les entreprises à tout mettre en oeuvre pour écarter leur responsabilité et diriger les demandes d'indemnisation vers les fonds mutualisés. Ce type de démarche ne fait qu'alourdir le drame de l'amiante.

Me Philippe Plichon - Je ne connais pas la société Arkema.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Cette entreprise est une filiale du groupe Total.

Me Philippe Plichon - Je ne suis pas l'avocat de Total. En matière d'accidents du travail et de maladies professionnelles, deux rapports de droit existent : les caisses victimes et les caisses employeurs. Ce qui est acquis à la victime l'est définitivement. En revanche, il faut reconnaître que les caisses employeurs sont confrontées à un véritable problème de coût. Il y a une quinzaine de jours, l'AFP a annoncé qu'Arcelor avait été condamné par le TASS de Lille à verser des indemnisations. Cette jurisprudence, dont je revendique la paternité, est à mon sens une juste révolution. Elle permet de mutualiser alors que la faute inexcusable n'est pas flagrante. Le patronat a accepté que le risque soit pris en charge par la branche. J'aimerais que l'État en fasse autant. Ainsi, le FIVA réclame une contribution de l'État à hauteur d'un quart de son budget, considérant qu'il est responsable. Or, actuellement, seule la branche cotise. Cette situation devrait cependant changer grâce à la jurisprudence d'inopposabilité. Comme je l'explique régulièrement à mes détracteurs, ce texte permet simplement de mutualiser le risque. Le rapport du Conseil d'État évoque, quant à lui, une socialisation du risque.

Nous avons désormais une peau de chagrin. Les PMI notamment souffriront terriblement. Par conséquent, les étrangers quitteront la France, les grandes entreprises augmenteront leurs provisions et les PME se trouveront confrontées à des problèmes insolubles. Une véritable confrontation entre employeurs et Etat risque donc de voir le jour. Le Conseil d'État a même évoqué un cumul des responsabilités. Elf Atochem a été attaquée devant la juridiction de Marseille. L'État n'a pas plaidé la faute des employeurs et ne s'est pas estimé responsable. Les dirigeants ont finalement été condamnés par le tribunal administratif face à Maryse Joissain, avocate des victimes. Celle-ci ne fait plus partie de la cour et a été réprimandée. Elle a en effet été accusée d'avoir ouvert une brèche permettant aux employeurs de se retourner contre l'État.

Les victimes ont ensuite engagé des procédures en faute inexcusable. La cour d'appel de Marseille a rendu un arrêt confirmant le jugement. L'affaire a donc été présentée au Conseil d'État. Il est indispensable de lire le rapport de Mme Prada-Bordenave qui reflète l'opinion de cette institution. Il est très sévère à l'égard de l'État mais indique qu'aucune action ne peut être engagée par le Conseil d'État car le cumul des responsabilités n'a pas été opposé par l'État. Il faudrait donc qu'un tiers l'attaque. Malheureusement, mes clients refusent. Je préfèrerais qu'une PMI s'en charge car cette catégorie d'entreprises est véritablement en danger. Cependant, elles ne peuvent s'engager dans une procédure très onéreuse et très longue. De leur côté, les grandes entreprises ne souhaitent pas guerroyer avec un partenaire leur proposant des marchés publics. Il est donc difficile de décider une entreprise à attaquer l'État de front. Je suppose que cela arrivera malgré tout.

Mme Marie-Christine Blandin - L'exemple que vous venez de citer me rappelle une affaire ayant éclatée en Bretagne. Des consommateurs se sont retournés contre une société privée leur ayant fourni de l'eau polluée. Celle-ci a ensuite attaqué le préfet car il n'avait pas fait appliquer les normes d'élevage. L'État a donc été condamné et les consommateurs ont reversé sous forme d'impôts les remboursements de bouteilles d'eau minérale qu'ils avaient obtenus.

Je tenais également à vous remercier pour votre virtuosité et votre militantisme à nous faire partager votre point de vue. Je vous demande simplement un peu d'indulgence car il ne faut pas vous imaginer que nous avons tout compris. Je travaille dans la politique mais j'ai toujours conservé une attitude consistant à prévenir mes interlocuteurs lorsque leurs propos me paraissaient confus. Vous interviendrez parfois devant des salles de cinquante personnes acquiesçant à chacune de vos phrases. Ne croyez pas pour autant qu'ils aient correctement appréhendé vos explications ! Nous décrypterons donc votre audition et vous demanderons peut-être quelques compléments d'information.

Me Philippe Plichon - J'agrée votre remarque. Lorsque j'effectue des formations sur ces sujets extrêmement complexes, j'ai souvent le sentiment de n'avoir pas été parfaitement compris.

Mme Marie-Christine Blandin - Rassurez-vous cette incompréhension ne concerne qu'un quart de votre intervention. Nous avons également un avis sur ces questions. J'aimerais donc vous faire partager nos réflexions concernant la faute inexcusable. Vous avez expliqué qu'elle pouvait servir à la victime mais que d'autres outils ne se retournant pas contre l'employeur devraient être utilisés. J'estime que la faute inexcusable comprend plusieurs niveaux. L'un d'eux consiste à ne pas vouloir savoir. En 1976, le collège où j'enseignais a fait défloquer les plafonds alors que certains affirmaient que l'amiante était bon pour la santé. En 1993, le conseil régional où je travaillais, avec Jean-Marie Vanlerenberghe, a commandé un audit de l'ensemble des lycées de sa circonscription et a débuté le déflocage. A cette époque, certains affirmaient encore que l'amiante était bon pour la santé. Chacun n'a donc pas la même ouïe.

Par ailleurs, il serait très intéressant de repérer les employeurs ayant fait preuve de zèle pour cacher ou militer contre la dangerosité de l'amiante au moment où cette dernière commençait à être reconnue. Ils existent et nous les retrouverons.

Enfin, votre plaidoyer s'appuie sur une logique économique. Cependant, ne sous-estimez pas l'intérêt des victimes pour le symbole que représente une condamnation. Elles souhaitent connaître le coupable, entendre un nom. L'argent n'est pas toujours leur première préoccupation.

Me Philippe Plichon - Je vois les victimes toutes les semaines et je sais ce qu'elles pensent. Les procédures Sollac se sont achevées par un non-lieu à Douai. Deux délégataires ont été mis en examen car il était impossible d'agir autrement. Cependant, le temps de latence s'élevant à 40 ans, les personnes condamnées ont parfois 80 ans et sont atteintes de maladies graves. De plus, nous sommes confrontés à des problèmes d'identification. Je ne veux pas trahir le contenu de mes conversations avec Michel Ledoux mais il connaît cette difficulté.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Maître, j'estime, comme Mme Blandin, que nous n'avons pas tout saisi de votre intervention. Certains aspects juridiques notamment étaient relativement ardus. Nous avons cependant compris l'essentiel, votre intention de pointer l'ampleur financière de l'enjeu. Nous vous adresserons probablement des questions complémentaires. Je vous remercie.

Audition de M. Gérard LARCHER,
ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes,
accompagné de M. Jean-Denis COMBREXELLE, directeur des relations du travail
(22 juin 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Monsieur le ministre, je vous remercie d'avoir accepté cette invitation de la mission, importante comme vous le savez. Nous essayons d'apporter un regard le plus objectif et honnête possible et ce n'est pas simple. Nous avons entendu de nombreuses personnes issues des domaines technique, juridique, économique, médical et financier. Nous débattions à l'instant avec un avocat d'employeurs, par exemple. Ces auditions engendrent de multiples questions et nous vous en poserons quelques-unes. Cependant, nous aimerions tout d'abord écouter votre exposé liminaire. Puis, Gérard Dériot, notre rapporteur, Jean-Pierre Godefroy, notre rapporteur-adjoint, et les membres de la mission vous interrogeront afin de compléter votre intervention.

M. Gérard Larcher - Monsieur le président, messieurs les rapporteurs, mesdames et messieurs les sénateurs, tout d'abord je vous remercie de m'accueillir dans cette mission d'information sur un sujet sensible au plan humain, difficile au plan technique et exigeant au plan financier.

Je suis natif d'une région qui a connu l'amiante au premier plan. L'industrie concernée a pour partie disparu mais a laissé des traces extrêmement fortes que je continue à mesurer au travers d'exemples qui peuvent m'être très personnels. 35.000 personnes sont mortes d'amiante, formule volontairement simple, entre 1965 et 1995. Vous connaissez naturellement parfaitement ce chiffre. Entre 60.000 et 100.000 décès seront sans doute à déplorer sur le quart de siècle à venir. En 2004, plus d'1,13 milliard d'euros a été consacré à l'indemnisation des victimes de l'amiante. Ces constats sont loin d'être limités à notre seul pays. Je rappelle que l'Organisation internationale du travail estime à la dimension du monde que 100.000 personnes mourraient chaque année du fait de l'amiante. Il s'agit donc d'une catastrophe sanitaire majeure ayant de lourdes conséquences sociales mais aussi économiques qui se feront sentir au minimum jusqu'en 2025.

Comment en sommes-nous arrivés à cette situation avec un produit largement diffusé dont la dangerosité a été suspectée au début du XX e siècle ? Je ne referai pas l'historique des mesures de prévention du risque amiante en France, le rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques de 1997 nous paraît les résumer parfaitement. Au cours du XX e siècle, les dispositions françaises ont évolué pour tenir compte des connaissances scientifiques ou des règles communautaires. Par leur radicalité, les mesures françaises prises au cours des dix dernières années ont bien souvent devancé les règles fixées par l'Union européenne. J'insisterai, si vous le permettez, sur les enseignements que l'on peut en tirer. J'ai à mes côtés le directeur des relations du travail, Monsieur Combrexelle, qui suit particulièrement ce dossier. Il sera peut-être amené à répondre à certaines de vos questions.

Sur la base des dernières connaissances scientifiques, la France a posé le premier socle de son dispositif spécifique de prévention du risque amiante avec le décret du 17 août 1977, complétant ainsi les dispositions générales de prévention qui existaient en milieu professionnel depuis le début du XX e siècle. Plusieurs décrets et arrêtés ont ensuite abaissé les valeurs limites des expositions professionnelles conformément aux règles que s'est fixées l'Union européenne. Comme tous les pays développés, au début des années 1980, dans un contexte d'incertitudes scientifiques fortes sur les effets sanitaires des expositions aux faibles doses, la France a cru que l'on pouvait encadrer l'utilisation contrôlée de l'amiante. Manifestement, cette vision est un échec compte tenu de l'utilisation massive et diffuse de produits amiantés.

Néanmoins, et il s'agit du premier message que je souhaiterais vous faire partager, il faut bien appréhender la complexité du sujet et la nature des leviers d'action adéquats. Si la Grande-Bretagne a pris des mesures spécifiques de gestion du risque amiante dès 1931, si l'Allemagne a globalement interdit l'amiante à la fin des années 1980, soit avant la France, force est de reconnaître que la situation sanitaire de ces trois pays est assez comparable malgré leurs différentes stratégies de gestion du risque. A l'inverse, les États-unis, qui n'ont toujours pas interdit l'amiante, enregistreraient aujourd'hui moins de mésothéliomes que l'Europe relativement à leur poids démographique. L'explication de ces résultats ne se trouve pas dans la réglementation, les contrôles ou les sanctions mais dans le développement des recours collectifs de travailleurs contre les entreprises, dès le début des années 1970. Je vous renvoie au rapport Askénasy qui démontre le rôle des assurances et de ses recours.

Mon second message porte sur l'expertise. L'interdiction de l'amiante mise en place en France à partir du 1 er janvier 1997 apparaît comme une évidence. Pourtant, ce n'est que très récemment, c'est-à-dire le 1 er janvier 2005, que l'Union européenne a totalement interdit l'amiante. Je soulignerai également qu'à ce jour, dans le monde, 40 pays, soit 15 en dehors de l'Europe, sur 160 ont interdit l'amiante. En 1996, le fondement scientifique de cette interdiction totale française était en fait assez ténu. La plupart des études épidémiologiques avaient mis en évidence un lien entre amiante et cancers pour des expositions supérieures à 17 fibres par millilitre alors que la limite en 1996 s'élevait à 0,3. Ces chiffres sont les résultats de l'expertise collective de l'INSERM demandée par le gouvernement en 1995 et qui ont justifié, en 1996, la décision d'interdiction totale de l'amiante. Cette expertise, la première du genre, constituait une revue critique et argumentée de près de 1.200 publications scientifiques mondiales. Elle a notamment mis en évidence l'effet des faibles doses d'exposition à l'amiante, le caractère extrêmement diffus de l'utilisation et donc du risque et, par conséquent, l'impossibilité d'un usage sécuritaire ou sécurisé de l'amiante.

Par ailleurs, le long délai de latence des maladies liées à l'amiante et la mobilité des travailleurs ont empêché de prendre rapidement la mesure du risque sanitaire. L'État se devait donc d'investir ce champ davantage qu'il ne le faisait jusque là et de bâtir des organismes d'expertise indépendants d'évaluation scientifique des risques et de surveillance épidémiologique, le milieu professionnel étant le parent pauvre des dispositifs de sécurité sanitaire mis en place en 1998 et 2001. J'y reviendrai en conclusion de mon propos en évoquant la prochaine mise en place de l'AFSSET dans le cadre du plan de santé au travail. Cette Agence représente une leçon essentielle que je tire de cette catastrophe de santé publique. Pour autant, la décision d'interdiction de l'amiante, à compter du 1 er janvier 1997, n'a pas définitivement réglé le problème sanitaire, social et économique de l'amiante.

Au cours du XX e siècle, on estime à 174 millions de tonnes la quantité d'amiante produite dans le monde. 3.000 produits différents contenaient de l'amiante. 100 millions de mètres carrés de bâtiment seraient amiantés en France. C'est dire que leur désamiantage, l'élimination de ce produit, va encore nous occuper de très nombreuses années. Compte tenu du risque sanitaire lié au désamiantage pour les travailleurs comme pour les occupants du bâtiment, celui-ci est encadré par une réglementation très stricte, largement renforcée en 1996 : certification des entreprises, formation et surveillance médicale renforcées des salariés, notification des travaux à l'inspection du travail avant le début du chantier, mise en place de dispositifs techniques de protection. Par cette réglementation, la France a anticipé les règles communautaires adoptées en 2003 sur le modèle français. Depuis 1996, le contrôle de l'application de cette réglementation fait partie des actions nationales prioritaires de l'inspection du travail. Comme en 2004, nous menons actuellement une campagne de contrôle nationale conjointe avec les agents des CRAM et l'inspection du travail sur les chantiers de désamiantage. Nous pourrons porter à votre connaissance les résultats de cette action actuellement en cours. Par ailleurs, des dispositions réglementaires compléteront prochainement celles encadrant les interventions des entreprises d'entretien et de maintenance dans les locaux contenant de l'amiante et les travaux d'enlèvement d'amiante non friable.

L'interdiction de l'amiante ne règle pas non plus le suivi social et médical des millions de travailleurs qui ont été exposés à l'amiante jusqu'à cette décision. L'InVS estime ainsi que 25 % des hommes actuellement à la retraite ont été exposés professionnellement à l'amiante. Le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA) a indemnisé, depuis sa création en 2002, 16.000 personnes pour un coût total de plus de 720 millions d'euros. Le Fonds de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (FCAATA) a « bénéficié » à 1.500 entreprises et à plus de 27.000 personnes. Le coût attendu en 2005 s'élève à 750 millions d'euros. Ce dispositif, même s'il existe des voies d'accès individuel, suscite une incompréhension chez les salariés des entreprises hors du champ de ce fonds et une charge de gestion administrative d'autant plus lourde qu'il n'existe pas de traçabilité des expositions professionnelles anciennes. J'ai demandé à l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) d'évaluer le dispositif et de me faire des propositions pour la fin de cet été. Par ailleurs, une expérimentation est en cours depuis 2002, dans quatre régions, afin d'améliorer le suivi médical post-professionnel des anciens salariés exposés à l'amiante. Le bilan de l'expérimentation sera présenté à vos pairs.

Mon troisième message est une mise en garde : il ne faudrait pas se désintéresser de l'amiante. Présent pour des décennies dans des bâtiments et des équipements divers, il faut maintenir une vigilance constante par rapport aux chantiers, notamment de désamiantage, et accorder une extrême attention à la situation des malades connus ou potentiels de l'amiante qui vont connaître une courbe ascendante dans les années à venir. Au-delà de la gestion de l'amiante résiduel dans les bâtiments ou des conséquences de l'exposition des travailleurs avant 1997, il faut savoir tirer des leçons de cette catastrophe sanitaire pour qu'elle ne se reproduise pas sur un autre terrain. Si vous m'y autorisez, monsieur le président, j'aimerais en dire quelques mots. Le Conseil d'État, dans ses arrêts de mars 2004, l'a rappelé très clairement à l'État, lui enjoignant notamment d'organiser la veille scientifique appropriée. Je pense tout d'abord aux fibres de substitution de l'amiante : laine de verre ou de roche, filaments et microfibres de verre, fibres céramiques réfractaires. De nombreuses études sont conduites qui pointent notamment du doigt ces dernières considérées comme potentiellement cancérigènes par l'Organisation mondiale de la santé. Or, ces fibres sont notamment utilisées pour l'isolation des fours industriels et artisanaux et des pots catalytiques. J'ai saisi en 2004 l'Agence française de sécurité sanitaire environnementale (AFSSE) pour évaluer l'exposition des travailleurs et recenser les produits de substitution moins dangereux. Un groupe de travail doit me faire prochainement des propositions de révision de la valeur limite d'exposition professionnelle.

Cependant, des inquiétudes émergent également sur l'utilisation en milieu professionnel d'autres produits d'origine chimique : formaldéhyde, éthers de glycol et un certain nombre de produits à usage phytosanitaire. La liste est longue, ce qui n'est pas tout à fait étonnant. Plus de 30.000 substances chimiques sont actuellement recensées sur le marché et seulement 20 % d'entre elles ont été correctement évaluées. Le projet de règlement européen REACH constitue un enjeu essentiel pour la protection de l'environnement et de la santé humaine, en particulier des travailleurs confrontés à des expositions chimiques diverses. Les bénéfices sanitaires et environnementaux de ce projet me paraissent considérables, de l'ordre de 50 milliards d'euros sur 30 ans. Les industriels qui mettent ces substances sur le marché devront évaluer les risques résultant de leur utilisation et prendre les mesures nécessaires pour gérer tout risque identifié. Un système d'autorisation préalable pour les substances les plus préoccupantes est également instauré.

Pour contribuer à l'analyse critique de ces dossiers et pour répondre à de nombreuses préoccupations sur les agents chimiques que j'ai évoqués, le Gouvernement a décidé, dans le cadre du plan de santé au travail, adopté le 23 février dernier, d'intégrer la santé au travail dans le dispositif de sécurité sanitaire en étendant les missions de l'AFSSE. Elle deviendra à l'automne l'AFSSET, l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail. Elle disposera ainsi d'une expertise indépendante, compétente dans l'évaluation des risques professionnels : collège « travail », un conseil d'orientation scientifique, un conseil des partenaires sociaux, une gestion de l'aspect travail directement par le ministère du travail et de l'emploi pour que la préoccupation santé au travail ne soit pas annexe ou collatérale de celle de l'environnement.

Par anticipation, nous avons engagé le recrutement de dix ingénieurs de haut niveau afin de constituer un département spécifiquement dédié à la santé au travail. Dans le cadre de la préparation au budget 2006, une demande identique a été formulée. La mise en place de cette Agence est donc l'une des premières réalisations concrètes du plan de santé au travail dans cette partie de la connaissance et de l'expertise. Dès cette année, nous consacrons 5,7 millions d'euros au développement de l'expertise de santé au travail. Outre le recrutement des spécialistes, le lancement d'un programme d'expertise prioritaire à l'AFSSE, des conventions d'études, notamment sur le champ de la substitution des produits chimiques dangereux, avec l'InVS et l'INRS et la contribution à la création de pôles scientifiques régionaux par le ministère de la recherche avec une enveloppe de 800.000 euros ont été décidés. J'ai moi-même participé au lancement du travail conjoint dans le Nord. L'AFSSE a d'ores et déjà été saisie d'études concernant les fibres minérales artificielles, le formaldéhyde, les éthers de glycol et la nocivité des fibres courtes d'amiante. J'ai insisté, dès la fin de l'année 2004, pour que l'ensemble des études engagées par l'Agence couvre expressément le milieu professionnel.

Ce plan de santé au travail a pour autre priorité de mieux mobiliser la recherche au-delà des pôles régionaux en constituant des pôles scientifiques pluridisciplinaires et en lançant de nouveaux appels d'offres convenablement financés par le ministère de la recherche et le ministère du travail. Ce plan vise aussi à améliorer le contrôle par l'État de la réglementation qu'il édicte. La technicisation de l'inspection du travail, qui doit conserver son caractère généraliste, et sa présence accrue en situation de contrôle sur le terrain constituent un des objectifs essentiels de ce plan. Dès 2005, nous embauchons une trentaine d'agents par le biais des directions régionales du travail et de l'emploi afin de constituer sept cellules régionales de soutien méthodologique scientifique et technique à l'inspection du travail généraliste. Je compte sur les mesures budgétaires arrêtées par le Parlement pour atteindre, à l'horizon 2009, une couverture renforcée pour toutes les régions et départements ayant une vie industrielle particulièrement importante.

L'État s'attache donc, malgré le contexte budgétaire que vous connaissez, à tirer les leçons de l'amiante et à impulser une dynamique nouvelle dans le champ de la santé au travail à travers le plan de santé au travail. Les 23 mesures de ce plan vont se structurer autour d'une action de l'État dans toutes ses composantes ministérielles, au plan national et local, en étroite relation avec les partenaires sociaux afin de mieux prévenir les risques professionnels dans notre pays. Ayant eu à réunir la Commission supérieure des risques professionnels cette semaine, j'ai voulu démontrer que la santé au travail, y compris dans le domaine chimique et les secteurs particulièrement exposés tels que les peintures et vernis, était également envisageable pour les PME-PMI qui ont engagé des efforts particuliers. L'exemple d'une usine de la Somme démontre qu'il est possible de fournir des réponses en termes de santé au travail et d'environnement tout en étant extrêmement compétitif et novateur dans un domaine soumis à une forte compétitivité européenne : la fourniture des produits de ravalement, des peintures et des produits de décoration.

Monsieur le président, messieurs les rapporteurs, mesdames et messieurs les sénateurs, je suis prêt à répondre à vos questions avec l'aide et le soutien de mes collaborateurs. Nous évoquons en effet des sujets où l'humilité et l'humanité du ministre doivent être grandes. En réalité, j'ai le sentiment qu'il existe des injustices. Je refuse parfois des dossiers que mon intime conviction m'exhorte à accepter. De même, je ne voudrais pas que l'amiante devienne la nouvelle variable d'ajustement des plans sociaux. Nous devons conserver en tête cette préoccupation très importante, au-delà de tous les clivages. Il s'agit en effet d'un sujet trop dramatiquement douloureux à gérer avec une profonde connaissance scientifique et une réponse adéquate. En fonction des rapports qui seront établis, je proposerai, à la lumière des missions de l'Assemblée nationale et du Sénat, les nécessaires évolutions. Ces derniers propos sont plus personnels mais je souhaitais vous les faire partager.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci monsieur le ministre pour cet exposé fort complet. Nous avons certainement des questions complémentaires à vous poser. Je cède donc la parole à Gérard Dériot.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Merci monsieur le ministre d'avoir répondu à notre invitation et d'avoir présenté un exposé révélant votre connaissance du dossier. Nous avons parfois l'impression que l'amiante est utilisé pour servir de curseur d'ajustement dans les plans sociaux. Cette situation s'est déjà présentée et vous en êtes manifestement parfaitement conscient.

Comment expliquer que l'utilisation de l'amiante n'ait été interdite en France qu'en 1996 alors que ses propriétés cancérigènes étaient connues depuis fort longtemps ? Des représentants syndicaux nous ont indiqué que la montée du chômage les avaient souvent conduits à faire passer au second plan les questions de santé et de sécurité au travail. Comment le ministère du travail arbitre-t-il entre ces différents objectifs ? Comment se manifeste, d'une manière générale, le lobbying des industriels sur les dossiers relatifs à la santé et à la sécurité au travail ?

Ma seconde question est plus précisément adressée au ministère du travail. Celui-ci a longtemps été représenté au sein du Comité permanent amiante. Les travaux de ce dernier ont-ils, selon vous, exercé une influence significative sur les décisions du ministère en ce domaine ? Le ministre et le directeur des relations du travail pouvaient-ils ignorer, comme cela nous a été affirmé lors de certaines auditions, l'existence du CPA ? Par ailleurs, le fait que Mme Marianne Saux ait dirigé la médecine du travail après avoir été médecin conseil chez Saint-Gobain peut-il être interprété comme un signe de l'influence que les industriels ont pu exercer au sein du ministère ?

M. Gérard Larcher - J'ai évoqué 40 pays ayant interdit l'amiante. J'aimerais également vous parler de la conférence de l'OIT ayant eu lieu la semaine dernière. A cette occasion, l'institution a lancé une campagne mondiale de sensibilisation à l'amiante et a demandé à tous les gouvernements d'interdire ce produit. Je vous rappelle que cet organisme regroupe les salariés, les gouvernements et les entreprises. Le débat est tripartite. La décision de mener cette action d'envergure est donc le signe que chacun a pris conscience de la dangerosité de l'amiante.

Concernant les arbitrages, la concertation est extrêmement importante. Historiquement, certaines régions telles que le Nord ont concilié pendant un siècle production et santé au travail. Les mines en témoignent, l'espérance de vie de leurs salariés étant d'un tiers inférieure à celle des autres référents.

Face à une désespérance de la désindustrialisation, certains partenaires sociaux ont parfois tenté d'empêcher la mise en oeuvre de mesures réclamées, par exemple, par les DRIRE parce qu'elles touchaient directement à l'emploi. De même, certains lobbies industriels fournissent des données incomplètes sur l'évaluation des risques. Notre rôle consiste à combler ces lacunes ou ces « fraudes » à l'information et à y opposer des arguments objectifs. C'est pourquoi l'AFSSET s'appuiera sur des expertises indépendantes. Ce point nous paraît essentiel.

M. Jean-Denis Combrexelle - Le CPA a souvent été évoqué dans le cadre de l'affaire de l'amiante. Je n'étais pas à l'époque directeur des relations du travail. Cependant, cette question nous interpelle directement car nous souhaitons éviter une crise identique. Il est donc intéressant d'en connaître les mécanismes et les modes fonctionnement. Le CPA avait été créé par le directeur de l'INRS, en 1982, suite à une conférence à Montréal. Il n'est pas illégitime en soi que la direction des relations du travail ait des contacts avec des industriels dans le cadre de sa mission visant à assurer l'encadrement des conditions de travail et notamment la protection des salariés contre certains produits toxiques. La difficulté ne réside donc pas dans notre travail en collaboration avec les industriels et les fédérations représentées. Il est au contraire de la responsabilité de la DRT de débattre avec eux des questions touchant à l'utilisation des produits chimiques. De même, l'existence du CPA n'était pas un obstacle puisque aucune agence n'était à l'époque chargée des problématiques de santé publique. L'organisation existante n'incluait donc pas d'instance scientifique légitime permettant d'assurer l'évaluation. Compte tenu de ce manque, le comité permanent amiante a été considéré comme le seul organisme important dans la gestion de ce dossier. En réalité, le directeur des relations du travail se voit plutôt reprocher de ne pas suffisamment prendre en compte la réalité des entreprises dans la réglementation et la législation du travail. Il est donc important de souligner que le CPA n'a pas eu une influence déterminante dans la gestion du dossier.

Les dysfonctionnements ont été principalement générés par le manque de certitudes et de vérités scientifiques établies. Le dossier était entouré d'un véritable flou. L'OMC a pris une décision contre l'amiante en 2002 seulement et visait uniquement le Canada. Dans le passé, le caractère d'évidence lié à ce produit n'existait pas. Les directeurs des relations du travail ou les ministres ont-ils eu connaissance de l'existence du CPA ? A mon sens, ce comité était à l'époque une des nombreuses instances officieuses s'intéressant à la question. A l'évidence, il ne s'agissait pas d'un organisme officiel dont les membres du ministère avaient connaissance. Le CPA faisait partie d'un groupe d'instances dans lesquelles travaillaient des fonctionnaires mais l'attention ne se focalisait pas exclusivement sur lui.

Par ailleurs, je vous rappelle que la direction des relations du travail comprend deux cellules compétentes : l'inspection médicale chargée du corps des inspecteurs de la médecine du travail et la sous-direction des conditions de travail. Marianne Saux était responsable de la première. Certains peuvent donc imaginer une théorie du complot. Personnellement, je n'y crois pas, même si, à l'époque, les questions de déontologie des fonctionnaires n'étaient pas aussi importantes qu'actuellement. Une telle situation serait désormais inenvisageable. Quoi qu'il en soit, les enseignements ont été tirés dans le cadre du plan de santé au travail. La responsabilité de la direction des relations du travail consistait à créer une instance compétente et légitime en la matière.

Pour terminer, monsieur le ministre indiquait qu'il fallait faire preuve de beaucoup d'humanité et d'humilité dans cette affaire. Les fonctionnaires de la DRT s'y emploient chaque jour. L'amiante est de tous les dossiers le plus difficile humainement à traiter. Quand une femme s'adresse à nous parce que son mari est atteint d'un cancer et que se pose la question de l'inscription de l'établissement sur la liste du FCAATA, les agents de la DRT doivent faire preuve d'une grande humanité. Notre préoccupation majeure est d'éviter qu'une telle catastrophe se reproduise.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Je vous remercie. Nous comprenons parfaitement la difficulté que rencontre l'ensemble des fonctionnaires de votre ministère pour faire face à cette question de santé publique majeure et grave.

La Cour des comptes suggère de définir une clé de répartition stable des charges entre l'État et la sécurité sociale pour financer l'indemnisation des victimes. Y seriez-vous favorable ? Quelle pourrait être la contribution de l'État ? Quelles sont vos prévisions concernant l'évolution des dépenses d'indemnisation ?

Dans un rapport remis à la commission des affaires sociales du Sénat, la Cour des comptes suggère de recentrer le bénéfice de l'ACAATA et d'utiliser les sommes ainsi économisées pour mieux indemniser les bénéficiaires du FIVA. Que pensez-vous de cette proposition ?

La procédure d'inscription des établissements sur les listes ouvrant droit au bénéfice de l'ACAATA s'est souvent vue reprocher, lors de nos auditions, son caractère arbitraire. Il semble également que le FCAATA soit parfois détourné de sa vocation pour devenir un simple outil d'accompagnement des restructurations. Pouvez-vous nous préciser la procédure d'instruction des dossiers ? Ces critiques vous paraissent-elles fondées ? Si oui, comment y remédier ?

M. Gérard Larcher - Les prévisions des dépenses d'indemnisation dépendent du ministre délégué à la sécurité sociale. Cependant, le FIVA et le FCAATA représentent respectivement 1,3 et 1,9 milliard d'euros, soit 27 à 37 milliards d'euros pour les 20 prochaines années. Nous devons également nous rapprocher de deux autres ordres de grandeur : le coût total du système européen REACH et le chiffre d'affaires de l'industrie chimique européenne, soit respectivement 2,3 milliards d'euros et 500 milliards d'euros. Ces chiffres doivent être pris en compte lors de l'examen des rapports de compétitivité, ce qui n'est pas toujours aisé pour les ministres européens.

J'ai conscience des forts sentiments d'injustice que suscite le dispositif de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante. Cependant, je ne suis pas favorable à sa suppression dans son principe. Les victimes, dont le nombre va malheureusement connaître une courbe ascendante, ne pourraient l'admettre. Le fondement du FCAATA est de prendre en compte le fait que les personnes intensément exposées à l'amiante sont potentiellement développeurs de maladie et qu'une fois le diagnostic établi, elles ont une espérance de vie relativement courte. Il est donc logique qu'elles bénéficient d'une préretraite sur la base d'une attestation d'exposition et non d'un diagnostic médical. Il nous apparaît cependant que le dispositif doit être rénové. C'est pourquoi j'ai chargé l'IGAS de mener d'ici la fin de l'été une évaluation et de me présenter des propositions de réforme.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint - Concernant l'inscription des établissements sur les listes donnant droit à l'ACAATA, nous entendons souvent des réactions négatives. Par exemple, certaines entreprises de ma région disposent de dossiers évidents mais elles ne sont pas retenues. Nous nous interrogeons donc sur les critères de reconnaissance, notamment des sociétés de sous-traitance. Une entreprise, dont les salariés ont travaillé quotidiennement à la fabrication de joints en caoutchouc et amiante pour les sous-marins, devrait être inscrite sur la liste. Pourtant, leur dossier n'a pas été retenu. De plus, ce dispositif a parfois servi à des plans sociaux. Le volume de certaines entreprises ne nuit-il pas à la reconnaissance de sociétés de taille plus modeste mais manifestement plus exposées ? Je suis conscient du caractère provoquant de cette question mais le problème est réel.

M. Gérard Larcher - Avant de vous répondre, j'aimerais revenir au dernier volet de la question de Gérard Dériot. Existe-t-il une clé de répartition entre l'État et la sécurité sociale ? Nous devrons sûrement en trouver une qui soit pérenne. Ce sujet sera d'ailleurs abordé dans le rapport conjoint que nous avons commandé. Actuellement, le FCAATA n'est pas un outil d'accompagnement des restructurations et ne doit bénéficier qu'aux salariés d'entreprises dont l'activité principale était la fabrication, le flocage, le calorifugeage, la construction et la réparation navale. Je voudrais que le DRT vous explique l'aspect technique de ce dispositif. Au plan de l'expression gouvernementale, il est inacceptable de résoudre des problèmes de mutation économique au travers de ce fonds. Celui-ci a une vocation spécifique.

M. Jean-Denis Combrexelle - Ce dispositif est injuste en soi car il consiste à créer une frontière. Dans ce mécanisme collectif, les établissements sont inscrits sur une liste et leurs salariés bénéficient d'une cessation anticipée d'activité. Cependant, les entreprises choisies sont celles dont l'activité suppose que leurs employés ont été les plus exposés à l'amiante. Parallèlement, les personnes victimes d'une affection liée à l'amiante peuvent également bénéficier de ce dispositif même sans avoir travaillé dans les entreprises listées.

Ainsi, lorsqu'un établissement demande à figurer sur la liste, son dossier est instruit par la direction des relations du travail. Cet examen nécessite de connaître l'historique de l'activité de cette entreprise. Nous transmettons donc la demande à la direction départementale et aux services déconcentrés des CRAM. Cependant, nous nous heurtons à une énorme difficulté. Il n'existe pas en France d'Étatcivil des entreprises. Il est donc extrêmement ardu de retracer l'activité passée d'une société qui a souvent changé de nom et d'adresse. Même les entreprises les plus stables ont une activité qui évolue constamment.

Nous sommes donc confrontés à une double difficulté : l'instruction des dossiers, qui donne souvent lieu à des rectificatifs pour cause d'inexactitude dans les dates ou les adresses, et la définition du partage entre les activités de flocage, calorifugeage, etc. et les autres. C'est pourquoi les agents de la DRT éprouvent parfois un sentiment de profonde injustice. Ainsi, en appliquant strictement les textes, un établissement dont un salarié a été exposé à l'amiante ne bénéficie pas pour autant de la cessation anticipée, d'une part, parce que son activité n'est pas définie par la loi, et, d'autre part, parce que cette personne n'est pas atteinte d'une affection liée à l'amiante. Tout fonctionnaire en charge de ce dossier a donc conscience qu'humainement et en termes de justice et d'équité, des problèmes subsistent. Ils sont directement liés à l'économie même du système auquel il faut ajouter l'absence d'historique et d'Étatcivil des entreprises.

M. Roland Muzeau - Je souhaitais également poser cette question. Je suis donc satisfait qu'elle apparaisse dans le travail préparatoire des rapporteurs. Cependant, comme un certain nombre de mes collègues, je connais des exemples d'entreprises dont les activités étaient exactement identiques mais qui ne sont pas toutes inscrites sur la liste. Je pense notamment aux fonderies où l'utilisation de l'amiante est avérée et d'une évidence incontestable. Or certaines sont incluses dans le dispositif et d'autres ont reçu une notification de refus. Un sentiment d'immense injustice et une totale incompréhension voient le jour. De plus, un avis commence à être partagé : les refus sont aussi nombreux car il a d'ores et déjà été décidé de limiter les sommes consacrées au FCAATA. Les questions financières jouent en effet un rôle incontestable et l'on pourrait croire qu'elles priment sur la réalité des situations vécues par les salariés. De nombreux exemples nourrissent ce sentiment.

M. Gérard Larcher - Le passé n'est pas exempt de dérives. L'affaire Moulinex en est un parfait exemple. En 2004, j'ai fixé une doctrine dont les limites m'ont conduit à commander un rapport à l'IGAS afin de comparer la situation actuelle et celle des années passées. Les entreprises de l'amiante ont été au coeur du processus. Lorsque nous sommes obligés de refuser l'inscription de certaines sociétés pour des questions juridiques, nous prenons pleinement conscience de l'injustice qu'a représentée Moulinex. Ces propos ne visent pas à mettre qui que ce soit en cause. C'est pourquoi j'ai fixé une doctrine en 2004 et demandé d'en vérifier les principes.

Quant à la volonté de limiter l'enveloppe, je peux vous garantir que je n'ai jamais subi de pressions sur ce sujet en tant que ministre délégué. Les salariés, les industriels ou les parlementaires m'interpellent, comme il est de leur devoir. Il s'agit de la mission première de la représentation politique législative, exécutive ou locale. Mon objectif est de créer un dispositif aussi équilibré que possible.

M. Jean-Denis Combrexelle - Nous sommes confrontés à un problème d'équité et de justice. Il fallait donc que l'ensemble des personnes intervenant sur ce champ ait conscience de la ligne adoptée par les pouvoirs publics. Pour ce faire, nous avions deux soucis. Nous devions développer la transparence de la procédure. C'est pourquoi une circulaire a été signée en 2004. Parallèlement, nous devions clarifier le fonctionnement du fonds. Cette précision connaîtra son aboutissement avec le rapport de l'IGAS.

M. Gérard Dériot, rapporteur - La faiblesse des moyens de l'inspection du travail a été souvent évoquée lors de nos auditions. Elle rend très difficile en particulier le contrôle des chantiers de désamiantage qui représentent aujourd'hui un véritable danger pour les salariés. Partagez-vous ce diagnostic ? Un renforcement des moyens de l'inspection du travail est-il envisagé à moyen terme ?

Par ailleurs, l'indépendance des médecins du travail vis-à-vis des employeurs a souvent été mise en cause. Ils n'auraient pas suffisamment alerté les salariés sur les dangers de l'amiante. Considérez-vous que ces critiques sont fondées ? Dans l'affirmative, quelles réformes statutaires pourraient-elles être envisagées s'il paraissait être nécessaire de garantir cette indépendance ?

M. Gérard Larcher - J'avais demandé à Jean Bessière, directeur de l'Institut national du travail, d'engager une réflexion sur l'inspection du travail. Son rapport a donné lieu à des consultations tout au long du printemps, tant vis-à-vis des partenaires sociaux que du corps de l'inspection pris collectivement et individuellement puisque chacun avait la possibilité, dans le respect de l'anonymat, de répondre à notre questionnaire. J'ai confié à Jean Bessière le soin de synthétiser ces informations. Très bientôt, j'irai à l'Institut national du travail pour remettre leur carte aux inspecteurs. Deux problèmes subsistent : la question du nombre et de la carrière et la question de la technicité. La France dispose d'une inspection généraliste à la différence d'autres pays. Nous pensons qu'elle doit conserver ce caractère. Cependant, il est indispensable de recourir aux compétences de spécialistes et donc de créer des centres ressources. C'est pourquoi nous mettons en place, dès cette année, sept cellules régionales. Elles ont ensuite vocation à être implantées sur tout le territoire. J'ai donc émis une demande de financement dans le cadre du budget 2006. Nous emploierons des spécialistes de toutes natures.

Concernant le problème du nombre, sachez que moins de la moitié d'une promotion de l'inspection choisit cette voie. En effet, depuis 25 ans, nous privilégions les politiques d'emploi aux politiques du travail. Les étudiants ont donc une carrière plus assurée dans le cycle emploi. Nous devons donc revaloriser la fonction travail au travers de l'État en respectant les principes de l'OIT qui prévoient l'indépendance des inspecteurs et des contrôleurs et doivent déterminer les axes prioritaires de leurs missions. Nous nous attelons cette année à cette tâche. Doubler le volume des promotions est inutile puisque seule la moitié choisit cette branche.

Enfin, nous devons plaider pour des moyens supplémentaires, y compris dans le redéploiement de l'inspection. La lutte contre le travail illégal nécessite également des agents sur le terrain. Ils doivent être respectés car ils sont chargés d'exprimer l'ordre public social. Nous devons donc faire en sorte que l'inspection dispose de la technicité nécessaire et soit en nombre suffisant. J'ai encore besoin de 30 postes l'an prochain pour créer le même nombre de cellules régionales en fonction des priorités. Cependant, j'ai surtout besoin d'inspecteurs et de contrôleurs demeurant dans cette branche. Nous devons donc valoriser le déroulement de leur carrière professionnelle en leur offrant les mêmes opportunités de devenir directeur adjoint ou directeur. Je suis très préoccupé par cette question qui me paraît primordiale.

Le médecin du travail est un salarié particulièrement protégé. Nous nous sommes engagés dans une application effective de la réforme des structures de la médecine du travail. Je ne crois qu'il faille envisager de nouvelles mesures. J'ai eu l'occasion de redire, il y a deux jours, que nous serions vigilants quant au respect de l'indépendance et de la déontologie de ces professionnels. La moindre dérive sera impitoyablement sanctionnée. Je crois honnêtement qu'il faut laisser la réforme se dérouler. Elle sera évaluée dans moins de deux ans et pourra faire l'objet d'un débat au sein de la commission des affaires sociales.

Mme Marie-Christine Blandin - Monsieur le ministre, vos critères commencent à être entendus. Les quelques salariés d'Alstom que vous avez « repêchés » savent désormais qu'il ne s'agit pas d'une gestion opportuniste. Quant aux employés de Metaleurop, ils sont furieux de ne pas faire partie du dispositif mais connaissent les raisons de votre refus.

M. Gérard Larcher - La plombémie touche plus durement les salariés de Metaleurop. Je continue de suivre la réindustrialisation du site.

Mme Marie-Christine Blandin - Suite aux auditions que nous avons réalisées, je souhaitais vous alerter sur les déchets, et en particulier le démontage de l'Eternit fibrociment par des entreprises artisanales non homologuées. En effet, la France a intégré la directive européenne pour le déflocage mais pas encore pour le démontage. Or, nous voyons de nombreux salariés travailler avec une scie circulaire et s'injecter des milliers de fibres dans les poumons. Ils représentent les malades de demain. Nous devons donc nous intéresser à cette directive.

Je souhaitais également vous alerter sur la mise en décharge ou la conversion en lave de type « INERTAM ». Les personnes que nous avons auditionnées ne cachent pas que le coût élevé de ces opérations conduit certains camions à perdre des sacs. La traçabilité des déchets devra donc être mise en oeuvre. Par ailleurs, j'aimerais vous suggérer de prendre en compte la mémoire des salariés qui ont travaillé l'amiante. Les ouvriers d'Alstom, par exemple, nous ont indiqué avoir fabriqué des chaudières pulsant de l'air chaud dans les églises ou les salles de sport. 5.000 d'entre elles sont encore installées. La mémoire des salariés est primordiale et nous devons l'écouter.

Vous m'avez, ainsi que mes collègues je l'espère, complètement épatée. Je n'ai pas une virgule à changer dans vos propos. Vous avez même cité les substances qui sont actuellement au coeur de nos préoccupations. Vos déclarations sur REACH, la santé au travail et la création d'une agence nous encouragent. Si vous avez exprimé la position de la France, nous sommes satisfaits. Cependant, ce sont des paroles et nous serons attentifs aux faits.

J'aimerais également attirer votre attention sur la démission récente du directeur de l'AFSSE. Il a écrit un article dans la presse pour en expliquer les raisons et pointait le fait qu'une expertise hiérarchiquement dépendante de ceux qui sont sous la pression des lobbies ne peut pas fonctionner. Il donnait également des recettes pour l'indépendance des chercheurs dans une agence. Ses propositions m'ont paru intéressantes en matière de santé au travail.

Enfin, lorsque l'on a un ministre tourné vers la santé au travail, il serait idiot de ne pas en profiter. Nous réfléchissons actuellement à la protection des lanceurs d'alerte. En Grande-Bretagne, la loi protège les salariés dénonçant la dangerosité d'un produit dans une entreprise. Ils ne peuvent être licenciés mais sont évidemment sanctionnés s'ils lancent une fausse alerte. Peut-être devrions-nous réfléchir à une loi similaire.

Merci pour votre intervention.

M. Gérard Larcher - Le décret relatif à l'Eternit devrait être transposé d'ici la fin de l'année. Je suis très concerné par cette question car la fabrication de ce produit avait lieu dans les Yvelines.

Par ailleurs, le dispositif relatif à l'évaluation du comité scientifique et à l'intégration des partenaires sociaux me semble être un élément garantissant l'indépendance de l'agence. Cependant, je ne souhaite pas évoquer les rapports personnels ayant existé au sein de l'AFSSE. Cette mission n'est pas le lieu adéquat pour commenter les résultats d'une agence qui, jusqu'ici, ne faisait pas partie du ministère du travail.

Enfin, vous avez raison de vouloir vous appuyer sur les faits. Je pense que le conseil scientifique et la surveillance des expertises indépendantes, notamment, sont des éléments essentiels. Le ministère du travail doit protéger l'agence. Je vous rappelle que nous fêterons le centenaire de notre institution l'an prochain. Or nous avons toujours privilégié les mêmes principes, dans le respect de l'égalité entre employeurs et salariés et quels que soient les gouvernements. Ils sont inscrits dans les gènes du ministère.

M. Roland Muzeau - J'ai été attentif à votre propos introductif que j'ai trouvé très intéressant. Cependant, j'espère que vous n'aurez pas été trop audacieux. Il faut en effet que vos intentions soient suivies d'effets. Votre exposé sera pleinement exploité. Je vous adresse donc mes encouragements.

La réforme de l'assurance maladie avait prévu des négociations sur la gouvernance de la branche AT-MP et la tarification. Elles sont, à ma connaissance, au point mort. Comment comptez-vous les relancer et dans quels délais ?

Concernant les problèmes récurrents de sous-déclaration et de sous-reconnaissance des maladies professionnelles, quelle action volontariste envisagez-vous ? D'après nos informations, la commission chargée d'évaluer le montant de la contribution de la branche AT-MP à l'assurance maladie n'a pas auditionné les organisations syndicales. Pour quelles raisons ? Comptez-vous le faire ?

Par ailleurs, je vous ai adressé un courrier le 11 mai dernier concernant un document édité par la société Arkema qui cherche à maîtriser ses dépenses d'indemnisation des maladies professionnelles qu'elle qualifie d'exorbitantes et de dangereuses. Ce véritable manuel s'appuie probablement sur des possibilités légales. Cependant, il est scandaleux sur le plan moral. Le directeur des ressources humaines d'Arkema m'a dernièrement écrit. Il m'indique que je n'ai pas correctement compris le document et continue d'énoncer un mensonge éhonté : l'entreprise ne conteste pas le bien-fondé des demandes de reconnaissance de préjudice ; ses actions ne sauraient empêcher les procédures engagées par les salariés. Pourtant, il est écrit exactement le contraire dans le rapport. J'estime donc que votre ministère est interpellé. Si ce type de documents, largement critiquable au plan éthique et moral, se déploie, ce serait extrêmement préoccupant. Or, selon nos informations, certains grands groupes ont déjà engagé des démarches similaires.

Enfin, pourriez-vous nous indiquer le nom de la personne chargée à l'IGAS du rapport sur le FCAATA ?

M. Gérard Larcher - Concernant la réforme AT-MP, Xavier Bertrand et moi-même avons saisi les partenaires sociaux pour les rappeler à leurs obligations, prévues par la loi du 13 août 2004. Cette dernière dispose qu'ils devront conclure leurs négociations dans un délai d'un an à compter de cette date. Reconnaissant la difficulté de cette démarche, j'ai mis à leur disposition une mission d'appui de l'IGAS dirigée par M. Bras. Celui-ci a été présenté à tous les acteurs concernés lors de la dernière réunion de la commission supérieure. La branche AT-MP n'obtiendra de résultats qu'en devenant un levier de la prévention. Elle devrait également nous permettre d'améliorer le processus de répartition entre branche maladie et branche AT-MP. Cependant, comme l'avaient indiqué le professeur Furon et le docteur Amoudru, ancien médecin-chef des Charbonnages de France, certaines maladies sont dues au travail, d'autres aux modes de vie. La difficulté est de dénouer les facteurs polypathologiques conduisant parfois à une pathologie unique.

La sous-déclaration est une question importante. Une commission est chargée d'étudier cette question. Le véritable défi consiste à convaincre les entreprises du caractère compétitif de la sécurité au travail. Notre démarche s'inscrit dans cet esprit.

Le rapport de l'IGAS sur la cessation anticipée est dirigé par M. Roy.

Nous vous transmettrons notre réponse concernant Arkema aussitôt que possible. Cependant, sachez que le directeur des ressources humaines vous a écrit car nous l'avons saisi. Ces procédures sont parfois longues.

Monsieur le président, messieurs les rapporteurs, j'espère ne pas avoir été trop long. Nous restons naturellement à votre disposition pour de plus amples informations.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci monsieur le ministre pour cet exposé très complet.

Audition de M. Christophe BLANCHARD-DIGNAC,
ancien directeur du budget au ministère de l'économie, des finances et de l'industrie
(29 juin 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Monsieur Blanchard-Dignac, merci d'avoir accepté cette audition devant la mission d'information sur l'amiante. Nous n'avons pas pour objectif de mettre quiconque en accusation. Compte tenu de vos fonctions antérieures, nous avons souhaité recueillir votre opinion sur ce sujet complexe qui est une véritable catastrophe sur le plan sanitaire. Nous souhaitons en particulier comprendre comment ce sujet a été pris en compte par le gouvernement à cette époque. Nous avons réalisé une cinquantaine d'auditions et avons fait le tour de la question mais votre expérience nous intéresse. Vos propos seront retranscrits par la mission mais vous pouvez vous exprimer à huis clos si vous le souhaitez. Nous écouterons votre exposé liminaire et M. Dériot, le rapporteur de la mission, vous posera des questions.

M. Christophe Blanchard-Dignac - J'étais directeur du budget de juin 1995 à octobre 2000. Nous étions, à cette époque, à quelques années de l'échéance de l'euro. Notre objectif était de qualifier la France pour l'euro et de satisfaire aux critères de Maastricht. Le déficit national est ainsi passé de 6 % à 3 % du PIB en trois années. L'essentiel de mes efforts portait sur cet objectif mais cela ne signifie pas que je n'étais pas au courant des dossiers importants sur le plan social. J'avais la chance d'avoir un adjoint compétent sur ces sujets. Les informations dont je dispose proviennent de comptes rendus que j'ai lus mais je n'ai personnellement participé à aucune réunion sur l'amiante pendant mes fonctions. Le dispositif aujourd'hui en vigueur s'est mis en place à cette époque. L'amiante a été effectivement interdit en 1997. Les dispositifs de prévention systématiques, les dispositifs d'indemnisation pour les victimes de l'amiante et les préretraites ont été mis en oeuvre dans la même période.

En tant que directeur du budget, j'ai plus particulièrement suivi le dossier du désamiantage de Jussieu. Tous ces sujets relatifs à l'amiante ont eu une implication budgétaire. Les fonds sociaux étaient traités à travers la nouvelle loi de financement de la sécurité sociale qui venait d'être mise en place. En revanche, le dossier de Jussieu était un dossier budgétaire. A ma connaissance, l'argent n'a jamais été le problème. Le gouvernement souhaitait disposer d'un dispositif permettant de réglementer le sujet. Une fois que les conséquences de l'amiante ont été identifiées et que le désamiantage a été décidé, la question était de savoir comment et qui allait payer mais pas s'il fallait le faire. Le dossier de Jussieu est aujourd'hui dans une situation difficile. Il s'agit d'un campus immense de 460.000 m 2 . 60.000 étudiants et 8.000 chercheurs, enseignants-chercheurs, personnels techniques et administratifs y travaillent. Le parti pris initial, sur lequel la direction du budget n'a pas eu à se prononcer, était d'effectuer le désamiantage en site occupé. L'objectif était de gagner du temps. Il fallait, pour être en accord avec la réglementation, désamianter le site en trois ans. Le désamiantage en site occupé qui permettait de ne pas perturber le personnel était justifié par la volonté de faire adhérer le personnel au projet.

Le pilotage du projet laissait à désirer, peut-être parce que le dossier était très difficile à piloter. Nous avons constaté une insuffisance de pilotage du côté du ministère concerné, l'absence d'une programmation financière et technique claire. Qui devait déménager ? Où ? Quand ? Que faire des locaux rénovés ?... L'établissement public qui a été mis en place a dû apprendre un nouveau métier. A force de vouloir respecter les souhaits des uns et des autres, nous n'avons pu imposer des priorités. Ainsi, il a fallu accepter que les laboratoires lourds ne déménagent qu'en une seule fois, que les laboratoires légers déménagent par blocs homogènes alors qu'ils étaient répartis sur le site, etc. La tâche des pilotes du projet n'a pas été facilitée.

Le projet s'est radicalement transformé en cours de route. Je n'ai vécu que le début de ce processus où nous sommes s passés d'un projet de désamiantage à un projet de rénovation des deux plus grandes universités scientifiques de France. La transformation a été à la fois subie et voulue. En effet, la mise aux normes de sécurité s'est imposée car, très vite, est apparu le fait que le problème était non seulement un problème d'amiante mais un problème de sécurité incendie. Cette situation a engendré une décision du tribunal administratif de Paris enjoignant le préfet de police de prendre les mesures nécessaires. En outre, dès le début 2005, des personnes morales ont été mises en examen pour mise en danger de la vie d'autrui. Cette rénovation a été mal articulée avec le projet U3M et, aujourd'hui, le projet de désamiantage est constitué de plusieurs projets en un seul. Le désamiantage n'est qu'un élément de ce projet. Les conséquences de la situation actuelle, qui m'ont été communiquées par Bercy, sont un décalage des délais. Quand j'ai quitté mes fonctions, le désamiantage devait être achevé en 2005. Aujourd'hui, il n'est pas certain que le désamiantage puisse être terminé avant l'échéance réglementaire. Il est probable qu'à fin 2007, Jussieu hébergera toujours des personnes qui seront exposées au risque amiante. Nous pouvons d'ailleurs nous interroger sur les raisons pour lesquelles les 12.000 m 2 utilisés pour la bibliothèque universitaire de Tolbiac ne l'ont pas été pour accélérer les déménagements des sites amiantés. Le projet sera vraisemblablement achevé dans sept ou huit ans. Ce décalage dans le temps a pour conséquence une augmentation des coûts. Ce projet n'a pas fait l'objet de contrainte financière au départ et cela a été un handicap. Dans un contexte où l'État a connu le drame de l'indemnisation des victimes de la transfusion et quelques accidents dans lesquels sa responsabilité a été recherchée, le drame de Furiani par exemple, les administrations d'État se montrent d'une grande prudence. Par conséquent, l'argent n'a pas représenté un frein. Les sommes nécessaires ont été inscrites sur une ligne budgétaire spécifique pour le désamiantage. Le projet de restructuration a été financé par les contrats de plan État-Ile-de-France. Cette absence de contrainte financière a peut-être été un handicap dans le traitement du projet. En 2001, l'enveloppe nécessaire au projet de Jussieu aurait été arbitrée autour de 900 millions d'euros. Aujourd'hui, nous nous attendons à plusieurs centaines de millions d'euros de dépassement. Sur ce dossier de désamiantage, la priorité absolue était d'aller le plus vite possible. Or, le parti pris initial s'est avéré ne pas être le bon et le projet s'est éternisé. Aujourd'hui, le désamiantage n'est pas achevé alors qu'il aurait dû l'être initialement en 1999.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Merci monsieur le directeur pour les informations que vous venez de nous fournir. A votre connaissance, le ministère de l'économie, des finances et de l'industrie était-il été représenté au sein du comité permanent de l'amiante (CPA) qui rassemblait des administrations et des industriels utilisant l'amiante ? Dans l'affirmative, au niveau de quelle direction le ministère était-il représenté ? Estimez-vous que le lobby de l'amiante était influent au sein du ministère ? A-t-il réussi à s'y faire entendre pour retarder l'interdiction d'utilisation de cette fibre ?

M. Christophe Blanchard-Dignac - Je suis navré de ne pas pouvoir répondre à votre question mais je ne le sais pas. En préparant cette audition, j'ai retrouvé quelques comptes rendus de réunions interministérielles. Je suis arrivé au ministère au moment où deux gouvernements successifs ont décidé d'interdire l'amiante et d'engager la réparation.

J'ai le souvenir d'une réunion interministérielle qui s'est tenue juste avant la publication du décret d'interdiction au cours de laquelle avait été évoquée la demande d'autres pays concernant l'amiante-ciment et les automobiles d'occasion. Le cabinet du Premier ministre avait balayé cette demande d'un revers de main. La prise de conscience des pouvoirs publics était claire. Il n'y a pas eu de combat d'arrière-garde des lobbies car le risque était avéré. Les décideurs considéraient, à juste titre, que nous avions agi avec beaucoup de retard sur ce sujet. La question était de savoir qui allait payer. Les discussions entre les services de Mme Aubry et ceux de M. Strauss-Kahn ne portaient que sur la répartition des coûts entre la sécurité sociale et le budget de l'État.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Il devrait y avoir une trace de ces discussions interministérielles. Il nous serait utile d'en avoir connaissance afin de comprendre comment la situation a été envisagée à l'époque.

M. Christophe Blanchard-Dignac - En la matière, j'ai connaissance d'une communication en Conseil des ministres fin 1995 et d'une série de mesures prises en 1996. Un rapport, fruit d'un travail collectif, a été élaboré par l'INSERM en 1997. Suite au changement de gouvernement, la ministre a fait une déclaration et un plan d'actions a été déterminé. Tout au long de cette période, de très nombreuses réunions interministérielles se sont tenues. Les questions étaient de savoir qui allait payer, comment et quelles mesures inscrire dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale. Avec le drame des victimes de la transfusion et la création, en 1991, du Fonds d'indemnisation des transfusés et hémophiles (FITH), l'administration avait appris qu'il fallait aller vite sur ces sujets quand la décision était prise. C'est la consigne que nous avions de la part des ministres. L'absence de contrainte financière a peut-être conduit à agir sans toutes les précautions d'organisation nécessaires. En voulant aller vite, nous sommes allés plus lentement que nous ne l'aurions fait si nous avions pris le temps de réfléchir. A cette époque, aucun service ne pouvait se permettre de refuser quoi que soit dès lors qu'il était question de sécurité, de prévention ou de réparation.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint - Je suis étonné qu'il n'y ait pas eu de choix entre le désamiantage en l'Étatet le déménagement des personnels et étudiants.

M. Christophe Blanchard-Dignac - L'avis de la direction du budget n'a pas été sollicité. Les raisons invoquées étaient que les travaux iraient plus vite dans un site occupé et que cette option éviterait de braquer les personnels. Ce site, immense et prestigieux, est très imbriqué. Nous savons aujourd'hui que c'était une erreur et qu'il aurait fallu le déménager. Nous aurions perdu du temps au départ mais nous en aurions gagné par la suite. Il aurait surtout fallu se doter d'une ligne claire et d'un bras séculier capable de la faire appliquer. Les personnes en charge du projet n'avaient pas les moyens en termes d'autorité pour imposer ce qu'il aurait fallu faire. Aujourd'hui, il reste des personnels dans des bâtiments amiantés et la pression judiciaire s'accroît. Je rappelle que la direction du budget n'a été consultée que pour payer.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Vous avez évoqué la bibliothèque de Tolbiac qui aurait pu être utilisée pour déménager une partie de Jussieu. Les universitaires n'ont pas souhaité y aller.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Y a-t-il d'autres questions ?

Mme Catherine Procaccia - Avec le recul, pensez-vous que vous auriez pu avoir une influence sur ces procédures ?

M. Christophe Blanchard-Dignac - Si la dangerosité de l'amiante était connue depuis longtemps, peu de personnes avaient l'expérience du traitement des bâtiments. La Commission européenne a, elle aussi, eu à traiter ce sujet et a très largement dépassé les budgets prévus. La direction du budget se mêle de nombreux sujets mais sa compétence est essentiellement de préparer le projet de loi de finances. J'ignore si nous aurions pu avoir une opinion éclairée.

Nous étions représentés au conseil d'administration de l'Établissement public de Jussieu. Face à la tournure que prenaient les événements, mon adjoint avait proposé au ministre que nous nous retirions de cette instance car nous ne pouvions faire notre travail. Notre mission n'est pas de définir la meilleure solution technique mais de nous assurer que la consommation du budget était respectée une fois l'enveloppe financière définie. En l'espèce, il n'existait pas d'enveloppe et nous ne pouvions faire notre travail. Quoi qu'il en soit, je ne suis pas certain que notre sentiment aurait été pris en compte. Face à des sujets de cette gravité, les problèmes ne sont pas d'ordre budgétaire. Nous étions simplement consultés pour savoir comment répartir les factures entre l'État et la sécurité sociale. En ce qui concerne les fonds d'indemnisation, la ligne budgétaire pour Jussieu n'a jamais manqué d'argent. En outre, une partie de l'enveloppe que j'ai évoquée vient du contrat de plan État-Ile-de-France.

Une entreprise privée n'est pas à l'abri de ce type de dérive. Cependant les techniques de l'audit, la cartographie des risques, les comptes qui doivent être rendus à l'administration et aux commissaires aux comptes et les rapports obligatoires que la loi institue sont des moyens de réagir plus vite sur un certain nombre de sujets que ne le permet l'organisation administrative. Un président d'entreprise est mandataire social. Il est responsable pénalement. Dès qu'il est informé d'un problème de sécurité, sa réaction est immédiate et le contrôleur de gestion n'est pas sollicité pour savoir ce qu'il convient de faire.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Vous a-t-on demandé d'évaluer le coût du dossier amiante ?

M. Christophe Blanchard-Dignac - Je n'ai pas eu connaissance de ce sujet. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas eu de travaux de la direction du budget avant que je sois nommé directeur. Des chiffrages ont été faits lors de la mise en place des fonds d'indemnisation. Ces chiffrages ont été réalisés par la direction de la sécurité sociale. Elle a estimé ce que pourrait représenter le FIVA en se fondant sur le nombre de décès constatés sur la période écoulée, sur le nombre de dossiers susceptibles d'être traités malgré la suspension des prescriptions et sur une projection dans l'avenir. En effet, les conséquences de l'amiante mettent beaucoup de temps à se manifester. Les chiffrages dont j'ai eu connaissance récemment en regardant les dossiers émanaient de la direction de la sécurité sociale qui était le pilote du projet de loi de financement de la sécurité sociale. Une fois que la réaction, malheureusement tardive, a eu lieu et que les décisions ont été prises, l'argent n'a plus été le problème. Le fonds d'indemnisation a été institué pour des raisons financières. En effet, une grande inégalité dans le traitement des dossiers étaient constatée dans les décisions de justice. L'avantage d'instituer un fonds d'indemnisation sous la forme d'un établissement public était d'établir un barème pour une indemnisation homogène et rapide. A ma connaissance, 15 ou 16.000 dossiers ont été présentés. Le coût des deux dispositifs, préretraites et fonds d'indemnisation, s'élève à environ 600 ou 700 millions d'euros par an. Ce montant paraît important mais il est à rapporter à l'ensemble des dépenses publiques. Ces réparations vont s'étaler sur vingt ans.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - En l'absence d'autres questions, il me reste à vous remercier monsieur le directeur.

Audition de M. Pascal CLÉMENT,
ministre de la justice, garde des Sceaux
(29 juin 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous sommes heureux de vous accueillir, monsieur le ministre. Je vous donne immédiatement la parole.

M. Pascal Clément - Je partage l'émotion des victimes de la contamination par l'amiante. Le gouvernement est déterminé à mettre en oeuvre les solutions adaptées aux niveaux humain, économique et social. Les dégâts humains occasionnés par l'amiante sont considérables. Malgré l'ancienneté de la mise en évidence des risques par les milieux scientifiques, l'amiante n'a été interdit en France qu'à compter du 1 er janvier 1997. Je sais l'attachement que le Parlement porte à ces questions. L'attente des victimes est grande. Les pouvoirs publics ont créé un système d'indemnisation qui repose à la fois sur la création d'un fonds d'indemnisation et la reconnaissance des responsabilités civiles, administratives et pénales. Ce dispositif est respectueux des victimes mais il est complexe et peut nuire à l'objectif d'une meilleure indemnisation des victimes. C'est pourquoi il convient de présenter les améliorations qui peuvent être apportées à ce dispositif d'indemnisation des victimes sans négliger la spécificité de la responsabilité pénale.

En matière d'indemnisation civile, compte tenu de l'importance du nombre de victimes, les pouvoirs publics ont décidé d'instaurer le fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA). Constitué sous la forme d'un établissement public administratif, le FIVA a pour objectif d'apporter une réparation matérielle immédiate aux victimes dans le cadre d'un processus non juridictionnel. Le bilan du FIVA est tout à fait positif puisque, dans 95 % des cas, les victimes acceptent l'indemnisation qui leur est proposée. Ce succès est relatif dans la mesure où, pour le législateur, la saisine du FIVA devait constituer la voie principale, voire exclusive pour la réparation. Or, la voie contentieuse est toujours très utilisée par les victimes qui réclament une majoration de leur rente. 7.000 dossiers sont en cours de traitement. La reconnaissance quasi automatique de la faute inexcusable de l'employeur par le juge permet à la victime, compte tenu du niveau des indemnisations prononcées par certaines juridictions, de se voir accorder une indemnisation supérieure à la réparation intégrale allouée par le FIVA. Ce dispositif d'indemnisation est certes protecteur des intérêts des victimes mais il est complexe.

Il m'apparaît nécessaire à l'avenir de rendre le processus d'indemnisation plus lisible. Deux principales difficultés doivent être rapidement réglées. En premier lieu, je voudrais évoquer les différentiels entre la réparation intégrale servie par le FIVA et les réparations accordées par les juridictions. En l'application du dispositif et de son interprétation par le Conseil constitutionnel, les victimes ont le choix de saisir le fonds, les juridictions, ou les deux. Il est évident que cette situation démultiplie les décisions et accroît les risques de divergence. En outre, comme toute indemnisation, celle des victimes de l'amiante repose sur un principe de réparation intégrale des préjudices. Dans l'appréciation de ceux-ci interviennent divers paramètres qui concourent à l'émergence de différences pouvant être importantes d'une victime à l'autre. Ces paramètres sont liés, par exemple, au taux d'incapacité de la victime, à son revenu ou encore à sa situation individuelle, notamment lorsqu'il s'agit de réparer les préjudices extrapatrimoniaux. En la matière, sauf à prévoir une indemnisation strictement administrative, je ne vois pas comment pourrait être écartées les différences de traitement sauf à remettre en question le rôle du juge. S'agissant des écarts entre la réparation intégrale assurée par le FIVA et les indemnisations allouées par les juridictions, je note que les écarts ont naturellement leur origine dans la dualité du système. En effet, si la victime choisit d'emprunter la voie juridictionnelle, elle a vocation à être indemnisée par une rente, une majoration de rente et par la réparation de ses préjudices extrapatrimoniaux. Si, en revanche, elle souhaite saisir directement le FIVA, elle obtient la réparation intégrale à savoir ce qui peut être obtenu devant le juge moins la majoration de rente. Inévitablement, cette différence de traitement conduit les victimes à solliciter le tribunal des affaires de sécurité sociale pour faire reconnaître la faute inexcusable de l'employeur et obtenir, en conséquence, la majoration de la rente. Afin d'éviter cette dualité de procédures, la Cour des comptes a proposé une revalorisation du budget du FIVA afin d'accroître les indemnisations allouées et offrir ainsi un niveau d'indemnisation qui soit de nature à ôter tout intérêt à la saisine des juridictions. Cette option est en cours de discussion entre les ministères concernés. Elle mérite certes l'attention, mais elle appelle forcément des nouveaux engagements financiers.

En l'état de notre dispositif, la contestation de l'indemnisation proposée par le FIVA est portée devant la cour d'appel du domicile de la victime. Cette procédure est simple et permet une accessibilité simplifiée à l'instance de recours. Toutefois, ce dispositif conduit inévitablement à des divergences de jurisprudence. Les victimes se trouvent ainsi traitées de manière inégalitaire. La Cour des comptes suggère la centralisation des procédures devant une seule cour d'appel. Il me semble prématuré de prendre une position Cette question fait l'objet de discussions interministérielles. Je considère, par ailleurs, que cette mesure ne peut être envisagée que dans le cadre d'une réforme globale répondant objectivement aux attentes des victimes. Soyez assurés de ma volonté d'apporter des réponses concrètes en concertation avec mes collègues du gouvernement. Au-delà de la question de l'indemnisation civile, se pose la question des enquêtes pénales en cours.

Il appartient aux juridictions saisies de se prononcer souverainement en application de la loi pénale. Du fait de l'exposition durable à l'amiante, peu de procédures pénales ont abouti à des condamnations. Sur les 17 informations judiciaires en cours ouvertes sous les chefs d'empoisonnements, d'homicides ou de blessures involontaires, deux ont été ouvertes en 1996, quatre en 1997, deux en 1998, une en 1999 et huit en 2000. La durée de ces informations judiciaires s'explique par les difficultés propres aux dossiers liés à l'amiante qui tiennent à l'ampleur des investigations policières, recherche des documents d'époque et des témoignages, et à la complexité des expertises médicales. Soyez assurés que je m'engage à ce que ces procédures puissent être menées à leurs termes dans des conditions satisfaisantes. Afin de parvenir à un traitement plus rapide et plus efficace, il a été décidé en 2004 de procéder à un regroupement des procédures au sein des pôles santé des TGI de Paris et Marseille. Cette mesure me paraît de nature à contribuer à la rapidité des procédures en permettant un traitement par des magistrats spécialisés. La loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice en fonction de l'évolution de la criminalité a permis un tel regroupement. Ces deux pôles disposent désormais d'une compétence concurrente à celle de toutes les juridictions métropolitaines et d'outre-mer dans le domaine de la santé publique, notamment environnementale. Ces pôles traitent en particulier les atteintes provenant de produits et substances auxquels l'homme est durablement exposé et qui sont réglementés en raison de leurs effets et de leur dangerosité. Les besoins matériels de renforcement des effectifs de magistrats et fonctionnaires nécessaires à la mise en place de ces deux pôles de santé ont fait l'objet d'une évaluation dès l'année 2003 à la suite de laquelle les postes ont été créés et pourvus. Je vous préciserai si vous le souhaitez l'état des moyens mis à disposition des pôles. La décision de regroupement se traduit par la circulaire adressée le 12 mai 2005 par la DACG au procureur général. Il leur est demandé de prendre les réquisitions nécessaires au transfert vers les pôles de santé publique compétents de l'ensemble des procédures concernant les expositions à l'amiante. Les deux juridictions spécialisées sont donc parfaitement en mesure de mener des enquêtes, d'ouvrir des dossiers d'information ou de recueillir les dossiers les plus complexes sur dessaisissement d'autres tribunaux. Comme vous le voyez, la question de la réparation pénale et de l'indemnisation des victimes de l'amiante est un sujet complexe. Il fait l'objet d'un traitement spécifique de l'autorité judiciaire. J'attache un grand intérêt à ce que ce traitement ne souffre d'aucun retard. Telles sont les observations générales que je tenais à formuler devant la représentation nationale. Je vous remercie.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation et à l'ensemble des questions que nous vous avions fait parvenir. Outre la cour d'appel unique proposée par la Cour des comptes, vous semble-t-il que d'autres mesures pourraient être envisagées pour homogénéiser les décisions des tribunaux ? Le législateur ou le pouvoir réglementaire peuvent-ils définir, par exemple, un barème d'indemnisation opposable aux tribunaux ou cela porterait-il atteinte au principe d'appréciation souveraine par les magistrats du montant de l'indemnisation ? Par ailleurs, en mars 2004, le Conseil d'État a condamné l'État pour sa carence à prendre les mesures de prévention nécessaires en matière d'amiante. Cette jurisprudence risque-t-elle d'entraîner de multiples condamnations de l'État sur le terrain de la responsabilité administrative et peut-elle conduire les juridictions civiles à minorer la responsabilité des employeurs qui font actuellement l'objet de condamnations fréquentes pour faute inexcusable ? Les associations des victimes de l'amiante reprochent souvent à la « loi Fauchon » de faire obstacle à la mise en cause pénale des responsables de la contamination, notamment parce qu'elle exige qu'une faute caractérisée soit constituée pour engager la responsabilité des auteurs indirects des dommages. Considérez-vous que ces critiques sont fondées et, dans l'affirmative, quelles modifications peut-on envisager ?

M. Pascal Clément - En ce qui concerne l'harmonisation, aucun principe constitutionnel n'interdit de fixer un barème par voie législative à partir du moment où ce barème peut être librement discuté par les parties. La justice doit être individualisée. La réparation objective et proportionnelle des dommages est laissée à l'appréciation du juge. Néanmoins, l'harmonisation à partir d'un barème qui ne soit pas automatique est envisageable. Le Conseil d'État a condamné l'État à indemniser les victimes de l'amiante sur le fondement de la faute pour carence de l'action de l'État dans le domaine de la prévention des risques liés à l'exposition professionnelle. Il est prématuré de procéder à une évaluation de l'impact de cette jurisprudence. Il ne semble pas que les arrêts du Conseil d'État aient engendré un accroissement caractérisé des contentieux. S'agissant de l'articulation entre les jurisprudences administratives et judiciaires, la Cour de cassation continue de reconnaître la responsabilité de l'employeur mis en cause. A charge, pour celui-ci, de se retourner contre qui de droit.

Il n'apparaît pas opportun de modifier la « loi Fauchon » qui a précisé les contours de la responsabilité pénale. Cependant, des difficultés spécifiques à certains dossiers de santé publique peuvent apparaître. L'ancienneté des faits, l'évolution des connaissances scientifiques, l'établissement de la preuve et du lien de causalité supposent l'existence d'une faute qualifiée. Les décisions de non-lieu ont fait application des dispositions de la « loi Fauchon ». La Cour de cassation est saisie actuellement d'un pourvoi formé à l'encontre d'un tel arrêt rendu par la chambre d'instruction de la cour d'appel de Douai. Evidemment, nous serons tous davantage informés sur cette question à la suite de cette décision qui sera sans doute considérée comme une décision de principe.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Quels sont les bénéfices attendus de la mesure prise en faveur des pôles de santé à Paris et Marseille ? Certaines victimes et leurs avocats considèrent que les moyens mis à la disposition de ces deux pôles sont insuffisants pour qu'ils assument correctement leurs missions. Partagez-vous ce diagnostic ? Un renforcement des moyens à la disposition de ces pôles est-il envisagé ?

M. Pascal Clément - J'ai dit dans mon exposé liminaire qu'il fallait créer ces pôles de santé pour permettre un traitement plus rapide des procédures par des magistrats spécialisés afin d'harmoniser les décisions. Il existe un écart entre Paris et Marseille. Actuellement, six magistrats du parquet, trois juges d'instruction et quatre assistants spécialisés sont en charge des quinze procédures en cours dans le pôle de Paris. J'estime que nous ne pouvons pas nous plaindre des moyens alloués. Le pôle de Marseille monte en puissance. Pour le moment, une procédure lui a été transmise. Aujourd'hui, ce pôle compte un magistrat spécialisé et deux assistants vont renforcer cette structure à partir du 1 er septembre 2005. L'incidence du regroupement des procédures concernant l'exposition à l'amiante fera l'objet d'une évaluation attentive.

M. Roland Muzeau - Monsieur le ministre, je souhaiterais connaître votre avis sur le fait qu'il y ait aussi peu de plaintes qui aboutissent à la mise en cause des responsables.

Depuis la modification du code de procédure pénale, le garde des Sceaux peut donner des instructions aux procureurs généraux. Vous servez-vous de ce pouvoir ? La politique pénale de santé est-elle une de vos préoccupations ? Je vous pose cette dernière question car, dans nos auditions, il a été évoqué le peu d'empressement des gardes des sceaux successifs à intervenir pour que ces dossiers avancent.

M. Pascal Clément - Le principe de la « loi Fauchon » exonère de responsabilités sauf dans les cas très particuliers de faute caractérisée. Elle a pour objet de faire en sorte que l'exonération de responsabilité soit la règle. En effet, la difficulté et la complexité de certains dossiers de santé publique les rendent difficiles à juger. Quant aux nouveaux pouvoirs du garde des Sceaux, une circulaire que je suis en train d'élaborer impose que ces dossiers soient jugés par les deux pôles de santé que j'ai évoqués.

Il y a actuellement 27 procédures en cours après réquisitoires introductifs du procureur et il existe une possibilité de déposer directement une plainte avec constitution de partie civile.

Mme Sylvie Desmarescaux - J'attends avec impatience la décision de la Cour de cassation.

M. Pascal Clément - Cette décision est en effet très attendue.

Mme Marie-Christine Blandin - J'ai discuté avec des victimes de l'amiante. Certes, ces victimes attendent des réparations mais elles attendent aussi qu'un coupable soit désigné.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Les victimes évoquent, en effet, le besoin de faire leur deuil. Pour ce faire, elles souhaitent qu'un coupable soit désigné.

M. Pascal Clément - L'essentiel dans ces dossiers me semble être l'indemnisation. Elle n'est pas symbolique.

Audition de M. Xavier BERTRAND,
ministre de la santé et des solidarités
(29 juin 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Monsieur le ministre, je vous remercie d'avoir accepté cette audition de la mission dont vous connaissez les contours. Votre responsabilité de ministre nous amène aujourd'hui à vous poser un certain nombre de questions que nos rapporteurs, Gérard Dériot et Jean-Pierre Godefroy, ont préparées.

M. Xavier Bertrand - Monsieur le président, messieurs les rapporteurs, mesdames et messieurs les sénateurs, je voudrais commencer par un propos qui ne sera pas exhaustif mais aura pour vocation de répondre à certains de vos interrogations. Il n'est pas possible de parler de l'amiante sans évoquer l'ampleur du drame sanitaire que représente l'amiante et qui dépasse largement le cadre national. En effet, aujourd'hui, 100.000 personnes décèdent chaque année dans le monde des conséquences de l'amiante. Je commencerai mon propos en vous parlant des chantiers déjà réalisés sur ce sujet ainsi que de ceux qui sont en discussion et que nous serons amenés à poursuivre ensemble.

Face à des connaissances scientifiques qui se sont progressivement affinées, la réaction de la France a été graduelle, passant de l'interdiction partielle à une interdiction généralisée. C'est en 1977 que la France a pris la première mesure spécifique de prévention de l'amiante sur la base des données scientifiques dont elle disposait alors. Conformément aux règles développées au niveau communautaire, la France a progressivement durci sa réglementation. Au cours des années 1980, elle met en place cette interdiction partielle que j'évoquais à l'instant. Cette restriction à l'utilisation de l'amiante s'est traduite par une interdiction de l'emploi des formes les plus nocives et par celle de son usage dans la fabrication de certains produits. En 1996, le Gouvernement a enfin décidé de rompre avec la logique de l'usage contrôlé de l'amiante. A compter du 1 er janvier 1997, l'interdiction généralisée de l'amiante est ainsi entrée en vigueur. Il convient de rappeler que les connaissances scientifiques sur l'amiante se sont précisées au milieu des années 1990 et que l'Organisation internationale du travail préconisait encore, à cette époque, un usage contrôlé. Les experts français et britanniques ont, au milieu des années 1990, identifié l'émergence de cas de mésothéliomes à des niveaux d'exposition beaucoup plus faible que ceux que la réglementation communautaire considérait comme dangereux. Cela concerne notamment les ouvriers du BTP dont l'exposition peut être importante. C'est pourquoi, en juillet 1995, le ministère de la santé a confié à l'INSERM une mission d'étude approfondie sur les risques de l'amiante. En juillet 1996, les résultats de cette expertise - la première du genre au niveau mondial avec une analyse de près de 1.200 cas - a confirmé les constats des experts français et britanniques. Ils ont rendu nécessaire un renforcement de la réglementation spécifique, en particulier pour les travailleurs du second oeuvre du BTP. Cette étude mettait en évidence l'importance de la population à risques compte tenu de l'utilisation de l'amiante dans le passé. Elle soulignait également l'impossibilité d'une utilisation contrôlée et de l'usage sécuritaire pour gérer le risque. Aujourd'hui, la situation sanitaire de la France est comparable à celle des États membres de l'Union européenne. Nos voisins européens ont, pour certains d'entre eux, pris des mesures assez différentes des nôtres. La Grande-Bretagne a procédé aux premières restrictions de l'utilisation de l'amiante dès les années 1930 et l'Allemagne a interdit l'amiante dès la fin des années 1980. Au contraire, de nombreux pays continuent à utiliser l'amiante de manière contrôlée. Il s'agit des États-unis, du Canada ou de la Russie. Or, selon les projections de mortalité, la situation sanitaire française sera, dans les années 2020, très comparable à celle de l'Allemagne ou du Royaume-Uni qui ont interdit partiellement l'amiante quelques années avant la France. Les estimations pour les années 2020, durant lesquelles un pic devrait être observé, sont, en effet, relativement proches. Pour le seul mésothéliome, 1.000 à 1.500 cas devraient être recensés en France et en Allemagne et 2.500 à 3.000 cas au Royaume-Uni. Ces chiffres indiquent donc que la situation sanitaire française est très comparable à celle observée dans les autres états membres de l'Union européenne et ce, malgré des stratégies de gestion du risque profondément différentes. A contrario , les États-unis qui n'ont toujours pas interdit l'amiante, enregistrent aujourd'hui moins de cas de mésothéliomes que l'Europe relativement à leur poids démographique. Je tiens à souligner qu'à ce jour, seuls quarante pays dont les 25 pays européens, ont interdit l'amiante.

Après avoir dressé un tableau de la question de l'amiante et des réponses qui lui ont été apportées à l'époque, je tiens à souligner à nouveau le coût humain particulièrement lourd et dramatique de cette catastrophe sanitaire. Entre 1965 et 1995, on estime que 35.000 personnes sont mortes de pathologies liées à l'amiante en France. Au cours des prochaines années, ce sont encore entre 60.000 et 100.000 décès qui seront à déplorer. L'amiante est un drame sanitaire majeur dont les conséquences sociales vont se faire sentir encore pendant de plusieurs dizaines d'années. Dans son rapport remis au Parlement en octobre 2003, le gouvernement estimait ainsi la prise en charge des victimes de l'amiante dans les vingt prochaines années à un montant compris entre 27 et 37 milliards d'euros. Face à cette crise sanitaire, le gouvernement a voulu prendre des mesures d'équité à la mesure des drames humains qu'elle a causés. A ce titre, plusieurs dispositifs d'indemnisation des victimes de l'amiante ont été mis en place.

En 1999, a été créé le FCAATA, le Fonds de cessation anticipée d'activité des salariés et anciens salariés des établissements de fabrication de matériel contenant de l'amiante et des victimes des maladies professionnelles occasionnées par l'amiante. Ce dispositif a ensuite été étendu aux salariés agricoles reconnus atteints de maladies professionnelles causées par l'amiante, aux personnes atteintes de plaques pleurales et aux personnes reconnues atteintes, dans le cadre du système complémentaire, des maladies professionnelles liées à l'amiante. Ce dispositif a ensuite été élargi aux établissements de flocage, de calorifugeage, de construction et réparation navale et aux dockers et personnels de manutention portuaire. Plus de 1.500 établissements et 11 ports sont inscrits sur les listes ouvrant l'accès au FCAATA. Au 30 avril 2005, plus de 36.000 personnes, dont près de 4.000 malades, ont bénéficié de ce dispositif. Au 30 avril 2005, 29.059 personnes bénéficient d'une allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante. Ce dispositif a nécessité un effort financier considérable. Il a été doté depuis sa création de 2,84 milliards d'euros, principalement financés par la branche AT-MP. Cet effort va s'accentuer au cours des années à venir. Le coût de la prise en charge des victimes de l'amiante sur les vingt prochaines années est compris entre 27 et 37 milliards d'euros. Sur cette somme, quinze milliards d'euros sont imputables au FCAATA.

La loi de financement de la sécurité sociale pour 2001 a ensuite créé le FIVA. Ce fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante a pour vocation d'assurer la réparation intégrale de l'ensemble des préjudices subis par toutes les personnes atteintes d'une affection liée à l'amiante. Ce fonds est financé conjointement par la branche AT-MP de la sécurité sociale et par l'État. Depuis sa création, il a été doté de 1,238 milliard d'euros. Depuis sa création, et jusqu'au 31 mai 2005, le FIVA a été saisi de 22.000 demandes d'indemnisation. A cette même date, il a présenté plus de 16.000 offres. Le niveau d'acceptation des offres par les victimes et leurs ayants droit est stabilisé autour de 95 %, ce qui prouve que les offres du FIVA correspondent le plus souvent aux attentes des victimes. Le FIVA obéit d'abord à la volonté d'assurer une réparation rapide, intégrale et équitable à toutes les victimes de l'amiante. Le souci de l'équité doit nous guider. Il est nécessaire d'indemniser toutes les victimes en s'assurant que les personnes placées dans des situations comparables soient traités de manière identique.

S'agissant du FCAATA et compte tenu des propositions faites par la Cour des comptes dans son rapport à la commission des affaires sociales du Sénat en mars 2005, une mission de l'IGAS a été chargée d'examiner toutes les possibilités de réformes du dispositif. Ses conclusions devraient être rendues à la fin de l'année. Concernant le FIVA, une réflexion sur l'évolution du dispositif est également engagée. Il s'agit d'assurer une meilleure cohérence entre les indemnisations accordées par le FIVA et celles accordées par les tribunaux. L'objectif est de donner au fonds les moyens qui lui permettront d'accroître la rapidité avec laquelle il indemnise les victimes. Il s'agit également de tirer les conséquences des avis du Conseil d'État de 2004 reconnaissant la responsabilité de l'État du fait de sa carence dans la prévention des risques liés à l'amiante.

Aujourd'hui encore, et tant que l'amiante restera présent dans nos bâtiments, il est primordial de continuer à prévenir les risques. Le virage pris en 1996 a permis d'éliminer les principales causes d'exposition de la population à l'amiante sur les lieux de travail. L'amiante est encore présent dans de nombreux bâtiments en France et les expositions restent possibles. La prévention de ce risque est une priorité de santé publique. Le ministère de la santé est investi d'une responsabilité en matière de protection de la santé de la population. C'est pourquoi la direction générale de la santé a largement participé à la rédaction de la réglementation de 1996 ainsi qu'à ses modifications ultérieures en collaboration avec le ministère chargé du logement. La pertinence de la réglementation sur le bâti est aujourd'hui largement reconnue par toutes les parties intéressées. Elle est construite sur un objectif simple : faire cesser les situations d'exposition des personnes aux risques dus à l'amiante. Cette réglementation a fixé un programme de travail pour circonscrire avec précision ce risque.

Dès 1996, le principe du bilan de sécurité et de l'élimination de l'amiante friable est posé et l'échéance est fixée à fin 1999. En 2001, le repérage des matériaux est étendu aux matériaux non friables mais susceptibles de libérer des fibres spécialement lors de travaux. L'obligation de constituer un dossier technique amiante est introduite en 2001 et constitue depuis la pierre angulaire permettant de gérer le risque amiante dans un bâtiment. Pour autant, nous avons le sentiment que les risques d'exposition à l'amiante sont encore réels. La découverte, à la fin du mois de février dernier, de 19 cas de maladies professionnelles dues à une exposition à l'amiante à l'hôpital Saint Louis à Paris a montré que des situations de risques peuvent perdurer dans des établissements qui ont pourtant traité le dossier avec sérieux

J'aimerais, pour terminer, vous présenter les trois axes de travail du ministère de la santé quant à la prévention des risques d'amiante. Nous nous fixons comme objectifs de mieux connaître, de mieux contrôler et de tracer une voie de sortie face à ce risque sanitaire. Au sein du ministère de la santé, plusieurs enquêtes se sont succédé, qui permettent aujourd'hui de dresser un état de la situation dans les établissements de santé. Une enquête de la Sofres, réalisée en mars 2005 auprès de 1.986 établissements de santé sur les 4.000 existants montre que 73 % n'ont plus d'amiante dans leurs locaux. Parmi les 23 % qui ont identifié de l'amiante, 81 % signalent que son état de conservation est bon, ce qui les exonère de travaux. 79 % des établissements de santé déclarent avoir constitué un dossier technique amiante. 3 % des établissements de santé sont actuellement classés III sur une échelle de risques à trois niveaux. Dans 87 % des cas, ces établissements sont en train de réaliser ou de programmer des travaux. Dans 3 % des établissements de santé, des personnels actuels ou anciens ont déclaré des maladies liées à l'amiante. Dans trois cas sur quatre, les liens avec l'exercice professionnel ont été établis. 70 % de ces personnels sont inactifs aujourd'hui et sont suivis par leur médecin traitant ou un médecin spécialisé. Les actifs sont systématiquement suivis par la médecine du travail. Les pathologies reconnues les plus fréquentes sont les plaques pleurales dans 57 % des cas, les asbestoses dans 14 % des cas. Les formes malignes concernent 25 % de ces personnes, la moitié étant des mésothéliomes. L'exposition s'est faite essentiellement dans les locaux techniques. 92 % des personnes touchées sont des personnels techniques et des ouvriers contre 6 % de personnels soignants. Le ministère de la santé est également responsable du contrôle des établissements de santé et des établissements sociaux et médico-sociaux, qu'ils soient privés ou publics. Leur caractère sensible et le fait qu'ils concernent chacun des 62 millions de Français justifient un traitement spécifique. C'est pourquoi nous avons décidé de mettre en place des tableaux de bord régionaux qui suivront l'état de tous ces établissements. Il revient aux DRASS, en lien avec les DDASS et les ARH de les produire. Ce ne sont pas moins de 25.000 établissements qui dépendent du ministère de la santé. Ces tableaux seront d'abord alimentés par une enquête exhaustive sur tous les points de la réglementation de la direction de l'hospitalisation et de la direction de l'action sociale. Ils devraient être lancés prochainement. L'État a également confié, depuis 1999, une très importante mission de surveillance à l'InVS, l'Institut de veille sanitaire, qui est spécialisé en études épidémiologiques. L'institut effectue un suivi épidémiologique de ces cancers de la plèvre dans 21 départements. A ce jour, il a recensé 606 cas.

Nous avons aussi la volonté de mieux contrôler. C'est pour cela que l'État est responsable de cette réglementation. Même si la responsabilité de l'application des contrôles en matière d'amiante incombe aux propriétaires, l'État doit faire respecter cette réglementation. Dans le cadre juridique actuel, les pouvoirs et les moyens dont dispose l'État restent faibles. Face à la dispersion de l'amiante dans de très nombreux bâtiments, il s'agit de mieux cibler les contrôles. C'est une nécessité et une exigence qui doit s'imposer à l'ensemble des services de l'État. Les tableaux de bord régionaux dressés par les DRASS nous permettront de préparer cette action sur le terrain.

Le ministère de la santé continue son effort d'expertise sur l'amiante afin d'améliorer ses connaissances des risques. Le ministère a ainsi saisi l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement sur les risques qu'ont sur la santé les fibres courtes. Si la réglementation actuelle est reconnue pour sa qualité, il est important de se projeter dans le futur et d'avoir une vision à dix ans sur la question de l'amiante. Je sais que votre mission d'information aura cette vision dans la mesure où elle intervient presque dix ans après la mise en place d'un nouveau régime réglementaire. Elle se penchera nécessairement sur la question de la gestion à long terme des risques liés à l'amiante. Les débats d'experts sont nombreux sur la question. Il ne m'appartient pas de trancher aujourd'hui mais de faire valoir l'importance de viser comme premier objectif la protection de la santé des populations Je souhaite que nous privilégiions les solutions pour une gestion efficace des risques liés à l'amiante. Nous devons faire preuve de volontarisme et de pragmatisme sur le sujet. Je sais que vous avez cet esprit d'écoute et de dialogue et que vous avez le souci de garantir la protection des victimes mais aussi de prémunir les générations futures face à ce risque majeur.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Merci monsieur le ministre pour cet exposé intéressant.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Merci monsieur le ministre d'avoir répondu à notre invitation pour venir parler de ce grave problème qu'est le drame de l'amiante dans notre pays. La direction générale de la santé a participé aux travaux du comité permanent amiante. Les travaux du CPA ont-il, selon vous, exercé une influence significative sur les décisions du ministère dans le dossier de l'amiante ? Peut-on considérer que le CPA comblait un vide en matière de prévention du côté des pouvoirs publics ? En effet, l'amiante n'a été interdit qu'en 1996 alors que sa nocivité était établie depuis longtemps. A partir de quelle date la DGS a-t-elle pris la mesure de la crise sanitaire provoquée par l'amiante ? Selon vous, avant l'interdiction de l'amiante, les dirigeants des entreprises de ce secteur pouvaient-il ignorer la nocivité de cette fibre sur la santé ?

M. Xavier Bertrand - Le CPA a été créé en 1982 à l'initiative du directeur général de l'INRS. C'était un lieu de dialogue entre les représentants des industriels, les syndicalistes, les scientifiques et les administrations. Ce n'était pas un organisme indépendant. Durant la période d'activité du CPA, des discussions relatives à la protection des travailleurs contre l'amiante se tenaient au niveau européen. Elles ont donné lieu aux directives de 1983 et 1991 ainsi qu'à des directives en direction des consommateurs en 1983, 1985 et 1991. Les textes adoptés en France sont des transpositions de ces directives européennes.

Le CPA a contribué à l'information et à la mise en oeuvre de mesures concrètes dont l'élaboration de brochures sur le diagnostic et sur le traitement des flocages à base d'amiante entre 1985 et 1990. Le CPA a eu un rôle original. Un certain nombre de mesures de prévention avaient été mises en oeuvre avant la création du CPA. Je pense notamment à l'arrêté de 1977 et au décret de 1978 qui interdisaient le flocage.

La France a pris une décision d'interdiction généralisée de l'amiante en 1996, effective au 1 er janvier 1997. La directive 99-77 n'a généralisé l'interdiction de l'amiante qu'au 1 er janvier 2005. La logique d'intervention française a donc été en avance par rapport à la logique européenne. Cette interdiction généralisée est venue compléter une série progressive d'interdictions de différents produits et usages. Ces restrictions portaient sur des produits, des articles, des équipements ainsi que sur la nature des fibres. L'interdiction généralisée a été prononcée suite aux conclusions d'une étude demandée par le DGS et la DRT en février 1995. Elle indiquait que toutes les variétés de fibres étaient cancérogènes, y compris à faibles doses.

La nocivité de l'amiante relève de la médecine du travail et pas directement de la DGS. La DGS ne recevait pas d'information de la médecine du travail sur les situations rencontrées dans les entreprises. La classification de l'amiante comme substance cancérogène par le Centre international de recherche sur le cancer, en 1977, a conduit le Conseil supérieur d'hygiène publique de France et la DGS à se pencher sur le vieillissement des matériaux contenant de l'amiante à l'intérieur des bâtiments car ils pouvaient être à l'origine d'une exposition de la population. C'est ainsi que le CSHPF a pris connaissance du guide concernant la surveillance des flocages réalisé par le CPA en 1985 puis revu par l'INRS après l'avis du CSHPF en 1990. A la demande du CSHPF en 1989, la DGS a lancé une étude de faisabilité concernant l'identification des bâtiments contenant des flocages à partir de données d'archive et à l'initiative des collectivités locales. Cette étude a démontré que cette approche n'était pas réaliste, ce qui a conduit au décret de févier 1996 qui concerne initialement les matériaux friables et charge les propriétaires de faire cette recherche et de veiller à l'entretien des bâtiments. Ce n'est qu'en 1996, à la publication d'une étude projective sur la population britannique, que la DGS a pris conscience de l'ampleur du problème concernant les travailleurs. Cette prise de conscience n'a pas seulement concerné les travailleurs qui transformaient l'amiante mais aussi ceux qui façonnaient les matériaux contenant de l'amiante. En outre, les données disponibles permettaient de relier les mésothéliomes à des expositions qui n'étaient pas très importantes, ce qui a conforté la DGS dans le travail réglementaire qui a conduit à modifier les décrets de 1996 et 1997.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Le CPA a contribué à l'information sur l'amiante. Néanmoins, l'objectif du CPA était de maintenir le plus longtemps possible l'usage contrôlé de l'amiante Cette action n'a-t-elle pas occulté la nocivité de l'amiante ?

M. Xavier Bertrand - Vous me demandez un avis qui relève de la subjectivité. Il m'est difficile de vous répondre car je n'ai pas suffisamment d'éléments d'appréciation en ma possession pour savoir si le CPA a retardé les décisions qui ont été prises en France avant la réglementation européenne. Je ne suis pas en mesure d'émettre un jugement de valeur sur le travail du CPA et ses conséquences.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Nous souhaiterions connaître les conséquences sanitaires et financières de l'utilisation de l'amiante en France pour les vingt années à venir. Par ailleurs, comment expliquer que les médecins du travail n'aient pas joué un rôle plus actif pour prévenir des dangers de l'amiante ? Leur indépendance vis-à-vis des employeurs, qui a souvent été mise en doute, ne vous paraît-elle pas devoir être mieux garantie ? Quelles leçons avez-vous tirées du dossier de l'amiante en matière d'organisation et de méthodes de travail de la médecine du travail ?

M. Xavier Bertrand - Nous avons décidé, avec Gérard Larcher, de travailler ensemble sur cette question. Nous avons organisé une réunion de travail avec le cabinet et nous avons l'intention de mener ce travail prospectif ensemble pour éviter une dichotomie entre le ministère de la santé et le ministère du travail. Nous avons besoin de rapprocher nos points de vue et d'échanger les informations. Nous préparons de nouvelles initiatives.

Les médecins du travail n'ont pas mis le sujet sur la place publique car ils se situaient davantage dans l'optique d'un suivi individuel des salariés. En outre, leur formation ne prenait pas en compte les outils épidémiologiques et l'approche populationnelle. Je pense que l'organisation institutionnelle doit faire l'objet d'une réflexion commune avec le ministère du travail. Aujourd'hui, l'ensemble des risques sanitaires et professionnels doit faire l'objet d'approches globales.

En ce qui concerne les conséquences sanitaires et financières en France pour les vingt prochaines années, il faut savoir que toutes les variétés d'amiantes sont classées comme cancérogènes pour l'homme. En 1999, plus de 2.000 nouveaux cas de cancers du poumon chez l'homme sont attribuables à une exposition professionnelle à l'amiante. A la demande des pouvoirs publics, un programme national de surveillance du mésothéliome a été mis en place en 1998 pour organiser le recueil de données épidémiologiques. Les estimations d'incidence sont comprises entre 660 et 810 cas pour l'année 1998 et entre 600 et 811 cas pour l'année 1999. L'incidence conjuguée des mésothéliomes et des cancers du poumon attribuables à l'amiante va augmenter au cours des années qui viennent compte tenu du délai de latence qui, selon les estimations, est compris entre 30 et 40 ans. Des simulations estiment la mortalité totale due à l'amiante à 100.000 décès d'ici à 2025. Pour mémoire, la mortalité annuelle en France s'élève à 520.000 décès. S'agissant de l'indemnisation des victimes, 1,13 milliard d'euros a été consacré à l'indemnisation des victimes de l'amiante en 2004. Le rapport du gouvernement qui a été déposé au Parlement le 15 octobre 2003 présente l'impact financier de l'indemnisation des victimes de l'amiante. Il a estimé le coût de la prise en charge des victimes entre 1,3 et 1,9 milliard d'euros par an, soit entre 27 et 37 milliards d'euros pour les vingt prochaines années. Les crédits consacrés aux départs anticipés des personnes exposées à l'amiante représentent environ la moitié de cette charge.

M. Gérard Dériot, rapporteur - Notre dispositif est-il de nature à empêcher une crise sanitaire de l'ampleur de celle de l'amiante ? De quelle manière le plan santé au travail élaboré avec le ministère du travail va-t-il contribuer à une meilleure prévention des risques professionnels ? Comment le suivi médical des anciens salariés de l'amiante est-il organisé ? D'une manière générale, peut-on considérer que les salariés exposés sont aujourd'hui correctement informés et protégés ? Le plan cancer prévoit une meilleure prévention des cancers professionnels. Quelles initiatives le ministère de la santé a-t-il prises dans ce domaine et quels moyens ont été mobilisés ? Enfin, pouvez-vous nous fournir des informations sur les réflexions en cours relatives, d'une part, à la réforme de la tarification des accidents du travail et maladies professionnelles et, d'autre part, au passage à une réparation intégrale ?

M. Xavier Bertrand - J'ai pris mes fonctions depuis plus de trois semaines. A chaque fois que je prends un dossier, je m'interroge sur la façon dont nous devons nous préparer à agir et sur ce qu'il est possible d'améliorer. Je suis un ministre exigeant.

Le département santé au travail de l'InVS a souffert d'un manque de moyens. Jusqu'à la fin 1999, il n'employait que cinq personnes. L'effectif était de vingt personnes en 2003 et aujourd'hui l'équipe compte près de trente personnes. Les difficultés des recrutements ont tenu autant à des contraintes budgétaires qu'à la rareté des compétences. La prédominance des études épidémiologiques à l'InVS découle de la mission de l'institut fixée par la loi du 1 er août 1998. Cette loi dispose que la mission de l'Institut est le recueil et le traitement des données à des fins épidémiologiques. Pour connaître l'exposition des travailleurs, caractériser les risques et établir des corrélations entre les causes et les effets, l'InVS a fait le choix judicieux de s'appuyer sur des compétences extérieures en matière de toxicologie. Son objectif est de ne pas disperser ses moyens en dehors de son coeur de métier. A l'heure actuelle, le département santé au travail bénéficie d'une bonne reconnaissance de ses compétences et est clairement en mesure de mener à bien les études programmées. Dans le domaine de la toxicologie, l'État a décidé de renforcer très sensiblement son expertise en sécurité sanitaire. Un projet d'ordonnance actuellement en examen au Conseil d'État vise à adjoindre à l'AFSSE de nouvelles compétences en santé au travail. Dans le cadre du plan santé au travail, l'État a décidé d'allouer une enveloppe de 5,7 millions d'euros en 2005 et de créer dix postes de scientifiques pour mener à bien cette mission. S'agissant des fibres de substitution à l'amiante, les ministères chargés de la santé, de l'environnement et du travail ont saisi le 20 juillet 2004 l'Agence française de sécurité sanitaire environnementale afin de procéder à l'évaluation de l'exposition de la population générale et des travailleurs à ces fibres et, en particulier, aux fibres céramiques réfractaires qui sont classées en catégorie II au niveau européen. Ce classement signifie que ces fibres sont assimilées à des substances cancérogènes pour l'homme. Tant au niveau européen que national, l'utilisation et la mise sur le marché des FCR sont aujourd'hui réglementées. Le plan national santé environnement lancé par le Premier ministre le 21 juin 2004 prévoit que la France prenne l'initiative de proposer l'interdiction de mise sur le marché des produits contenant des FCR. Un groupe de travail interministériel prépare actuellement une saisine de la Commission européenne sur ce sujet. En outre, le plan national santé et environnement recommande de réduire les expositions professionnelles à ces fameuses FCR. Un groupe de travail a été mis en place par la DRT afin de faire une proposition de révision de la valeur limite d'exposition professionnelle. Le plan santé au travail est sous la responsabilité du ministre chargé du travail. Notre ministère a néanmoins contribué à la préparation de ce plan au même titre que d'autres ministères : environnement, recherche, transports, agriculture. Les liens sont très nombreux, notamment dans le cadre de la mesure 13 du plan cancer ou de la loi relative à la politique de santé publique de 2004 dans ses objectifs 14 à 17. Nous ne pouvons nous permettre un cloisonnement entre les ministères sur ces sujets qui sont nécessairement transversaux. De plus, un contrat cadre spécifique pour la prévention des cancers en milieu professionnel a été signé en 2004 par les deux ministères. Le plan santé au travail 2005-2009 s'articule volontairement avec le plan national santé environnement. Je crois que nous pouvons dire que ce plan est novateur pour la santé au travail et permet de mettre en avant la prévention qui est fondamentale dans ce domaine. Il dote l'État d'une capacité d'expertise en santé au travail dans le cadre du dispositif des agences de sécurité sanitaire avec la création prochaine de l'Agence française de sécurité sanitaire, de l'environnement et du travail. Cette agence est de nature à donner une nouvelle impulsion à la toxicologie en France. Elle dote l'inspection du travail d'une capacité de contrôle en santé au travail par le regroupement d'ingénieurs et la création de cellules régionales d'appui auprès des inspecteurs. La mise en place d'une commission interministérielle d'orientation stratégique de protection contre les risques professionnels, placée directement sous l'égide du Premier ministre, va développer des structures de pilotage et des concertations. Elle encouragera les entreprises à être plus actives en matière de protection de la santé en jouant la carte de l'information, de la pédagogie et de contractualisation et en renforçant le caractère incitatif en faveur de la prévention.

Vous aviez évoqué le suivi médical des anciens salariés. Ce suivi est organisé par le décret 96-98 qui est de la responsabilité du ministère du travail. Les salariés sont suivis par la médecine du travail à moins qu'ils n'aient choisi d'être pris en charge par un spécialiste en cas de maladie avérée. Les anciens salariés qui ont été exposés de manière active pendant leur vie professionnelle devraient se voir délivrer, à leur départ de l'établissement dans lequel ils ont été exposés à l'inhalation des poussières d'amiante, une attestation établie par le chef de l'établissement et le médecin du travail. Le chef d'établissement devrait tenir à jour une liste des travailleurs employés indiquant la nature de l'activité, les niveaux et la durée de l'exposition. Ces documents devront permettre à la médecine du travail d'effectuer un suivi des personnes en situation post-professionnelle. Enfin, une expérimentation est en cours depuis 2002, dans quatre régions, pour améliorer le suivi médical post-professionnel d'anciens salariés exposés à l'amiante. Le bilan de l'expérimentation vous sera présenté à l'automne.

S'agissant de la prévention des cancers professionnels, les ministères de la santé et du travail ont signé un contrat cadre spécifique sur ce thème, le 13 février 2004. Le premier axe est l'amélioration des connaissances scientifiques et la promotion des mesures d'identification des cancers d'origine professionnelle. Il a été décidé que l'AFSSE, saisie en 2004 par la DGS, développe des recherches sur les liens entre cancer et environnement. Un million d'euros a été alloué en 2004 à ce projet. La DGS a également confié à l'Institut interuniversitaire de médecine du travail de Paris-Île-de-France la tâche de tester la faisabilité d'un auto-questionnaire permettant d'identifier l'origine professionnelle des cancers broncho-pulmonaires. Ce projet a été doté de150.000 euros.

Il nous faut aussi améliorer la prévention des cancers d'origine professionnelle. C'est le second axe du contrat cadre qui prévoit un renforcement des mesures réglementaires, la création du suivi post-exposition et la mise en oeuvre du suivi post-professionnel des travailleurs. L'amélioration de la prévention des effets spécifiques du tabac en entreprise est le dernier volet de ce plan. Une journée scientifique organisée avec l'Institut national du cancer se tiendra le 10 octobre 2005 pour faire le point des connaissances sur les liens entre cancer et environnement, y compris l'environnement professionnel. Si votre mission met en évidence des possibilités d'améliorer cette information et cette protection, nous sommes prêts à y travailler.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint - Nous constatons qu'il est difficile de reconstituer les carrières professionnelles des salariés exposés. Ne serait-il pas imaginable d'instaurer dans le plan santé au travail un suivi particulier pour les salariés du désamiantage ? Par ailleurs, ne serait-il pas opportun d'instituer un suivi médical pour ces personnes ?

M. Roland Muzeau - Certaines auditions de victimes et de représentants syndicaux ont mis en évidence l'implication de la médecine du travail et son manque d'indépendance vis-à-vis de l'employeur. En effet, de nombreux témoignages ont évoqué le lien de subordination et les relations ambiguës entre des médecins du travail avec les employeurs. Dans certains cas, cette complicité a eu des incidences sur les diagnostics émis. Comment, selon vous, assurer l'indépendance de la médecine du travail dont nous savons tous qu'elle est indispensable ? Par ailleurs, j'aurais aimé que vous nous fassiez part de votre opinion personnelle sur le CPA.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint - La médecine du travail relève du ministère du travail. Ne serait-il pas judicieux qu'elle relève du ministère de la santé ?

Mme Sylvie Desmarescaux - Je félicite monsieur le ministre pour la clarté de ses propos. Je suis inquiète quant aux impacts des produits importés et des produits existants. Un article du Figaro de ce matin traitait des cancers des travailleurs du nucléaire.

Quant aux attestations des entreprises que vous évoquiez, il semble qu'elles suscitent des difficultés.

M. Xavier Bertrand - Monsieur le sénateur Godefroy, les salariés du désamiantage doivent-ils être traités différemment des autres salariés ? Je ne le pense pas. En cas d'exposition, et si les mesures de précaution et de prévention sont prises, le traitement de post-intervention ne peut pas être lourd. Il me semble important de vérifier que les travailleurs du désamiantage sont correctement protégés. C'est la raison pour laquelle l'inspection du travail va mener une campagne de contrôles cet été. Cette information n'a évidemment pas vocation à être diffusée d'ici là.

Monsieur le sénateur Muzeau, en ce qui concerne le CPA, il ne s'agit pas d'un sujet tabou mais je ne m'exprime pas sur ce sujet car mon niveau d'information est inférieur au vôtre. Il semble que vous ayez une opinion sur cette question que je ne peux donc ni rejoindre ni invalider.

En ce qui concerne la médecine du travail, j'ai évoqué les questions d'organisation institutionnelle et d'indépendance. Dans le cadre de la réforme de l'assurance maladie, j'ai précisé que le dossier médical personnel ne serait pas accessible aux médecins du travail. En effet, leur indépendance par rapport aux employeurs est absolument nécessaire.

Quant au rattachement au ministère de la santé, n'ayant pas compétence à procéder à des découpages entre les différents services de contrôle, je ferai part de cette proposition à Gérard Larcher et nous étudierons la question.

Mme Desmarescaux a évoqué les problèmes posés par la délivrance de l'attestation de l'entreprise au moment du départ. Les employeurs ont parfois effectivement des réticences à fournir un document qui peut les conduire vers une voie juridictionnelle. Pourtant, la réglementation est claire. Ce certificat obligatoire permet une meilleure prise en charge du salarié qui a été exposé à l'amiante. Il est peut-être nécessaire de repréciser le contexte et l'objectif de ce document. En ce qui concerne la question du suivi médical post-professionnel, c'est tout l'enjeu des expérimentations qui seront menées dans les régions pilotes. Nous disposerons des résultats à l'automne et nous vous les communiquerons. Ils nous permettront de prendre les mesures adéquates. Nous avons besoin d'identifier les raisons de ce refus de délivrance. Il nous faudra rappeler les règles en vigueur et nous assurer qu'elles sont respectées.

Les principes du dispositif de réparation des risques professionnels n'ont pas évolué depuis plus de cent ans. Le compromis instauré par la loi de 1898 est toujours en vigueur. Des efforts appréciables ont été accomplis, qu'il s'agisse du tableau des maladies professionnelles, de la mise en place du système complémentaire, de la simplification des instructions administratives ou de la création de nouvelles formes d'indemnisation. Notre système reste basé sur le principe d'une indemnisation forfaitaire qui présente des avantages indéniables en termes de facilité et de rapidité d'accès à l'indemnisation. En contrepartie, l'indemnisation proposée n'obéit pas au principe de la réparation intégrale des préjudices subis. Cette notion de réparation intégrale ne va pas de soi car on pourrait aussi considérer que la prise en compte d'une faute inexcusable de l'employeur conduit parfois à une indemnisation supérieure à celle qui serait accordée par la réparation intégrale fondée sur une évaluation économique des préjudices. En cas de reconnaissance de faute inexcusable de l'employeur, la victime d'une maladie liée à l'amiante peut notamment se voir attribuer une majoration de sa rente au titre de la faute de l'employeur qui vient s'ajouter à la réparation déjà intégrale accordée par le FIVA. Les modalités d'évolution de la réparation émanent des partenaires sociaux qui sont gestionnaires de la branche AT-MP. Le législateur a souhaité, dans le cadre de la loi du 13 août 2004 portant réforme de l'assurance maladie, que ces derniers fassent état de leurs propositions au gouvernement et au Parlement. Le résultat de ces négociations conditionnera en grande partie le choix des pouvoirs publics. La loi a ouvert le champ de ces discussions et je souhaite que tous les partenaires sociaux aient la volonté d'aboutir dans les délais fixés l'an dernier. La tarification actuelle des AT-MP ne sert pas suffisamment la prévention. Le rapport de l'IGAS le constate. Il a dégagé deux pistes principales :

• ne plus fonder la tarification sur le coût constaté mais sur un indice de sinistralité conçu pour mieux refléter la situation des risques dans l'entreprise ;

• conserver la logique d'imputation des coûts en renforçant l'individualisation de la tarification.

Ces propositions constituent des pistes intéressantes. Il faudrait les préciser et les appuyer sur des évaluations chiffrées. Dans le cadre de cette négociation entre les partenaires sociaux, les ministères de la santé et du travail ont mis en place une mission d'appui destinée aux partenaires sociaux. Les administrations et organismes compétents leur fourniront un soutien technique et solidaire. Cette mission animée par l'IGAS va notamment expertiser l'impact de la réforme sur les entreprises de la branche AT-MP. Je suis particulièrement soucieux que cette négociation aboutisse.

J'avais, en tant que parlementaire, déposé des amendements rendant obligatoire la négociation sur la pénibilité et le travail des seniors dans la loi portant réforme des retraites. J'ai appliqué la même logique en tant que membre du gouvernement sur la réforme de l'assurance maladie. Il faut que les partenaires sociaux qui avaient souhaité cette négociation entament cette discussion avec la volonté d'aboutir. Il s'agit de l'intérêt des salariés.

Mme Sylvie Desmarescaux - Quelles sont les actions envisagées pour les produits importés ?

M. Xavier Bertrand - Les règles en vigueur s'appliquent à tous les produits. Quant aux moyens dont disposent les douanes pour vérifier le respect de cette réglementation, je saisirai Jean-François Copé de cette question. Selon moi, il va de soi que les contrôles doivent être effectués sur les matériaux importés susceptibles de contenir des produits soumettant les salariés et la population à des risques d'exposition à l'amiante.

Je ne vous cache pas que, sur ce sujet, je serai attentif aux conclusions de votre mission. Sur la question des risques sanitaires, j'aurai à coeur, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, de donner vie à vos projets et à vos idées.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président - Nous vous remercions monsieur le ministre.

Audition de MM. François DELARUE, directeur général,
et Alain JACQ, directeur adjoint,
à la direction générale de l'urbanisme, de l'habitat et de la construction
(14 septembre 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Je remercie M. François Delarue, directeur général, et M. Alain Jacq, directeur adjoint à la direction générale de l'urbanisme, de l'habitat et de la construction, d'avoir accepté d'être auditionnés par notre mission. Nous en sommes aux conclusions de cette mission d'information, mais il nous est apparu qu'un point important méritait évidemment quelques éclaircissements : celui de la situation de l'amiante dans l'habitat. En effet, une loi spécifie que, pour la fin 2005, le dossier technique amiante doit être réalisé dans les habitations collectives, les immeubles recevant du public, etc. Je crois donc qu'il est important que vous puissiez nous faire le point à la fois sur la législation et sur l'état des lieux de son application.

M. François Delarue .- Je dirai quelques mots très rapides, monsieur le président. En présumant que, dans l'état actuel de vos travaux, je n'ai peut-être pas grand-chose à vous apprendre dans ce propos préliminaire.

La direction générale de l'urbanisme, de l'habitat et de la construction, au titre du ministère chargé de la construction, est responsable de la réglementation des logements et des autres bâtiments. Sur ce dossier amiante, l'élaboration de la réglementation a été faite de façon conjointe avec la direction générale de la santé, bien évidemment, étant précisé que la réglementation que nous traitons concerne, comme vous l'avez dit, le logement et les établissements recevant du public et non pas les lieux de travail, qui sont gérés du côté du ministère du travail sous l'angle de la protection des travailleurs.

Vous savez que la réglementation actuelle résulte d'un certain nombre de couches successives réglementaires ou législatives qui ont correspondu, d'une part, à la prise de conscience de l'amiante sur le plan scientifique et médical lié au durcissement des seuils, notamment en matière d'empoussièrement et, d'autre part, à la prise en compte des matériaux qui exposaient le plus les occupants, c'est-à-dire les flocages et les calorifugeages, qui ont constitué les premières étapes de la réglementation.

Dans une deuxième étape, de façon différente parce que le problème n'est pas le même, on a pris en compte les autres matériaux contenant de l'amiante, qu'il s'agisse de l'amiante-ciment dans les canalisations, des composés avec du plastique dans les revêtements de sol et d'un certain nombre de matériaux inertes de ce type qui ne relâchent pas spontanément des fibres d'amiante par voie de vieillissement des matériaux, mais qui peuvent en relâcher en cas de travaux, c'est-à-dire si on les perce ou si on les frappe.

Cette deuxième étape de la réglementation a correspondu davantage à une logique d'information des occupants ou des acquéreurs de logements et à une logique de protection des personnes qui sont amenées à intervenir pour faire des travaux sur les bâtiments.

Par conséquent, deux voies ont été prises.

La première est une voie dirigée vers le flocage et le calorifugeage : on repère ce qui existe en faisant un diagnostic, on regarde quel est le niveau d'empoussièrement et on a l'obligation de faire des travaux, soit de confinement, soit d'éradication de l'amiante. Dans un premier temps, le seuil se situait au-dessus de vingt-cinq fibres par litre avec des obligations de surveillance entre cinq et vingt-cinq. Dans un deuxième temps, la réglementation a été durcie pour en arriver à un seuil maximal de cinq fibres par litre au-delà duquel on doit obligatoirement faire des travaux pour le ramener en dessous de ces cinq fibres par litre.

La deuxième, qui est plus récente et qui date de 2001, a visé plutôt les autres types de matériaux, dans une optique d'information des occupants ou des personnes qui sont amenées à intervenir sur les bâtiments. Cela se traduit principalement par deux dispositions :

- l'obligation d'un diagnostic amiante au moment des ventes d'immeuble, c'est-à-dire des ventes d'appartements, de maisons ou de locaux à usage tertiaire, diagnostic qui est joint à la vente de façon obligatoire ;

- le dossier technique amiante (DTA), que vous avez évoqué, dont l'objet principal est d'être un dossier de gestion. C'est bien entendu un diagnostic mais aussi un document qui doit être tenu à jour par le propriétaire des lieux en fonction des travaux réalisés et dont l'objet principal est d'être tenu à disposition des personnes amenées à intervenir dans un immeuble ou un bâtiment afin qu'elles connaissent le mieux possible, même s'il n'est pas toujours simple de savoir où est l'amiante, les difficultés ou les dangers qui pourraient survenir au cours des travaux.

Cette obligation du dossier technique amiante s'est faite en deux étapes.

La première, fin 2003, était destinée aux immeubles de grande hauteur et aux établissements recevant du public jusqu'à la catégorie 1, 2, 3 et 4.

La deuxième étape, qui doit être faite pour le 31 décembre 2005, correspond à l'extension aux autres établissements recevant du public, c'est-à-dire les cinquièmes catégories, et aux parties collectives des bâtiments d'habitation.

Voilà l'état de la réglementation. Je pense que je ne vous apprends rien en disant cela.

Que peut-on dire de l'application ? La première partie correspondant au repérage obligatoire et systématique des flocages et calorifugeages semble être derrière nous.

Sur les dossiers techniques amiante, il est plus difficile d'avoir une photographie. Il y a quelques mois, des affaires médiatiques, avec des histoires comme celle de la tour Montparnasse, ont montré que cela avait été fait, mais avec retard. Un certain nombre d'initiatives récentes ont donc été prises par la fonction publique, à travers différents ministères, pour rappeler les obligations et demander aux préfets de faire un certain nombre de recensements et de vérifier si les choses se faisaient ou non du côté des bâtiments de l'État.

Par ailleurs, le ministère de l'intérieur, par le biais de la DGCL, a demandé aux préfets de s'adresser aux collectivités locales pour recenser ce qui avait été fait. Les retours des préfectures ont été demandés pour ces temps-ci et nous ne les avons donc pas encore.

Enfin, du côté du ministère de la santé, la même procédure a été lancée en ce qui concerne les bâtiments hospitaliers, les cliniques, etc. Là aussi, nous n'avons pas de retour à cette heure, mais nous devrions avoir un état des lieux au vu de ce qui est demandé aux préfets.

J'ajouterai un dernier point sur un autre thème qui me semble important. Dans cette réglementation, celle qui est la plus vivante aujourd'hui repose sur les dossiers techniques amiante et sur les diagnostics, parce que les dossiers techniques amiante ont une date butoir qui est la fin de l'année, mais les diagnostics se feront pendant une période très longue tant que l'on vendra des bâtiments et tant que l'on n'aura pas revendu deux fois un bâtiment. L'une des préoccupations importantes que nous avons depuis le départ est d'avoir des diagnostiqueurs sérieux et en nombre suffisant. En effet, cela représente un volume important : pour ne parler que des logements, il y a 600.000 transactions sur les logements chaque année, soit 600.000 diagnostics à faire, ce qui suppose, d'une part, qu'il y ait des diagnostiqueurs et, d'autre part, que ceux-ci aient des compétences suffisantes pour s'assurer de la fiabilité et du sérieux des diagnostics.

Il y a environ 6.000 diagnostiqueurs et nous avons vu émerger cette profession, qui s'est constituée soit à travers des sociétés de type SOCOTEC, OTH, Véritas, etc., c'est-à-dire des grands bureaux de contrôle, soit à travers des professionnels plus petits, des techniciens en bâtiment, parfois des architectes.

En ce qui concerne la formation, nous avions au début des exigences assez faibles et nous sommes aujourd'hui en train de les compléter de façon plus générale pour d'autres types de diagnostic dans le cadre de l'ordonnance qui a été publiée le 8 juin dernier et qui portait sur l'ensemble des diagnostics, avec un système de qualification et d'accréditation des organismes formateurs qui doit permettre d'avoir des professionnels fiables et sérieux dans leur travail. Là-dessus, nous avons « fait le ménage », si je puis dire, en procédant à la mise en ordre et à l'organisation de ce type d'activité, ce qui doit permettre à ces diagnostics d'être faits dans de bonnes conditions de sérieux et de fiabilité.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Merci beaucoup, monsieur Delarue. Je passe la parole à Gérard Dériot, notre rapporteur.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Merci, messieurs, d'avoir accepté notre invitation et de venir éclairer notre mission à cet instant.

En ce qui concerne les problèmes d'habitat, vous avez rappelé les obligations des propriétaires au moment des ventes d'immeubles. Après l'interdiction de floquer à l'amiante les locaux d'habitation, y a-t-il eu des pressions des industriels pour contrecarrer ou retarder ces décisions ?

M. François Delarue .- Je n'ai pas vécu cette époque. Il y a eu tout le débat sur l'interdiction tout court de l'amiante qui a été beaucoup plus loin, mais je pense qu'il n'y avait plus beaucoup de débat au moment où a été prise la décision d'interdire les flocages et calorifugeages, puisque cela s'est fait en deux étapes : interdiction des flocages et calorifugeages, puis interdiction de tout produit amianté.

Je n'ai pas vécu cette période et j'en parle donc avec beaucoup de réserves, mais le fond du débat était plus général et non pas forcément spécifique au bâtiment.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Par ailleurs, la direction générale de l'urbanisme, de l'habitat et de la construction n'était pas représentée au sein du Comité permanent de l'amiante (CPA). A votre avis, pourquoi le ministère du logement n'a-t-il pas été invité à participer aux travaux de ce comité et était-il informé de l'existence du CPA et de la nature de ses travaux ?

M. Alain Jacq .- Nous avons regardé ce qui existait dans les archives, mais nous n'avons jamais trouvé trace de la présence de nos représentants dans ce comité. Sa vocation était beaucoup plus large que de traiter tel ou tel domaine. De quelle année à quelle année a-t-il fonctionné ?

M. Gérard Dériot, rapporteur .- De 1982 à 1996. Je comprends ce que vous voulez dire, mais il est quand même curieux de constater qu'il comprenait un certain nombre d'organismes, d'industriels et même de ministères et que le vôtre n'y était pas. Je voulais donc savoir s'il y avait une raison réelle ou si cela s'est trouvé ainsi...

M. François Delarue .- Honnêtement, je ne peux pas vous répondre. Cela dit, je peux indiquer qu'au cours de l'élaboration de toute cette réglementation, qui est maintenant relativement récente, nous avons toujours travaillé dans un climat de parfaite collaboration, notamment avec la direction générale de la santé, qui est la principale concernée.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- D'accord. Pouvez-vous me dire à combien vous estimez le pourcentage de bâtiments amiantés en France et ce que représentent les flocages, les calorifugeages et l'amiante-ciment au sein de ce pourcentage ? Avez-vous des chiffres à nous communiquer ?

M. Alain Jacq .- Nous ne les avons pas faits nous-mêmes. Au moment de l'élaboration des textes, nous avons fait quelques sondages parmi les sachants et cela tournerait autour de 2, 3, 4 ou 5 % des bâtiments. Cela dit, il faut bien voir que seule une certaine catégorie de bâtiments était concernée : il ne faut pas prendre l'ensemble du parc des logements et des bâtiments mais ceux qui ont été construits selon un certain mode de construction pour protéger les poutrelles contre l'incendie, c'est-à-dire ceux qui ont été construits avec de l'acier ou qui ont utilisé le calorifugeage pour les protections thermiques.

Dans les immeubles, on trouve plus couramment des colles contenant de l'amiante dans les dalles, qui sont souvent utilisées, dans les toits en amiante-ciment, comme on en voit un peu partout encore dans certaines régions, ou dans les descentes d'eau pluviale, qui sont en général isolées par rapport à la partie bâtiment.

La DGS nous a dit que, s'il y avait des drames dans le domaine du travail, on n'en avait pas encore discerné dans le domaine du logement. L'exposition des habitants dans les logements ou des personnes dans les établissements recevant du public présente un risque bien moindre que celui qui peut exister dans d'autres domaines.

Nous pensons que les travaux de déflocage ou de décalorifugeage des bâtiments qui ont été partiellement touchés ont été réalisés, sachant que la responsabilité des propriétaires était fortement engagée, mais, sur les parties stables, il faut savoir que la réglementation ne prévoyait pas un enlèvement total.

Dans tous les domaines, pour nous, le risque nul n'existe pas. Au regard de la sauvegarde, de la préservation, de la prévention et des précautions à prendre pour protéger une population, faut-il prendre les mesures les plus extrêmes pour réduire le risque à 10 puissance moins quelque chose ? Aucune société, dans aucun domaine, quand on voit les centrales nucléaires, les barrages et autres, n'est capable de fixer un risque complètement nul. L'idée est donc de dire que, dans la mesure où l'amiante est stable, on n'a pas de mesures particulières à prendre mais qu'en revanche, lors de travaux ou de démolitions, il faut bien faire attention.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Les contrôles de la réglementation sont-ils faits sur les chantiers de réhabilitation et de désamiantage des bâtiments et quelle est leur efficacité au regard de l'exposition des salariés et de la population au risque amiante ?

M. François Delarue .- Cela ne ressort pas de nous mais de l'inspection du travail, comme vous le savez. Le sentiment que j'en ai, par détour, en examinant les dossiers de démolition de logements HLM pour lesquels on nous demande des subventions, c'est que nous voyons un certain nombre de dossiers qui font état d'un certain coût dans une première étape et d'un coût beaucoup plus élevé ensuite au cas où on s'aperçoit qu'il y a de l'amiante. Les gens ne savent pas forcément à l'avance qu'il y a de l'amiante, mais la prise de conscience à ce sujet devient de plus en plus forte.

Il est clair qu'à un moment, on se dépêchait de ne rien dire à personne et de « faire comme si », mais nous avons le sentiment que, même si cela peut toujours exister, il y a maintenant une vraie prise de conscience, en tout cas dans le monde professionnel des organismes HLM, quand on démolit des bâtiments HLM, et une véritable vigilance des personnes concernées et proches.

Je pense donc que ces affaires sont plutôt bien prises en compte. Certes, c'est un sentiment intuitif, parce que nous n'avons pas de statistiques pour l'appuyer (je ne vois d'ailleurs pas comment nous pourrions les faire), et nous pourrions nous demander parfois s'il n'y a pas un excès de précautions, ce qui est un autre sujet, mais, aujourd'hui, du moins dans la démolition, la question de l'amiante est regardée de très près. Quelques chantiers ont été arrêtés par l'inspecteur du travail, mais nous constatons aujourd'hui que les maîtres d'ouvrage font preuve de sérieux. C'est mon sentiment.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Nous avons auditionné le professeur Got, qui propose d'établir un recensement national des bâtiments amiantés accessible à tous sur Internet. Cela vous paraît-il réalisable et que pensez-vous de la suggestion de la société SOCOTEC de procéder à un audit du parc immobilier par sondage, à l'image de celui réalisé pour les normes européennes ISO 9000 ?

M. François Delarue .- Il faut savoir qu'il y a 700.000 bâtiments recevant du public, ce qui représente des volumes considérables. Je pense donc qu'il n'est guère réaliste de vouloir mettre tout cela sur Internet.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Mais que pensez-vous du fait de procéder par sondage à l'audit du parc immobilier ?

M. François Delarue .- Le dossier technique amiante est fait pour cela, l'idée étant de responsabiliser le propriétaire. Il doit être fait de façon systématique dans tous les bâtiments recevant du public et dans toutes les parties collectives des bâtiments d'habitation. Cela représente 15 millions de DTA, ce qui est vraiment énorme.

L'idée de la réglementation est donc de responsabiliser les maîtres d'ouvrage et de dire que les utilisateurs (on le voit largement dans la pratique puisque ce sont des bâtiments recevant du public ou dans lesquels des gens travaillent ou circulent) demanderont des comptes à leur patron, leur mairie ou tel ou tel établissement pour savoir si cela a été fait ou non. Cela fonctionne ainsi. Dans la tour Montparnasse, c'est bien parce que des personnes y travaillent et que certaines d'entre elles ont protesté que l'affaire est venue un jour.

Nous estimons que la pression de l'utilisateur, dans la mesure où chacun est fortement sensibilisé sur ces sujets, fait que les propriétaires sont incités à établir le dossier technique amiante.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Des sanctions sont prévues pour les propriétaires qui n'auraient pas réalisé le dossier technique amiante et tout cela doit être terminé avant la fin de l'année 2005. Pensez-vous que cette réglementation va être réellement mise en oeuvre et pouvez-vous confirmer l'obligation pour les collectivités territoriales de transmettre les dossiers techniques amiante réalisés aux préfets ?

M. Alain Jacq .- Ce sont seulement les agents dépendant du ministère de la santé qui peuvent contrôler et non pas les agents dépendant du ministère en charge de la construction et du logement.

Par ailleurs, l'envoi n'est pas demandé systématiquement. Le dossier est mis à disposition des occupants de l'immeuble, ce qui est important, et des entreprises qui pourraient intervenir, et les services de l'État peuvent en demander communication. Vis-à-vis d'une masse de 15 millions de dossiers, vous comprendrez que nous hésitions à leur demander d'envoyer des dossiers dont certains peuvent être épais et que le nombre de fonctionnaires ne permet pas d'exploiter de façon convenable.

Il y a des priorités. Par exemple, nous visons à rappeler aux préfets qu'ils ont le devoir d'informer l'ensemble des propriétaires et des responsables d'établissement de la nécessité de faire ce dossier le plus vite possible. En donnant un certain ordre de priorité, à commencer par les établissements scolaires et les établissements sociaux qui pourraient subsister en dehors des inventaires qui ont été faits, on peut faire des zooms sur des cas particuliers.

M. François Delarue .- Comme je l'ai déjà dit, le ministère de l'intérieur, qui est bien dans son rôle, a demandé aux préfets, au printemps dernier, de regarder ce qui s'était fait du côté des collectivités locales afin d'en avoir un recensement systématique et ce travail est en cours actuellement. Les préfets devraient en rendre compte prochainement, ce qui permettra d'avoir des indications, l'idée n'étant pas d'être exhaustif, ce qui est complètement hors de portée, mais d'essayer de faire des contrôles ou des rappels ciblés. Le contrôle signifierait quasiment de faire le diagnostic en double, mais il s'agit plutôt de demander que l'on produise ce qui a été fait ou non de façon ciblée sur les bâtiments les plus sensibles, c'est-à-dire sans aucun doute les bâtiments sanitaires, sachant que les hôpitaux ont souvent été très amiantés, et les bâtiments scolaires recevant des enfants.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Les entreprises qui traitent l'amiante friable ont l'obligation d'obtenir un certificat de qualification. Dans quelles conditions celui-ci est-il délivré ? Le marché du désamiantage est-il aujourd'hui assaini ? J'ai cru comprendre à travers ce vous nous avez dit tout à l'heure qu'il l'était en bonne part, mais j'aimerais que vous nous le confirmiez à nouveau. Enfin, pensez-vous qu'il faut également imposer un agrément aux entreprises procédant au retrait de l'amiante non friable ?

M. Alain Jacq .- Nous ne sommes pas compétents en la matière sur le plan ministériel.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Certes, mais quel est votre sentiment sur ce point ?

M. Alain Jacq .- Nous n'avons pas connaissance du marché proprement dit. Nous nous sommes penchés plutôt sur les problèmes des diagnostiqueurs, dont le dispositif qui a été mis en place nous a paru insuffisant au regard des exigences de fiabilité de leur prestation, mais nous n'avons pas travaillé sur le domaine des entreprises proprement dites.

M. François Delarue .- Ce n'est effectivement pas notre compétence directe, mais aujourd'hui, en prenant connaissance des quelques affaires de chantiers arrêtés, conscients des risque pénaux encourus, qui ne sont pas négligeables, et face à la mise en place des ces certifications exigeantes, nous avons le sentiment qu'en ce qui concerne les matériaux friables (je ne saurai pas vous répondre sur le reste des matériaux), les exigences et les contraintes draconiennes qui sont mises à l'exécution des chantiers doivent être respectées dans l'ensemble, même si je dois parler avec prudence.

Dans un premier temps, dans les chantiers de désamiantage, on a commis sans doute beaucoup plus de dégâts en désamiantant que si on ne l'avait pas fait, mais cette époque est un peu derrière nous. La traduction indirecte, c'est que, lorsqu'on constate l'importance des coûts des chantiers de désamiantage à travers les dossiers de subventionnement de démolitions, on peut espérer que c'est fait correctement.

M. Roland Muzeau .- J'ai lu récemment que trois entreprises ayant l'agrément sur quatre n'appliquent pas les méthodes qui sont liées à celui-ci. Cela ne se passe donc pas si bien, pas plus que dans le domaine de la traçabilité des déchets qui résultent des chantiers.

Je comprends bien votre position lorsque vous dites que ce n'est pas votre ministère qui a la responsabilité de ce type de question et qu'il faut se retourner vers le ministère du travail et les inspecteurs du travail, mais la question des agréments est pour nous très importante parce que c'est de ces agréments que résulte la confiance que peuvent accorder nos concitoyens, voire nos collectivités locales, sur la qualité des travaux engagés.

M. François Delarue .- Je vous ai livré ici un sentiment, surtout appuyé par ce que nous avons dans notre champ de visibilité, notamment le monde HLM, dans lequel les maîtres d'ouvrage sont sérieux et qui est un secteur davantage surveillé. Je maintiens que mon sentiment global est celui que je vous ai indiqué, ce qui n'empêche probablement pas qu'il puisse y avoir ici ou là des difficultés ou des gens qui ne respectent pas la réglementation. J'ai quand même le sentiment que les choses se sont beaucoup améliorées par rapport à ce qui se passait il y a sept ou huit ans.

Quant à la question des déchets, je n'ai pas d'idée sur ce sujet, mais je ne doute pas que ce soit un vrai problème, ne serait-ce que parce qu'il est très difficile de trouver des décharges ou des lieux de stockage pour ces produits. Il est très probable qu'il y ait une question liée aux décharges, même si ce n'est pas notre champ de compétence.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Cela rejoint justement une question que je voulais vous poser. Le SYRTA nous a dit qu'il existait un véritable trafic de déchets amiantés. C'est pourquoi je voudrais savoir si la réglementation relative aux déchets est appropriée et si des améliorations peuvent être envisageables.

M. François Delarue .- Je ne sais pas vous répondre sur ce point. C'est de la compétence du ministère de l'environnement.

M. Alain Jacq .- Je sais par expérience professionnelle que l'on manque aussi d'unités de traitement d'autres produits que l'amiante, notamment les bois pollués par les termites ou un certain nombre d'autres produits industriels. En France, cela entraîne souvent un surcoût du fait du transport lié à la nécessité de trouver des lieux de traitement.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Un certain nombre de nos interlocuteurs ont remis en cause la fiabilité des diagnostics amiante réalisés par des entreprises pourtant spécialisées. Partagez-vous ce jugement et, dans l'affirmative, comment expliquez-vous cette situation ? Cela vous paraît-il fondé ?

M. Alain Jacq .- D'une façon plus large, vous savez qu'au moment des ventes, des diagnostics techniques doivent être réalisés. A l'heure actuelle, suivant l'âge et le lieu géographique, cela concerne l'amiante, le plomb et les termites, et d'autres éléments vont arriver. Les populations qui ont été conduites à faire cela étaient des techniciens ayant plus ou moins d'expérience dans le domaine du bâtiment. On a mis en place, sur l'amiante, une procédure spécifique obligeant ces techniciens à subir une formation et à avoir une attestation de formation au bout de celle-ci, les organismes de formation étant eux-mêmes certifiés par des organismes accrédités.

Ce système complexe de formation s'est révélé pour nous insuffisant pour réaliser ce type de diagnostic et se retrouver dans toutes les situations possibles. Cela dit, pour fixer des exigences plus fortes vis-à-vis de ces diagnostiqueurs, il nous fallait d'abord un véhicule législatif, que nous avons enfin obtenu par l'ordonnance du mois de juin dernier sur la construction de logements, puis placer la barre à un niveau suffisant et homogène pour l'ensemble des diagnostics réalisés. Nous allons donc mettre en place  le décret va sortir au début de l'année 2006  un dispositif qui va demander que ces gens qui font des diagnostics, dont celui de l'amiante, soient certifiés suivant un référentiel que nous, pouvoirs publics, allons poser. Nous allons demander à travers cela à la fois de l'expérience et une connaissance générale dans le domaine du bâtiment et également dans les domaines particuliers dans lesquels l'opérateur veut intervenir, soit l'amiante, soit la performance énergétique, soit l'électricité un jour, etc.

L'exigence sera donc beaucoup plus forte, avec un suivi de la part de l'organisme de certification, ce qui n'était pas le cas auparavant. Nous pensons en effet que c'est le seul moyen de reposer convenablement le problème pour obtenir une prestation fiable et de qualité.

Le nombre de diagnostics de vente qui ont été produits doit tourner aux alentours de 1.200.000 ou 1.300.000 maintenant, toutes ventes confondues, et il faut savoir que les quelques conflits devant les tribunaux se sont produits en quasi-totalité sur les problèmes de termites et non pas sur ceux de l'amiante. Dans un ou deux cas de litige, le diagnostic intervenant dans un système de relations contractuelles entre le vendeur et l'acheteur, celui-ci voulait l'information et le vendeur voulait se dégager de sa responsabilité au titre des vices cachés.

Le document qui a fait l'objet d'arrêtés interministériels de normalisation traduit normalement la connaissance qui est échangée entre les deux prestataires et il est vrai qu'au-delà de la formalisation, on peut se demander si c'est fait avec sérieux ou non et si le propriétaire montre l'ensemble du bâtiment à son diagnostiqueur. Nous avons prévu une case permettant de dire que le diagnostiqueur n'a pas pu visiter telle ou telle partie. En tout cas, il n'y a que quelques dizaines de litiges sur les 1.500.000 constatés et ils portent surtout sur les termites.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Quels sont aujourd'hui les produits de substitution que l'on utilise pour protéger les bâtiments contre le risque incendie et, à votre avis, sont-ils efficaces ?

M. Alain Jacq .- J'avoue que j'ignore ce point technique, mais nous pourrons vous apporter la réponse.

M. François Delarue .- Il existe des fibres minérales (sur lesquels il faut rester prudent parce qu'on n'est pas sûr qu'il n'y aura pas des problèmes analogues à ceux de l'amiante un jour) et des peintures que l'on met sur les poutrelles métalliques mais qui sont sans doute moins efficaces que l'amiante.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Les employés de second oeuvre dans le bâtiment sont particulièrement susceptibles d'être touchés par des maladies liées à l'amiante. Comment améliorer, sur ce point, l'information des entreprises et des salariés concernés ?

J'ajoute la question suivante : la mission a été informée de l'importation de chalets en kit, en provenance du Canada, qui contiendraient de l'amiante. Pouvez-vous confirmer cette information et quelle est la situation actuelle concernant la présence d'amiante ? Vous avez parlé des immeubles de grande hauteur qui ont été construits à une certaine époque et qui accueillent du public, mais je parle ici d'une manière plus générale, en dehors des exemples que vous avez cités tout à l'heure.

M. François Delarue .- Les problèmes de protection de santé des ouvriers sont l'affaire du ministère du travail et nous ne sommes pas du tout concernés.

Quant à la deuxième question, nous savons tous que le Canada est un grand producteur d'amiante, mais vous m'apprenez qu'il y aurait des chalets de ce genre.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- C'est ce qu'on nous a dit.

M. François Delarue .- Je réponds en tout cas que c'est clairement interdit sur le territoire français, mais ce sera à vérifier. Nous n'avons pas eu cette information.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Sur les bâtiments métalliques de grande hauteur, vous avez parlé tout à l'heure de la tour Montparnasse, mais savez-vous si bon nombre d'autres bâtiments sont concernés ?

M. François Delarue .- Beaucoup d'immeubles de grande hauteur (IGH) ont été construits selon la technique d'un noyau en béton et de plateaux en acier, qui ont été systématiquement amiantés. Dans tout bâtiment construit à cette époque, entre 1960 et la date d'interdiction de la grande hauteur, avec la technique béton-métal, la présomption de présence d'amiante doit être proche de 100 %, mais c'est aussi le cas de certains bâtiments métalliques de type collèges, par exemple, qui ne sont pas de grande hauteur.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Bien sûr : on en a même trouvé dans d'anciennes classes préfabriquées comme on en faisait à une époque.

M. Alain Jacq .- La réglementation prévoit qu'à partir du moment où le propriétaire apprend qu'il dépasse le taux de cinq fibres par litre et qu'il doit donc prendre des mesures de désamiantage, il a trois ans pour faire des travaux. Il est probable qu'un certain nombre de propriétaires ont dérapé un peu par rapport à ces trois ans, mais la réglementation prévoit une procédure de demande de dérogation pour dépasser les trois ans en question. A ce jour, deux demandes de dérogation ont été présentées (comme elles remontent au niveau central, nous sommes bien au courant) : Jussieu et le musée des sciences de l'homme à Paris, dont les responsables ont demandé six ans de report.

D'expérience, travaillant à la Défense, nous savons que certains propriétaires ou investisseurs profitaient d'une remise aux normes globale de leur tour IGH, pour des raisons économiques, financières et techniques, pour faire en même temps le désamiantage ou que le désamiantage a provoqué la remise aux normes. Nous avons observé les deux cas.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Je vous remercie et je laisse mes collègues vous poser d'autres questions.

Mme Marie-Christine Blandin .- J'entends bien que certaines dates sur lesquelles nous vous interrogeons ne correspondent pas à celles pendant lesquelles vous avez exercé votre tâche dans les directions qui sont les vôtres, mais pourriez-vous regarder dans vos archives s'il y a eu, à un moment, une obligation de mettre de l'amiante, comme cela nous a été dit, ou une obligation de résultat contre l'incendie, ce qui est différent et ce que nous pensons d'ailleurs probable ? Il nous a été dit qu'il y a eu conseil et obligation sur l'amiante.

Par ailleurs, prévoyez-vous qu'une communication soit faite aux particuliers, par les journaux, la télévision ou la radio, au sujet de l'obligation qui leur sera faite de démonter leur toiture en amiante-ciment ondulé ? Il y en a des centaines de milliers de mètres carrés en France et les gens qui vont attaquer cela à la scie circulaire risquent de se contaminer. Il nous semblerait donc très utile qu'un message leur soit apporté sur des précautions élémentaires à prendre, mais aussi sur la traçabilité des déchets qu'ils vont engendrer.

Enfin, vous avez été interrogés par le rapporteur sur les matériaux de substitution. Sans vous poser une question sur leur fiabilité ou non, votre direction a-t-elle une méthode, en confiant peut-être cela à quelqu'un, pour dire que tel ou tel matériau est déclaré bon ou toxique ? En effet, les particuliers ou les PME qui ont envie de mettre un matériau d'isolation sont assez perplexes devant la laine de roche, la laine de verre, la paille ou le lin. Votre ministère travaille-t-il sur ce sujet pour aider les gens ?

M. François Delarue .- Sur le premier point, il n'y a pas d'obligation réglementaire. Il existe une « para-réglementation » en matière de construction qui provient des documents techniques unifiés et qui sert surtout vis-à-vis des assurances qui vérifient qu'ils sont respectés, mais la réglementation qui est élaborée par l'État et qui fait l'objet de décrets et d'arrêtés est souvent « exigencielle » : on doit avoir une exigence de protection contre le feu sans dire comment on s'y prend.

Cela dit, il est clair que les règles de l'art, qui n'ont pas un aspect obligatoire mais qui s'imposent assez fortement dans la pratique aux constructeurs, de l'architecte à l'entreprise, conduisaient, notamment sur les grandes structures métalliques, à mettre systématiquement de l'amiante, qui, sur le plan de l'isolation contre l'incendie, est un excellent matériau. C'est d'ailleurs pourquoi il a été autant utilisé.

Sur la question des toitures, il n'y a pas d'obligation aujourd'hui. Il y a simplement obligation de faire des travaux quand, à l'intérieur d'un bâtiment, on a plus de cinq fibres par litre.

Mme Marie-Christine Blandin .- Je croyais avoir compris qu'il y avait obligation d'enlèvement en cas de vente du bien. Ce n'est pas le cas ?

M. François Delarue .- Pas du tout. Les obligations de faire des travaux interviennent uniquement si, à l'intérieur d'un bâtiment, qu'il s'agisse d'une habitation, d'un bureau ou d'autre chose, on a plus de cinq fibres par litre, mais c'est une obligation de travaux et non pas d'enlever l'amiante. Dans la pratique générale, on désamiante, mais il existe d'autres solutions de confinement. Comme on ne le fait pas tellement en France pour des raisons diverses, notamment parce que cela implique que l'amiante reste en place, ce qui est psychologiquement difficile pour les utilisateurs, on procède le plus souvent à l'éradication pure et simple de l'amiante.

En deçà de cinq fibres par litre, il n'y a pas d'obligation de faire des travaux et il n'y en a pas non plus pour les matériaux inertes qui ne relâchent pas spontanément de l'amiante, ce qui est notamment le cas des couvertures, qui sont par définition à l'extérieur. Au moment des ventes, la seule obligation imposée au propriétaire est de fournir le diagnostic amiante, qui indique qu'il y a de l'amiante dans le toit, avec des tuiles en amiante, et cette information est donnée à l'acquéreur, mais il n'y a pas d'obligation d'enlever le produit. Il est bien évident qu'en cas d'obligation systématique, outre la faisabilité et le coût économique, on aurait les risques que vous évoquez.

Sur votre troisième question, qui est plus générale, concernant la toxicité d'autres matériaux, c'est effectivement l'une de nos préoccupations du fait du précédent de l'amiante. Nous menons donc un certain nombre de réflexions sur ces questions. Nous avons notamment mis en place depuis quelques années, avec le Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), un observatoire de la qualité de l'air intérieur dont l'objet est de mesurer, sur des échantillons très vastes et à travers des enquêtes approfondies, les différents types de polluants que l'on trouve à l'intérieur des bâtiments, non seulement des immeubles de logement mais aussi des bâtiments scolaires. Il est évident qu'avec l'emploi de plus en plus fréquent de matériaux nouveaux, des questions peuvent se poser.

Cela peut concerner des matériaux comme des colles, un certain nombre de peintures et autres (et non pas uniquement les produits d'isolation, bien sûr), sans parler des produits d'entretien ménager, un sujet qui nous échappe un peu.

Ces études sont assez compliquées et tout cela n'est pas abouti, mais il est vraisemblable que cela conduise un jour à un certain nombre d'interdictions ou de limitations d'emploi de tel ou tel matériau dans le bâtiment.

Mme Marie-Christine Blandin .- Excusez-moi d'aller plus loin, mais si vous trouvez dans l'air des fibres issues d'une laine de roche, par exemple, cela ne veut pas dire que c'est mauvais pour la santé. Comment cela se passe-t-il, dans ce cas ? Si vous en trouvez dans l'air, cela peut être inoffensif ou dangereux, comme l'amiante. Comment irez-vous plus loin ?

M. Alain Jacq .- Le Conseil supérieur d'hygiène publique de France a entrepris une étude sur un certain nombre de polluants pour en rechercher les limites admissibles pour la population. Nous faisons des exercices sur l'examen de ce qui se trouve dans les logements et c'est ensuite à lui de dire si c'est dangereux ou non.

Par ailleurs, il existe un double dispositif sur les matériaux : d'une part, le ministère de l'environnement exerce une surveillance sur les produits chimiques utilisés non seulement dans les peintures ou les matériaux isolants mais de façon générale ; d'autre part, des démarches sont faites au niveau européen dans le cadre du marquage « CE ».

Nous avons également pris l'initiative, avec d'autres ministères, de constituer des bases de données sanitaires et environnementales sur les matériaux employés dans le bâtiment. L'affichage sanitaire devenant de plus en plus normalisé, cela nous permettra d'avoir une base de référence. Naturellement, des milliers et des milliers de produits sont utilisés et il faut bien commencer par quelque chose, mais nous avons entrepris ce travail.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Nous n'avons plus de questions à vous poser et nous vous remercions d'avoir accepté de répondre à celles que nous vous avons posées.

Audition de M. Jacques BARROT,
ancien ministre, commissaire européen
(22 septembre 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président . Merci, monsieur le commissaire européen, monsieur le ministre, d'avoir accepté cette audition. Je sais qu'il n'est pas facile pour vous de trouver un créneau dans un agenda déjà fort chargé et je vous en remercie d'autant plus.

Nous terminons nos auditions sur les conséquences des contaminations par l'amiante et nous savons que, lorsque vous avez été ministre du travail et ministre de la santé, vous avez été confronté à ce problème. Vous l'avez même été en 1977 au titre du logement. C'est donc à partir de cette longue expérience, certes un peu lointaine, que vous pourrez sans doute apporter des compléments d'information à notre mission qui a débuté ses travaux depuis maintenant plus de six mois.

M. Jacques Barrot .- Si vous le permettez, je peux répondre à vos questions en suivant l'ordre dans lequel elles m'ont été remises. Je vais me livrer à un exercice de lecture, parce que, pour préciser mes souvenirs, j'ai dû solliciter un certain nombre de mes anciens collaborateurs. Ce n'est pas dans mes habitudes - vous m'en excuserez -, mais je préfère donner à la mission des éléments précis.

Au printemps 1995, nous sommes à un moment charnière pour le traitement du dossier de l'amiante. C'est à ce moment-là que je suis nommé ministre du travail. Quelques mois auparavant, plusieurs études ont été publiées en ce qui concerne la cancérogénicité de l'amiante dite chrysotile, qui était l'une des deux variétés d'amiante et qui représentait l'écrasante majorité de l'amiante encore utilisé. De plus, Julian Peto, l'épidémiologiste britannique, venait de fournir des évaluations sur la croissance des taux de mortalité chez les employés d'entretien et de réparation des édifices exposés à l'amiante.

A ce moment-là, l'INSERM s'est vu confier une expertise collective pour faire le point sur toutes les études existantes concernant l'exposition à l'amiante.

Sans attendre les résultats de cette expertise, la réglementation a été très sensiblement renforcée sur la base de textes préparés au cours du deuxième semestre 1995 par la direction des relations du travail et la direction générale de la santé. Vous avez sûrement tout cela en mémoire : il s'agit du décret du 7 février 1996, qui abaisse la valeur limite d'exposition des salariés de 0,6 fibre par centimètre cube à 0,3 fibre/cm et prévoit une nouvelle réduction à 0,1 fibre/cm. Normalement, la décision devait entrer en vigueur deux ans après, mais elle est entrée finalement en vigueur dès la publication du décret du 24 décembre 1996.

Pour garantir le respect des valeurs limites, le chef d'établissement a été désormais obligé de faire effectuer des contrôles techniques, au moins une fois par trimestre, par des organismes agréés par le ministère.

Le décret du 7 février 1996 comportait beaucoup d'autres mesures de renforcement de la protection des salariés :

- interdiction d'affecter à des travaux de fabrication, de transformation, de confinement et de retrait d'amiante les jeunes de moins de 18 ans et les travailleurs intérimaires ;

- obligation de tenir une liste des travailleurs employés à des activités liées à l'amiante, de la transmettre au médecin du travail et de rédiger pour chaque poste une notice d'information.

Un autre décret a mis en place une obligation pour les propriétaires de faire rechercher la présence d'amiante dans les flocages, calorifugeages et faux plafonds et, le cas échéant, de faire procéder à l'évaluation de l'état des matériaux.

Dans le même temps, j'ai soumis au Parlement une modification législative concernant les possibilités données aux inspecteurs du travail, en vertu du code du travail, d'arrêter des chantiers dans certaines situations de péril imminent. La loi a ainsi permis d'étendre cette possibilité aux chantiers de confinement ou de retrait de l'amiante.

En juin 1996, l'INSERM a rendu son rapport d'expertise collective qui a confirmé la cancérogénicité du chrysotile à faible dose - c'est très important -, mis en évidence la difficulté de maîtriser le risque lié à l'amiante en place dans les bâtiments et équipements du fait de sa large utilisation passée et fourni des prévisions élevées de nombre de décès par mésothéliomes ou cancers du poumon imputables à l'amiante. Ce rapport de l'INSERM était très clair.

C'est sur cette base que, sur ma proposition, nous avons en effet interrompu la diffusion du risque en interdisant l'amiante à compter du 1 er janvier 1997. Cette interdiction était assortie d'un nombre limité d'exceptions provisoires au titre de certains usages pour lesquels des substituts n'étaient pas disponibles, par exemple les diaphragmes pour la production de chlore. Cependant, les entreprises bénéficiant de ces dérogations devaient se déclarer auprès du ministère du travail afin de que l'on puisse ainsi évaluer, année après année, le bien-fondé des dérogations.

Cette gestion très rigoureuse de l'interdiction a permis d'abaisser la consommation de l'amiante en France d'environ 36.000 tonnes par an en 1996 à 20 tonnes en 1999, et des arrêtés successifs ont réduit progressivement le champ des dérogations, qui ont totalement disparu, je crois, en 2002.

Pour être complet, il faut aussi mentionner le régime spécial - nous avons eu beaucoup de difficultés sur ce point - qui permettait, pendant une période transitoire de six ans, la revente d'occasion de véhicules automobiles comportant des pièces amiantées, notamment les freins, afin de ne pas pénaliser trop brusquement les propriétaires de ces véhicules, et étant précisé que des mesures nécessaires étaient prises par ailleurs en vue de protéger les salariés qui devaient intervenir sur ces pièces, étant entendu que le conducteur n'est pas exposé à l'amiante qui est dans les freins mais que ce n'est pas le cas du garagiste qui est amené à les réparer.

C'est ensuite un arrêté du 14 mai 1997 qui a mis en place une exigence de qualification des entreprises effectuant des activités de confinement et de retrait d'amiante friable par des organismes eux-mêmes accrédités par le Comité français d'accréditation (COFRAC).

Cette liste est un peu fastidieuse, mais il fallait rappeler toutes ces étapes qui se sont déroulées depuis 1995, puis tout au long de l'année 1996, pour en arriver à l'interdiction de 1997.

J'ajoute qu'un numéro de l'émission La marche du siècle , animée par Jean-Marie Cavada sur France 3, a été consacré à l'amiante. Je me rappelle qu'à ce moment-là, j'ai eu beaucoup de questions pour savoir pourquoi nous avions pris une décision d'interdiction absolue alors que beaucoup d'autres pays - j'y reviendrai - se contentaient d'une utilisation maîtrisée et organisée de l'amiante.

Je passe à la deuxième question, en essayant d'être bref pour vous permettre de réagir : « Selon vous, pourquoi une telle décision n'a-t-elle pas été prise plus tôt ? A votre connaissance, l'interdiction de l'amiante en France avait-elle été souhaitée ou envisagée par l'un de vos prédécesseurs au ministère ? »

Je vais faire un peu d'histoire, mais vous savez sûrement tout cela. La question de l'amiante avait fait l'objet, à partir de 1977, d'une succession de mesures réglementaires qui resserraient les possibilités d'utilisation : d'une part, des interdictions partielles de procédés ou de produits ; d'autre part, un encadrement réglementaire des opérations autorisées.

Il est vrai qu'en 1977 - j'étais alors secrétaire d'État au logement, que je suis resté de 1974 à 1978 -, j'ai interdit le flocage à l'amiante dans les locaux d'habitation, puis dans tous les bâtiments en 1978. Nous avons pris cette décision en coordination avec le secrétariat d'État au logement et le secrétariat d'état à la santé.

Ensuite, alors que j'étais parti, nous avons eu la restriction d'utilisation des variétés d'amiante les plus nocives à quelques produits, en 1988, et l'interdiction d'utiliser l'amiante dans de nombreux produits en 1994. Je ne peux pas me prononcer sur les périodes dans lesquelles je n'étais pas moi-même en fonction, mais je peux vous dire que j'ai gardé un souvenir très précis du décret de 1977 qui interdisait le flocage à l'amiante dans les locaux d'habitation. C'est ce qui m'a d'ailleurs rendu extrêmement sensible à cette question.

Quand je suis arrivé en 1995, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, la question de l'amiante était revenue vraiment à la une et je me suis alors souvenu tout de suite des interdictions que j'avais posées concernant le flocage à l'amiante dans les locaux d'habitation. Ce souvenir très ancien, puisque cela remontait à 1977, m'est alors revenu à l'esprit et je n'ai eu de cesse, au gouvernement, d'aller vers l'interdiction générale.

Quant au fait de savoir pourquoi cela a été fait si tard, il faut se souvenir que la politique d'utilisation contrôlée de l'amiante, qui était en vigueur pratiquement partout, était compatible avec le droit communautaire de l'hygiène et de la sécurité au travail. La décision d'interdiction n'est intervenue au niveau communautaire qu'en 1999 et n'avait été prise en 1996 que par une minorité de pays. Quand la France a interdit l'amiante, peu de pays l'avaient fait complètement.

En fait, il a fallu une évolution du débat scientifique, qui a beaucoup pesé au milieu des années 1990. Si les caractères cancérigènes de l'amiante étaient connus de longue date, les nouvelles études et leur synthèse effectuée par le fameux rapport de l'INSERM, dont j'ai déjà cité l'expertise collective, ont réévalué la cancérogénicité de la variante dite chrysotile qui, pourtant, était considérée jusqu'alors comme moins dangereuse que l'autre variante, dite amphibole, sinon peu dangereuse.

Toutes ces études, notamment celle de l'INSERM, ont établi que des expositions régulières ou répétées à faible dose ou des expositions ponctuelles à fortes doses pouvaient être dangereuses. Cette évolution de la connaissance a également mieux mis en relief l'importance et le nombre des expositions dans le secteur dit diffus, c'est-à-dire des expositions subies par des personnes en contact avec de l'amiante friable dans des équipements, tout particulièrement des salariés qui interviennent sur des équipements ou des matériaux susceptibles de libérer des fibres d'amiante.

C'est en partie l'explication, même si cela ne peut pas être la seule : sur le plan scientifique, on a beaucoup progressé à partir des années 1995. Je dois reconnaître que je suis arrivé à un moment où, au ministère du travail, nous avions vraiment des études sérieuses et solides, ce qui m'a permis de convaincre le gouvernement de l'époque, auquel j'appartenais.

Je passe à la troisième question : « Pouvez-vous nous indiquer le regard que portait le ministère du travail sur le dossier de l'amiante dans la première moitié des années 1990 ? Figurait-il au rang des questions prioritaires en matière de santé au travail ? »

Il m'est évidemment difficile de répondre, puisque je n'étais pas en fonction, au début des années 1990. Je citerai néanmoins - mais vous devez avoir tout cela dans vos archives - tous les textes qui sont parus en 1987 pour l'abaissement des valeurs limites d'exposition, puis en 1992 pour un nouvel abaissement des valeurs limites d'exposition, ainsi que l'extension de la réglementation aux travailleurs indépendants en 1995. Quelques dispositions ont en effet été prises à cette époque, mais il est vrai que je suis arrivé à une période dans laquelle, manifestement, les choses étaient beaucoup plus claires.

Je vous lis une petite note qui me paraît éclairante : « Le dossier de l'amiante n'avait pas connu de développements réglementaires importants dans la première moitié des années 1990, de 1990 à 1995, dès lors que la réglementation française avait été correctement adaptée, dans les années 1980, à l'évolution des textes communautaires qui reposait sur une approche d'utilisation contrôlée. En revanche, vers la fin de l'année 1994 et au début de l'année 1995, les nouvelles études provoquent un échange avec les scientifiques français à ce sujet. C'est ainsi que, pour la première fois, l'amiante est retenu parmi les thèmes d'action prioritaires du programme annuel d'inspection du travail en santé et sécurité ».

C'est ainsi que, vers l'année 1996, différentes dispositions ont été renforcées, puis que l'on s'est acheminé vers l'interdiction à partir du début de l'année 1997.

De manière générale, au début des années 1990, les priorités dans le champ de la santé et de la sécurité au travail étaient surtout centrées sur la transposition et la mise en oeuvre effective sur le terrain d'un ensemble important de directives adoptées à la suite de la directive cadre de 1989.

J'en viens à la quatrième question : « Avez-vous le souvenir que les industriels de l'amiante se soient manifestés auprès du ministère pour tenter d'influer sur l'évolution de la réglementation ? »

C'était l'une des grandes discussions qui ont eu lieu au cours de l'émission La marche du siècle.

Je dois vous dire que deux éléments m'ont particulièrement incité à m'impliquer dans ce débat : le souvenir de 1977, époque à laquelle j'avais interdit le flocage, et mes relations très anciennes avec la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés, la FNATH. Cette fédération est née dans mon département et c'est un mouvement que je suis depuis de longues années et dont j'ai toujours beaucoup apprécié l'action. Ce sont donc les gens de la FNATH qui ont été les plus insistants auprès de moi. Je leur rends ce témoignage. A l'époque, Jacques Chenut était le secrétaire général de la FNATH. Lorsque je l'ai reçu au ministère du travail, il m'a dit tout de suite : « Il y a un dossier terrible : c'est l'amiante ». Vous voyez que, dans la vie, il y a parfois des rencontres très utiles.

Les industriels de l'amiante se sont évidemment exprimés et il y a eu des concertations. Autant que je m'en souvienne, les argumentaires des industriels portaient surtout sur la faisabilité d'une réduction à 0,1 fibre/cm pour la valeur limite d'exposition. Au début, ils ont discuté sur les mesures techniques portant sur l'importance des fibres et, dans la seconde vague, ils se sont exprimés sur le champ des dérogations à l'interdiction de l'amiante. En effet, toute l'argumentation de ces milieux était de dire que, si on interdisait l'amiante, ils n'avaient pas de produits de substitution.

Je me souviens qu'à une époque, la question suivante revenait sans cesse : « Pourquoi, monsieur le ministre, interdisez-vous l'amiante alors que l'on n'a pas de produits de substitution. Qu'allons-nous faire pour protéger nos pompiers contre les incendies et comment va-t-on les équiper ? »

Les représentants d'entreprises fabriquant des produits à base d'amiante-ciment, comme Eternit, notamment la secrétaire générale du groupe Etex, basé à Bruxelles, d'entreprises commercialisant des matériaux de construction ou de professions de l'automobile spécialisées dans les voitures d'occasion ou les pièces de rechange des véhicules comportant de l'amiante, ont été reçus au cabinet pour évoquer, au-delà de l'interdiction, les conséquences de l'arrêt des activités de leurs usines en France sur le personnel, et je me souviens qu'à l'époque, j'ai dit que l'on prendrait des dispositions pour le personnel, mais que je ne voyais pas comment on pouvait reculer devant l'interdiction.

En fait, le lobbying le plus important est venu des autorités canadiennes et c'est là que j'ai failli avoir des difficultés. On m'a fait effectivement remarquer que nous allions nous brouiller avec le Canada, notamment le Québec, pays producteur d'amiante et exportateur de produits amiantés. Les autorités canadiennes souhaitaient bénéficier d'une dérogation pour les tuyaux en amiante-ciment que leurs industriels exportaient vers la France et de nombreux autres pays. Au-delà, elles redoutaient un effet de contagion de la position de la France sur d'autres pays dans lesquels leurs industriels avaient également des débouchés pour leurs produits amiantés.

L'affaire a été portée devant la Commission de l'Union européenne, à Bruxelles, et l'Organisation mondiale du commerce (OMC) pour entrave à la libre concurrence, mais la position française a été confortée par ces instances, qui ont considéré que des préoccupations supérieures de santé publique justifiaient de déroger aux règles de la concurrence.

Il y a eu des recours à l'OMC et à l'Union européenne, mais ils ont été rejetés. J'ai un souvenir très précis du Canada et du Québec, et j'ai dû avoir une visite de la ministre canadienne, à laquelle j'ai dit que les obligations de santé publique me paraissaient tellement évidentes qu'il fallait se débrouiller autrement et que son gouvernement lui-même devait y faire très attention.

Dans votre question n° 5, vous me demandez s'il y a eu des difficultés pratiques dans la mise en oeuvre de cette interdiction, des oppositions et des résistances et comment s'est faite l'adaptation.

On peut dire que la mise en oeuvre a été relativement simple. Les principales difficultés pratiques ont porté surtout, en dehors de la question particulière de la vente des véhicules d'occasion, sur l'existence ou non de substituts possibles pour certains usages de l'amiante, notamment pour les activités en lien avec la sécurité - j'ai cité les pompiers - et avec la défense nationale.

A l'époque, j'ai demandé aux services de la direction des relations du travail d'essayer de faire la part des choses quand l'argument de l'absence d'un substitut possible était invoqué. Cette évaluation n'était pas toujours facile. La liste des exceptions a été limitée et elle a ensuite été rapidement résorbée par des arrêtés successifs, puisque j'ai déjà dit qu'à partir de 2002, il n'y a plus eu de dérogations.

On peut dire que la décision de principe d'interdiction a accéléré un mouvement de substitution qui avait commencé à s'amorcer.

J'en viens à la question n° 6 : « Comment la question de l'indemnisation des victimes de l'amiante, fondamentale aujourd'hui, était-elle abordée à l'époque ? Le ministère avait-il établi des premières projections financières au titre de la réparation ? »

La question de l'indemnisation a été posée dès le départ. Les statistiques des maladies professionnelles reconnues plaçaient déjà l'amiante, en 1995, dans le peloton de tête des affections, notamment au titre du mésothéliome, c'est-à-dire du cancer de la plèvre lié à l'amiante, mais les conditions de mise en jeu de la présomption de l'imputabilité étaient beaucoup plus strictes en ce qui concerne le cancer du poumon à cause des débats par nature difficiles à trancher sur les parts respectives d'un agent cancérigène comme l'amiante et d'autres facteurs de risque touchant à l'environnement et au mode de vie, notamment le tabagisme.

Je me souviens qu'on me disait que la combinaison entre tabac et amiante était terrible. Cela étant dit, les études étant beaucoup plus précises, j'ai souhaité avancer sur ce terrain et, dès 1996, j'ai assoupli les critères de reconnaissance du cancer du poumon d'origine professionnelle. Cela a fait l'objet du décret du 22 février 1996, que j'ai déjà cité, modifiant les tableaux 30 et 30 bis du régime général. Cet effort a été poursuivi ultérieurement, ce qui explique sans doute que le nombre de maladies professionnelles reconnues liées à l'amiante soit passé de 724 en 1992 à plus de 3 600 en 2000. C'est un chiffre significatif. En revanche, je ne me souviens pas que nous ayons fait procéder à l'époque à des projections financières globales au titre de la réparation.

Ensuite, vous avez posé des questions plus délicates pour moi : j'ai maintenant un autre « job », monsieur le président, et il m'est difficile d'émettre des jugements péremptoires.

Je lis la septième question : « Pensez-vous que les modalités de financement des « fonds amiante » (FCAATA et FIVA), principalement assuré par la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) de la sécurité sociale, devraient être réformées en définissant une clé de répartition stable des financements entre l'État et la sécurité sociale ou en mettant davantage à contribution les entreprises ayant exposé leurs salariés à l'amiante ? »

Il est difficile, pour moi, de répondre à cette question, non pas parce que je veux la fuir, mais parce que je ne suis pas tout à fait au point maintenant.

Je rappellerai quand même, en répondant à cette question, que nous avons deux dispositifs.

Le premier est le Fonds de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (FCAATA), un dispositif de préretraite qui coûtera 750 millions d'euros cette année et qui, évidemment, peut porter à discussion compte tenu des critères d'attribution de l'allocation. Quel est le parlementaire, député ou sénateur, qui n'a pas eu affaire à des salariés qui souhaitent bénéficier de ce dispositif et qui ne le peuvent pas parce qu'ils sont dans une entreprise où l'exposition aux risques n'est pas prouvée, notamment dans une PME ? J'ai vu des dossiers difficiles à traiter à cet égard sur le plan personnel.

Ce dispositif est financé par la branche accidents du travail de la CNAMTS et, depuis 2005, par une contribution plafonnée des entreprises, et il semble bien que ce financement mériterait d'être revu parce que nombre des bénéficiaires de ce fonds victimes d'une maladie professionnelle reconnue ne représentaient en 2004 que 11 % de l'ensemble des bénéficiaires.

Par ailleurs, le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA) doit réparer les préjudices subis de manière intégrale par les personnes ayant développé une maladie liée à l'amiante, que leur exposition ait été professionnelle ou environnementale. Les dépenses prévues s'élèvent à 645 millions d'euros et elles sont supportées elles aussi, pour l'essentiel, par la branche AT-MP et, très accessoirement, par l'État.

Si le financement de la branche AT-MP se justifie, une clé de répartition calée sur le rapport maladies professionnelles/maladies environnementales peut être justifiée.

Je n'irai pas plus loin parce que vous en savez beaucoup plus long que moi et que vous avez sûrement des idées claires. On peut se demander s'il faut tout faire supporter par la branche AT-MP, mais il faut aussi se pencher sur les critères d'évaluation. Je suis convaincu que, dans cette affaire, il y a beaucoup d'éléments à regarder de près et qu'incontestablement, certains salariés sont moins bien traités que d'autres alors qu'ils ont probablement subi les mêmes risques. A cet égard, je pense que vous allez faire du bon travail et qu'une mission comme la vôtre est très importante.

Je passe à la question n° 8 : « Le choix d'une réparation intégrale des préjudices subis par les victimes de l'amiante pose la question plus générale de la réparation des accidents du travail et maladies professionnelles. Etes-vous favorable au passage à une réparation intégrale des accidents du travail et des maladies professionnelles ? Pensez-vous qu'une plus grande individualisation de la tarification des accidents du travail et des maladies professionnelles inciterait les entreprises à renforcer la prévention ? »

Là aussi, je vais vous donner un point de vue tout à fait personnel qui n'engage que moi. La réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles repose depuis plus d'un siècle, depuis la grande loi du 9 avril 1898, sur un compromis dont la réparation forfaitaire est un élément : d'un côté, une responsabilité sans faute de l'employeur qui est présumé responsable ; de l'autre, l'indemnisation de la victime sur une base forfaitaire et seulement pour certaines catégories de préjudices, les préjudices professionnels, mais pas de pretium doloris , sauf en cas de faute inexcusable de l'employeur, qui ouvre à la victime, dans le cadre d'une action judiciaire, l'accès à une réparation majorée par rapport à la réparation forfaitaire.

Les bases de ce compromis centenaire ont été fortement ébranlées ces dernières années. D'une façon générale, l'évolution du droit de la responsabilité civile et des modalités d'indemnisation des dommages corporels fait désormais une large place à la notion de réparation intégrale. Il était donc difficile de faire admettre une réparation forfaitaire, même dans le cadre d'un équilibre de droits et obligations.

Cette poussée de la réparation intégrale a bénéficié à certaines catégories de victimes d'accidents du travail, comme les salariés non conducteurs victimes d'accidents de la circulation, mais surtout - nous sommes là au coeur de votre mission - aux salariés victimes de l'amiante qui sont indemnisés par un fonds spécial en application de la loi du 23 décembre 2000. Pour les victimes de l'amiante, la réparation est donc intégrale et couvre aussi bien les préjudices patrimoniaux et économiques que les préjudices extra patrimoniaux ou personnels tels que le préjudice moral et physique, le préjudice d'agrément et le préjudice esthétique.

Une question de fond se pose : n'allons-nous pas progressivement vers un abandon de la réparation forfaitaire, comme celle que nous connaissons jusqu'à ce jour, ne serait-ce que parce qu'il sera de plus en plus difficile de faire admettre que certaines catégories d'accidents du travail sont mieux indemnisées que d'autres ?

En même temps, les enjeux d'une telle évolution sont considérables au moins sur deux plans.

Sur le plan financier, l'impact du passage à une réparation intégrale engendrerait un surcoût important que plusieurs rapports, le rapport Dorion, le rapport Masset et le rapport Yahiel, se sont efforcés de chiffrer au cours de ces dernières années. Ce surcoût se situe dans une fourchette de 0,7 milliard d'euros si on limite la réparation aux seuls accidents du travail ayant entraîné une incapacité permanente d'au moins 20 %, et à 3 milliards d'euros si on l'étend à tous les accidents du travail.

Sur le plan du dialogue social, l'abandon de la réparation forfaitaire remet objectivement en cause le compromis passé entre employeurs et salariés au moment de la création du régime d'indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles, régime qui reste aujourd'hui un espace de gestion à forte participation des partenaires sociaux, dans un univers de sécurité sociale de plus en plus marqué par l'universalité des droits et l'impact de la solidarité nationale.

C'est pourquoi on peut estimer qu'il serait assez sage que l'article 54 de la loi du 13 août 2004 relative à l'assurance maladie s'abstienne de trancher immédiatement cette question. Il vaut mieux inviter les partenaires sociaux, au point où nous en sommes - mais c'est un point de vue personnel -, à engager des discussions et faire des propositions au gouvernement et au Parlement, tant sur la réforme de la gouvernance de la branche que, le cas échéant, sur l'évolution des conditions de prévention, de tarification et de réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles.

Sur ce terrain, vous me permettrez de m'avancer avec prudence parce que je n'ai pas votre compétence ou, en tout cas, je ne l'ai plus. Par conséquent, je suis modeste.

Vous m'avez posé une neuvième question sur les moyens de l'inspection du travail et les problèmes de la médecine du travail.

S'agissant de l'inspection du travail, il est vrai qu'à une époque, nous avons étoffé les effectifs du bureau de la direction des relations du travail qui était en charge de l'amiante en recrutant quelques personnes. En fait, il nous est apparu que la protection des salariés contre les effets à long terme de l'exposition à une substance comme l'amiante requiert une collaboration pluridisciplinaire associant les inspecteurs du travail, les médecins du travail et les médecins inspecteurs régionaux et que tout ne peut pas être complètement efficace sans cette association des différents intervenants.

J'en viens aux médecins du travail, qui jouent évidemment un rôle central pour la prévention et la protection de la santé dans les entreprises par leur fonction de conseil et d'alerte auprès des employeurs, des salariés et de leurs représentants. Tout ce qui peut contribuer à faciliter l'exercice de leur mission va dans le bon sens et la réforme de la médecine du travail a déjà fait progresser les choses, notamment à partir du décret du 28 juillet 2004 qui renforce la protection des médecins du travail en soumettant le changement d'affectation éventuel à l'accord de l'instance de contrôle et, à défaut d'accord, à celui de l'inspecteur du travail après avis du médecin inspecteur du travail et de la main d'oeuvre. Ce décret du 28 juillet 2004 marque donc vraiment un tournant.

Ce décret innove aussi en soumettant le licenciement à une autorisation de l'inspecteur du travail après avis du médecin régional de la santé et enquête contradictoire.

Néanmoins, je ne crois pas que l'on puisse lier les problèmes passés de la prévention des risques liés à l'amiante en France à un manque d'indépendance des médecins du travail qui les aurait empêchés de jouer convenablement leur rôle d'alerte. Même en l'état du statut antérieur de la médecine du travail, un médecin du travail attaché à ses missions, compétent et volontaire était en mesure de mener une action déterminée et efficace si lui-même avait conscience d'un risque important.

Je pense que le facteur le plus limitant pour l'action préventive du médecin du travail concerne le temps qu'il consacre à son action en milieu du travail. Nous avons tous rencontré des médecins du travail qui se plaignent parfois de passer le meilleur de leur temps à faire des papiers. Il est vrai que c'est un réel problème et qu'il est souhaitable que, dans toute la mesure du possible, le fameux tiers-temps en milieu de travail puisse devenir une réalité, dans la mesure où il ne représente pas plus de 15 % ou 20 % de leur temps du fait à la fois de la pénurie des médecins du travail et du poids des obligations réglementaires indifférenciées de visites médicales dans l'activité quotidienne.

Je dois dire qu'à l'époque où j'étais au ministère du travail, j'avais lancé une réflexion pour voir comment on pouvait permettre au médecin du travail d'être plus proche, en milieu de travail, de ceux dont il a la mission de prévenir les difficultés de santé.

Je conclus, monsieur le président, en vous priant de m'excuser pour la longueur et le côté un peu formel de mon audition. Je pense que le manque de réactivité, s'il est avéré, renvoie à d'autres aspects de notre organisation et de notre système de décision dans le domaine de la santé au travail. Je pense en particulier au principe qui n'a pas été suffisamment pris en compte jusqu'aux événements de l'amiante : celui de la nécessaire séparation entre le travail scientifique d'évaluation des risques liés à des substances, le travail épidémiologique de mesure des expositions et des impacts sur la santé et le travail réglementaire et administratif de conception des textes et de contrôle de leur mise en oeuvre.

La concertation avec les partenaires sociaux prend tout son sens quand il s'agit de traduire en modalités concrètes les actions de prévention qui sont jugées nécessaires, mais l'évaluation scientifique et le suivi épidémiologique relèvent d'un autre cadre et d'autres compétences.

C'est dans cet esprit que le ministère du travail a développé des liens avec des institutions de santé publique comme l'Institut de veille sanitaire et, demain sans doute, avec la nouvelle agence en charge de la santé environnementale et au travail. Ainsi, le nouveau dispositif qui se dessine répartirait mieux les fonctions au sein de la sphère publique et devrait permettre des alertes plus précoces et plus efficaces face à l'émergence d'enjeux nouveaux de protection de la santé.

En terminant, je dirai que, dans le dossier de l'amiante, la France a été parmi les premiers pays à réagir et n'a pas cherché à ratiociner avant de prendre la vraie décision qui était l'interdiction totale et que, dès lors que les évaluations scientifiques étaient là, les décisions ont été prises.

Cela étant, il reste toutes les conséquences sur les travailleurs qui ont été exposés à l'amiante. Le cancer de la plèvre est un cancer particulièrement douloureux et, pour avoir connu quelques situations similaires, je dois dire que c'est un enjeu social de solidarité essentiel. Voilà ce que je voulais vous dire.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Merci, monsieur le commissaire européen. Jean-Pierre Godefroy, qui est rapporteur adjoint, a des questions complémentaires à vous poser.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur-adjoint .- Monsieur le Commissaire, monsieur le ministre, je voudrais tout d'abord vous remercier de la qualité des réponses que vous avez apportées à nos questions. Nous avons appris des choses très intéressantes par votre bouche aujourd'hui. Cela dit, j'ai deux petites questions à vous poser.

Première question : quand vous avez interdit le flocage de l'amiante dans les bâtiments d'habitation, c'est parce qu'il a été reconnu que ce procédé était dangereux, mais comment se fait-il que l'idée ne soit pas venue - je ne parle pas de vous, monsieur le ministre - d'aller plus loin dans l'interdiction sur d'autres secteurs d'activité liés à l'amiante ? Est-ce pour des raisons de matériaux de substitution ? Vous avez dit qu'ils n'existaient pas, mais je suppose que, pour le bâtiment, on avait à peu près la même réflexion. Il est vrai que, dès 1977, c'était une mesure fort intéressante qui aurait certainement permis d'avoir beaucoup moins de victimes.

Deuxième question : quels étaient les rapports avec le Comité permanent amiante (CPA) ? Ce comité n'avait-il pas le défaut que vous venez de signaler en conclusion de vos propos, c'est-à-dire la non séparation entre l'évaluation scientifique, la décision administrative et la concertation avec les partenaires sociaux ou les « lobbys de l'amiante », comme on dit ?

M. Jacques Barrot .- Ce sont deux bonnes questions, mais elles sont difficiles.

Sur la première, je ne vous cache pas que je me souvenais très bien de ce décret de 1977. Lorsque je suis arrivé au ministère en 1995, Jean Roigt, qui était à l'époque inspecteur du travail et qui est aujourd'hui à l'IGAS - un homme d'une très grande qualité qui a fait toute sa carrière dans l'inspection du travail -, m'a dit : « Il y a un gros dossier : celui de l'amiante » et je lui ai alors répondu : « Comment se fait-il qu'on en parle encore ? Vous n'allez pas me ramener ce sujet : en 1978, je ne voulais plus voir cela dans les logements ! Que s'est-il passé ? »

Je dois dire que je n'ai pas éclairé le mystère. Je ne comprends pas pourquoi, après 1978, il y a eu une très lente appréhension du problème par les ministères. Il est vrai que je n'ai plus été au gouvernement entre 1981 et 1995, mais je reconnais que ma surprise a été grande et qu'elle correspond exactement à celle que vous exprimez. Je n'arrive pas à le comprendre.

Il aurait fallu que je revoie les collaborateurs qui ont pu continuer cette tâche, soit au titre de la santé, soit au titre du travail, mais je n'ai pas eu le temps de faire cet exercice, même si cette question est intéressante.

Cela dit, la France n'est pas le seul pays concerné : c'est le cas de toute la communauté internationale. La preuve, c'est qu'au niveau de l'Union européenne, on reste dans l'idée de contrôler l'utilisation de l'amiante mais non pas de l'interdire avec, en plus, l'idée fausse que certaines variétés d'amiante sont peu nocives.

Il reste votre deuxième question.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Elle concerne le CPA, dont on a beaucoup parlé.

M. Jacques Barrot .- J'en ai surtout entendu parler à La marche du siècle , parce que la FNATH a attaqué beaucoup le comité en se demandant comment il pouvait à la fois comprendre des producteurs de produits amiantés et conseiller le gouvernement sur l'amiante. J'avoue qu'à cette époque, je n'étais pas loin de penser que la FNATH avait un peu raison et que la composition de ce comité n'était pas la meilleure. Je ne dis pas que, du fait de sa composition, ce comité a joué un rôle nocif en empêchant les mesures, mais il n'a pas joué le rôle positif qu'il aurait pu jouer.

Je n'irai donc pas jusqu'à l'accuser d'avoir empêché la prise de mesures. J'en veux pour preuve le fait que, dans les mesures que j'ai été amené à prendre moi-même, je ne me souviens pas de m'être heurté à ce comité de manière vraiment forte. En fait, il a peut-être donné surtout l'illusion aux responsables gouvernementaux que les choses étaient convenables et qu'avec une utilisation maîtrisée de l'amiante, on pouvait très bien s'en sortir. Je pense aussi que ce comité a répandu l'idée qu'il n'y avait pas de matériaux de substitution et qu'il a empêché la réflexion à ce sujet.

A cet égard, je me rappelle les discussions que j'ai eues à l'époque avec Alain Juppé, qui avait été saisi par le Canada et qui me demandait si, avant de prendre cette mesure d'interdiction, il ne faudrait pas voir s'il existait des produits de substitution. Je lui ai alors répondu que si on ne prenait pas de mesure d'interdiction, on ne trouverait jamais des produits de substitution. Il y a eu incontestablement une espèce de mécanique qui a consisté à répondre que, pour ignifuger les gens exposés au feu, il n'y avait que l'amiante.

Mme Marie-Christine Blandin .- Monsieur le commissaire, je vais faire appel à votre mémoire, même si ce n'était pas prévu dans les questions. Nous sommes ici pour essayer de réfléchir à une éventuelle situation semblable sur d'autres substances, sachant que tout peut arriver. Dans un gouvernement, comment un ministre est-il saisi d'une alerte ? Par son cabinet, par un directeur ? Comment cela se passe-t-il matériellement et comment remonte une alerte ?

Par ailleurs, quel est le rôle du ministère de l'industrie dans le débat pour savoir s'il faut cesser ou non la production d'une substance ?

M. Jacques Barrot .- Mes réponses sont un peu subjectives puisque je ne peux parler que de mon vécu : je ne peux pas répondre de manière trop générale en impliquant d'autres responsables qui ont chacun leur cheminement.

Il est certain que, lorsque je suis revenu au gouvernement en 1995, j'avais une certaine expérience après mes sept ans de vie ministérielle. J'ai déjà pour premier principe de vérifier toujours les informations de l'administration par d'autres voies, non pas parce que l'administration dirait des choses fausses ou cacherait une part de la vérité, mais parce qu'il est toujours bon de recouper les informations, sans quoi j'ai toujours peur de ne pas voir l'ensemble du problème ou d'en avoir une vision trop subjective.

En l'occurrence, il y a une conjugaison. J'ai eu la chance d'avoir auprès de moi un inspecteur du travail qui avait fait toute sa carrière dans l'inspection du travail et qui avait donc bien cette sensibilité : Jean Roigt, ainsi que Jean Marimbert, à l'époque directeur des relations du travail et actuellement président de l'agence des produits de santé, un homme très attentif. Il y avait aussi tous les responsables de la FNATH qui ont sonné l'alerte. Comme ils m'avaient sensibilisé depuis longtemps aux maladies professionnelles et aux accidents du travail, ils ont été évidemment les premiers à venir me parler de l'amiante quand ils m'ont vu arriver au ministère du travail.

J'ai interrogé Jean Roigt qui m'a dit qu'il s'agissait d'un dossier très sérieux et, en même temps, Jean Marimbert m'a dit la même chose. J'ai donc été un ministre plutôt heureux de trouver sur sa route des gens compétents.

Cela dit, vous avez raison de poser cette question parce que nous avons parfois un enchevêtrement administratif qui fait que, devant un problème difficile, les fonctionnaires vont un peu s'autocensurer, qu'ils vont avoir peur de dire au ministre qu'il y a vraiment tel ou tel problème. Le risque est une autocensure des fonctionnaires ou un cabinet un peu moins attentif.

Mme Michelle Demessine .- Je veux bien donner mon opinion sur ce sujet puisque j'ai eu moi-même une expérience ministérielle : c'est une question que nous nous posons tous.

Vous avez raison sur tout ce que vous venez de dire et je le partage complètement. Je pense simplement qu'il faut y ajouter le facteur de la qualité des relations entre le ministère, le cabinet et le représentant des organisations représentatives des différents domaines dans lesquels on travaille. Plus la qualité de cette relation est bonne, moins on prend de risques en la matière, et il y a du travail à faire sur ce point.

Plus fondamentalement, puisque tout le monde réfléchit à nos institutions, en liaison avec les réflexions générales sur l'idée de VI e République, je pense que c'est aussi une question de fonctionnement de notre démocratie. Plus que d'écrire des livres après avoir été ministre - je vois que beaucoup de ministres, de quelque bord que ce soit, écrivent un livre après avoir quitté leurs fonctions pour dénoncer la technocratie et il vrai que l'on souffre, quand on est ministre, des énormes responsabilités qui sont liées à la fonction -, il faudrait réfléchir sur le fond du rôle de l'État, plus globalement, et sur la question de savoir si l'État a toujours raison.

J'ai senti que, dans l'appareil d'État - c'est tout le problème de l'État central -, il y a cette idée que l'État a toujours raison et qu'il est donc un peu imperméable, naturellement, structurellement et culturellement, à tout ce qui émergerait derrière. Nous vivons aujourd'hui dans des sociétés tellement complexes que nous ne pouvons plus fonctionner comme cela, à mon avis. C'est une discussion intéressante que l'on n'a jamais nulle part. Nous l'avons ici parce que la situation est tellement grave qu'il faut se poser des questions, mais on pourrait la multiplier sur différents sujets.

J'en viens à ma question. En étudiant ce dossier ensemble depuis plus de six mois, j'ai découvert le problème de la dose effet, comme vous l'avez rappelé dans votre exposé, et j'ai retenu ce nom parce que cela m'a beaucoup interpellée. Au fil du temps, on a constaté que le produit était plus nocif qu'on le pensait et on a donc continué à réfléchir sur ce point pour aboutir à son interdiction pure et simple.

Comme Marie-Christine Blandin, je sais bien que la question qui se pose aujourd'hui est liée à la réparation et au fait d'être le plus possible auprès des victimes, mais il faut aussi se demander comment faire pour que cela ne se reproduise pas. Je voudrais donc savoir si, malgré cette expérience, nous pouvons être à peu près sûrs qu'un tel phénomène ne puisse pas se reproduire.

Je constate qu'en même temps que nous travaillons ardemment, que nous pointons des difficultés et que nous voyons au fil du temps que des choses ont été faites, nous savons que cela continue, non pas forcément dans l'amiante, mais avec d'autres produits, et que nous sommes loin d'être au bout.

Je m'adresse donc à l'ancien ministre du travail que vous avez été en ne prenant qu'un seul exemple : les sociétés de désamiantage. En effet, on a interdit l'amiante, mais il faut désamianter et c'est un travail colossal et considérable qui est plus ou moins fait, comme on le constate dès qu'on écoute un peu les responsables sur le sujet. On s'aperçoit aussi que les sociétés de désamiantage ne respectent pas les normes qui ont été fixées pour éviter que ceux qui désamiantent subissent le même préjudice que ceux qui ont été exposés à ces produits. C'est donc une vraie question et c'est le bout de la chaîne.

Je m'aperçois aussi, en discutant avec les salariés et les personnes qui nous racontent beaucoup de choses et que nous avons beaucoup écoutés, que la dose effet a peut-être été juste à un moment donné, mais que la protection telle qu'elle a été pensée n'est pas viable, c'est-à-dire qu'on ne peut pas réellement travailler toute une journée, sans compter la pression de la production, avec cette protection qui est insupportable à vivre.

Je voudrais donc savoir si cela a été pensé. J'ai interrogé une personne de ma famille qui travaille dans les sociétés de désamiantage et elle m'a expliqué - je vous avoue que cela me fait peur - qu'il était très difficile, pour les ouvriers qui font ce travail, de supporter toute la journée leur matériel de protection. Au fil du temps, comme ils n'ont jamais complètement conscience du danger et comme il y a des pressions contraires, on en arrive à cette situation. L'employeur dit qu'il faut le mettre, mais il n'est pas toujours derrière les salariés.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- C'est à leurs risques et périls, en quelque sorte.

Mme Michelle Demessine .- J'ajoute qu'il n'y a pas suffisamment de contrôles et on sait bien pourquoi. Je pense donc qu'on ne va jamais jusqu'au bout et c'est vraiment une question que je me pose.

M. Jacques Barrot .- Tout d'abord, je vous remercie de ce que vous dîtes sur l'État, qui doit avoir en effet des serviteurs attentifs et perméables. Dans la branche accidents du travail, j'ai souvent entendu les responsables de la FNATH - même si, parfois, ils exagéraient un peu - se plaindre beaucoup d'avoir une administration tatillonne et insuffisamment attentive aux risques qu'ils connaissaient, eux, beaucoup mieux que l'administration.

Il faut donc que l'administration reste perméable tout en ayant à faire son travail, car il y a des choses qui ne sont pas possibles. Votre expérience, madame Demessine, est en effet tout à fait intéressante.

Sur les sociétés de désamiantage, vous avez raison : il y a sûrement un risque, pour le salarié, d'avoir des journées tellement difficiles qu'à un moment donné, il prend quelques libertés avec la réglementation au détriment de sa propre santé. C'est un vrai souci. Normalement, l'inspection du travail doit surveiller cela, mais il faut surtout des rythmes de travail adaptés à ces tâches difficiles.

Je ne sais pas si vous avez eu l'occasion de vous rendre au siège de la Commission, à Bruxelles, mais vous savez sans doute que nous sommes maintenant au Berlaymont, qui a été complètement retapé, et qu'il a fallu près de quinze ans de travaux dans cet immeuble pour que l'on puisse s'y réinstaller alors qu'il était complètement amianté. Cela a coûté un prix fou ! On peut d'ailleurs se demander s'il n'aurait pas été plus simple de tout démolir et de le reconstruire.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Il aurait fallu quand même le désamianter...

M. Jacques Barrot .- Vous avez raison. En tout cas, c'est en effet un travail terrible.

Mme Catherine Procaccia .- J'ai une question très courte à vous poser, monsieur le commissaire. Quand, en 1996-1997, vous avez pris connaissance des résultats de l'enquête de l'INSERM, avez-vous été surpris de l'aspect autant cancérigène de l'amiante et du nombre de victimes évaluées ou bien, par rapport à l'action que vous aviez menée presque vingt ans auparavant, vous êtes-vous dit que c'était dans la logique des choses ?

M. Jacques Barrot .- J'ai été très surpris. Je ne pensais pas que le risque était aussi considérable. Je me rappelle même avoir demandé aux collaborateurs comment on avait pu en arriver là puisqu'on avait déjà des signes avertisseurs. Dans la mesure où j'étais intervenu en 1978, je ne comprenais pas comment on avait pu en être encore là. Ils m'ont répondu à l'époque que l'on faisait partout une utilisation contrôlée de l'amiante et j'ai dit alors qu'il n'était pas possible que l'on ait pu s'engager dans cette voie.

J'ai été stupéfait de constater qu'une exposition, même ponctuelle, à des fibres d'amiante friable ou en pleine dissociation avait pu déclencher un cancer de la plèvre, mais c'est l'INSERM qui nous l'a expliqué. On pouvait se douter de la toxicité d'une exposition très durable, mais cela a vraiment été une surprise. C'est d'ailleurs pourquoi j'ai pris cette décision, à la fois du fait de mes souvenirs de 1978 et parce que j'avais été ministre de la santé à l'époque et qu'entre-temps, on avait eu l'épisode du sang contaminé.

A mon avis, ce qui rend le problème de l'amiante encore plus grave et plus douloureux humainement que tous les autres, c'est la lenteur avec laquelle la maladie évolue et, par conséquent, son aspect effroyable lorsqu'elle éclate. C'est la raison pour laquelle elle entretient une angoisse qui perturbe celui qui a été exposé, comme sa famille.

J'ai vu cela chez moi, où une petite entreprise fabriquait des produits mécaniques dans lesquels on mettait de l'amiante. Quand je rencontrais certaines familles, on me disait : « Ne croyez-vous pas que mon mari va avoir un jour cette maladie ? » Cette inquiétude et cette angoisse sont permanentes parce que ces gens ont le sentiment que, dans leur vie, des éléments peuvent être cause de risques.

A la limite, une maladie professionnelle qui suit pratiquement l'exposition aux risques est dramatique, évidemment, mais il n'y a pas cette grande période d'incertitude. C'est vraiment un problème important.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- J'ai un dernier point à évoquer, en m'adressant plus au commissaire européen : quel jugement portez-vous sur le règlement communautaire Reach qui vise à renforcer la protection contre les risques chimiques ?

M. Jacques Barrot .- Nous sommes en pleine discussion dans cette affaire pour essayer de trouver un juste équilibre. En effet, vous n'ignorez pas que beaucoup d'entreprises, notamment en Allemagne, estiment que si on impose trop de contraintes à la chimie européenne, on va accélérer les délocalisations. D'un autre côté, on ne peut pas non plus ignorer que toute l'industrie chimique doit faire très attention, non seulement pour ses salariés, mais aussi pour l'environnement. Il faut donc trouver un équilibre.

Le commissaire à l'environnement, M. Dimas, qui est grec, travaille beaucoup sur le règlement Reach et nous allons en débattre d'ici la fin de l'année, mais c'est un sujet difficile. D'un côté, il faut être prudent et suivre le principe de précaution environnemental ; d'un autre côté, nous ne pouvons pas être insensibles aux risques que comporterait une réglementation trop rigoureuse.

Je vais vous donner un exemple : une entreprise à Saint-Étienne fabrique des substances qui sont exportées dans le monde entier pour la purification de l'eau. Dans sa version initiale, le règlement Reach prévoyait pratiquement l'interdiction de la fabrication de certaines substances qui entrent dans la composition de ce genre de produit qui purifie l'eau. C'est une entreprise qui, sur le plan de son profil social et environnemental, est tout à fait à l'avant-garde, mais son patron m'a dit que, s'il ne pouvait pas disposer de cette substance qui est nécessaire et dont il ne pensait pas qu'elle soit vraiment nocive à l'environnement, il délocaliserait sa production en Chine ou, du moins, en Asie.

Je pense qu'en effet, on a été un peu loin dans l'appréciation du risque et qu'on n'a pas pris en compte les incidences sur la perte d'emploi et la délocalisation. C'est un sujet difficile.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Nous retombons exactement sur la même problématique que l'amiante.

M. Jacques Barrot .- Oui, mais ce qui donne à l'amiante un caractère prioritaire, pour moi, c'est qu'il s'agit de la santé directe des travailleurs. Dans les perspectives de Reach, on s'intéresse aux travailleurs des entreprises chimiques, mais aussi, de manière générale, à la protection de l'environnement pour nous tous. C'est là qu'il faut mesurer l'importance du risque et déterminer si l'Europe peut porter la prévention à elle toute seule.

Mme Michelle Demessine .- Pourquoi n'est-ce pas mondial ou, disons, international ?

M. Jacques Barrot .- Je vous le dis franchement : si l'Organisation mondiale du commerce (OMC) - j'ai essayé de le faire accepter en tant que ministre du travail - n'est pas étroitement reliée à l'Organisation internationale du travail (OIT) et à une organisation mondiale de l'environnement, on n'arrivera jamais à rien. C'est la bataille qu'il va falloir mener. L'Organisation mondiale du commerce doit être liée aux deux préoccupations majeures et aux règles minimales de l'OIT.

Je veux bien que nos amis chinois fassent leur place, mais il faut savoir qu'il y a actuellement 6.000 morts par an dans les mines chinoises. Comme je l'ai dit l'autre jour à Peter Mandelson, je comprends bien que nous soyons amenés à avoir des relations commerciales avec la Chine, mais, à un moment ou un autre, on est bien obligé de dire aux Chinois qu'avec leurs 6.000 morts dans leurs mines, ils ne doivent pas exagérer.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Merci, monsieur le commissaire européen. Merci, Jacques Barrot, de ce témoignage, de ces précisions fort intéressantes et de ces souvenirs qui viennent bien compléter la réflexion que nous avons maintenant à mener.

M. Jacques Barrot .- Je vous remercie moi-même du travail que vous faites, parce que je suis certain qu'il est extrêmement bénéfique et utile.

Audition de Mme Martine AUBRY,
ancien ministre
(28 septembre 2005)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Madame la ministre, merci d'avoir accepté cette audition. Vous allez conclure une série d'auditions assez longue d'une bonne cinquantaine de personnalités qui sont venues nous rencontrer sur un sujet que vous connaissez tout particulièrement et sur lequel nous aimerions continuer avec vous à faire la clarté : ce grave sujet qu'est l'amiante.

Je ne vais pas vous présenter à nouveau Gérard Dériot et Jean-Pierre Godefroy, nos rapporteurs. Je vais leur laisser tout de suite la parole et je la donnerai ensuite aux membres de cette mission d'information.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Madame la ministre, merci d'avoir accepté de venir témoigner devant notre mission d'information sur un sujet extrêmement important qui est devenu, au fil des années, un problème de santé publique de plus en plus grave.

Comme vous l'avez souhaité, nous allons commencer par vous poser des questions auxquelles vous pourrez nous répondre en nous apportant des éclaircissements.

Vous avez occupé d'importantes responsabilités au sein du ministère du travail, notamment dans les années 1980 et 1990, comme conseiller ministériel, directeur des relations du travail, puis ministre. Pouvez-vous nous indiquer quel regard portait le ministère sur le dossier de l'amiante à l'époque où vous exerciez ces responsabilités ? Figurait-il au rang des questions prioritaires en matière de santé au travail ?

C'est la première question importante qui nous intéresse et que nous nous permettons de vous poser, sachant que, comme vous le savez, nous avons reçu Jacques Barrot la semaine dernière, à qui nous avons posé les mêmes questions.

Mme Martine Aubry .- Merci, monsieur le président, monsieur le rapporteur et monsieur le rapporteur-adjoint.

Tout d'abord, sachez que je considère que le travail de votre mission est majeur. Nous sommes effectivement face à un drame, celui de l'amiante, et nous devons nous poser la question de savoir comment notre pays n'a pas su l'empêcher, au moins pour deux raisons : d'une part, pour les victimes de l'amiante qui doivent savoir où sont les responsabilités - pour ma part, j'ai accompagné la création de l'ANDEVA et je continue à travailler avec cette association dans beaucoup de domaines depuis sa création, sur le plan tant national que local - et, d'autre part, pour l'avenir, parce qu'il est à mon avis essentiel que nous soyons capables de mettre en place une organisation différente de la prévention des risques professionnels. Nous avons commencé à le faire, mais il reste beaucoup d'efforts à faire.

Avant même que votre mission existe, comme je l'ai dit au président, j'avais déjà beaucoup discuté avec mes amis de l'Assemblée nationale, et je suis très heureuse qu'une mission ait été aussi créée, présidée par Jean Le Garrec.

J'ai une deuxième remarque à faire. Comme je l'ai dit au président quand je l'ai eu au téléphone, je regrette que Jacques Barrot et moi-même soyons les seuls ministres ou directeurs, en dehors de ceux qui sont en exercice, qui aient accepté de venir pour apporter un éclairage à votre mission. Vous m'avez dit en effet avoir contacté de nombreux responsables politiques et administratifs. Je considère que, dans un problème comme celui-là - je vais revenir sur la complexité de l'organisation de l'État -, nous avons tous à nous interroger et à essayer de comprendre pourquoi cela n'a pas fonctionné, et que les ministères qui sont en charge de la mise sur le marché des produits, du contrôle et de l'interdiction, et qui ne sont pas le ministère du travail, auraient pu venir, y compris pour dire que la question ne se posait pas.

Je le dis d'autant plus que je pense qu'à l'évidence, il y a une responsabilité de l'État puisque nous n'avons pas su, comme l'a dit le Conseil d'État, empêcher un tel drame, même si je ne vois pas, en ce qui me concerne, de responsabilité particulière d'un organisme ou d'un autre. C'est vraiment collectivement que nous avons péché et c'est en tout cas ma conviction.

C'est pourquoi je tiens à rappeler comment est organisé ce système tel que je l'ai vécu. Je suis entrée au ministère du travail en 1975 et j'ai vécu la préparation du décret de 1977. C'est donc une question qui ne m'est pas étrangère et qui m'occupe depuis longtemps. J'ai été ensuite directeur des relations du travail à partir de 1984, pendant deux ans, et j'ai été ministre entre 1991 et 1993 puis entre 1997 et 2000. Je connais donc bien ce ministère, de même que les relations avec les autres ministères et les différentes instances. Malheureusement, n'ayant pas de talent naturel, j'ai l'habitude de beaucoup travailler et d'essayer de comprendre les dossiers qui me sont soumis. J'ai donc essayé de revenir sur mes souvenirs et aussi de retrouver les documents avec mes principaux collaborateurs, mais beaucoup de choses me restaient à l'esprit.

Il faut savoir qu'en France, depuis 1946, c'est la sécurité sociale qui est l'acteur central de la prévention des risques professionnels. C'est ainsi que cela a été dessiné. On peut donc comprendre que c'est elle qui, normalement, doit tirer la sonnette d'alarme. Je cite les statuts : « La CNAMTS doit regrouper les données fournies par les CRAM et, sur cette base, définir et mettre en oeuvre les mesures de protection des accidents du travail et des maladies professionnelles, orienter et contrôler les actions de prévention des caisses régionales ».

Pour cela, elle dispose du prélèvement réalisé auprès des entreprises, du dispositif du terrain, qui se nourrit notamment des déclarations de maladies professionnelles (les caisses primaires et les CRAM) et, bien sûr, de l'Institut national de la recherche sur la sécurité (INRS), qui doit conduire des études et des recherches et diffuser aux employeurs les moyens d'améliorer la sécurité au travail.

Par rapport à cette mission de la sécurité sociale, l'État a bien sûr un rôle majeur à jouer dans la définition de la réglementation, son adaptation au fur et à mesure des nécessités constatées - c'est aussi ce que dit la loi - et le contrôle de son application. A cet égard, plusieurs départements ministériels sont concernés :

- le ministère des affaires sociales, qui assure la tutelle de la sécurité sociale ;

- le ministère de la santé, en charge de la santé publique - il y a d'ailleurs toujours eu un débat entre le ministère du travail, d'un côté, et celui de la santé, de l'autre, sur ces problèmes de prévention des risques ;

- le ministère de l'économie et des finances, puisque le contrôle des processus industriels et des risques environnementaux industriels relève de la DRIRE et que la mise sur le marché ou l'interdiction des produits, contrairement à ce qu'on croit, relève d'abord de ce ministère - je rappelle d'ailleurs que l'interdiction de l'amiante, le 24 novembre 1996, a été prise au titre de l'article 221-3 du code de la consommation et de l'article 231-7 du code du travail, le ministre du travail en étant cosignataire avec le ministre chargé de l'autorisation de la mise sur le marché ; c'est d'ailleurs le ministère de l'économie et des finances qui siège à Bruxelles dans toutes les commissions dans lesquelles on discute de la mise sur le marché des produits et de leur étiquetage ;

- le ministère du travail, qui est évidemment concerné ;

- le ministère de la recherche - on voit ici la complexité du système - puisque l'essentiel de la recherche sur les maladies professionnelles est réalisé dans notre pays par l'INSERM, par un certain nombre d'unités du CNRS et par les sections d'hygiène industrielle des facultés de médecine.

La recherche s'appuie aussi de plus en plus sur les études internationales, ce qui était malheureusement moins le cas dans les années 1970. Le Centre international de recherche sur le cancer, qui est une émanation de l'OMS et qui est basé à Lyon aujourd'hui, est évidemment majeur dans ces questions, de même que les réunions d'experts au niveau européen : elles sont aujourd'hui de niveau international mais elles étaient à l'époque de niveau européen.

Dans cette organisation, je ne voudrais pas oublier le chef d'entreprise, qui est le responsable permanent de la sécurité des travailleurs et qui doit protéger les salariés non seulement en fonction de ce qu'il sait, mais aussi de ce qu'il doit savoir, comme on le dit dans la loi. Bien évidemment, il doit d'autant mieux appliquer les règlements en cause. J'y reviendrai tout à l'heure, mais, si la loi Fauchon devait continuer à s'appliquer, comme l'a fait la cour d'appel de Douai, pour une entreprise qui ne s'est pas conformée pleinement aux règles, en particulier dans les délais, nous aurions devant nous de graves difficultés.

Je vois que vous êtes présent, Monsieur Fauchon, et je vous rappelle que nous avons tous voté cette loi, même si je n'étais plus au gouvernement...

M. Pierre Fauchon .- Nous ne sommes pas responsables de ce que les juges en font.

Mme Martine Aubry .- Ce n'est pas du tout ce que je veux dire, rassurez-vous, Monsieur le Sénateur. Je dis simplement que, si la loi qui porte votre nom - on m'attribue tellement de lois qu'il faut en être content, finalement...

M. Pierre Fauchon .- Ce n'est pas ma loi. Il y a beaucoup de Mme Guigou dans cette loi.

Mme Martine Aubry .- Personne ne dit le contraire. Simplement, si cette loi qui a été réalisée pour un objectif bien particulier devait être détournée de son objectif pour être utilisée, comme cela a été le cas à Douai, en considérant que, dès lors que ce n'est pas de manière délibérée qu'un chef d'entreprise n'a pas appliqué une réglementation, en l'occurrence le décret de 1977, il peut être exonéré de sa responsabilité, ce n'est absolument pas ce que vous avez souhaité faire et ce serait gravissime. Nous attendons une décision de la Cour de cassation dans quelques jours et il faudra reparler de ce débat à ce moment-là.

J'explique tout cela non pas pour dégager la responsabilité de tel ou tel, mais pour qu'à partir de la manière dont tout ce dispositif est organisé, on puisse essayer de comprendre pourquoi nous avons failli, pourquoi nous n'avons pas trouvé la bonne réponse au bon moment sur toute cette chaîne. Si on ne comprend pas l'imbrication de ces compétences, on en a une vision qui n'est malheureusement pas claire.

J'en viens à votre question sur ce qu'on savait de l'amiante dans les années 1970.

Il faut savoir qu'au départ, on a pensé pendant longtemps que le seul risque de l'amiante était la fibrose pulmonaire, l'asbestose, caractérisée par des insuffisances respiratoires en cas d'inhalation à haute dose de poussières d'amiante.

On sait maintenant que, dès les années 1950 et 1960, sont apparus et ont été identifiés dans les pays anglo-saxons un certain nombre de cancers liés à l'amiante, cancers du poumon ou cancers de la plèvre, c'est-à-dire le mésothéliome. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si c'est dans ces pays qu'ont été découverts les premiers cancers du poumon puisqu'il y a évidemment un grand délai entre la période pendant laquelle on a été au contact des produits et le déclenchement de la maladie et que la Grande-Bretagne, qui a été le fer de lance de la révolution industrielle, a commencé à utiliser l'amiante beaucoup plus tôt que nous, ce qui explique que ces cancers sont apparus.

Ces cas qui ont commencé à être mis en évidence à l'époque par quelques travaux concernaient des expositions particulièrement élevées. Quand on a découvert les premiers cancers dans les années 1950 et 1960, on parlait de 10 à 100 fibres par millilitre dans les mines ou les usines de textile amiante, pour atteindre près de 1.000 fibres par millilitre pour les travaux d'isolation ou de flocage. Cela pouvait même aller jusqu'à de véritables nuages de poussière, comme on l'a vu lors de la chute des tours du 11 septembre. C'étaient ces cas qui avaient donné lieu aux premiers cancers du poumon tels qu'ils ont été découverts dans les années 1950 et 1960 dans les pays anglo-saxons.

La diffusion et la poursuite de ces travaux se sont faites progressivement - encore une fois, nous partions de doses extrêmement importantes - et ont abouti à ce que, à la fin des années 1970, ces travaux soient jugés suffisamment convaincants pour que l'effet cancérigène pour l'homme soit reconnu pour la France en 1976 - inscription au tableau des maladies professionnelles - et par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1977, soit un an après la France.

Pourquoi n'a-t-on pas alors interdit ce produit ? Parce qu'il y a aujourd'hui des milliers de produits toxiques et des dizaines de produits cancérigènes dans les entreprises comme dans notre cuisine ou notre salle de bain, si je puis dire, et que tout le problème est de savoir si, à tout moment, nous faisons bien en sorte que l'usage tel qu'il en est réalisé met totalement à l'abri les consommateurs, les utilisateurs et les salariés des risques qu'ils peuvent entraîner. Par conséquent, quand j'entends dire : « C'était cancérigène, cela aurait dû être interdit », je réponds que l'on interdirait beaucoup de choses dans notre pays. En revanche, si on pense qu'il y a un risque malgré les protections, on doit interdire et nous ne l'avons vu, malheureusement, que beaucoup plus tard.

Je reviens sur 1977. J'étais au ministère et je me souviens parfaitement de ce décret préparé par Pierre Cabanes, conseiller d'État. Nous étions très fiers de ce décret car nous pensions que nous étions très en avance - nous l'étions d'ailleurs - par rapport aux autres en matière d'amiante et nous étions absolument convaincus, car toutes les études le disaient, que nous pouvions, en prenant des précautions d'usage et de manipulation et en faisant en sorte que les salariés ne soient pas au contact avec les fibres d'amiante, exclure totalement le danger pour la santé des salariés. Ce n'est d'ailleurs pas seulement sur l'amiante mais sur beaucoup d'autres produits que ce raisonnement a toujours été appliqué, non seulement en France mais dans l'ensemble des pays.

Je vous rappelle d'ailleurs qu'il y a, dans la vie courante comme dans la vie de l'entreprise, des étiquetages et des classements : inflammable, nocif, c'est-à-dire à gravité limitée, toxique et très toxique. Cette classification est actualisée de façon permanente au niveau européen et, à l'époque, nous étions loin de considérer que l'amiante était un produit très toxique, comme l'étiquetage le démontrait.

Nous disposons toutefois de quelques études. L'enquête Sumer, par exemple, qui date de 1994 et que j'avais mise en place entre le ministère des finances, l'INSEE et le ministère du travail pour connaître la réalité des conditions de travail, a estimé à 1,2 million le nombre de salariés qui travaillent avec des produits qui présentent un risque biologique, 4 millions pour les risques chimiques et 1 million pour les produits reconnus cancérigènes, d'où l'importance des consignes de sécurité et des restrictions à l'usage de ces produits. Encore faut-il que les réglementations soient bien respectées.

Je reviens un instant sur ce sujet. Quand on lit dans la presse que l'on savait que l'amiante était cancérigène et qu'il fallait l'interdire, on aurait pu faire le même raisonnement en disant que la voiture étant dangereuse : peu à peu, on a mis en place des réglementations, que ce soit le permis de conduire, qui n'existait pas auparavant, les limitations de vitesse, la ceinture à l'avant puis à l'arrière et, aujourd'hui, les contrôles. C'est d'ailleurs un point sur lequel je considère que le Gouvernement a vraiment fait un bon travail. Je pourrais presque dire le seul point, mais ne nous écartons pas du sujet...

En 1977, convaincu que le danger potentiel de l'amiante venait de l'inhalation de poussières, on a pensé - à tort, on le sait aujourd'hui - pouvoir l'écarter en définissant les conditions de manipulation et d'utilisation du produit et en réduisant le seuil d'exposition des salariés en dessous du niveau que l'on pensait sans risque.

Une autre façon de voir quelle place occupait l'amiante au ministère du travail, c'est de regarder ce qui a été fait pendant cette période, pour répondre à votre question. Deux décisions importantes ont été prises en 1977. Je m'en souviens très bien car j'étais allée pendant quinze jours au BIT en tant que chargée de mission travaillant sur l'organisation et le contenu du travail auprès du directeur des relations du travail, Pierre Cabanes. Il y avait eu à cette époque une conférence sur l'amiante au cours de laquelle on n'avait pas du tout parlé d'interdiction, évidemment, mais on avait dit qu'il fallait fixer le nombre de fibres dans l'air. Je me souviens d'en avoir parlé à Pierre Cabanes à mon retour pendant que les services d'hygiène et de sécurité travaillaient déjà sur ce produit.

Quand nous avons sorti ces décrets de 1977 - encore une fois, ce n'était pas dans ma responsabilité, mais je m'en souviens très bien -, nous étions très fiers de sortir de ce ministère des textes qui étaient en avance par rapport à tout le reste de l'Europe, puisqu'il y a eu à la fois l'interdiction du flocage et, dans une deuxième décision, l'introduction dans la réglementation du travail d'une série de mesures de protection individuelle et collective pour que la manipulation de l'amiante « se fasse sans émission de poussières, avec des travaux réalisés par voie humide ou dans des appareils capotés et mis en dépression et sans exposition des poumons aux poussières (masque) ».

Aujourd'hui, on ne parle que de la valeur limite, mais il faut se rappeler qu'à l'époque, il importait que les salariés ne soient pas en contact avec ces poussières. C'était tout aussi important que la réduction de la valeur limite : nous nous sommes mis alors en dessous des niveaux les plus sévères, puisque les plus sévères étaient les Etats-Unis, avec 5 fibres dans l'air par millilitre, et que nous nous sommes placés à 2 fibres par millilitre dans l'air, niveau qui se situait plus de dix fois en dessous des niveaux d'exposition pour lesquels les cas de cancer avaient été identifiés à l'époque. Le ministère pensait vraiment que nous étions en avance et que nous devions l'être.

Quand j'ai entendu le débat sur le tabac il y a quelques jours, je me suis dit qu'il y a encore quelques semaines, pour reprendre le même ordre d'idée, nous aurions pu dire qu'il fallait interdire aux Français de fumer plus de deux à trois cigarettes par jour, chose qu'on ne peut pas faire, bien sûr, parce qu'on croit que le risque de cancer intervient à partir d'un plus grand nombre de cigarettes. Depuis l'enquête suédoise qui est sortie il y a trois jours, on nous dit que même deux ou trois cigarettes peuvent être dangereuses. A l'époque, en mettant 2 fibres par millilitre, nous étions absolument convaincus que nous étions au maximum et que la protection, dès lors que les mesures étaient appliquées, était bonne.

Je pars maintenant de la période de 1977 pour en arriver au moment où j'étais en responsabilité directe, puisque j'ai été directeur des relations du travail de 1984 à 1987. Le décret de 1977 a été pour moi et mes collaborateurs une préoccupation constante et c'est ainsi que des dizaines de textes concernant l'amiante - je vous en laisserai la liste - ont été pris entre 1984 et 1987, allant de l'interdiction du recours au travail temporaire pour les travaux exposant aux poussières d'amiante, en février 1985, jusqu'à des mesures de protection individuelle et collective de toute nature.

J'ai entendu beaucoup de choses sur l'amiante et je suis moi-même confrontée localement à des entreprises avec lesquelles je travaille depuis mon retour à Lille, c'est-à-dire depuis 2000, notamment à Dunkerque. Quand on dit, sur ces problèmes que je connais depuis longtemps, qu'on ne s'en est pas occupé et que tout le monde les a ignorés, je réponds que ce n'est pas vrai : même à cette époque, nous prenions les textes que nous croyions efficaces et suffisants.

Je souhaite évoquer à cet égard une circulaire qui date de mai 1985 et qui était très importante. En effet, alors que j'ai donné plus tard, quand j'étais ministre, certaines consignes pour la première fois aux inspecteurs du travail pour fixer les priorités dans leurs actions de contrôle, cette circulaire de 1985, que j'ai signée et pour laquelle j'ai travaillé avec mes collaborateurs, est significative de ce que je crois profondément en matière de risques professionnels. Dans cette circulaire, on leur demandait de considérer la prévention des cancers d'origine professionnelle comme une priorité - je ne pense pas que beaucoup de pays aient fait cela - et on indiquait que « devaient faire l'objet de mesures préventives appropriées non seulement les produits, agents ou procédés à partir desquels la cancérogénicité a été mise en évidence chez l'homme, mais également, si tel n'est pas le cas, ceux pour lesquels, en absence d'épidémiologies concurrentes, il existe des preuves adéquates de cancérogénicité chez l'animal ».

La liste de ces produits était fixée en annexe. L'amiante en faisait partie, mais il y avait d'autres produits, notamment les acrylonitriles. La circulaire détaillait ce que devaient être les responsabilités respectives des employeurs, des CHSCT, de l'INRS et des CRAM.

Beaucoup plus important, j'écrivais dans cette circulaire que nous ne devions pas nous contenter des valeurs limites en précisant : « En dépit des progrès de la biologie et de l'épidémiologie, un consensus scientifique n'a pu se dégager pour donner à cette notion de valeurs limites d'exposition une acceptation de seuil en deçà duquel l'exposition aux substances cancérigènes ne présenterait plus aucun risque. Il en découle que l'objectif en matière de prévention ne peut être que la réduction de l'exposition aux cancérogènes à un niveau aussi bas que possible. En outre, il convient de souligner à cet égard la nécessité d'intégrer au stade de la conception des installations l'impératif de prévention aux risques cancérigènes et d'accorder une attention particulière au concept de technologies propres ».

On a agi énormément à ce moment-là sur la fabrication des machines afin que le capotage ou la mise en dépression des poussières ne vienne pas ensuite mais soit intégré dans le processus de fabrication. C'est à partir de ces éléments que nous avons travaillé avec le ministère de l'industrie pour intégrer ces normes dans la construction et dans la conception même des machines.

Cette circulaire en dit beaucoup plus long que les grands discours sur l'état d'esprit qui était le nôtre à l'époque. Nous avions la conviction, s'agissant de l'amiante, que les valeurs limites protégeaient les salariés et que nous étions en avance sur les autres pays développés, mais avons toujours pensé que l'objectif devait être de réduire autant que possible le niveau d'exposition et de rechercher d'autres produits ou techniques de production, ce qui est d'une grande difficulté.

Cette circulaire montre aussi que, si l'amiante était une préoccupation, ce n'était pas la seule et que nous devions être vigilants sur d'autres produits : je pense par exemple aux rayonnements ionisants, sur lequel j'ai beaucoup travaillé à l'époque, ou au benzène.

Au-delà de cette circulaire de mobilisation des services sur ces problèmes de risques professionnels et de cancers, nous avons multiplié les avancées réglementaires. Le cancer du poumon a été inscrit au tableau des maladies professionnelles en juin 1985 et on a allongé de dix ans la possibilité de prise en charge du cancer de la plèvre justement à cause de l'amiante : il était nécessaire de faire la preuve avec dix années de décalage.

Notre souci était, bien sûr, d'indemniser les victimes, ce que permet la mise sur le tableau des maladies professionnelles, mais il s'agissait aussi pour nous d'un problème de connaissance. En effet, comme je l'ai dit, c'est l'inscription et la connaissance de ces maladies professionnelles par les caisses primaires d'assurance maladie qui permettaient au ministère de la santé de solliciter le ministère de la recherche pour faire des études et le ministère du travail pour modifier la réglementation. En faisant remonter les cas de cancers du poumon et en cherchant à en connaître les causes, nous pouvions faire comprendre l'ampleur d'un problème, toutes choses qui n'existaient pas précédemment.

Je poursuis mon énumération :

- juin 1986 : disposition relative aux douches, toujours sur l'amiante ;

- mars 1987 : abaissement des valeurs limites ;

- octobre 1987 : arrêté relatif à l'aération et l'assainissement des locaux.

Voilà pour les mesures dont j'avais la responsabilité, mais je rappelle que j'avais un ministre. De même que j'ai toujours considéré, quand j'étais ministre, que c'était moi qui étais responsable de ce qui se passait et non pas l'administration, de même, en tant que directeur, si je me sens responsable de ce que j'ai fait, je tiens à rappeler que j'avais un ministre et qu'il a certainement approuvé tous ces textes qui permettaient d'aller de l'avant.

Entre mai 1991 et mars 1993, lorsque j'étais ministre en exercice, nous avons adopté des textes sur le benzène, le plomb, le chlorure de vinyle, le contrôle des produits chimiques et leur étiquetage, l'obligation de fournir des fiches et des données de sécurité, les rayonnements ionisants, les produits cancérigènes et les risques biologiques. Vingt des trente nouvelles maladies professionnelles qui ont été inscrites au tableau depuis vingt-cinq ans l'ont été pendant cette période.

Il se trouve qu'en sortant de l'ENA, j'ai choisi le ministère du travail et que j'avais deux motivations qui ne m'ont jamais quittée : la première, c'est que je n'admettais pas que l'on puisse être tué ou subir des atteintes graves à la santé par le travail sans pouvoir en être protégé, alors que l'on est assuré quand on prend sa voiture, par exemple ; la deuxième, c'est que je pensais qu'on ne valorisait pas suffisamment les travailleurs, y compris dans le souci d'un meilleur fonctionnement économique : je suis de formation économique.

Cela ne m'a jamais quittée et j'ai beaucoup travaillé sur ces problèmes d'hygiène et de sécurité quand j'étais ministre et quand j'étais directeur parce que je crois que c'est le fondement même du ministère du travail : il a été créé pour protéger les salariés, à condition, évidemment, d'être saisi des risques par le ministère de la santé, le ministère de l'industrie ou la recherche, ce qui est évidemment essentiel.

J'ai aussi fait en sorte, parce qu'il ne sert à rien de faire des textes s'ils ne sont pas contrôlés, d'augmenter les promotions de l'inspection du travail. Dans les deux périodes où j'ai été ministre, les promotions ont été multipliées par cinq - on est passé de vingt à cent inspecteurs par an au concours - et on a renforcé le rôle des CHSCT.

J'en viens, pour terminer sur cette première question aux deux directives communautaires qui ont été prises lorsque j'étais directeur, puis ministre, en précisant qu'il n'y a pas eu de retard sur ces deux directives.

Pour ce qui est de la première, la Commission européenne avait fixé jusqu'au 1 er janvier 1987 le délai de transposition de cette directive qui avait été adoptée fin 1983. La Commission européenne laissant quatre ans, elle n'avait pas considéré qu'il y avait urgence à agir, sans quoi elle ne l'aurait pas fait.

Il faut savoir que ce texte, dans lequel tout le monde a relevé le passage de la valeur limite de 2 fibres par millilitre à 1 fibre par millilitre, contenait déjà beaucoup de dispositions qui figuraient dans notre décret de 1977. La Commission s'était d'ailleurs beaucoup inspirée de ce qu'avait fait la France. Je rappelle que, grâce au décret de 1977 et à cette circulaire qui a vraiment mis l'accent, avec des programmes pour les inspecteurs du travail, sur les risques professionnels, en particulier sur les cancers, nous avions déjà beaucoup progressé puisque, avant même cette directive, si, en 1983, 93 % des salariés étaient en dessous du seuil d'une fibre par millilitre, on en était déjà, en 1985, à 98 %. C'est dire que le texte de 1977 a amené chacun à se poser beaucoup de questions et qu'à chaque fois qu'on a pu réduire au maximum les fibres dans l'air, voire les supprimer totalement, cela a été fait.

La direction des relations du travail a commencé à travailler à cette directive de 1983 dès 1984. J'en ai reparlé avec Jean-Luc Pasquier, qui était l'ingénieur en charge de ces questions à l'époque et que vous avez auditionné, et je dois dire que, lorsque j'ai commencé à voir tous ses articles, j'avais la certitude, le connaissant, que si nous avions négligé de traiter un problème, il ne nous aurait pas laissé faire, tant son professionnalisme et son engagement sur ces questions sont importants. Je me souviens de l'avoir vu entrer dans mon bureau à deux ou trois reprises sur des sujets comme un accident du travail, par exemple, pour protester parce qu'il estimait que l'on n'avait pas réagi assez vite.

Je savais donc qu'il ne pouvait pas y avoir des problèmes dans cette direction, d'abord parce qu'au ministère du travail, on trouvait des gens engagés au côté des salariés, depuis deux siècles, sur la protection en matière d'hygiène et de sécurité, et que nous avions là sans doute insuffisamment de personnel - c'est malheureusement toujours le cas pour ce ministère -, mais en tout cas des gens de qualité. Je le dis vraiment, parce que lui aussi, il a été mis en cause, ce que je n'admets pas, connaissant à la fois son professionnalisme et sa rectitude.

A l'époque, nous avions donc à transposer cette directive. Le seul thème dont je me souvenais, c'est que certains disaient qu'en passant de 2 à 1 fibre par millilitre, cela ne changerait pas grand-chose parce qu'ils avaient déjà fait le travail, mais qu'ils se demandaient surtout si on saurait le mesurer. Tout un débat est intervenu sur ce point et beaucoup disaient que, moins il y avait de fibres, moins les moyens de contrôle pouvaient permettre de le mesurer. Ce débat me dépassait, mais cela veut dire que les discussions portaient non seulement sur la sortie d'un texte au Journal Officiel , ce qui n'aurait eu pas un grand intérêt, mais, surtout, sur la manière dont il serait contrôlé et appliqué.

C'est ainsi que nous avons consulté toutes les instances ad hoc : le groupe interministériel des produits chimiques, la commission nationale d'hygiène et de sécurité du travail en agriculture, la commission des risques chimiques, biologiques et des ambiances physiques du Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels et la commission permanente de ce même Conseil supérieur. Enfin, nous avons envoyé ce texte au Conseil d'État et tout cela a été fait avant la date du 1 er janvier 1987.

Dans toutes ces instances, sont présents non seulement les syndicats et les employeurs, mais les meilleurs médecins experts et chercheurs de santé publique. J'ai fait rechercher : à aucun moment l'un des acteurs n'a émis de réserve sur les mesures proposées, pas plus d'ailleurs que lors de l'examen des modifications apportées au tableau des maladies professionnelles dont j'ai parlé.

La direction des relations du travail a remis sa copie au ministre à l'automne 1986, qui l'a lui-même soumise au Conseil d'État - puisque, comme vous le savez, un directeur ne peut pas saisir le Conseil d'État -, puis l'a signée le 27 mars 1987, certes avec quelques semaines de retard, mais je suis convaincue que le travail sérieux avait été fait.

J'ajoute qu'aucun pays de la CEE n'avait prévu une application de la directive avant 1987, qu'à cette date, six pays de la CEE l'avaient fait et que six autres pays l'ont fait ultérieurement entre 1988 et 1991. Il faut également dire que, contrairement à d'autres pays, la quasi-totalité des dispositions de la directive de 1983 était déjà dans notre décret de 1977 et que nous avions moins de difficultés à la transcrire.

J'en viens à la seconde directive, celle du 30 juillet 1991, qui a ramené les valeurs limites de 1 à 0,5 fibre par millilitre. Je l'ai signée en tant que ministre le 6 juillet 1992, soit six mois avant la date prévue par la Commission européenne du 1 er janvier 1993 et après que les services eurent fait tout le travail et toutes les consultations de même nature.

Enfin, à l'été 1997, lorsque je suis revenue au gouvernement, il venait d'y avoir l'interdiction, dont nous reparlerons ensuite. J'ai commandé aussitôt un rapport au professeur Got pour essayer de tirer les conséquences de cette affaire de l'amiante. Dès 1998, nous avons mis en place un programme national de surveillance du mésothéliome et, en 1999, un dispositif de cessation d'activité des travailleurs exposés aux poussières d'amiante ainsi que le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante.

Quel a été l'effet de toutes ces dispositions depuis le décret de 1977 et avant les textes qui ont existé, par exemple, sur la manipulation des produits ou les poussières ? Je le précise parce que, là aussi, on a raconté un peu n'importe quoi.

Je citerai tout d'abord la réduction drastique de l'utilisation de l'amiante dans l'industrie : celle-ci a été divisée par quatre entre 1981 et 1987 et à nouveau de moitié entre 1991 et 1993, c'est-à-dire avant l'interdiction.

Ensuite, le niveau d'exposition a été fortement réduit. Je vous ai donné les chiffres tout à l'heure et je peux le faire de manière encore plus précise : alors qu'avant 1977, les niveaux d'exposition dépassaient fréquemment 10 fibres par millilitre, la proportion des salariés exposés à moins de 0,5 fibre par millilitre, conformément à la dernière directive européenne, est passée de 66 % en 1980 à 90 % en 1987 et à 99 % en 1993, c'est-à-dire qu'au moment même où sortait la directive européenne, nous étions déjà à 99 % en dessous de ce niveau de 0,5 fibre, qui était notamment la conséquence des décrets de 1977.

On voit donc bien qu'au-delà des textes qui fixent des valeurs limites, c'est l'action concrète sur le terrain qui est déterminante. Nous y reviendrons dans les questions suivantes, mais je pense que l'un des problèmes majeurs de l'amiante, qui n'a pas permis de l'interdire plus tôt, c'est le décalage entre le début de l'exposition et l'éventuelle maladie professionnelle.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Merci, madame la ministre. Il fallait dire clairement les choses et c'est ce que vous avez fait.

Le problème majeur, comme vous venez de le dire, c'est bien ce décalage. En effet, on comprend bien qu'entre les décisions qui sont prises et le résultat exact, soit trente à quarante ans, il n'est pas simple d'arriver à prendre les bonnes décisions.

Par ailleurs, avez-vous le souvenir que les industriels de l'amiante se soient manifestés auprès du ministère pour tenter d'influer sur l'évolution de la réglementation et aviez-vous connaissance des travaux du Comité permanent amiante (CPA) tel qu'il fonctionnait ? Voilà la deuxième question à laquelle je vous demanderai de répondre.

Mme Martine Aubry .- Vous allez sans doute me dire que je ne travaillais pas suffisamment, mais j'ai découvert le CPA dans le rapport de Claude Got. Il faut savoir en effet, aussi étonnant que cela vous paraisse, que le ministère du travail participe à entre 200 et 400 groupes de travail, selon les périodes, sur tous les sujets concernant l'hygiène et la sécurité. J'ajoute que les groupes de travail de l'INRS étaient extrêmement nombreux.

Pourquoi n'en avais-je pas eu connaissance auparavant ? Je ne le sais pas exactement, mais je pense que c'est tout simplement parce que le CPA n'a jamais joué un rôle important, ni même aucun rôle, si je puis dire, dans la façon dont les textes ont été élaborés. Le travail qui était le nôtre au ministère était d'avoir des remontées d'informations de la part du ministère de la santé ou du ministère de l'industrie et, si des risques avaient effectivement donné lieu à des recherches, de changer la réglementation.

J'ai toujours perçu l'INRS comme un organisme paritaire qui travaillait plus sur les protections contre le bruit ou contre les vibrations, pour faire un nouveau marteau-piqueur, par exemple, que sur les causes elles-mêmes. C'est la raison pour laquelle, étant plutôt axés sur les causes, cela n'a jamais été notre inspiration première.

Cela dit, je trouve extrêmement intéressant qu'il puisse y avoir, dans un même lieu, des employeurs, des syndicalistes et des chercheurs qui discutent et je ne vois pas pourquoi on attaquerait certains chercheurs, comme cela a été fait, grâce auxquels le problème a été soulevé. Je pense notamment au professeur Bignon, que je connais bien, qui avait alerté Raymond Barre sur les dangers de l'amiante. C'est lui-même qui a demandé la création d'un lieu de rencontre entre les entreprises, l'administration et les chercheurs et c'est ainsi que cette idée du professeur Bignon et également du professeur Brochard a émergé.

Personnellement, je pense que c'est une très bonne chose que ces conseils existent. Le problème, c'est que ce ne sont pas eux qui décident, puisque les décisions sont prises par les autorités en fonction de ce qui leur arrive de la part de la recherche.

Par ailleurs, je sais que le lobbying a toujours existé, mais j'ai rarement vu du lobbying sur un sujet de sécurité arriver au ministère du travail. Je pense que les entreprises savent où il faut frapper lorsqu'on veut être entendu sur ces sujets. Au ministère du travail, auquel je suis extrêmement attachée - j'y suis entrée en 1975 et j'ai fait ce choix à la sortie de l'ENA -, je n'ai jamais vu une seule personne accepter de déroger à une décision, ne serait-ce que de quelques jours, lorsque la santé des travailleurs était en cause. J'ai eu des fonctions multiples et nous avons eu de multiples interventions des entreprises, notamment sur le travail le dimanche, mais, sur ces problèmes de santé, je n'ai jamais vu d'interventions directes ou indirectes des entreprises ou des employeurs. Il existe d'autres voies, mais c'était impénétrable chez nous.

Je tiens donc à rendre hommage aux fonctionnaires du ministère du travail, depuis le contrôleur du travail jusqu'au directeur. La santé physique et mentale est sacrée et les entreprises le savaient. Personnellement, je n'ai jamais entendu parler de lobbying sur l'amiante et je le dis très simplement. Nous avons eu des interventions du ministère de l'industrie sur certains sujets, mais non pas sur les problèmes d'hygiène et de sécurité, car on savait que, chez nous, c'était inaudible, mais je n'en ai jamais entendu parler sur l'amiante, et je le dis véritablement comme je le pense profondément.

Comment aurait-on pu interdire l'amiante plus tôt ?

Deux éléments ont conduit la France à décider l'interdiction de l'amiante par un décret de décembre 1996 qui a été pris par le ministre de l'économie et des finances et qui a été cosigné par le ministre du travail.

Le premier est l'étude de Julian Peto, qui date de 1994 - je ne dis pas cela parce que j'ai quitté le ministère en 1993, mais c'est ainsi que les choses se sont faites - et qui met en évidence des cas de cancer chez des catégories de travailleurs exposés à des pics d'exposition et que l'on croyait à l'abri en raison de la faible quantité de fibres ; je pense aux ouvriers du bâtiment, aux plombiers ou aux garagistes. Je me souviens qu'à l'époque, même si je n'étais plus au ministère, à partir de cette étude, non seulement on avait mis en cause des professionnels mais on avait commencé à poser le problème des plafonds ou de la robinetterie chez les particuliers. Cette étude a donc montré que, si des garagistes et des ouvriers du bâtiment pouvaient être, à l'occasion de la réalisation de certains travaux, en contact avec l'amiante, un particulier pouvait l'être aussi.

C'est aussi ce qui a conduit fortement le gouvernement à aller vers l'interdiction car, dans le fond, on ne peut pas entrer chez chacun pour effectuer des contrôles, même si on le fait aujourd'hui. C'était donc l'un des éléments forts qui a conduit à cette interdiction.

Le deuxième élément nouveau date de 1996 : c'est l'expertise collective de l'INSERM qui montre, à partir d'hypothèses non démontrées mais scientifiquement crédibles, qu'un risque de cancer significatif pourrait subsister même à de très faibles doses d'exposition. Il faut dire que, dès lors qu'un risque existe potentiellement, même si la preuve n'est pas faite, on doit intervenir. Si on avait su cela plus tôt, on l'aurait interdit plus tôt.

J'ajoute que, même si quelques pays ont interdit l'amiante avant nous, la plupart l'ont fait bien après nous. Je rappelle d'ailleurs que, lorsque le ministre de l'économie et des finances et le ministre du travail d'alors, Jacques Barrot, ont cosigné ce décret, nous avons été attaqués par le Canada, qui a considéré que c'était une entrave à la liberté du commerce dans la mesure où, disait-il, on n'a jamais prouvé scientifiquement que l'amiante était dangereux à de faibles quantités. Ce n'est d'ailleurs qu'au 1 er janvier 2005 que l'amiante a été interdit en Europe, c'est-à-dire malheureusement beaucoup plus tard.

Ce n'est pas tant une différence sur les connaissances qu'une différence d'application du principe de précaution qui a été observée entre les différents pays. Dans son rapport de 1998, le professeur Got a écrit ceci : « Contrairement à ce qui a été dit, il n'y a pas d'ambiguïtés à éclaircir dans les positions exprimées par les scientifiques français et celles des Canadiens. Il y a une différence d'appréciation sur la nécessité de prendre en compte les risques de faibles doses, mais nous sommes tous d'accord pour reconnaître qu'ils ne sont pas actuellement prouvés ». Même après l'étude de l'INSERM, ils ne sont pas prouvés mais probables. Face à un risque vital hypothétique crédible, même s'il n'est pas scientifiquement prouvé, il faut interdire. Il faut le dire sans hésitation : si le rapport de l'INSERM était sorti dix ou vingt ans plus tôt, on aurait interdit.

Aurait-on pu le savoir plus tôt ? Les rapports sur cette question nous aident à comprendre les choses par rapport à un risque particulièrement difficile à appréhender et à un système de prévention des maladies professionnelles qui a mal fonctionné. Je relève quatre raisons.

La première, c'est que le mésothéliome se déclare en moyenne trente-huit ans après le début de l'exposition et qu'il n'y a pas de signe précurseur. Cela signifie que les cas que l'on observait au début des années 1980 correspondaient à des expositions intervenues dans les années 1940. Cela signifie aussi que l'on ne commencera à voir l'effet des mesures prises à partir de 1977 qu'en 2015, même si on les a déjà vus dans les entreprises en réduisant l'amiante.

La deuxième raison nous permet de bien comprendre le sujet. En effet, ce sont les CRAM et les caisses primaires d'assurance maladie qui tirent la sonnette d'alarme et elles le font à partir des déclarations des maladies professionnelles. Tant que ces agents ne voyaient qu'un cas tous les trois ans - c'était à peu près la moyenne, sachant que, dans le cas du cancer du poumon, certains disaient que cela ne venait pas de l'amiante mais de la consommation de tabac -, il n'y a pas eu cette alerte qui aurait dû venir. C'est pourquoi l'inscription sur le tableau des maladies professionnelles que j'ai réalisée m'est apparue essentielle pour connaître les cas.

J'ajoute qu'à l'époque, les cas que l'on découvrait concernaient des personnes exposées à des concentrations massives d'amiante trente ans ou quarante ans auparavant. Il était donc extrêmement difficile, pour les agents de la prévention des caisses primaires, de réagir à ce moment-là.

La troisième raison, c'est que le cancer du poumon a un caractère multifactoriel et qu'il est donc difficile d'en distinguer l'origine. On sait que le tabac représente 80 % des cancers du poumon et on pense aujourd'hui que l'exposition à l'amiante en représente environ 5 %, mais il s'avère que la combinaison des deux éléments est dramatique : le tabac multipliant par dix le risque de cancer du poumon et l'amiante par cinq, leur combinaison atteint un facteur 50.

Je me souviens qu'à l'époque, quand on a inscrit les cancers professionnels, certains chefs d'entreprise disaient : « C'est parce qu'ils fument ! » L'inscription du cancer du poumon en tant que maladie professionnelle a entraîné un débat fourni en commission de prévention des risques professionnels, les employeurs n'ayant que ce leitmotiv à la bouche. Nous avons néanmoins réussi à inscrire cette maladie sur la liste.

La quatrième raison - il faut le dire car ce sujet est devant nous -, c'est l'incertitude sur les fibres de substitution, un débat qui a toujours eu lieu, les craintes étant que ces fibres, qui ont les mêmes caractéristiques mécaniques, présentent aussi des risques similaires qui n'apparaîtraient que beaucoup plus tard. Le rapport que le professeur Bignon a fait en 1979 au nom de l'INSERM le dit de manière extrêmement claire.

Le décalage est évidemment l'élément majeur de ces quatre facteurs.

Par ailleurs, notre système de prévention n'est pas adapté à de tels cas et c'est vraiment un sujet majeur pour l'avenir. Comme tous les rapports l'ont montré - celui de Claude Got, ceux du Sénat et de la Cour des comptes ainsi que le jugement du Conseil d'État -, il y a un mauvais fonctionnement global de l'État pris au sens large.

Les services des CRAM n'ont pas pu jouer leur rôle d'alerte compte tenu de la rareté de la maladie et des effets différés et, même s'ils ont su, avec les services du travail, mesurer l'application des différentes réglementations, ils n'ont pas pu, pour les mêmes raisons, en mesurer l'effet : même si le décret de 1977 est contrôlé, ce n'est qu'en 2015 que nous verrons si nous avons « bien fait notre boulot », pour le dire de cette façon. Les services centraux n'ont reçu l'alerte ni de la recherche, ni de ces services et les organismes de recherche n'ont pas reçu les commandes d'aller plus vite sur l'amiante.

On voit donc bien qu'il faut faire en sorte de traiter ces questions si l'on veut éviter que cela se reproduise quand les études n'ont pas été faites dans un délai suffisant avant de mettre des produits sur le marché. Pour des produits qui existent aujourd'hui, il est extrêmement important de pouvoir suivre les salariés. Tout le système avait été mis en place avec l'idée du salarié à vie dans une entreprise, ce qui permettait de le suivre : on savait, quand une maladie se déclenchait, où il était il y a dix ou vingt ans. Aujourd'hui, le système est beaucoup plus compliqué : les gens changent en permanence d'entreprise, la précarité est là et il faut donc s'y adapter pour bien connaître les risques professionnels.

Il faut traiter les problèmes de santé au travail comme les problèmes de santé publique, ce qui n'est pas encore le cas aujourd'hui. C'est ce que nous avons essayé de faire avec Bernard Kouchner quand nous avons créé, en 1998, l'Institut de veille sanitaire (InVS), en souhaitant que les risques professionnels soient traités au même plan que les maladies infectieuses, les effets de l'environnement sur la santé, les maladies chroniques et les traumatismes. Nous avons placé l'InVS auprès de la direction générale de la santé car, encore une fois, c'est elle qui est au contact du terrain et, notamment, des caisses d'assurance maladie, en précisant qu'il « anime et coordonne, en liaison avec la direction des relations du travail, la politique de gestion des risques professionnels en milieu de travail ».

Les outils sont donc là. Malheureusement, il n'y a aujourd'hui que 270 personnes à l'InVS au lieu de 670 à l'INRS, ce qui est évidemment insuffisant, d'autant plus que très peu s'occupent du travail.

Il faut aussi reparler de la recherche médicale, des moyens de l'INSERM et du CNRS ainsi que de la médecine du travail qui, de par son statut, n'est pas véritablement indépendante des entreprises.

Voilà quelques pistes qui sont ouvertes si nous voulons continuer à avancer.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- La décision d'interdiction de l'amiante est devenue effective à compter du 1 er janvier 1997. Sa mise en oeuvre a-t-elle causé, à votre connaissance, des difficultés pratiques et a-t-elle suscité des oppositions ou des résistances ? A partir du moment où l'interdiction a été effective, on peut supposer que cela a entraîné un certain nombre de réactions.

Mme Martine Aubry .- Je suis arrivée juste après que le décret a été pris. Comme je l'ai dit, 99 % des salariés étaient déjà en dessous de 0,5 fibre et le travail était donc largement fait. Il fallait surtout le contrôler et c'est là que, pour moi, les difficultés étaient les plus grandes. C'est d'ailleurs pourquoi j'ai demandé au professeur Got de faire immédiatement son rapport, car il fallait que cette interdiction soit assurée. Nous étions pris entre deux soucis : faire appliquer l'interdiction le plus rapidement possible et faire en sorte que le contrôle soit effectué par des organismes de qualité et certifiés.

Nous avons essayé de faire au mieux avec cette réalité et c'est d'ailleurs ce que je disais dans la lettre de mission que j'avais adressée au professeur Got : « Nous sommes attachés à ce que, face à ce problème de santé publique, le principe de précaution soit appliqué dans toute sa rigueur à partir d'une analyse des risques. Vous examinerez si les mesures prises sont adaptées à l'évolution des connaissances scientifiques [et ferez] un inventaire des difficultés concrètes rencontrées par l'application des textes en vigueur ».

Beaucoup de questions se sont posées, comme le rapport Got le montre abondamment.

Comment recenser de manière fiable l'amiante dans tous les bâtiments ? Il faut faire appel à des bureaux d'études techniques, mais encore faut-il qu'ils soient fiables, d'où la certification du contrôle que nous avons mise en place.

Comment mettre en forme l'information pour qu'elle soit utile pour les intervenants futurs ? En effet, on savait bien que l'on ne pouvait pas traiter et retirer l'amiante partout tout de suite et qu'il fallait, y compris pour protéger les salariés des entreprises de désamiantage, s'assurer que ce soit fait par des entreprises de qualité, mais aussi garder cette information pour que personne ne traverse un plafond amianté alors que l'on sait qu'il y a de l'amiante. L'information a donc été le deuxième sujet que nous avons traité.

Enfin, comment garantir la qualité des interventions des entreprises ? Avec une protection à la fois des occupants du bâtiment et des salariés, d'où le principe de certification que nous avons mis en place fin 1997.

Notre souci était d'aller au plus vite en faisant bien pour les occupants et les salariés et en termes de qualité du contrôle. Certes, nous avions beaucoup d'organismes depuis 1977, mais du fait de l'arrivée brutale de la mesure, il a fallu étaler les capacités que nous avions dans le moins de temps possible. C'était la difficulté.

Il est rare que les entreprises interviennent auprès de moi pour me demander ce genre de chose. Au ministère du travail, je n'ai jamais vu d'entreprise me dire que c'était impossible, ni que M. Barrot et le ministère de l'économie des finances de l'époque étaient fous d'avoir pris cette décision, parce que chacun sait que je n'aurais pas pu l'entendre. Je n'ai donc pas entendu de critiques de cette nature. La seule préoccupation qui était la nôtre, avec le ministère de l'industrie, était de définir comment certifier au mieux les organismes qui allaient agir pour aller le plus vite possible.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Comme vous l'avez rappelé tout à l'heure, vous avez été à l'origine de la création du Fonds de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (FCAATA) et du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA). Pouvez-vous nous décrire le cheminement qui a conduit à la création de ces fonds, même si vous l'avez déjà un peu ébauché, et comment expliquez-vous que l'évolution de leurs dépenses ait été beaucoup plus rapide que ce que les évaluations initiales du ministère laissaient présager, ce qui pourrait laisser penser que les délais d'« incubation » avaient été un peu minimisés à ce moment-là ?

Mme Martine Aubry .- Franchement, je ne le crois pas. J'ai vu cela de la part de la Cour des comptes et cela m'a étonnée parce que nous avions déjà une vision claire, en ce qui concerne le FIVA - je reviendrai sur le FCAATA -, du drame de l'amiante, que c'est l'étude de l'INSERM qui avait entraîné son interdiction et que ses projections mathématiques restaient tout à fait valables. Nous savions donc tout à fait de quoi il s'agissait.

En mettant cela en place, mon souci a été que la Nation ait un devoir de solidarité vis-à-vis des victimes, et je rappelle, en ce qui concerne le FIVA, qu'elles avaient à l'époque le plus grand mal à passer devant les tribunaux et devant les CIVI qui devaient leur donner réparation pour les préjudices subis. La réparation des accidents du travail telle qu'elle existait ne semblait pas en mesure de leur apporter cette nécessaire réparation et ce devoir de solidarité vis-à-vis d'eux.

Même si j'entends certains se demander pourquoi il faudrait faire partir en préretraite des personnes qui ne sont pas malades, nous savons aujourd'hui qu'un certain nombre d'éléments, par exemple les plaques pleurales, peuvent entraîner et entraînent malheureusement dans la plupart des cas des maladies qui sont fatales. Je vous rappelle qu'il n'y a pas d'éléments qui permettent de découvrir le cancer de la plèvre avant qu'il apparaisse et qu'une fois qu'il est déclenché, c'est terminé. Il faut donc vraiment que nous soyons à l'écoute, en particulier vous-mêmes, messieurs les rapporteurs, et tous les sénateurs qui sont ici, notamment Marie-Christine Blandin et Michelle Demessine - dans notre région, nous savons de quoi nous parlons -, du drame que constitue cette épée de Damoclès placée au-dessus de la tête des salariés qui ont le courage d'aller faire des examens. Ils n'ont pas tous le courage de le faire parce qu'ils préfèrent ne pas apprendre la réalité.

J'ai travaillé pour mettre en place un dispositif entre Lille, Roubaix et Lyon, où nous avons les grands spécialistes en matière d'amiante, et nous travaillons maintenant depuis trois ans avec ces hôpitaux pour mettre en place dans la France entière un dispositif de suivi qui a pour but de permettre à des salariés, une fois qu'on a découvert les premiers signes, d'avoir à tout moment un suivi particulier et des examens à faire. C'est un travail important dont je me suis chargée en tant qu'élue locale parce que cela n'avançait pas et que, encore une fois, nous savons vraiment ce que sont ces conséquences.

L'idée d'une préretraite spécifique pour ceux qui étaient malades, bien sûr, mais aussi pour tous ceux sur lesquels pesait la menace de la maladie nous est venue, ces salariés, pour la plupart, ne pouvant pas profiter de leur retraite, malheureusement, comme je l'ai vu très récemment dans une entreprise à Lille. En effet, il faut savoir que la société Alstom s'est débarrassée - on ne peut pas le dire autrement - de la société SI Energie après avoir vu et compris que des salariés risquaient d'être atteints par l'amiante. A peine le transfert a-t-il été fait que deux décès chez des retraités ont permis de voir que l'usine était amiantée et que c'était sans doute l'une des raisons pour lesquelles Alstom avait pris cette décision. J'y reviendrai tout à l'heure parce que c'est un sujet que je suis depuis le début, avec Mme Demessine, de manière extrêmement précise.

Nous savions donc que tous les salariés qui avaient manipulé de l'amiante de manière massive allaient déclencher des maladies puisqu'il s'agissait de tous ceux qui étaient à 100 fibres par millilitre. Il n'y avait donc aucun doute : pour toute personne manipulant de l'amiante tous les jours de manière massive, et donc pour toute entreprise de fabrication d'amiante ou de flocage, il fallait mettre en place rapidement ce mécanisme de cessation d'activité. Cela a été fait dès l'automne 1998.

Cependant, nous avons vu que cela ne répondait pas à tous les drames de l'amiante et que certains devaient effectuer un véritable parcours du combattant pour trouver une indemnisation qui passait nécessairement par la voie contentieuse.

C'est ainsi que l'une des demandes majeures de l'ANDEVA, qui a été créée à l'époque et avec laquelle j'ai beaucoup travaillé à ce moment-là, a porté sur l'indemnisation. Je me suis alors demandée s'il fallait un dispositif spécifique pour l'amiante ou s'il fallait attendre de mettre en place une réforme générale pour l'ensemble des maladies professionnelles, mais j'ai pensé que l'urgence du dossier - on le voit aujourd'hui - et le nombre de morts étaient tels qu'il fallait y aller. Pour moi, c'était d'ailleurs un premier pas vers une réflexion plus globale sur ce sujet, mais j'y reviendrai.

Cela nous a conduits à créer le FIVA à l'automne 2000. Les premières études concrètes de faisabilité de ce fonds, notamment de son financement, ont été menées en juin 2000 et, le 2 août, j'ai écrit au Premier ministre pour l'informer de mon souhait de voir se créer ce Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante. L'article de loi qui l'a créé était au JO quatre mois plus tard. Nous n'avons pas perdu de temps parce que, là aussi, nous pensions qu'il y avait urgence.

Comment expliquer que l'évolution a été plus rapide que prévu ? Je ne suis pas tout à fait d'accord. S'agissant du FIVA, nous savions que la dépense serait importante et nous avions déjà à peu près connaissance du nombre de salariés concernés. Nous avions budgété à la création 438 millions d'euros, les dépenses effectuées ont été de 462 millions d'euros et, en 2005, elles ont été d'environ 500 millions, c'est-à-dire que nous étions « dans les clous », si je puis dire, et nous savons que cela ne va faire qu'augmenter.

Il en a été un peu différemment pour le Fonds de cessation anticipée d'activité. Dans un premier temps, nous l'avons appliqué essentiellement aux salariés dont on savait qu'ils seraient atteints par la maladie et, peu à peu - j'y ai contribué -, nous avons pensé qu'il fallait l'appliquer à tous ceux qui avaient de fortes chances d'avoir contracté la maladie. Cela a concerné le flocage et le calorifugeage, la réparation navale, les ports, etc. Je me souviens d'être allée à Dunkerque avec Jean Le Garrec et d'avoir rencontré dans les chantiers navals certaines femmes des dockers qui transportaient des fibres d'amiante dans des sacs de jute. Ces femmes nettoyaient les vêtements de travail de leur mari et, par circulaire commune avec la sécurité sociale, nous avons reconnu à celles qui ont déclenché la maladie la possibilité d'avoir une cessation anticipée d'activité, voire d'être indemnisées.

Il faut beaucoup de pragmatisme sur ce point, parce que nous n'avons pas toutes les connaissances de ce qui se passait trente ou quarante ans auparavant, et il faut avoir la volonté d'être juste dans la décision à prendre.

Nous avons donc étendu le Fonds de cessation anticipée d'activité au fur et à mesure que cela nous paraissait juste et nous l'avons fait en toute connaissance de cause.

Aujourd'hui, je ne suis pas vraiment étonnée de la position de la Cour des comptes parce qu'elle a privilégié l'aspect financier, mais je peux vous dire, pour accompagner les salariés de SI Energie, que nous avons enfin réussi à mettre sur la liste, ainsi que ceux de Fives Cail Babcock, qui ont été soumis eux aussi à l'amiante - cela concerne plusieurs milliers de personnes -, alors même qu'ils n'ont pas été mis sur la liste au moment opportun. Comme ils étaient en plein licenciement et qu'il y avait des préretraites favorables chez Fives Cail, les syndicats se sont focalisés - ils le disent eux-mêmes - sur les plans sociaux et sur ces préretraites et, aujourd'hui, ils regrettent, parce que les morts arrivent, de ne pas s'être battus pour être mis sur la liste. Nous sommes actuellement en train de nous battre avec le ministère du travail pour les mettre sur la liste parce que c'est aujourd'hui l'évidence et qu'il faut les reconnaître. C'est plutôt là que réside la difficulté.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Pensez-vous que les modalités de financement de ces fonds, principalement assuré par la branche accidents du travail et maladies professionnelles de la sécurité sociale, devraient être réformées, par exemple en définissant une clef de répartition stable des financements entre l'État et la sécurité sociale ou en mettant davantage à contribution les entreprises ayant exposé leurs salariés à l'amiante ?

Mme Martine Aubry .- Vous avez compris que, pour moi, il n'y a pas de doute. Il y a deux choses à apporter aux salariés de l'amiante aujourd'hui : d'une part, permettre à ces salariés de prendre leur préretraite et de vivre correctement les dernières années qu'ils ont à vivre en étant correctement indemnisés ; d'autre part, faire ce que vous faites, c'est-à-dire réfléchir à notre responsabilité collective et être capables d'éviter d'autres drames dans l'avenir. C'est nos responsabilités en tant que politiques et responsables de l'État.

A partir de là, je serais vraiment choquée que l'on revienne sur le Fonds de cessation anticipée d'activité.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- La question porte sur le financement de ces fonds.

Mme Martine Aubry .- Je voulais dire cela avant d'en arriver au financement.

Sur le plan macro-économique, qu'il s'agisse de la sécurité sociale ou de l'État - cela revient à peu près au même -, les « déficits abyssaux », comme le dirait M. Debré, de la sécurité sociale et du budget de l'État ne nous donnent pas une clef immédiate. Cela dit, essayons de réfléchir sur le fond.

En termes de philosophie, il serait bon de fixer une clef de répartition entre la sécurité sociale et l'État.

L'État, parce que, à l'évidence, il y a eu une carence globale de la prévention des risques professionnels. C'est ce qu'a dit le Conseil d'État quand il a précisé qu'il y avait une responsabilité de l'État au sens large du terme. Nous essayons de la comprendre aujourd'hui et je pense qu'il serait une bonne chose sur le plan philosophique que l'État y participe.

La sécurité sociale aussi, bien sûr, parce que les employeurs - et je pense qu'il faudrait les amener à participer un peu plus - ont utilisé ces produits et même qu'un certain nombre d'entre eux n'ont sans doute pas appliqué - on le voit avec ce qui se passe actuellement à Douai - les textes avec toute la rigueur nécessaire.

En termes de philosophie, si on considère la justice du financement, il faudrait donc trouver une clef de répartition stable. Or, aujourd'hui, l'État ne finance quasiment rien pour le FCAATA et, sur le FIVA, il va financer 11 % de la dépense, c'est-à-dire à peine le nombre de dossiers dans lesquels il est effectivement employeur.

Je suis favorable à la fixation de cette clef, sans doute en faisant financer les entreprises qui n'ont pas joué le jeu, du moins en partie, sachant que, par ailleurs, le FIVA est subrogé dans les droits du salarié et qu'il peut poursuivre l'entreprise pour faute inexcusable.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Il ne le fait pas souvent.

Mme Martine Aubry .- C'est vrai, mais c'est parce qu'il est difficile de trouver l'entreprise qui existait quarante ans avant.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Le problème est là.

Mme Martine Aubry .- Sauf quand on sait qu'un texte n'a véritablement pas été appliqué et qu'on peut le prouver dans les années récentes.

En ce qui concerne le FCAATA, il n'est pas illogique de mettre l'entreprise à contribution, peut-être par la création d'une taxe spécifique pour les entreprises dont les salariés partent. Encore une fois, je pense qu'il faut essayer de retrouver la justification philosophique de ces deux financements et de trouver une clef.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- On a commencé à le faire l'année dernière avec une première étape.

Mme Martine Aubry .- Exactement.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Vous avez évoqué le rapport qu'avait fait la Cour des comptes pour la commission des affaires sociales du Sénat. Elle recommande de resserrer les critères d'attribution de l'ACAATA pour la réserver aux seules personnes malades de l'amiante et d'utiliser les sommes ainsi économisées pour mieux indemniser les bénéficiaires du FIVA. Approuvez-vous cette recommandation ? Vous me l'avez déjà pratiquement dit, et je vous avoue que je partage d'ailleurs tout à fait cette position, mais nous aimerions mieux vous l'entendre dire carrément.

Par ailleurs, la procédure d'inscription des établissements sur les listes ou endroits au bénéfice de l'ACAATA - vous venez de le dire également - vous paraît-elle fonctionner de manière satisfaisante ?

Mme Martine Aubry .- Aujourd'hui, le vrai sujet est la difficulté de faire inscrire une entreprise qui, de façon évidente, a manipulé de l'amiante de manière intensive. J'ai donné l'exemple de SI Energie, l'ancien Alstom, à Lys-lez-Lannoy. Nous avons commencé le combat en avril 2003, j'ai accompagné les salariés dans toutes les instances, j'ai été auprès d'eux, nous sommes intervenus auprès du ministère et ce n'est qu'en mars 2005 que nous avons obtenu gain de cause. En 2003, quatre personnes étaient déjà mortes de l'amiante et, actuellement, beaucoup se savent malades, sans compter les suicides qui ont eu lieu. Ce sont donc vraiment des cas excessivement douloureux.

Il faut savoir en outre que, même si nous nous occupons actuellement du reclassement des salariés de SI Energie et, notamment, de la réindustrialisation du site, à partir du moment où on a travaillé à la SIE, on est marqué à vie, car les employeurs pensent qu'on va être malade. La situation est donc extrêmement difficile pour eux.

Par conséquent, il ne faut pas réduire le Fonds de cessation d'activité aux seules personnes malades puisque nous savons que le risque est grand. Ne refaisons pas, vis-à-vis de ces salariés, les erreurs que nous avons faites par rapport à la recherche. A mon avis, le dispositif ne compense que très partiellement une perte de chances de vivre longtemps et il faut le conserver car chacun peut vivre en ayant été en contact avec l'amiante avec le risque de mourir d'un mésothéliome.

Pour les mêmes raisons, je fais confiance au FIVA et à son conseil d'administration pour fixer les barèmes.

La Cour dit à juste titre que, lorsqu'il y a des recours, c'est la cour d'appel qui est saisie et qu'il apparaît alors des divergences. Faut-il une cour d'appel unique ? Je n'en suis pas sûre parce que la cour d'appel étant par définition à proximité, elle connaît la situation des entreprises. En revanche, ne pourrait-on pas, dans un texte, cadrer un peu mieux les barèmes à partir d'un certain nombre de critères pour en donner une utilisation unique et plus juste au niveau national ? Je pense que c'est plutôt dans ce sens qu'il faudrait travailler.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Le choix d'une réparation intégrale des préjudices subis par les victimes de l'amiante pose la question plus générale de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles. Etes-vous favorable au passage à une réparation intégrale des accidents du travail et des maladies professionnelles et pensez-vous qu'une plus grande individualisation de la tarification des accidents du travail et des maladies professionnelles inciterait les entreprises à renforcer la prévention ?

Mme Martine Aubry .- Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, c'est un sujet dont on parle au ministère du travail depuis les années 1970. Pour moi, le FIVA était un premier pas vers l'application de la réparation intégrale à toutes les victimes des accidents du travail. Chaque jour, deux personnes meurent des suites d'accidents du travail, de maladies professionnelles ou d'accidents mortels du travail. Comment se fait-il qu'elles ne sont pas indemnisées intégralement alors que, si elles avaient un accident de voiture, elles le seraient ? Pour tout vous dire, c'était déjà mon premier combat en 1976, lorsque nous avons préparé la loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.

Je me souviens qu'à l'époque, le spécialiste était maître Sarda, que j'avais vu dans son cabinet du boulevard Saint-Germain et qui m'avait donné des arguments, mais je n'avais pas convaincu mon ministre de l'époque - je n'étais qu'un modeste fonctionnaire - sur l'idée qu'il fallait réparer les accidents du travail à la hauteur des autres.

Pourquoi a-t-on été en retard ? Parce qu'en 1898, en France, il y a eu ce qu'on a appelé le « compromis historique » selon le principe suivant : pas d'action contentieuse à mener contre l'employeur et présomption d'imputabilité en échange d'une indemnisation forfaitaire. A l'époque, c'était considéré comme une avancée, parce qu'il n'y avait pas d'autre système d'assurance, mais, ensuite, d'autres systèmes comme l'assurance automobile, l'assurance en cas d'accident qui peut survenir dans la vie courante ou l'assurance de responsabilité civile ont été mis en place, et on n'est jamais revenu sur cette organisation pour les accidents du travail alors même que, s'il y a bien un domaine dans lequel on devrait être réparé intégralement, c'est celui dans lequel le salarié est en position de subordination par rapport à la personne qui détient les pouvoirs dans le lieu où il se trouve.

Si vous avez un accident en traversant la rue, on peut dire qu'à la limite, vous étiez libre de ne pas la traverser. Quand vous avez un accident du travail, vous êtes dans une position de subordination. On aurait donc pu commencer par cela et on ne l'a pas fait, c'est-à-dire qu'on n'est pas revenu sur ce qui était une avancée à l'époque et qui a été très vite dépassé.

La FNATH le demande depuis longtemps et il faut que nous allions vers cela. Au moment de la création du FIVA, j'avais d'ailleurs demandé au professeur Masse de travailler à une généralisation d'une réparation intégrale. Il a fait un rapport très intéressant sur ce point, et un deuxième rapport a été fait par Michel Laroque en mars 2004, mais tout cela, malheureusement, reste aujourd'hui dans les tiroirs. Pourtant, il faudrait vraiment le faire.

Il en va de même avec l'individualisation des cotisations, sur lesquelles il faudrait être plus incitatif. Notre système était lié à la complexité des choses. Nous avons maintenant des données sur toutes les entreprises et des systèmes informatiques, mais il faut se rappeler qu'à l'époque, il y avait des taux collectifs pour les petites entreprises, parce qu'on n'avait pas les moyens de connaître la réalité de la situation, et des taux individualisés ou mixtes pour les autres. Je pense qu'il faut aller vers une plus grande individualisation en prenant évidemment en compte les risques propres à chaque secteur d'activité parce qu'on ne peut pas traiter de la même manière une banque et une industrie sidérurgique.

La Cour des comptes a pensé aussi qu'il fallait aller vers une individualisation plus grande. Il faut savoir que les entreprises qui font tous les efforts dépensent beaucoup plus que celles qui n'en font aucun, parce que l'écart de cotisation ne remplit pas cette différence. Il faut donc vraiment agir ainsi. J'ai vu que cette question était inscrite dans le plan « santé au travail » du gouvernement, et j'espère que cela ira jusqu'au bout puisque, pour l'instant, il a été demandé aux organisations patronales et syndicales de négocier sur ce sujet.

Il faut savoir que la date qu'on leur avait fixée est passée. Il est bien de lancer la négociation, mais, sur un sujet comme celui-là, comme cela dure depuis quarante ans, il y avait peu de chances d'arriver à un accord. Il est temps maintenant que les pouvoirs publics agissent et mettent en place cette indemnisation intégrale et cette incitation vis-à-vis des entreprises.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Vous savez bien qu'il y a toujours un équilibre à préserver, avec la nécessité de tenir compte de la situation et de la taille des entreprises à un moment ou un autre : dans ce domaine, il y aussi un problème de taille parce que, pour une petite entreprise, il est beaucoup plus difficile de se mettre aux normes que pour une grosse.

Mme Martine Aubry .- Ce ne sont pas les petites entreprises qui causent le plus d'accidents car elles n'ont pas les dispositifs les plus complexes.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- C'est vrai.

Au cours de nos auditions, les victimes de l'amiante ont régulièrement déploré un manque de moyens de l'inspection du travail et estimé que le statut des médecins du travail ne garantissait pas suffisamment leur indépendance vis-à-vis de leur employeur, ce qui les aurait empêché de jouer convenablement leur rôle d'alerte. Vous en avez déjà dit deux mots, mais ces observations vous paraissent-elles fondées ?

Mme Martine Aubry .- En fait, rien ne sert de sortir des textes si on n'a pas une force de contrôle importante et qualifiée qui est celle du corps de l'inspection du travail.

Sans vouloir être polémique, je vais vous dire franchement ce que je pense. Aujourd'hui, le gouvernement ne passe pas un jour sans attaquer le code du travail et le droit du travail. Comment peut-on crédibiliser et légitimer des hommes et des femmes qui, tous les jours, rentrent dans une entreprise pour faire appliquer la loi alors que cette même loi est critiquée en permanence par les dirigeants politiques de notre pays ?

Chacun a le droit d'avoir ses opinions et si certains pensent qu'il faut changer le code du travail, qu'ils le fassent - on verra ensuite où sont les responsabilités -, mais arrêtons de le critiquer en permanence car on décrédibilise les contrôleurs et les inspecteurs du travail, un corps que je connais très bien et que je vois sur le terrain en permanence.

Quand ces deux inspecteurs du travail ont été tués, il n'y a pas eu une réaction à la hauteur. Je le dis très simplement : le meurtre est toujours effrayant, mais lorsqu'on tue des gens qui sont là pour faire appliquer la loi, c'est la démocratie qui est en cause. Il n'y a pas eu la réaction que l'on aurait dû avoir et je le regrette vraiment. A chaque fois qu'un inspecteur ou un contrôleur a été roué de coups - cela a été le cas de beaucoup d'entre eux -, je l'ai reçu et accompagné. C'est important, parce qu'on ne peut pas en permanence critiquer les lois sans fragiliser les gens qui sont sur le terrain.

Par ailleurs, il n'y a pas assez d'inspecteurs du travail. Vous pourrez vérifier les budgets : quand j'étais ministre, j'ai toujours augmenté le nombre des inspecteurs du travail et cela a été pour moi un vrai leitmotiv. Malheureusement, cela n'a pas toujours été fait. Aujourd'hui, en France, nous avons 1 370 membres pour 15,5 millions de salariés et il faut savoir que, pour être seulement à la moyenne européenne, il nous manque 700 postes. Je ne nous compare pas à l'Allemagne ou aux pays du Nord, sans quoi il faudrait multiplier ces chiffres par je ne sais combien. On voit bien qu'il y a donc un effort important à faire.

Quant à la médecine du travail, comme je l'ai dit tout à l'heure, tant que le financement des médecins dépendra de l'entreprise et que le choix du médecin, quand il est individuel, relèvera uniquement de l'entreprise, on n'y arrivera pas.

Je n'ai pas réussi à faire ces réformes, mais ce n'est pas faute de l'avoir tenté à plusieurs reprises, et je pense que cela reste un vrai sujet. Alors qu'aujourd'hui, chacun est encore plus attaché aux problèmes de la santé au travail, nous devons avoir un corps de médecins du travail totalement indépendant qui doit entrer dans l'entreprise en sachant qu'il ne doit rien au chef d'entreprise, ni son choix, ni sa rémunération.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Sur le nombre de postes, il en manque effectivement beaucoup, mais c'est une accumulation sur x années et tout le monde est concerné, du moins à mon avis.

Mme Martine Aubry .- Je vous propose de regarder les statistiques, monsieur le rapporteur. Je pourrai même vous les envoyer si vous le souhaitez.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Je ne veux pas polémiquer, mais, sur le problème des médecins du travail, qui peut les payer ? C'est forcément l'entreprise et le problème est là.

Mme Martine Aubry .- Les entreprises peuvent les payer de manière mutualisée.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Ils sont dans les organismes interprofessionnels.

Mme Martine Aubry .- Seulement une partie.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Oui, à partir d'une certaine taille.

Mme Martine Aubry .- Il y a trois systèmes. Premièrement, les entreprises peuvent aujourd'hui choisir un médecin individuellement. Deuxièmement, il y a deux catégories de centres interprofessionnels : ceux qui sont paritaires et ceux qui sont patronaux. Ceux qui sont patronaux sont l'émanation d'entreprises qui mettent de l'argent en même temps sur un même centre et qui s'envoient les médecins du travail, ce qui veut dire que, si un médecin « enquiquine » une entreprise, il peut être licencié le lendemain ! Je vais vite, certes, mais ce n'est pas ce que j'appelle de l'indépendance.

Il faut donc une mutualisation et une gestion interprofessionnelle et il importe que les médecins du travail qui entrent dans une entreprise soient indépendants de l'entreprise en termes de choix comme de financement. Pour autant, je ne dis pas que toutes les entreprises sont fautives.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- On peut appliquer cette mesure dans les collectivités.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- J'ai une dernière question à vous poser : selon vous, les réformes introduites dans notre dispositif de prévention des risques sanitaires, avec notamment la création de l'InVS, sont-elles de nature à éviter la répétition d'un drame comparable à celui de l'amiante et quel jugement portez-vous - vous en avez déjà parlé -, globalement cette fois, sur le plan « santé au travail » qui a été récemment présenté par le gouvernement ?

Mme Martine Aubry .- Pour revenir sur le drame de l'amiante, parce qu'il faut bien appeler cela un drame, je pense que si personne n'a failli particulièrement, je répète que je n'ai jamais vu, dans cette affaire, d'intervention ni vis-à-vis de moi ou de mes collaborateurs ni, surtout, vis-à-vis d'autres. C'est pourquoi il est dommage que les autres ministres ne soient pas venus.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Ils ne se souvenaient pas des événements.

Mme Martine Aubry .- Cela voudrait dire qu'ils n'y ont peut-être pas prêté attention, ce qui est dommage.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Certains l'ont dit.

Mme Martine Aubry .- Dans ce cas, qu'ils viennent le dire, car cela ne veut pas dire qu'ils sont en cause, mais que le système n'a pas fonctionné.

Je pense que nous avons une responsabilité collective et c'est ce qui m'a d'ailleurs conduit à faire le FIVA et le Fonds de cessation d'activité. C'est l'ensemble de la chaîne qui n'a pas fonctionné et il faut faire en sorte qu'elle fonctionne mieux demain.

Comme je l'ai déjà dit, le système de veille épidémiologique le plus en amont possible avant de faire entrer des produits sur le marché est absolument nécessaire. Nous avons aussi devant nous tout le sujet des fibres de substitution, car il ne suffit pas que les entreprises disent qu'on n'est pas sûr des futurs produits pour ne pas retirer ce dont on est sûr, mais c'est néanmoins un vrai sujet et il faut y travailler dès maintenant.

La recherche sur la santé au travail est aujourd'hui le parent pauvre de la recherche médicale. Comme je l'ai dit tout à l'heure, avec l'InVS et la veille sanitaire, nous en avons jeté les prémices avec Bernard Kouchner, mais ce n'est pas suffisant : il faut aller plus loin dans ce domaine.

Quant au plan « santé au travail » de M. Larcher, je l'ai lu attentivement dès qu'il est sorti. Je connais son attachement à ces sujets et je ne mets donc absolument pas en cause, bien au contraire, sa volonté d'avancer en la matière. Le diagnostic est d'ailleurs bon, puisqu'il s'agit d'introduire la santé au travail dans le dispositif de sécurité sanitaire, de structurer et développer la recherche publique en santé et en sécurité au travail et d'organiser l'accès à la connaissance, ce qui est exactement ce que je pense.

Il faut simplement lui en donner les moyens. Quand on voit que ce rapport sur la santé au travail prévoit, pour l'InVS, dix personnes en 2005 et seulement cinquante à l'horizon 2009, on comprend que c'est à l'évidence bien insuffisant. Il en est de même pour la réforme de la tarification, qui est majeure. Alors qu'en matière de sécurité routière, c'est la crainte de payer qui a fait marcher les Français, même s'il faut que cela se poursuive, je pense que, pour les entreprises, s'il n'y a pas une réforme de la tarification, on n'arrivera pas à avancer véritablement.

Le point faible de ce rapport sur la santé au travail, si tant est qu'il ait les moyens pour répondre à ses trois premiers objectifs, qui sont à l'évidence les bons, c'est bien la faiblesse de la partie concernant les entreprises. J'ai été un peu choquée par le titre de l'objectif 4 : « Encourager les entreprises à être acteurs de la santé au travail ». Les entreprises en sont acteurs, par définition, et je ne reviens pas sur ce que j'ai dit sur votre loi, Monsieur Fauchon.

M. Pierre Fauchon .- Notre loi...

Mme Martine Aubry .- Si vous voulez : je n'étais pas députée car les électeurs ne l'ont pas souhaité.

Il se trouve que, travaillant avec l'ANDEVA, je connais aussi ce sujet. Certains avaient soulevé la question et nous n'y avons pas, les uns et les autres, prêté suffisamment attention. Une lettre avait été envoyée au président de l'Assemblée nationale, au Premier ministre et aux députés concernés ainsi qu'aux sénateurs, je l'imagine, de la part d'un certain nombre d'associations pour appeler l'attention de tous sur les risques encourus, mais nous n'avons pas entendu cet appel. J'espère que nous n'avons pas eu tort. De toute façon, la Cour de cassation va nous le dire dans quelques jours.

M. Pierre Fauchon .- Je n'en suis pas si sûr, mais je vous en dirai un mot tout à l'heure, si vous le voulez bien.

Mme Martine Aubry .- Avec grand plaisir, monsieur le sénateur. En tout cas, cette application de la cour d'appel de Douai est extrêmement inquiétante et nous devons attendre la décision de la Cour de cassation, mais si le jugement était maintenu, il faudrait revenir sur la rédaction de cette loi.

Par ailleurs, je voudrais soulever deux ou trois autres problèmes.

Premièrement, le mésothéliome ne figure pas dans le plan cancer du gouvernement et il faudrait donc l'ajouter. De même, l'amiante n'est pas dans le « plan cancer » et il faut donc l'intégrer si on veut que ce soit une priorité.

Deuxièmement, nous avons encore quelques problèmes à traiter comme celui des démonteurs de friable - je pense aux toitures Eternit - ou celui du suivi de la mise en décharge. Ce sont des problèmes concrets dont un ministre doit s'occuper. Tous les textes dont je vous ai parlé et que j'ai pris en tant que directeur ou que ministre sont intervenus parce qu'il s'agissait d'un sujet. On ne peut pas penser à tout au départ, mais quand un sujet arrive, il faut réagir vite. En l'occurrence, il faudrait prendre des textes sur les points que je viens d'indiquer.

Enfin, il faut suivre les nouveaux produits et les nouvelles fibres de substitution pour les vérifier et agir au plus vite s'il s'avérait qu'ils posent problème.

J'ajouterai - ce sera mon dernier mot sur cette question, mais je reste à votre disposition, bien évidemment - que la précarité au travail qui s'accroît, à mon avis, le contrat nouvelle embauche ne va pas faciliter les choses, est un élément de plus qui rend difficile le suivi des salariés et donc le suivi épidémiologique de chacun. Il faut en être conscient.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Je tiens à vous remercier, madame la ministre, d'avoir répondu très clairement à nos questions. Je suppose que, maintenant, un certain nombre de nos collègues ont des questions à poser.

M. Pierre Fauchon .- J'ai fait allusion tout à l'heure, madame la ministre, à la possibilité de vous dire quelques mots sur le sujet que vous avez évoqué et je vais donc le faire tout de suite, sachant que je me réserverai sur d'autres points et vous poserai une question.

Si j'ai émis une réserve, c'est parce qu'il faut bien que la mission soit consciente du fait qu'il n'est pas du tout certain que la Cour de cassation puisse apporter une décision satisfaisante pour une raison que chacun peut comprendre. La loi dit que, pour qu'il y ait un délit de blessure par imprudence, il faut une faute caractérisée. C'est la solution transactionnelle à laquelle nous avons abouti avec Mme Guigou, que j'ai citée tout à l'heure, et je vous rappelle que la faute caractérisée est le premier degré de gravité au-dessus de la faute légère, après quoi il y a la faute lourde et la faute très lourde.

L'Assemblée nationale avait opté pour la faute « d'une exceptionnelle gravité » - son rapporteur était M. Dosière - et nous l'avons descendue au niveau de la faute caractérisée, qui est juste au-dessus de la faute légère. Or la question de savoir si une faute est caractérisée ou non - par rapport aux circonstances du cas en question, je ne connais pas le dossier et je ne peux donc pas avoir d'avis - n'est pas liée à une appréciation de droit mais à une appréciation de fait.

Normalement, la Cour de cassation n'entrant pas sur le terrain de l'appréciation de fait, elle pourrait donc conclure demain qu'il ne lui appartient pas de dire si la faute est caractérisée ou non. Nous aurions ainsi une décision décevante de la Cour de cassation pour cette raison. En fait, il arrive que la Cour de cassation évoque une insuffisance de motivation ou d'explication et que, quelquefois, elle s'en tire pour traiter le fait sans le traiter, mais la question est entière et je tiens à le dire pour la clarté des choses.

Mme Martine Aubry .- Vous avez raison.

M. Pierre Fauchon .- N'attendons pas de miracle, et si jamais la Cour de cassation dit - cela s'est passé dans l'affaire du sang contaminé, mais pour une tout autre cause - que ce n'est pas de sa responsabilité et qu'elle n'a pas à apprécier et à qualifier un fait, il faudra voir comment faire. Cela fait longtemps que je préconise comment faire et je vous en dirai deux mots tout à l'heure si vous le souhaitez.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- L'impression qui ressort de toutes les auditions que nous avons eues sur ce sujet et de la récente décision concernant le tunnel sous le Mont-Blanc, c'est que la loi n'empêche pas le juge de faire son travail. Or j'ai le sentiment, dans cette affaire que je connais bien aussi, que les juges ont « botté en touche » sans faire leur travail d'instruction nécessaire. A mon avis, c'est beaucoup plus grave et nous pourrions aussi intervenir et demander aux juges d'être plus efficaces et plus perspicaces.

Mme Martine Aubry .- Si vous le permettez, monsieur le président, je pense que les termes « violation délibérée » qui sont dans la loi sont aussi importants que « faute caractérisée ». Or c'est sur ce fondement que la cour d'appel de Douai a dit que l'entreprise Sollac, à Dunkerque, n'avait pas respecté pleinement - c'est le problème de l'appréciation des faits - le décret de 1977, mais qu'elle ne l'avait pas fait de façon délibérée.

Si, maintenant, à partir du principe selon lequel nul n'est censé ignorer la loi et, surtout, en s'appuyant sur des textes protecteurs, on peut dire : « Je ne le savais pas, je ne l'ai pas fait volontairement », il me semble que c'est grave.

Pour ne rien vous cacher, je suis cette affaire de très près avec des juristes et je ne suis pas très optimiste sur la décision de la Cour de cassation pour des raisons que l'on peut comprendre et qui sont de droit, comme vous l'avez dit. J'ajoute que si nous avons à réfléchir ensuite sur cette loi, il faudra le faire sur les termes « de façon délibérée ».

Je travaille actuellement avec l'ANDEVA et avec deux juristes, dont un professeur de droit qui connaît parfaitement ces problèmes de pénalisation, et il s'avère qu'il ne peut pas y avoir un droit pénal différent entre les élus et les autres. Avec Mme Fortis, professeur de droit pénal, et maître Henri Michel, nous sommes déjà en train de travailler sur ce qu'il faudrait modifier si la Cour de cassation suivait la cour d'appel de Douai, tout en gardant l'esprit du texte. Y arriverons-nous ? C'est une vraie difficulté. Tout dépendra de la façon dont la Cour de cassation aura rédigé son arrêt.

M. Pierre Fauchon .- Pour approfondir le débat, il faut bien rappeler, si vous le permettez, qu'il y a deux hypothèses distinctes de condamnation.

La première est la violation délibérée d'une obligation particulière de sécurité prévue par la loi ou le règlement, ce qui suppose une contravention avec une prescription formelle écrite. Le mot « délibérée » peut-il être discuté ? C'est possible, mais si, devant une obligation de sécurité claire, par exemple l'interdiction de l'amiante, vous ne l'observez pas, vous êtes contraventionnel.

La deuxième hypothèse, qui est complètement autonome par rapport à la première, c'est le fait d'avoir commis une imprudence caractérisée qui expose à un danger.

C'est l'une ou l'autre hypothèse qui doit être retenue. Cela peut être l'une et l'autre, mais il suffit de l'une ou de l'autre.

J'en viens à ma question, si vous le voulez bien, madame la ministre. En ce qui concerne les accidents du travail, j'ai été très intéressé par ce que vous avez dit et je reviens un instant en arrière pour affirmer que je n'avais pas mesuré, avant de vous entendre, à quel point cette affaire de décalage, à laquelle nous ne pouvons rien, a joué un rôle terrible dans cette affaire. Je ne l'avais jamais autant mesuré auparavant. Effectivement, il est terrible de penser qu'entre le fait et l'apparition des conséquences de ce fait, qui ne sont pas décelables auparavant, il s'écoule une si longue période.

Mme Martine Aubry .- C'est un élément majeur.

M. Pierre Fauchon .- C'est terrible, et il ne faut évidemment pas le perdre de vue. Comme vous l'avez dit, il n'y a que le recours au principe de précaution qui permet, dès lors qu'un risque est possible sans être clairement élucidé, de lutter contre lui, mais ce n'est que depuis quelques années que nous commençons à prendre conscience de l'importance du principe de précaution. Il faut reconnaître qu'il y a vingt ou vingt-cinq ans, on n'en parlait pas et qu'on attendait une causalité précise et certaine et non pas probable.

J'en viens à la question que je souhaite vous poser sur les accidents du travail. Je suis de ceux qui, depuis très longtemps, disent que cette loi de la fin du XIX e siècle sur les accidents du travail, qui a été un grand progrès social, est devenue finalement pénalisante puisqu'elle réduit les indemnisations, sauf dans l'hypothèse de la faute lourde. Cela conduit d'ailleurs à la dépréciation de la faute lourde, elle-même « tirée par les cheveux », pour obtenir quelque chose, ce qui n'est pas non plus très satisfaisant au point de vue juridique. On voit en effet caractériser de fautes lourdes des fautes qui, en réalité, n'en sont pas vraiment, tout simplement parce que cela se comprend : la juridiction compétente s'est dit qu'il fallait une adhésion plus grande.

Cela étant dit, ne faudrait-il pas mettre fin à ce système particulier, qui a été très protecteur à la fin du XIX e siècle et qui ne l'est plus par rapport au droit commun, distinguer la présomption de responsabilité, qui reste absolue en matière d'accidents du travail - si vous avez un accident alors que vous êtes dans une entreprise, la présomption de responsabilité est l'entreprise : c'était le premier principe posé par la loi de 1898 et il faut le conserver afin d'avoir quelque chose d'au moins aussi protecteur que la loi Badinter pour les accidents de la circulation, c'est-à-dire qu'il faut garder le système tel qu'il existe -, de l'aspect de la réparation et dire que celle-ci obéira aux règles du droit commun qui sont beaucoup plus généreuses ?

C'est une piste de réflexion et je n'en dis pas plus parce que nous ne pouvons pas ouvrir le débat là-dessus.

Mme Martine Aubry .- Je reviens un instant sur votre première remarque. Lorsque l'interdiction de l'amiante a eu lieu, après les deux études de 1996, notamment celle de l'INSERM, nous n'étions toujours pas devant des liens de causalité mais devant une présomption que nous n'avions jamais eue auparavant. En effet, si nous l'avions eue plus tôt, même sans certitude scientifique, comme je l'ai dit, je pense que nous n'aurions pas hésité une seconde à interdire. D'ailleurs, les deux ministres l'ont fait immédiatement. Nous étions déjà dans la logique de ne pas attendre d'avoir la certitude scientifique pour agir, mais nous pensions qu'en dessous d'un certain niveau, comme le disaient toutes les études, on était protégé.

Par ailleurs, je partage entièrement votre point de vue sur la réparation intégrale, mais je pense que les choses peuvent être relativement simples en matière de réparation en distinguant le civil et le pénal.

Sur le civil, on peut très bien organiser une réparation intégrale qui permet ensuite à l'organisme qui la porte de se retourner contre l'entreprise quand il y a eu une faute.

M. Pierre Fauchon .- Pour le droit de recours de la caisse, en effet.

Mme Martine Aubry .- C'est le problème du FIVA. Ensuite, il reste la possibilité des sanctions pénales si un chef d'entreprise a failli.

Je pense que, sur le civil, il n'y a pas de difficulté. Il peut y avoir réparation intégrale automatique et, ensuite, un organisme comme le FIVA peut se retourner vers l'entreprise.

M. Pierre Fauchon .- C'est le droit commun de la réparation.

Mme Martine Aubry .- En dehors de cela, il faut évidemment laisser en l'état tout ce qui est pénal et qui permet de poursuivre les chefs d'entreprise qui n'ont pas respecté les règles.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Vous dites que l'on n'avait que des présomptions. Pourtant, en 1906, un inspecteur du travail avait déjà noté qu'à Condé-sur-Noireau, cinq décès étaient vraisemblablement dus à l'amiante. Ensuite, je pense que personne n'en a tenu compte et que cela s'est perdu dans les sables. En 1947, en Grande-Bretagne, il y a eu aussi une présomption très forte des liens entre le cancer et l'amiante.

Mme Martine Aubry .- Je n'ai pas parlé de présomption pour le cancer. Depuis les années 1950 et 1960, on sait que l'amiante peut entraîner un cancer du poumon, mais on a pensé alors qu'il fallait des doses très fortes, notamment en travaillant dans les mines. Comme je l'ai rappelé précédemment, cela a fait l'objet d'études qui ont montré que, dans les années 1950 et 1960, les personnes touchées étaient soumises à 100.000 fibres par millilitre !

Nous savions donc depuis longtemps - cela a fait l'objet du début de mon intervention - que ce produit était cancérigène, puisque la France l'a reconnu comme cancérigène dès l'année 1976, mais nous ne savions pas qu'il y avait aussi un risque de cancer à faible exposition.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- A Condé-sur-Noireau, il s'agissait vraiment de nuages.

Mme Martine Aubry .- Il ne faut pas oublier non plus qu'à cette époque, la silicose faisait 3 000 morts par an. Je ne dis pas du tout que nous ne savions pas que c'était cancérigène, puisque cela a été reconnu dès 1976, mais que tout le monde pensait qu'en deçà d'une certaine exposition, il n'y avait pas de risque. Il a fallu attendre l'étude de l'INSERM et celle de Julian Peto non pas pour le prouver mais pour dire qu'il y avait une présomption d'atteinte, même en dessous de ces niveaux.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- C'est de cela qu'il faut se saisir pour ne pas recommencer à l'avenir. Quand il y a déjà cette présomption, il faut engager des études beaucoup plus approfondies qu'on ne l'a fait durant le XX e siècle, d'autant plus que nous en avons les moyens aujourd'hui.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- C'est le principe de précaution.

Mme Martine Aubry .- Cela dit, il ne faut pas en conclure que, parce qu'un produit est cancérigène, il doit être obligatoirement interdit, sans quoi on ne vit plus. Tout dépend de la manière dont il est utilisé.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Si vous faites bouillir l'huile de cuisine, vous fabriquez de l'acroléine, qui est parfaitement cancérigène.

Mme Marie-Christine Blandin .- On a évoqué ce handicap majeur que constitue le délai entre la contamination et la pathologie. En revanche, sur l'amiante, on a une traçabilité avec les fibres dans le tissu pulmonaire, alors que, sur d'autres substances, les pathologies sont plus rapides, mais la cause est quelquefois incertaine : il suffit de voir le nombre de leucémies et la montée en flèche des autres cancers.

Au moment de la négociation européenne sur REACH, le registre des substances, n'est-il pas pertinent de veiller à ce qu'on n'envoie pas que le ministère de l'industrie négocier sur les exigences de REACH et ne faudrait-il pas que la France envoie aussi ses compétences, CRAM, InVS et ministère du travail ?

Mme Martine Aubry .- Comme je l'ai expliqué tout à l'heure, c'est le ministère de l'industrie qui a toujours représenté la France sur les autorisations de mise sur le marché. Je pense qu'il n'y a eu aucune intervention sur l'amiante auprès de quiconque, mais il s'agit d'un ministère qui est plus en contact direct avec les entreprises et qui peut être davantage soumis à des pressions, y compris lorsqu'on dit que cela risque d'entraîner la perte de centaines de milliers d'emplois.

Je rappelle que l'amiante était étiqueté « nocif » et non pas « toxique » jusqu'en 1991, ce qui est incroyable, mais cela s'est décidé justement là. Mme Blandin a raison : il faut absolument regarder ce point. Quand je dis que cela concerne tout le système de prévention, il faut que les aspects de la santé au travail, qui sont la préoccupation dominante, puissent être discutés dans ces commissions.

Je précise d'ailleurs que, lorsque j'étais ministre, j'ai lancé l'expertise collective de l'INSERM sur les éthers de glycol parce qu'on avait beau me dire au ministère que cela ne concernait que les femmes enceintes, cela ne me suffisait pas, sachant que, lorsqu'on est ministre, on n'a pas la compétence de ces questions et que cela dépend des experts. Faut-il aller jusqu'à l'interdiction de ce produit ? Nous n'avons toujours pas de réponse satisfaisante, mais je pense que, sur ces sujets, il ne faut pas attendre : dès que l'on a un doute, même mineur, il faut saisir ceux qui peuvent répondre, sachant que ce n'est évidemment pas nous qui pouvons le décider sous prétexte que les entreprises disent que ce n'est pas possible et que les syndicats disent l'inverse. Il faut des études, il faut que ceux qui savent puissent le dire et, s'il y a présomption que le risque est réel, il faut intervenir.

Mme Marie-Thérèse Hermange .- Madame le ministre, merci de vos éclaircissements. Vous dites avec beaucoup de précision qu'au regard de vos responsabilités, depuis 1977, au ministère du travail, vous avez fait tout ce qu'il fallait et pris l'ensemble des mesures nécessaires pour essayer d'endiguer ce phénomène. En même temps, vous nous dites qu'en ce qui concerne la clef de répartition du FIVA, il y a une responsabilité de l'État, qui doit donc y participer.

J'entends vos propos et je constate que vous avez publié un certain nombre de textes, mais n'y a-t-il pas une contradiction quelque part ? Pourquoi, par exemple, ne pas avoir lancé dès cette époque une étude de l'INSERM ? De même, faut-il s'en remettre exclusivement à l'expertise d'un institut comme l'INSERM, aussi compétent soit-il, pour valider finalement les présomptions des années 1960 et 1970 ?

Mme Martine Aubry .- Je ne vous ai pas dit que tout ce que j'avais fait était bien. J'ai dit que nous avions fait à chaque moment ce que nous croyions bien, en fonction de nos connaissances, et je l'ai dit pour moi mais aussi pour mes prédécesseurs et pour ceux qui étaient autour de nous. Je crois avoir expliqué que c'est toute l'organisation du système de prévention des risques professionnels qui est en cause puisque nous n'avons pas réussi à comprendre les choses, en particulier à cause du décalage de la maladie, qui est un élément majeur, sans quoi nous aurions réagi plus tôt.

Vous me demandez pourquoi nous n'avons pas décidé l'interdiction plus tôt. Quand on a des études comme celles dont nous disposions, alors que nous étions déjà à 99 % en dessous du niveau de 0,5 fibre par millilitre et que la Commission européenne elle-même avait fixé le même niveau, on ne peut qu'avoir la conviction d'être en avance. J'ajoute que personne ne nous a dit à aucun moment, notamment les professeurs Bignon et Brochard, qu'il fallait interdire. Ce n'est qu'en 1994 et 1997, par les deux études dont j'ai parlé, qu'il est apparu non pas la certitude absolue mais la présomption que, même en dessous de ces niveaux, à partir des études qui ont été faites, notamment auprès de garagistes qui ont percé des éléments amiantés, il pouvait y avoir un risque.

La connaissance n'était pas là et, encore une fois, ce n'est pas le ministère du travail qui déclenche les études mais le ministère de la santé. Si j'ai pu déclencher l'étude sur les éthers de glycol, ce n'est pas parce que j'étais ministre du travail mais parce que j'étais ministre du travail et de la santé. L'INSERM dépend du ministère de la santé.

Je ne dis pas cela pour renvoyer cela au ministère de la santé car, encore une fois, je crois véritablement que nous avons avancé au fur et à mesure de ce que nous savions, et que si quelqu'un avait pensé qu'il y avait un risque en dessous de ce nombre de fibres, nous aurions décidé l'interdiction. J'en suis convaincue. D'ailleurs, les morts d'aujourd'hui datent tous d'une exposition précédant la réglementation de 1977.

J'ajoute que ce n'est pas moi qui ai pris la réglementation de 1977, puisque j'étais à l'époque un modeste fonctionnaire du ministère, mais mon directeur, M. Cabanes. Je ne voudrais pas me l'approprier, même si, étant dans cette direction, j'en ai lourdement entendu parler. Rendons à César ce qui appartient à César : c'est Pierre Cabanes qui a fait ce décret et je vous assure que nous étions convaincus d'être très en avance. La preuve, c'est qu'il a fallu attendre 1993 pour que la Commission européenne demande aux autres pays de faire 90 % de ce que nous avions fait en 1977.

Mme Marie-Thérèse Hermange .- Ma question porte sur le moment de l'expertise et sur l'organisme qui la valide. Il apparaît que, parce que c'est l'INSERM, c'est valide. Cela pose une véritable question sur la relation qui existe entre celui qui dit la vérité parce qu'elle est proclamée par tel institut et la présomption que vous, en tant que fonctionnaire, vous pouvez légitimement avoir. Alors qu'il n'y a qu'une présomption, le fait d'être fonctionnaire de tel ou tel ministère, alors que l'étude n'a pas été validée par le chercheur, ne permet pas d'assurer que cette présomption est valide parce qu'elle n'a pas été validée par un chercheur. J'estime qu'au regard d'autres pathologies, cela pose une véritable question.

Mme Martine Aubry .- Encore une fois, la grande différence, c'est qu'il faut trente-huit ans, en moyenne, pour déclencher une maladie. Si le directeur des relations du travail dont je viens de parler n'avait pas pris la réglementation de 1977, nous aurions un nombre de morts beaucoup plus grand aujourd'hui.

Par ailleurs, dans ces domaines, ce n'est pas un petit organisme qui fait toutes les recherches. Quand j'ai demandé à l'INSERM cette expertise collective sur les éthers de glycol, je ne lui ai pas demandé de mettre trois chercheurs dans un coin. Il s'est appuyé sur des recherches mondiales et cela ne fonctionne que de cette façon. Aujourd'hui, on ne peut donc pas dire qu'un seul organisme va y réfléchir. Il faut que des chercheurs avancent chacun dans leur domaine, mais aussi travaillent avec la collectivité scientifique et mondiale parce que certains pays sont plus en avance que d'autres.

Si l'amiante a été reconnu comme cancérigène dans les années 1950 et 1960 en Angleterre, comme je l'ai dit et comme M. le président l'a répété, c'est bien parce qu'il y avait eu des utilisations de l'amiante beaucoup plus tôt et dans des quantités telles que des cancers du poumon étaient apparus dès 1950 et 1960.

Quand on parle d'expertise collective aujourd'hui, on sait bien que l'INSERM ne travaille pas avec quelques chercheurs, même s'il s'agit des professeurs Bignon et Brochard. Il faut savoir aussi qu'avec Internet, tout est un peu plus facile. Je ne vous rappellerai pas la manière dont on travaillait dans les années 1970 et quels étaient les moyens de ce ministère, même, si, aujourd'hui, ce n'est pas brillant. De nos jours, la connaissance est mondiale, tout circule et c'est une avancée considérable que nous n'avions pas du tout à l'époque.

M. Gérard Dériot, rapporteur .- Le problème des relations entre ministères est apparu avec la crise de la vache folle : c'est le ministère de l'agriculture qui décidait, et le ministère de la santé n'avait pas de pouvoir. Nous sommes dans la même situation.

Mme Martine Aubry .- J'ai été celle qui a fait décider de ne pas ouvrir les frontières à la viande britannique et j'ai été la seule à défendre cette position alors que l'Europe voulait nous sanctionner. Nous avons néanmoins pris cette décision, le Premier ministre ayant été convaincu, et je peux vous dire que je n'avais aucune preuve mais uniquement des présomptions.

J'avais reçu dans mon bureau l'ensemble des spécialistes, dont celui qui a découvert le prion, et qui est malheureusement décédé récemment, alors que, dans un comité interministériel, tout le monde était partisan de rouvrir les frontières. Je suis donc allée voir le Premier ministre et je lui ai dit ceci : « Ce n'est pas ma compétence, mais j'ai reçu celui qui a découvert le prion et toute son équipe ; voici sa présomption ». Le Premier ministre a dit alors que, dès lors qu'il y avait présomption, nous ne pouvions pas ouvrir les frontières à la viande britannique. Quelques semaines plus tard, toute l'Europe faisait la même chose.

J'ai vécu toute ma vie avec l'idée de la présomption. Dès qu'il y a présomption, il faut interdire. Le problème, pour l'amiante, c'est qu'il n'y a pas eu de présomption avant 1994 et 1997 sur les faibles doses.

Mme Michelle Demessine .- Malgré tout ce qui a été fait jusqu'à maintenant et que vous avez bien rappelé, madame Aubry, il reste des aberrations incompréhensibles. Vous en avez cité une : le fait que le cancer de l'amiante n'ait pas été retenu dans le plan cancer, alors même que nous sommes dans une phase ascendante. On dit qu'il n'y en a que 5 %, mais je constate que des gens sont décédés d'un cancer dont on n'a pas dit qu'il était dû à l'amiante alors que c'était le cas.

Je pense à la région Nord-Pas-de-Calais, qui s'est investie elle-même dans le plan cancer et dans laquelle, du coup, la mobilisation n'est pas suffisante face à ce drame et à ce fléau. Par exemple, je ne comprends pas pourquoi l'InVS n'a pas choisi comme site pilote la région Nord-Pas-de-Calais pour faire son étude, puisqu'elle avait choisi trois ou quatre sites, alors que c'est la région la plus touchée et dont la lisibilité est la plus forte.

Comment peut-on lutter contre ces aberrations, d'autant que nous savons maintenant que l'État ne sera plus du tout pardonné après ce qui vient de se passer ?

En deuxième lieu, je pense que, malgré tous les dispositifs qui existent aujourd'hui, il y a encore des expositions à l'amiante et un danger mortel. C'est ce que les salariés nous ont dit dans leurs témoignages, mais nous savons aussi que c'est le cas avec des produits comme les éthers de glycol et la fibre céramique, qui inquiète beaucoup. J'ajoute que l'amiante est interdit, mais qu'il en reste et que des salariés travaillent encore dans des zones amiantées, notamment tous ceux qui s'occupent de maintenance.

Il faudrait aussi aller regarder de plus près ce qui se passe autour du désamiantage et quelle en est la fiabilité réelle. Là aussi, nous avons beaucoup de témoignages qui montrent que le désamiantage n'est pas vraiment complet et que, lorsque les salariés eux-mêmes disent qu'un bâtiment n'est pas désamianté, ils se font renvoyer dans les cordes et n'arrivent pas à se faire entendre alors qu'eux-mêmes le voient parce que ce sont les seuls à pouvoir le faire.

J'ai été interpellée, tout au long de cette mission, par l'importance de la règle de la dose effet. C'est une chose qui a été découverte et j'ai bien compris les mécanismes qui ont abouti à cela. On peut très bien penser que la dose effet est un bon système, parce qu'on ne va effectivement pas tout interdire, mais ce n'est valable que s'il y a un contrôle. Or on s'aperçoit que, dans le drame auquel nous sommes confrontés, les contrôles ont été complètement nuls et que, même ceux qui se sont élevés pour les faire respecter, qu'il s'agisse de médecins du travail, qui en ont payé personnellement les conséquences, ou de salariés, ont été réduits au silence la plupart du temps. Il y a donc une réflexion à avoir sur l'application réelle des normes de sécurité qui sont établies, d'autant qu'il n'y a des CHSCT que dans les grosses entreprises et que, du fait de l'importance de la sous-traitance dans toutes ces périodes, il n'y avait pas de contrôle du contrôle.

Ensuite, je me pose une autre question que j'observe sur le terrain : celle des protections, surtout dans le désamiantage. En effet, je ne sais pas si nous pourrions supporter plus d'une heure ces protections que doivent porter les salariés exposés. Pour vivre et travailler, ce n'est pas tenable. Cela dit, les salariés ne connaissent peut-être pas les risques ou se disent que tant qu'ils n'ont pas la maladie, ils y échapperont.

J'ai un neveu qui travaille dans une société de désamiantage et qui contrôle des chantiers, et je vous assure que ce qu'il me raconte me fait peur car il n'y a pas de réel contrôle dans le désamiantage. Il y a donc encore actuellement des salariés qui sont exposés à un danger mortel, et la seule différence par rapport à tout ce que nous venons de dire, c'est qu'aujourd'hui, on le sait. Je n'ose pas dire à mon neveu qu'il y a un danger mortel.

Mme Martine Aubry .- Mme Demessine a raison : il reste beaucoup de cas. J'ai cité tout à l'heure deux domaines dans lesquels nous n'avons pas encore suffisamment travaillé pour contrôler la présence de l'amiante : les démonteurs de friable et le suivi de la mise en décharge.

Pour les entreprises qui travaillent sur l'amiante, la réglementation est totalement protectrice, même si c'est un métier difficile, mais en même temps, comment faire autrement ?

Ensuite, d'autres sujets se posent. Le professeur Got, que j'ai revu récemment, continue à dire qu'il faudrait - cela répond à l'une des questions posées par Michelle Demessine - avoir un fichier national contenant la liste de tous les bâtiments dans lesquels on a trouvé de l'amiante et précisant la manière dont ils ont été désamiantés, par qui, à quel moment, etc. Ce serait vraiment prendre les choses à bras le corps.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Cela semble impossible compte tenu du nombre : cela représenterait des millions de bâtiments.

Mme Martine Aubry .- On dit que c'est très compliqué à cause des logements particuliers et autres, mais il suffirait que chacun fasse sa déclaration sur Internet et soit obligé de la faire lors des interventions, par exemple. De même que l'on doit faire des contrôles quand on vend son appartement ou son logement, ne pourrait-on pas intégrer toutes ces données dans un fichier général qui permettrait ensuite à la personne qui effectue une intervention de savoir exactement ce qu'il y a ? Cela fait partie des choses sur lesquelles il faut travailler.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Je pense que, dans dix ans, nous aurons un fichier grâce à ces contrôles. C'est en tout cas une question qui se pose.

M. Roland Muzeau .- Madame Aubry, vous avez quasiment conclu en disant : « Nous avons avancé à la mesure de ce que nous savions » et vous l'avez répété plusieurs fois dans la démonstration de votre exposé et de vos réponses. Il est vrai - nous nous parlons très franchement - qu'avec la totalité des auditions que nous avons faites, nous constatons qu'il restera pour toujours la contestation de cette « avancée au fur et à mesure de ce que nous savions » parce que l'exemple anglo-saxon existe et que ce que vous avez indiqué tout à l'heure sur l'antériorité du développement industriel de l'Angleterre est tout à fait incontestable. Cela étant, il était aussi un élément déclenchant du constat des faits, des gens qui étaient malades, qui mouraient, etc.

Pour cette raison, je pense donc que nous ne réglerons jamais la question de savoir si nous avons fait ce qu'il fallait au moment où il le fallait.

Ce qui nous importe dans cette mission, en tout cas pour ma part, c'est bien d'essayer d'en tirer les éléments les plus positifs pour éviter que des drames similaires se produisent dans la société industrielle qui est la nôtre avec le développement de produits en quantité incroyable aux destinations diverses et variées, tant dans l'industrie que dans l'utilisation individuelle de ces mêmes produits.

La question essentielle est donc de tirer les meilleurs enseignements du drame de l'amiante et d'essayer de définir un certain nombre de processus de décision. Vous en avez évoqué un grand nombre, notamment avec une meilleure veille et des moyens plus conséquents sur les études et vous avez d'ailleurs, en deux ou trois mots, évoqué le plan « santé au travail ».

Quand nous avons reçu ici M. Larcher, qui nous a présenté non seulement ce plan mais la manière dont il entendait aborder, par la voie de la négociation dans un premier temps, les dispositifs qui étaient évoqués dans ce plan, le débat a bien montré que la question des moyens était incontournable. Or nous sommes aujourd'hui, face à cette question des moyens, en tout cas pour nous, dans l'incertitude et l'inquiétude les plus grandes parce qu'il me paraît évident que nous ne prenons pas le chemin pour que ces moyens soient mieux développés qu'actuellement.

Vous avez pris l'exemple de l'InVS, qui compte dix agents et qui en aura cinquante en 2009, mais on pourrait multiplier les lieux sur lesquels les compétences existent sur les questions qui nous intéressent mais où il y a une insuffisance dramatique de moyens.

Il en est de même pour l'inspection du travail, un sujet que nous avons abordé à travers de nombreuses auditions et par des contacts personnels. La situation de l'inspection du travail est aujourd'hui dramatique. Outre les études scientifiques, l'absence physique de personnes compétentes pour être là où se mènent les process de travail rend quasiment ridicule toute velléité de faire bouger les choses de manière significative. Ne croyez-vous pas qu'il est donc urgent d'avancer vers des réponses sur ces différentes problématiques ?

Mme Martine Aubry .- Tout d'abord, je souhaite répéter ce que j'ai dit : je considère que le système général de prévention n'a pas fonctionné et qu'il y a donc une responsabilité collective. Je n'ai pas dit qu'il n'y avait pas de responsabilité. J'ai dit simplement que chacun, en particulier à cause de ce décalage du temps qui a rendu les choses plus difficiles que dans d'autres produits, a cru faire ce qu'il devait faire mais qu'à l'évidence, il y a une responsabilité de l'État et une responsabilité collective, et je pense qu'il est nécessaire que ce soit dit pour les victimes de l'amiante. Pour moi, c'est un point majeur.

Ensuite, il faut être extrêmement précis quand on parle de l'amiante, comme dans beaucoup d'autres sujets. Vous parlez de l'exemple britannique. J'ai expliqué pourquoi il y avait déjà des cancers du poumon en Grande-Bretagne entre 1950 et 1960 : les Britanniques ont commencé à utiliser l'amiante plus tôt que nous, la révolution industrielle ayant commencé là-bas, et à des doses très importantes, mais cet exemple britannique dont vous parlez est bien plus mauvais que nous. S'ils ont pris une petite réglementation dans les années 1930, c'est parce qu'ils n'avaient pas notre réglementation générale sur l'empoussièrement dans l'air. Ils ont pris une réglementation à cette époque sur l'empoussièrement d'amiante, mais nous avions la réglementation générale. Il ne faut donc pas dire que les Britanniques ont été plus en avance que nous.

Il en est de même pour le flocage, dont il était absolument évident qu'il était cancérigène, qui a été interdit chez nous en 1978 et qui ne l'a été chez eux qu'en 1985.

De toute façon, le problème de la Grande-Bretagne, c'est qu'il n'y a pas de contrôle. Aujourd'hui, les Britanniques sont donc dans une situation bien pire que la nôtre. Faisons attention à ce que nous disons : il n'y a pas eu, d'un côté, ceux qui auraient bien fait les choses - sinon, on se serait peut-être posé des questions - et, d'un autre côté, ceux qui les auraient mal faites.

J'ajoute qu'ils ne sont passés à l'interdiction générale que depuis le 1 er janvier 2005. Par conséquent, les Britanniques n'ont pas fait mieux et il faut faire attention à ce que nous disons là-dessus. Encore une fois, mon intention n'est pas de déresponsabiliser mais de bien comprendre et de ne pas se tromper sur le diagnostic pour avancer à l'avenir.

En revanche, je suis entièrement d'accord avec vous sur tout ce que vous avez dit sur les moyens.

La première chose, c'est qu'on ne peut pas laisser les risques professionnels remonter par la CPAM, la CRAM et le ministère de la santé, qu'on ne peut pas laisser le seul ministère de l'industrie, comme l'a dit Mme Blandin, traiter la question des mises de produits sur le marché et qu'il n'est plus possible que la recherche dépende du ministère de l'industrie et du ministère de la santé, le ministère du travail venant comme la dernière roue uniquement pour changer la réglementation. Il faut réorganiser notre système, d'où l'InVS.

Deuxièmement, il faut lui donner effectivement des moyens : moyens de recherche, moyens de veille sanitaire et moyens de contrôle. Nous avons ces trois choses à faire aujourd'hui.

J'en ajouterai une dernière qui était dans la loi de 1976 sur les accidents du travail : il faut de plus en plus intégrer l'aspect « non-poussières » dans la conception des machines à travers des réglementations. Pour tous ces nouveaux produits qu'on ne connaît pas, si les machines sont capotées dès la conception et si on met les poussières en dépression pour qu'elles ne sortent pas dans l'air, on n'a plus à se demander si on est en dessous de tel ou tel seuil, et je ne parle pas seulement de l'amiante. C'est sur ce point qu'il faut travailler et mettre de l'argent pour aider les fabricants de machines et d'équipements.

Je partage complètement cet avis : c'est avant tout un problème de priorités financières.

M. Roland Muzeau .- Je n'ai cité l'exemple britannique que pour ce qu'il nous apprenait sur le caractère cancérigène du produit.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- A quelle dose ?

Mme Martine Aubry .- Monsieur le sénateur, j'ai l'étude ici : à cette époque, ils en étaient à 1.000 fibres. En 1950 ou 1960, nous savions déjà qu'à ce niveau, c'était toxique, mais nous étions nous-mêmes déjà bien en deçà.

Le vrai sujet est de savoir quand on a su que c'était cancérigène en dessous de 0,5 fibre par millilitre. Il a fallu attendre 1994 et 1997 pour le savoir. D'ailleurs, aucun pays n'a réagi sur ce point et certains ne l'ont même pas encore interdit. La France a bien fait d'interdire dès que nous avons eu cette présomption, et je suis convaincue que si nous l'avions eue dix ans avant, nous l'aurions interdit de la même manière.

M. Jean-Pierre Godefroy .- Je souhaite simplement apporter un témoignage pour confirmer le propos de Mme la ministre. Ayant travaillé dans l'amiante pendant un certain temps dans la construction navale, je peux dire que c'était tout à fait ce qui se passait : on faisait des contrôles sur le poste de travail et au fur et à mesure qu'on s'en éloignait, on arrivait à des limites dans lesquelles on estimait que les faibles doses n'étaient pas dangereuses. Ceux qui étaient dans le périmètre où les doses étaient importantes avaient droit à une prime de travaux pénibles et une protection par un masque.

Mme Martine Aubry .- Nous avons un sujet similaire devant nous actuellement : celui de la radioactivité. Tout le monde est convaincu actuellement qu'en dessous de telle dose, cela n'a aucun effet et c'est ainsi qu'on applique la réglementation, mais il est possible que, dans dix ou quinze ans, on dira que l'on aurait dû le voir et que les leucémies et autres cancers sont liés à cela.

Le problème, c'est qu'il faut bien avoir un minimum d'éléments à un moment donné, mais, dès lors qu'il y a présomption, il faut passer à l'interdiction.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- Madame la ministre, merci beaucoup du temps que vous nous avez consacré.

Mme Martine Aubry .- C'est un sujet majeur.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président .- C'était passionnant, et croyez bien que votre audition était nécessaire et même indispensable.

Mme Martine Aubry .- Je vous remercie de m'avoir entendue sur ce sujet qui nous tient tous à coeur.

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