CHAPITRE II - ÉVOLUTION DE LA NOTION D'AUTORITÉS ADMINISTRATIVES INDÉPENDANTES

3.0. Il peut paraître paradoxal de ne pas avoir évoqué et travaillé la notion même d'Autorités administratives indépendantes de prime abord, dès le premier chapitre de cette étude. La méthode universitaire consistant à définir d'abord, à dégager les critères ensuite, puis dans un troisième temps à discuter les mesures appropriées, y aurait naturellement conduit. Mais la doctrine s'est tant employée à trouver l'introuvable définition des Autorités administratives indépendantes 118 ( * ) que la méthode pragmatique peut ici être tentée. Elle consiste à partir de ce qui constitue la spécificité des Autorités administratives indépendantes, à savoir qu'elles sont à la fois administratives et indépendantes 119 ( * ) , cette indépendance étant mesurée dans son rapport avec le pouvoir exécutif, ce qui fait difficulté puisque l'Autorité est pourtant administrative. Cette façon de définir les Autorités administratives indépendantes, définition non conceptuelle, relevant de la monstration et non de la démonstration, est moins forte qu'on ne pourrait le penser. La tautologie à l'instant exprimée n'est pas suffisante. En effet, comme l'a souligné le Conseil d'Etat, il faut encore ajouter un critère pour distinguer ces organismes des dizaines de diverses commissions de réflexion et d'expertise. Le Conseil a choisi le critère du pouvoir de contrainte, sous une forme ou sous une autre (pouvoir réglementaire, pouvoir de sanction, pouvoir d'attribution d'autorisation, pouvoir de régler les différends). En outre, elle comprend un effet pervers : les dispositifs législatifs surabondent en dispositifs pour protéger les Autorités administratives indépendantes contre l'intrusion du Gouvernement mais d'une part les rapprochent relativement peu du Parlement et d'autre part les protègent relativement peu de la mission des entreprises ou groupes de pression concernés par leur action. Si l'on suit néanmoins cette approche de la notion d'Autorité administrative indépendante à travers principalement son rapport avec le Gouvernement, la notion apparaît alors par contraste avec l'administration traditionnelle, en ce que celle-ci n'est pas indépendante, puisque insérée dans la hiérarchie de l'exécutif, ce qui la rend à la disposition d'un ministre et du Gouvernement.

SECTION 3 : LES SPÉCIFICITES DES AUTORITÉS ADMINISTRATIVES INDÉPENDANTES PAR RAPPORT À L'ADMINISTRATION TRADITIONNELLE

3.1.0. La notion d'Autorité administrative indépendante se dégage donc en creux de la notion d'Autorité administrative dépendante. La compréhension des Autorités administratives indépendantes passe donc par l'idée d'une rupture. Le législateur doit alors assumer cette rupture, considérer que le modèle traditionnel est inefficace ou dépassé pour justifier cette rupture. Mais l'on pourrait aussi concevoir que les Autorités administratives indépendantes sont le bastion avancé d'une nouvelle façon de gouverner, ce qui rend leur insertion dans le système moins difficile, puisque le modèle des Autorités administratives indépendantes devient « exemplaire », ce qui est tout différent.

1. L'hypothèse des autorités administratives indépendantes en rupture avec l'administration traditionnelle

La rupture tautologique avec l'administration traditionnelle du fait de l'indépendance à l'égard du Gouvernement. Il y a rupture politique entre les Autorités administratives indépendantes et le système traditionnel d'une façon évidente en ce que les Autorités administratives indépendantes n'obéissent pas au Gouvernement. Ce qui est donc certainement atteint, c'est l'unicité de l'Etat. Faut-il aller plus loin dans le diagnostic ? En effet, si l'on atteint ce principe d'unicité, la conception générale de l'Etat est-elle atteinte ? Cela dépend de la conception politique du bien commun que l'on adopte. En effet, si l'on estime que le bien commun suppose une autorité unifiée faisant les arbitrages entre tous les intérêts particuliers et toutes les perspectives particulières, alors l'indépendance à l'égard du Gouvernement est une rupture politique majeure. Des points de tension apparaissent dans des discussions techniques qui renvoient à cette rupture : ainsi, le principe selon lequel la responsabilité de l'Etat est engagée du fait des fautes lourdes commises par les Autorités administratives indépendantes120 ( * ) est discuté par cette imputation des conséquences d'une action que l'Etat ne peut pas contrôler.

La rupture méthodologique avec l'administration traditionnelle du fait de la transparence et de la consultation. La plupart des Autorités administratives indépendantes fonctionnent selon le principe de transparence et de consultation, laquelle peut être jusqu'à l'hypothèse de « co-régulation ». Cela n'est pas vrai pour toutes, l'efficacité de l'action de certaines d'entre elles pouvant justifier le secret, requis par nature par la Commission consultative du secret défense, et utilisé pour résoudre des conflits ou pour prévenir des crises, par exemple dans l'action de la Commission Bancaire, articulé avec la menace de publicité d'une difficulté. Il demeure que beaucoup d'Autorités se soumettent et revendiquent un fonctionnement transparent et en contact étroit avec les groupes sociaux ou entreprises concernées.

La rupture politique avec l'administration traditionnelle du regroupement des pouvoirs : l'autorité administrative indépendante comme Petit Etat. Les notions se dessinent aussi à partir des régimes. C'est d'ailleurs souvent sous cet angle que les Autorités administratives indépendantes sont de prime abord présentées : par leur extraordinaire, voire insupportable, cumul de tous les pouvoirs. Dès l'instant que l'on affirme, plus particulièrement pour certaines Autorités administratives indépendantes, notamment les Autorités en charge de la régulation d'un secteur économique, qu'elles exercent les trois pouvoirs, le pouvoir normatif (législatif), le pouvoir d'application particulière (administratif) et le pouvoir de sanction et de règlement des différends (juridictionnel), les Autorités sont instituées comme des sortes de petits Etats sectoriels, en quasi-lévitation par rapport à l'Etat traditionnel à la fois unifié et conçu sur la séparation des pouvoirs. La rupture peut s'analyser à deux niveaux. Le premier vise en soi cette alliance d'une unicité de tous les pouvoirs en attaque à l'unicité de l'Etat. Le second s'étudie par rapport au déséquilibre possible non plus en soi mais parce que d'une part les contrepoids démocratiques n'existent pas et que d'autre part les contrôles exercés hors du principe hiérarchique de l'exécutif sont trop faibles 121 ( * ) . C'est donc le fait d'indépendance, c'est-à-dire un fait institutionnel commun à toutes les Autorités, qui constitue la rupture politique. Cela justifie plus fortement de penser les Autorités administratives indépendantes comme une catégorie unifiée.

Les conséquences de l'hypothèse de rupture : réconciliation ou articulation. Si est retenue cette hypothèse de rupture entre l'administration professionnelle et les Autorités administratives indépendantes, en raison de son caractère à la fois tautologique (l'Autorité administrative indépendante ne peut pas ne pas être indépendante) et fondamentale (remise en cause de l'Unicité de l'Etat couplée avec un cumul extraordinaire des pouvoirs), on ne peut en rester là. Il convient alors de réconcilier les Autorités administratives indépendantes avec le modèle politique et méthodologique français, par exemple en supprimant certains pouvoirs 122 ( * ) , ou en renforçant les contrôles, ce qui permet d'articuler le principe d'indépendance et le principe de responsabilité 123 ( * ) .

* 118 V. la bibliographie générale.

* 119 Sur cette perspective en tant que telle, v. infra.

* 120 Question renouvelée par ailleurs par l'attribution de la personnalité morale, v. infra.

* 121 Par exemple, Alain Bazot, président de l'UFC - Que Choisir, estime qu'on devrait limiter le cumul des pouvoirs. C'est pour lui une question de « légitimité » car « Les AAI ne sont pas responsables politiquement ».

* 122 Comme cela fut évoqué et discuté à propos du pouvoir de sanction s'agissant de l'institution de l'Autorité des Marchés Financiers. V. infra

* 123 V. infra.

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