E. LES SECTEURS SENSIBLES

La question des secteurs sensibles a été évoquée à plusieurs reprises par les personnalités entendues par la mission commune d'information, qu'il s'agisse de la surveillance des entreprises stratégiques ou de celles soumises à la réglementation anti-corruption de l'OCDE. En raison des enjeux économiques et des entreprises concernées, le plus souvent du secteur de la défense, il ne s'agit pas que d'une simple affaire juridique.

1. Une législation « Exon-Florio » difficilement transposable

Les Etats-Unis se sont dotés d'une législation protectrice des centres de décision économique stratégiques avec l'adoption, en 1988, de l'amendement dit « Exon-Florio » à l'« Omnibus trade and competitiveness Act ».

Alors essentiellement destinée à protéger les entreprises américaines dans le contexte de la montée en puissance des groupes japonais, cette législation donne au Président des Etats-Unis le pouvoir de bloquer l'acquisition d'une société américaine par des intérêts étrangers pour des raisons de sécurité nationale . Cette autorité a, en pratique, été déléguée à une commission interagences, la commission sur les investissements étrangers aux Etats-Unis (CFIUS).

Alors qu'à l'origine, le dispositif était résolument restrictif, le Congrès l'a considérablement élargi en 1992 à l'occasion de l'examen du budget de la défense nationale pour 1993 (amendement Byrd). Désormais, la CFIUS, et donc le Président, doit s'appuyer sur les éléments suivants afin de décider de l'éventuel blocage d'un projet de fusion ou d'acquisition :

- la production domestique pour les besoins prévisionnels de la défense nationale ;

- la capacité des entreprises domestiques de satisfaire les besoins de la défense nationale, notamment pour ce qui concerne les disponibilités humaines, en produits, en technologies, en matériaux et autres biens et services ;

- le contrôle des industries domestiques et de l'activité commerciale par des citoyens étrangers dès lors qu'elle affecte la capacité des Etats-Unis à satisfaire les besoins de la sécurité nationale ;

- les effets potentiels de la transaction sur les ventes de biens, d'équipements ou de technologies militaires à un pays soutenant le terrorisme ou participant à la prolifération des technologies sur les missiles ou les armes chimiques et biologiques ;

- les effets potentiels de la transaction sur le leadership technologique américain dans des domaines affectant la sécurité nationale .

C'est, bien entendu, ce dernier point qui permet les interprétations les plus larges même si les exemples d'utilisation des dispositions Exon-Florio restent relativement rares (25 recommandations d'enquêtes complètes de la CFIUS ayant entraîné 13 retraits spontanés et un véto présidentiel). L'histoire montre cependant que l'existence même d'un tel dispositif constitue un moyen de pression puissant et que des prises de position politiques, même au niveau du Congrès, ont pu suffire à empêcher des transactions de se conclure, comme le rappelle l'encadré ci-dessous.

Trois exemples divers d'utilisation des dispositions Exon-Florio

- Verio : fournisseur de service internet basé à Denver (Colorado) sur lequel l'entreprise de télécommunications japonaise NTT, alors possédée à 53 % par le Gouvernement japonais, a lancé une OPA en 2000. Après que le ministère de la justice américain et le bureau fédéral d'investigation (FBI) aient exprimé des craintes quant à la possibilité, pour le Japon, d'accéder, du fait de cette acquisition, à des données sensibles, NTT a dû trouver un accord avec le Gouvernement fédéral pour créer une filiale américaine complètement séparée au sein de laquelle ne travaillaient que des employés américains. NTT America a, dans ces conditions, pu acquérir Verio pour 5,5 milliards de dollars et la possède d'ailleurs toujours à ce jour.

- P&O : opératrice des ports de New York, du New Jersey, de Philadelphie, de Baltimore, de la Nouvelle-Orléans et de Miami, cette société a fait l'objet d'une acquisition de la compagnie DP World, possédée par le gouvernement de l'émirat de Dubaï, en mars 2006. Alors que la CFIUS avait accordé son feu vert à l'opération, celle-ci a subi le feu croisé de nombreux parlementaires républicains et démocrates qui s'appuyaient sur les conclusions du rapport de la commission sur le 11 septembre, lequel soulignait que deux des terroristes avaient la nationalité émiratie. Devant la polémique et malgré le soutien du Président George W. Bush, DP World a préféré céder P&O à un groupe américain.

- Unocal : société pétrolière américaine qui a fait l'objet d'une tentative d'acquisition par la compagnie chinoise CNOOC en 2005. Là encore, les dispositions Exon-Florio n'ont pas été strictement appliquées, des menaces de parlementaires ayant suffi à convaincre la CNOOC d'arrêter son OPA.

Le contraste entre ces dispositions et les règles en vigueur en Europe a fait réagir de façon très diverse les personnalités auditionnées par la mission commune d'information.

Ainsi, M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales, a souligné que les Etats-Unis « entretiennent la notion de patrimoine sensible bien au-delà du seul secteur de la défense » et que la CFIUS « constitue une véritable ressource de contrôle des investissements étrangers et intervient dès lors que les intérêts nationaux sont en jeu ».

Allant plus loin dans son analyse, M. Jean Peyrelevade, associé-gérant de Toulouse et Associés, a, lors de son audition du 20 septembre 2006, estimé que « quand on accuse de protectionnisme les gens qui veulent protéger la propriété de leur entreprise, on commet un abus de langage caractérisé en assimilant la protection de la propriété des entreprises au droit de douane. Ces deux phénomènes n'ont strictement rien à voir : le droit de douane représente, à terme, une perte économique pour l'ensemble des intervenants ; aucun économiste n'est capable de démontrer que fonctionner sur un marché du capital totalement fluide à l'échelle mondiale est un avantage en terme de croissance. [...] la naïveté française à cet égard me paraît extraordinaire . » Il a plaidé pour un patriotisme européen , regrettant vivement que « la liberté des mouvements de capitaux [soit] valable erga omnes , c'est-à-dire aussi bien à l'intérieur de l'Europe que vis-à-vis des pays tiers », et ajoutant qu' « au nom de cela, il n'y a absolument aucun élément non seulement de protection mais aussi de réflexion sur les sujets que je viens d'évoquer ».

En revanche, plusieurs intervenants, tels que M. Henri de Castries, président du directoire d'AXA, ou encore M. Xavier Musca, directeur général du Trésor et de la politique économique, se sont opposés à l'adoption par la France d'une législation trop protectrice, relevant, d'une part, qu'elle risquerait de susciter des réactions d'hostilité en Europe et dans le monde, et, d'autre part, qu'elle pourrait installer les entreprises françaises dans un trop grand confort alors même qu'elles doivent être responsables au premier chef de leur compétitivité et de la stabilité de leur capital.

La mission commune d'information, tout en comprenant que la France ne doit pas faire preuve de naïveté dans ce domaine, partage ces préoccupations.

D'une part, elle constate que le droit existant ne laisse pas notre pays démuni.

En premier lieu, comme indiqué supra , la directive et la loi relatives aux OPA précitées introduisent le principe de réciprocité, ce qui semble un instrument efficace contre des tentatives d'acquisitions « déloyales » d'acteurs protégés, même s'il gagnerait à être précisé .

Le cas du Royaume-Uni : une grande ouverture qui n'exclut pas des mécanismes de protection discrets

L'archétype du pays ouvert aux prises de contrôle par des capitaux étrangers

Le Royaume-Uni se distingue par le peu d'importance qu'il accorde à l'origine nationale susceptible de racheter les entreprises. A ce titre, le rachat de British Airport Authority par Ferrovial est le contre exemple donné à l'échec de l'opération de Dubaï Port Authority aux Etats-Unis. De même, le rachat du producteur d'acier britannique Corus par le conglomérat indien Tata s'est déroulé sans polémique, ni commentaire particulier du gouvernement.

Par ailleurs, la directive européenne sur les offres publiques d'achat a été transcrite en droit britannique sans prévoir de clause de réciprocité, comme la réglementation européenne l'y autorisait, pour assurer qu'une entreprise étrangère rachetant une entreprise britannique répond aux mêmes critères de gouvernance que ceux qui sont requis en droit britannique. Les possibilités que gardent le gouvernement d'intervenir lors d'un investissement étranger sont limitées à quelques secteurs : la défense, une notion d'intérêt national définie de manière étroite, la presse et la distribution d'eau, cette liste pouvant toutefois être élargie facilement.

En fait, tout se passe comme si l'ouverture de l'économie britannique renforçait plutôt qu'elle n'inhibait les efforts de l'Etat pour retenir les centres de décision. Si la nationalité du capital importe peu, mais aucune des autres composantes du pouvoir dans l'entreprise n'est ignorée, avec invariablement dans cette approche un rôle central de Londres et de la City comme « centre de gravité » des affaires.

Des dispositifs de protection souples et à caractère largement dissuasif

L'Enterprise Act 2002 apparaît globalement comme un texte libéral visant à dépolitiser le contrôle des concentrations. Le gouvernement britannique conserve néanmoins un certain nombre de prérogatives pouvant faire obstacle à des prises de contrôle ("public interest cases" et "special public interest cases").

Si la nouvelle procédure ne permet au Ministre de l'Industrie d'intervenir que de façon beaucoup plus encadrée, l'Enterprise Act dispose également que le Ministre de l'Industrie peut édicter par voie d'ordonnances les considérations d'intérêt public pouvant motiver son intervention. L'ordonnance peut-être adoptée alors même que l'examen d'une opération de concentration est en cours. De surcroît, le DTI est libre de retenir toute définition de l'intérêt public, dans le cadre toutefois des dispositions communautaires notamment en matières d'établissement et de circulation des capitaux. Par ailleurs, l'ordonnance (order) doit être validée (finalised) « au plus tôt » par le Parlement, et dans un délai de 24 semaines à compter de l'intervention notice. La Competition Commission ne pourra tenir compte de la considération d'intérêt public que si elle a été validée par le Parlement.

Depuis l'entrée en vigueur de l'Enterprise Act 2002, le mécanisme des ordonnances n'a jamais été mis en oeuvre mais il a été envisagé dans l'affaire Centrica/Gazprom. Lorsque des rumeurs d'une offre de Gazprom sur Centrica avait circulé, le Ministre du Commerce et de l'Industrie, avait en effet fait part de son intention d'examiner minutieusement le dossier (« robust scrutiny »). Parallèlement, ce même ministre réunissait ses équipes pour envisager l'adoption d'une ordonnance lui permettant de contrôler l'opération. Aussi, malgré les assurances d'ouvertures données par le Premier ministre Tony Blair, on peut estimer que la possibilité du recours aux ordonnances a pu dissuader Gazprom de persister dans démarche.

Pour l'heure, si aucune jurisprudence n'existe encore sur le sujet, il apparaît qu'un pays aussi libéral que le Royaume-Uni a pu, en menaçant de mettre un « veto » sur le projet, décourager la société Gazprom de lancer une offre sur l'énergéticien Centrica.

Ensuite, le décret n°2005-1739 du 30 décembre 2005 réglementant les relations financières avec l'étranger et portant application de l'article L. 151-3 du code monétaire et financier soumet à une procédure d'autorisation l'acquisition d'entreprises exerçant des activités stratégiques visées par ledit décret, ce qui constitue une forte protection

Extrait du décret n° 2005-1739 du 30 décembre 2005

Relèvent d'une procédure d'autorisation au sens du I de l'article L. 151-3 les investissements étrangers mentionnés à l'article R. 153-1 réalisés par une personne physique ressortissante d'un Etat non membre de la Communauté européenne, par une entreprise dont le siège social se situe dans l'un de ces mêmes Etats ou par une personne physique de nationalité française qui y est résidente, dans les activités suivantes :

1° Activités dans les secteurs des jeux d'argent ;

2° Activités réglementées de sécurité privée ;

3° Activités de recherche, de développement ou de production relatives aux moyens destinés à faire face à l'utilisation illicite, dans le cadre d'activités terroristes, d'agents pathogènes ou toxiques et de prévenir les conséquences sanitaires d'une telle utilisation ;

4° Activités portant sur les matériels conçus pour l'interception des correspondances et la détection à distance des conversations, autorisés au titre de l'article 226-3 du code pénal ;

5° Activités de services dans le cadre de centres d'évaluation agréés dans les conditions prévues au décret n° 2002-535 du 18 avril 2002 relatif à l'évaluation et à la certification de la sécurité offerte par les produits et les systèmes des technologies de l'information ;

6° Activités de production de biens ou de prestation de services de sécurité dans le secteur de la sécurité des systèmes d'information d'une entreprise liée par contrat passé avec un opérateur public ou privé gérant des installations au sens des articles L. 1332-1 à L. 1332-7 du code de la défense ;

7° Activités relatives aux biens et technologies à double usage énumérés à l'annexe IV du règlement (CE) n° 1334/2000 du Conseil du 22 juin 2000 modifié instituant un régime communautaire de contrôle des exportations de biens et technologies à double usage ;

8° Activités relatives aux moyens de cryptologie et les prestations de cryptologie mentionnés aux paragraphes III, IV de l'article 30 et I de l'article 31 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique ;

9° Activités exercées par les entreprises dépositaires de secrets de la défense nationale notamment au titre des marchés classés de défense nationale ou à clauses de sécurité conformément au décret n° 98-608 du 17 juillet 1998 relatif à la protection des secrets de la défense nationale ;

10° Activités de recherche, de production ou de commerce d'armes, de munitions, de poudres et substances explosives destinées à des fins militaires ou de matériels de guerre et assimilés réglementés par le titre III ou le titre V du livre III de la deuxième partie du code de la défense ;

11° Activités exercées par les entreprises ayant conclu un contrat d'étude ou de fourniture d'équipements au profit du ministère de la défense, soit directement, soit par sous-traitance, pour la réalisation d'un bien ou d'un service relevant d'un secteur mentionné aux points 7° à 10° ci-dessus.

D'autre part, il n'est possible d'ignorer le contexte européen. Or, le décret n° 2005-1739 a été reçu froidement par la Commission européenne qui a fait parvenir à la France un avis motivé en date du 12 octobre 2006 à ce sujet, auquel le gouvernement a répondu le 11 décembre 2006. Si la procédure semble « gelée » depuis lors, une saisine de la CJCE reste possible (voir encadré ci-dessous) ; en tout état de cause, il semble difficile d'aller sensiblement au-delà sans se heurter aux principes régissant le droit européen.

Enfin, au-delà des problèmes d'image et d'efficacité évoqués par MM. Henri de Castries et Xavier Musca, le principe de réciprocité lui-même pourrait se retourner contre le développement des entreprises françaises si notre pays adoptait une législation exagérément restrictive.

Décret « anti-OPA dans les secteurs stratégiques » :

une euro-compatibilité sujette à débat entre le Gouvernement et la Commission européenne

La publication du décret n° 2005-1739 du 30 décembre 2005 a suscité une vive réaction de la Commission européenne qui a envoyé successivement à la France une lettre de demande d'information le 20 janvier 2006, une lettre de mise en demeure le 4 avril 2006 et, ultime étape avant une éventuelle saisine de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE), un avis motivé le 12 octobre 2006 auquel le gouvernement a répondu le 11 décembre 2006 dans le respect du délai de deux mois valable en cette matière.

Selon Bruxelles, sur le fond, le décret ne respecterait ni la liberté de circulation des capitaux au sens de l'article 56 du Traité communautaire, ni la liberté d'établissement (article 43). Sur la forme, trois principes seraient battus en brèche.

Pour ce qui est du non respect du principe de proportionnalité, la Commission considère que les opérations d'investissements étrangers n'ont pas lieu d'entraîner automatiquement les risques qui motivent la nécessité d'une autorisation. En outre, Paris englobe des investissements réalisés dans des sociétés du seul fait que leur chiffre d'affaires proviendrait d'activités intéressant l'ordre public, la sécurité publique ou la défense nationale. Enfin, l'inclusion des casinos paraît inadéquate en raison de la directive relative au blanchiment de capitaux qui devrait être transposée dans le droit français d'ici à 2007.

Pour ce qui est du non respect du principe de non discrimination, la Commission met l'accent sur la non justification apportée à l'assimilation des sociétés implantées dans l'Union européenne mais contrôlées par des investisseurs de pays tiers avec les sociétés de pays tiers soumises à une procédure plus sévère. Cette absence de différenciation est jugée inopportune si l'on considère qu'une société implantée légalement et matériellement dans un Etat membre devrait être traitée comme un ressortissant de cet Etat.

En réponse, la France estime normal d'empêcher n'importe quelle société non européenne ayant une filiale dans l'Union de « faire son shopping » en France sans contrôle, d'autant que les investisseurs français sont connus avant même qu'ils n'investissent, ce qui n'est pas le cas des investisseurs étrangers. Quant aux entreprises dont une part marginale du chiffre d'affaires est réalisée dans des activités sensibles, Paris fait valoir que le décret prévoit, pour les sociétés de l'UE, un examen de « la branche stratégique » visée et « non de l'ensemble de l'entreprise ». En outre, le gouvernement peut examiner une prise de contrôle « sans bloquer l'investissement », en demandant à l'investisseur « des engagements » limités au seul établissement concerné ». Enfin, il reconnaît que le secteur des casinos pourrait être exclu du champ du décret.

La Commission européenne s'est récemment montré plus rassurante et le décret n'a pas valu à la France, à ce jour, un examen un collège d'infraction, instance qui pourrait décider de la saisine de la CJCE. Néanmoins, le cas n'est toujours pas formellement clos.

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