3. La contribution des dépenses des administrations publiques à l'épargne et à l'investissement est sous-estimée notamment par la Comptabilité nationale

Comptablement, les dépenses publiques sont composées d'emplois qui sont assimilés soit à des consommations intermédiaires ou finales, soit à des investissements .

Cette distinction répond à des concepts de la Comptabilité nationale qui vont dans le sens d'une minoration de la contribution des dépenses des administrations publiques à l'investissement.

Il n'est pas satisfaisant , au regard d'une conception économique pertinente de l'investissement, d'estimer l'apport des administrations publiques à l'investissement national à partir du seul concept comptable d'investissement réalisé par les administrations publiques .

En Comptabilité nationale, l'investissement , dénommé « formation brute de capital fixe (FBCF) », représente la valeur des biens durables acquis par les unités productrices résidentes afin d'être utilisés pendant au moins un an dans leur processus de production 73 ( * ) .

Tous les autres emplois des différents agents économiques relèvent, soit de la consommation au motif qu'ils doivent être renouvelés chaque année dans le cadre du processus de production, soit d'opérations de répartition de la valeur ajoutée retracées dans le compte d'exploitation ou dans le compte de revenu.

Il faut relever les insuffisances que présente la mesure de l'apport des administrations publiques à l'investissement national quand elle ne reprend que la FBCF des administrations publiques .

Pour le comprendre, il faut rappeler que, contrairement à une idée répandue, l'investissement ne désigne pas la production de biens d'investissement mais l'acquisition de tels biens 74 ( * ) .

Ainsi, la FBCF des administrations publiques ne mesure pas l'investissement produit par elles ; elle ne restitue que l'investissement qu'elles constituent au cours d'une année à partir de leurs ressources et afin d'être utilisé dans leur processus de production .

Une première observation doit souligner le particularisme des investissements des administrations publiques sur le plan économique . Si certains d'entre eux (le bâtiment du ministère des finances, une caserne...) n'ont pas pour vocation exclusive d'être mis à la disposition du public, d'autres (une route départementale, une école...) ont cette vocation.

Ainsi, la plupart des investissements des administrations publiques non seulement entrent dans leur processus de production mais encore profitent à d'autres agents économiques.

C'est probablement du fait de cette particularité qu'on a trop souvent tendance à assimiler l'investissement acquis par les administrations publiques à l'investissement qu'elles produisent.

Cela conduit à une seconde observation importante . L'approche précitée témoigne d'une confusion entre les moyens de production engagés par les administrations publiques et leur production elle-même.

Elle conduit le plus souvent à occulter la nature même de ce que produisent les administrations publiques et donc de la destination finale des ressources (endettement, dépenses publiques) mobilisées à cette fin. S'agit-il de biens et services aussitôt détruits que consommés, ou s'agit-il de biens et services à l'utilité durable ? Autrement dit, la production des administrations publiques relève t-elle de biens de consommation ou emprunte-t-elle aux biens d'équipement ?

A l'examen, une grande masse des dépenses publiques qui, au sens de la Comptabilité nationale ou de la comptabilité budgétaire, n'a pas pour contrepartie des investissements, et est donc traitée comme de la consommation, contribue cependant à accroître le capital de la Nation, notamment le capital humain .

Ces dépenses publiques sont donc à l'origine de la constitution d'un patrimoine immatériel , c'est-à-dire d'un stock de richesses qui sont incorporées durablement dans l'économie qui bénéficie des services que ces dépenses financent. Les dépenses d'éducation mais aussi les dépenses consacrées à la santé (ou à l'environnement) concourent à la formation d'un capital, généralement immatériel, mais durable. Il en va de même des dépenses de recherche-développement.

LA COMPTABILISATION DES DÉPENSES PUBLIQUES COMME SOURCE DE FINANCEMENT D'UN CAPITAL IMMATÉRIEL : LE CAS DE L'ÉDUCATION

Les dépenses publiques d'éducation ont pour objectif d'augmenter le capital humain, autrement dit, plus prosaïquement, d'améliorer les capacités de leurs bénéficiaires.

Elles sont ainsi à l'origine d'un patrimoine incorporel dont il faut évaluer la valeur .

Deux méthodes sont disponibles :

- l' estimation du patrimoine éducatif par le coût historique (1°)

- l' estimation du patrimoine éducatif par le potentiel fiscal (2°)

1) L'estimation du patrimoine éducatif par le coût historique

Dans cette méthode, la valeur du patrimoine éducatif s'obtient en ajoutant chaque année au stock existant les dépenses consacrées à l'éducation et en appliquant à ce stock un amortissement pour tenir compte de sa dépréciation .

Sur la basse des seules dépenses publiques d'éducation 75 ( * ) , une étude de Thomas MELONIO et Xavier TIMBEAU dégage les résultats suivants pour la période 1971-2002.

L'ÉVOLUTION DU CAPITAL ÉDUCATIF FRANÇAIS ENTRE 1971 ET 2002
(en points de PIB)

ANNÉE

TOTAL
DU CAPITAL ÉDUCATIF

1971

80,5

1977

94,0

1982

105,3

1987

115,4

1992

125,7

1997

134,6

2002

140,6

Source : MELONIO et TIMBEAU, Revue de l'OFCE n° 97

Le capital éducatif engendré par les dépenses publiques - égal en 2002 à 140,6 points de PIB - aurait progressé de 60,1 points de PIB entre 1971 et 2002, avec une tendance au ralentissement de l'accumulation .

Cette même méthode appliquée à l'horizon 2050 permet d'entrevoir une réduction de la valeur du patrimoine éducatif au-delà de 2022 (tableau ci-après) en raison surtout des facteurs démographiques qui conduiraient à limiter les nouvelles dépenses et à augmenter le taux de dépréciation du stock existant de capital.

PROJECTION DU CAPITAL ÉDUCATIF À L'HORIZON 2050
(en points de PIB)

ANNÉE

TOTAL
DU CAPITAL ÉDUCATIF

2002

140,6

2012

146,9

2022

147,8

2032

145,7

2050

139,8

Source : MELONIO et TIMBEAU, Revue de l'OFCE n° 97

Ces résultats sont cependant tributaires d'hypothèses prudentes comportant une stabilité du niveau de diplôme et du taux de scolarisation.

La méthode d'estimation du patrimoine éducatif par les coûts historiques présente certaines limites dont, principalement, celles qui résultent de l'absence de prise en compte des performances qualitatives de l'éducation .

Dans une méthode quantitative comme celle-ci, l'accumulation de dépenses peut toujours donner lieu à la constitution d'un actif, sous l'hypothèse de non dépréciation intégrale du service ou du bien, qui, par ailleurs, est d'autant plus valorisé que le niveau des dépenses qui le financent est élevé 76 ( * ) . Ce mécanisme n'est pas sans fondement mais il ne permet pas de prendre en compte l'utilité du patrimoine ainsi constitué qui représente pourtant sa vraie valeur. Celle-ci peut être moins élevée que ce qu'indique la méthode des coûts historiques, en cas de gaspillage par exemple, ou plus élevée si on considère que ce patrimoine a un rendement supérieur à l'unité.

C'est pour tenter de combler, au moins partiellement, les lacunes de cette méthode qu'une autre modalité d'estimation du patrimoine éducatif est appliquée.

2) L'estimation du patrimoine éducatif par le potentiel fiscal

Avec cette méthode, le patrimoine éducatif est valorisé à partir des recettes fiscales futures que les dépenses d'éducation sont supposées générer .

Complexes 77 ( * ) , les méthodes employées consistent à isoler la contribution du capital éducatif à différentes assiettes fiscales puis à calculer les rendements fiscaux de l'éducation.

En attribuant 38,8 % de la productivité de travail à l'éducation reçue - le reste se partageant entre l'habileté générale au travail et le capital productif matériel (le stock d'investissement) - on obtient des données sur la valeur fiscale des actifs en fonction de leur diplôme ( tableau ci-après ).

VALEUR FISCALE NETTE DES ACTIFS FRANÇAIS
EN FONCTION DE LEUR ÂGE ET DE LEUR DIPLÔME -
(en euros de 2002)

Source : MELONIO et TIMBEAU, Revue de l'OFCE n° 97

Il est alors possible de mesurer le patrimoine éducatif en appliquant cette grille à la structure réelle de la population active et en appliquant des taux de prélèvements obligatoires ( tableau ci-après ).

ESTIMATION DU CAPITAL ÉDUCATIF FRANÇAIS DE 1971 À 2002
APPROCHE PAR LE POTENTIEL FISCAL,
AVEC UN TAUX DE PRÉLÈVEMENTS OBLIGATOIRES TENDANCIEL 78

1971

1977

1982

1987

1992

1997

2002

Total du capital éducatif (en points de PIB)

72,01

94,09

101,14

113,47

125,14

143,43

151,79

Évolution annuelle
sur la période (en %)

4,45

1,45

2,30

1,96

2,73

1,13

Taux de prélèvements obligatoires (PO)

0,3837

0,3970

0,4081

0,4192

0,4303

0,4413

0,4524

Source : MELONIO et TIMBEAU, Revue de l'OFCE n° 97

Le patrimoine éducatif est estimé à 151,8 points de PIB en 2002, en augmentation de 79,7 points par rapport à 1971 . En prenant un taux de prélèvements obligatoires réel en 2002 - inférieur au taux tendanciel - l'estimation du patrimoine éducatif est de 147,3 points de PIB.

Les projections à 2050 laissent également présager une réduction de ce patrimoine à partir de 2012 ( tableau ci-après ).

ESTIMATION DU CAPITAL ÉDUCATIF FRANÇAIS APRÈS 2002
APPROCHE PAR LE POTENTIEL FISCAL,
AVEC UN TAUX SUPPOSÉ CONSTANT

2002

2012

2022

2032

2050

Total du capital éducatif
(en points de PIB)

147,29

152,6

150,0

146,4

138,3

Évolution annuelle
sur la période (en %)

0,14

0,35

- 0,17

- 0,24

- 0,32

Source : MELONIO et TIMBEAU, Revue de l'OFCE n° 97

3) Observations

Les deux méthodes d'évaluation du patrimoine éducatif ici examinées donnent des résultats différents mais proches.

L' inclusion au bilan des administrations publiques de l'actif immatériel constitué par le patrimoine éducatif rehausserait celui-ci de l'ordre de 140 points de PIB .

Et, entre 1971 et 2002 , la valeur de cet actif aurait augmenté de quelque 60 points de PIB .

On peut mettre en rapport la variation du patrimoine éducatif avec la variation de la dette publique . Entre 1980 et 2002, le patrimoine éducatif a augmenté de 39,4 points de PIB passant de 100,8 points de PIB à 140,2 points de PIB (estimation la plus basse de la valeur d'actif de l'éducation). Dans le même temps, la dette publique a augmenté de 37,2 points de PIB , passant de 21 à 58 points de PIB. Au cours de cette période, la dette publique a moins augmenté que le seul actif éducatif du pays .

Ainsi, en admettant que les dépenses publiques d'éducation ont pour contrepartie un actif durable, on peut tirer la conclusion que l'augmentation de la dette publique a été inférieure à l'accroissement de la valeur de l'actif éducatif , résultat qui n'apparaît pas quand on juge que les dépenses publiques d'éducation n'ont aucune contrepartie durable et sont de pures dépenses de consommation.

Dans une telle approche, les perspectives qu'offre la situation des finances publiques sont sensiblement modifiées :

. la valeur nette du patrimoine public - valeur des actifs moins le passif - est supérieure d'au moins 140 points de PIB ;

. les opérations courantes des administrations publiques dégagent des déficits publics inchangés mais ceux-ci résultent d'un effort d'investissement public susceptible de hausser la croissance potentielle de l'économie française, et non d'une impasse de financement de pures dépenses de fonctionnement .

Il reste que ces approches sont suspendues à la démonstration que les dépenses publiques d'éducation ont un impact positif sur la croissance économique .

Cette démonstration n'est apportée par aucune des deux méthodes d'estimation du patrimoine éducatif présentées ci-dessus. La simple incrémentation de dépenses publiques, même quand on procède à un amortissement pour tenir compte d'une éventuelle obsolescence du capital qu'elles financent, ne suffit pas à établir qu'elles ont pour contrepartie un capital productif. De son côté, la méthode du potentiel fiscal repose sur la seule considération qu'à des niveaux différenciés d'éducation correspondent des niveaux de salaires inégaux dont on déduit des assiettes fiscales plus ou moins élevées. Ce constat n'équivaut nullement à celui que les dépenses d'éducation ont dans l'absolu un impact fiscal favorable . Autrement dit, il ne signifie pas en soi que l'éducation offerte, et consommée, hausse les performances économiques d'un pay s. Il faut ainsi s'en remettre à des travaux portant sur l'impact macroéconomique de l'éducation pour valider la conclusion que les dépenses d'éducation sont à l'origine d'un actif ayant une rentabilité économique, travaux exposés plus loin dans le présent rapport 78 ( * ) .

Les conventions comptables ignorent cette réalité économique .

De fait, les conventions de la Comptabilité nationale aboutissent à ce que la quasi-totalité de la production des administrations publiques est considérée comme ayant pour contrepartie de la consommation .

Ce traitement comptable brouille l'appréciation des dépenses publiques étant donné la nature économique d'une partie non négligeable de la production des administrations publiques, qui devrait conduire à classer les productions des services dont il s'agit dans la catégorie des investissements.

Si une telle option devait prévaloir, le niveau de la consommation en ressortirait réduit et mécaniquement, le taux d'épargne de la Nation serait plus élevé, ainsi que l'investissement comptabilisé .

Il est à tout le moins indispensable d'ajouter aux catégorisations comptables existantes des dépenses publiques une comptabilité économique adaptée à leur contribution réelle à la croissance économique.

* 73 Cette règle générale fait l'objet d'une exception pour les administrations publiques .

L'exception est relative aux biens durables acquis par les administrations militaires, considérés comme une consommation intermédiaire des administrations publiques, à l'exception des bâtiments destinés à loger les militaires de carrière.

Cette solution a pour effet de minorer beaucoup l'effort d'investissement public quand il est apprécié à partir des données de la Comptabilité nationale, puisque le ministère de la Défense est le premier investisseur public.

* 74 La somme des investissements des agents ne permet pas de mesurer le capital produit par un pays. Elle n'y est pas strictement équivalente puisque des investissements peuvent être acquis auprès du Reste du monde

* 75 La dépense intérieure d'éducation est plus importante puisqu'elle agrège aux dépenses publiques les dépenses réalisées par les agents privés.

* 76 Par ailleurs, avec une telle méthode, on fait l'hypothèse que les dépenses ont un rendement constant puisque toute unité de dépenses publiques a la même valeur monétaire sans que soit vérifié le réalisme de ce présupposé.

* 77 Par exemple, dans leur article de 1992, Mankiw, Romer et Weil appliquent le principe suivant : la part des salaires découlant de l'investissement en capital éducatif est égale au quotient de la différence entre le salaire moyen et le salaire minimum dans l'industrie sur le salaire moyen. D'autres mesures sont praticables, toutes passent par une comparaison entre les salaires des non diplômés et le salaire moyen.

* 78 Travaux qui montrent que l'investissement éducatif aurait un rendement positif, compris entre 5 et 12 %.

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