AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

La politique de santé mentale est une partie intégrante de la politique de santé publique et la psychiatrie en est le pivot. Le rapport du Centre national de l'expertise hospitalière (CNEH) en démontre les enjeux tant en nombre de malade qu'en termes de coût pour les finances sociales. C'est parce que les pouvoirs publics n'ont pas tenu compte de cette évidence que la psychiatrie française se trouve aujourd'hui victime d'un double abandon.

L'abandon des malades tout d'abord, abandon ancien étudié par les philosophes et les historiens. La société occidentale s'est séparée de la folie, elle a voulu éloigner et isoler ceux qu'elle identifiait comme fous. Albert Londres, dans un reportage qui fit scandale, décrivait en 1925 le cas d'un maire attendant la première occasion pour renvoyer à l'asile un homme dont toute la commune se méfiait car elle refusait d'admettre qu'il pût être guéri 1 ( * ) . Le fou était, et malheureusement demeure, celui qui transgresse l'ordre social car il ne respecte pas les codes des relations humaines 2 ( * ) . Le réintégrer dans la société, comme cela est prôné depuis les années soixante, reste donc un combat. L'attitude stigmatisante qui consiste à considérer que la folie, même depuis qu'on la nomme maladie mentale, n'est pas une maladie mais un état, persiste. A partir de cas tragiques, l'opinion publique a pu être encouragée à voir la personne atteinte de maladie mentale comme nécessairement incurable et récidiviste.

L'abandon des soignants ensuite, car la stigmatisation du malade rejaillit sur eux. Il existe de la part de certains mouvements sectaires une négation de la maladie mentale sur laquelle nous ne nous attarderons pas. Mais en dehors de ces cas des critiques de la psychiatrie dans ses fondements ou dans ses pratiques se sont exprimées avec une force grandissante jusque dans les années soixante et ne se sont pas éteintes. Le mouvement de mai 68, porteur notamment de ces critiques, a tenté d'émanciper la psychiatrie des pratiques chirurgicales inadaptées et d'une vision jugée trop étroite de la maladie 3 ( * ) . Il a abouti, par l'arrêté du 30 décembre 1968, à la séparation de la psychiatrie et de la neurologie auparavant réunies au sein de la neuropsychiatrie 4 ( * ) . Cette division en deux spécialités se révèle aujourd'hui regrettable en raison de la révolution qu'ont connue les neurosciences et l'imagerie médicale et des connaissances acquises depuis lors dans ces disciplines. Leurs applications pratiques dans le traitement des maladies mentales commencent déjà à apparaître, notamment dans le cas de l'autisme 5 ( * ) . A l'inverse, les pratiques des psychiatres, des infirmiers psychiatriques et des psychologues exerçant en clinique sont mal connues et souvent dénoncées au nom de stéréotypes anciens dont tous, malheureusement, ne sont pas dépourvus de fondement. La critique du caractère autoritaire et mystérieux du médecin psychiatre n'admettant pas la contradiction peut prendre la forme plaisante que lui donne Proust quand il parle, au début de la Recherche, des « moyens violents que ces psychiatres transportent souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit par habitude professionnelle, soit qu'ils croient tout le monde un peu fou » ; elle se fait plus acerbe, et parfois excessive, chaque fois qu'un malade commet un crime. Ainsi il n'est pas étonnant que les postes ouverts en psychiatrie à l'internat soient peu valorisés et restent disponibles jusqu'aux quatre cinquièmes du classement 6 ( * ) .

Il peut sembler paradoxal de parler d'un abandon de la psychiatrie, des patients et des soignants quand le sujet semble passionner non seulement l'opinion publique mais également les pouvoirs publics puisque qu'on compte, depuis près de trente ans, au moins un rapport public tous les deux ans. Le plan psychiatrie 2005-2008 a également apporté un financement de 1,5 milliard d'euros dont 750 millions d'investissement permettant d'augmenter le nombre de médecins et de structures. Mais, en dépit de ce plan dont le bilan est présenté par le rapport du CNEH 7 ( * ) , et malgré des diagnostics réguliers, aucune réforme d'ampleur n'a encore été menée. Les objectifs en matière de santé mentale inscrits dans la loi de santé publique du 9 août 2004 n'ont pas été atteints, par exemple en ce qui concerne le taux de suicides, et pour certains d'entre eux, ne peuvent même pas être mesurés avec certitude ; ainsi on ne connaît pas le nombre de cas de psychoses chroniques. La réforme de l'hospitalisation d'office et de l'obligation de soins n'est pas engagée, celle de l'expertise médicale judiciaire pas envisagée, malgré les demandes du Médiateur de la République 8 ( * ) , et aucun calendrier n'a encore été proposé sur le projet de loi « santé mentale » pourtant annoncé par la ministre de la santé.

La psychiatrie française est pionnière depuis l'origine, grâce à des figures comme Pinel, Lassègue et Charcot au dix-neuvième siècle ou, parmi les contemporains, Jean Oury. Elle se maintient toujours au plus haut niveau scientifique et reste en pointe sur certaines maladies. Néanmoins, bénéficiant de peu d'avancées thérapeutiques visibles, appuyée sur une recherche trop cloisonnée pour être suffisamment dynamique et en butte à des critiques récurrentes, la psychiatrie est de surcroît soumise à l'ensemble des difficultés que rencontrent les professions médicales en terme de démographie et d'implantation géographique, mais aussi de séparation entre la ville et l'hôpital et entre soins généralistes et spécialisés.

C'est paradoxalement là que réside la chance qu'elle peut aujourd'hui saisir. En effet le relatif abandon de la psychiatrie par le reste de la médecine, auquel répond parfois un désintérêt pour le somatique des médecins en charge du suivi psychiatrique, peut être sinon résolu du moins sensiblement corrigé à l'occasion du projet de loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (HPST). En effet, celle-ci souligne notamment la nécessité d'une coopération accrue entre professionnels de santé sur un territoire ou sur une pathologie.

A la question « quel est l'état de la psychiatrie en France ? » , il convient de répondre qu'elle est à un tournant de son histoire. Aucune politique de santé mentale ne peut s'envisager sans ou contre les psychiatres. C'est sur eux, à condition que les moyens leur en soient donnés, que repose l'évolution de la prise en charge de la santé mentale en France. Pour qu'elle soit positive, cette évolution devra prendre en compte deux séries d'exigences : centrer les soins sur le malade et mieux connaître la maladie mentale.

I. CENTRER LES SOINS SUR LE MALADE

Il peut sembler illusoire de vouloir faire du malade atteint d'un trouble psychiatrique un acteur des soins qui lui sont dispensés, dès lors que plusieurs affections comme les troubles du comportement alimentaire se caractérisent précisément par le refus d'admettre la maladie. Cependant la psychiatrie a suivi, et doit continuer à suivre, l'évolution des autres disciplines médicales en matière de renforcement des droits du patient. On ne peut penser que l'obligation de soins, même étendue à la médecine ambulatoire, permettra une amélioration du niveau de santé mentale des patients s'ils ne sont pas encouragés à participer aux traitements et que ceux-ci leurs sont imposés. En psychiatrie plus qu'ailleurs, la prévention des rechutes est liée à l'observance, l'adhésion aux traitements prescrits, et celle-ci passe par la compréhension des raisons du traitement par le malade. Centrer les soins sur le patient suppose d'une part, une action sur lui-même et sur son entourage, d'autre part, le développement de coopérations territoriales entre professionnels et structures en charge de la maladie mentale.

A. LE MALADE ET SON ENTOURAGE, ACTEURS DES SOINS

On ne peut séparer le traitement du malade atteint de troubles psychiatriques de l'implication de ses proches. Depuis les années soixante, le choix de mettre fin aux pratiques généralisées d'internement a conduit à réduire les possibilités d'accueil dans les hôpitaux. Le rapport du CNEH nous apprend qu'entre 1985 et 2005, près de trente mille lits et places ont ainsi été supprimés. Ce transfert des traitements de l'hôpital à la ville ne peut avoir de sens que s'il s'accompagne d'un soutien aux proches sur lesquels il fait peser de fait la charge du malade. Il est ainsi essentiel que les actions d'éducation thérapeutique et les programmes d'apprentissage, dont on peut espérer qu'ils se développeront grâce aux dispositions contenues dans le projet de loi HPST, s'adressent non seulement aux malades mais également à leurs proches. Les actions d'accompagnement menées par les associations peuvent également participer activement à l'amélioration de la qualité de vie des familles et doivent être encouragées.

Avant même cet accompagnement, la participation aux soins du malade et de ses proches doit être favorisée aux deux étapes essentielles de la prise en charge psychiatrique : l'accès aux soins et le traitement.

1. Un accès aux soins insuffisant

La question de l'accès revêt deux aspects : avoir la possibilité de consulter un psychiatre et savoir que l'on doit le consulter.

a) Des consultations hospitalières trop peu nombreuses

La première condition pour faire du malade et de son entourage des acteurs des soins est qu'ils y aient accès. Or l'une des particularités de la psychiatrie en France est l'ampleur de l'absence de prise en charge. Les structures hospitalières qui sont de fait seules à assurer celle des pathologies lourdes ne peuvent répondre à la demande de consultation d'une population de malades croissante et sujette à des pathologies de plus en plus diversifiées allant de la maladie d'Alzheimer à l'addiction aux jeux. Lors de son audition au Sénat, les propos du professeur Philippe Batel, chef de l'unité fonctionnelle de traitement ambulatoire des maladies addictives à l'hôpital Beaujon, étaient particulièrement précis : « Aujourd'hui, pour avoir un rendez-vous dans l'unité dont j'ai la charge, il faut entre trois et six mois d'attente, ce qui est pour moi une souffrance majeure par rapport à l'idée que je me fais de l'engagement du service public . Pourquoi ? Ce délai d'attente sélectionne les patients qui ont le moins besoin de moi et qui sont issus des catégories socioprofessionnelles les plus élevées ! J'ai des chiffres pour le démontrer. Le système tel qu'il est aujourd'hui va faire que je ne vais pas voir les patients pour lesquels je suis investi ! » 9 ( * ) .

b) La lenteur du diagnostic et le non-diagnostic

L'autre difficulté est celle du diagnostic et de sa stabilisation. Comme le note le rapport du CNEH 10 ( * ) , il faut plusieurs années pour que les médecins s'accordent sur le fait qu'un patient souffre d'un trouble bipolaire. Dix ans en moyenne après consultation de trois ou quatre médecins. L'ignorance dans lequel se trouve l'entourage pour identifier les premiers symptômes, la tendance à banaliser la première crise font perdre un temps précieux avant la consultation d'un médecin spécialiste. Ainsi, pour les patients ayant finalement fait l'objet d'une prise en charge psychiatrique, il est souvent trop tard pour espérer agir efficacement sur la maladie.

Tout en soulignant les incertitudes qui entourent le nombre exact de personnes atteintes des différents troubles psychiatriques, le Haut conseil de la santé publique estime qu'un tiers des patients schizophrènes, la moitié des patients souffrant de dépression et les trois quarts des patients souffrant d'abus d'alcool n'ont pas accès à un traitement ou à des soins simples et abordables 11 ( * ) .

2. Faire une place au malade et à son entourage dans le traitement

La tentation de la contrainte dans la thérapie, indépendante de la question de l'obligation de soins qui revêt un caractère de police, est particulièrement grande en matière de soins psychiatriques où les soignants se trouvent confrontés à un malade qui refuse les soins ou les admet difficilement. Si elle est parfois nécessaire, elle doit être la plus limitée possible afin de ne pas accentuer les troubles que la maladie cause au patient et à ses proches. Le cas des patients socialement marginalisés doit être lui aussi traité.

a) Limiter le recours à la contrainte dans la thérapie

La psychiatrie étant historiquement une science empirique, certains traitements ont pu se construire en négligeant ou en refusant l'autonomie du malade afin de le guérir. Sans remettre en cause la valeur thérapeutique de l'ensemble de ces pratiques d'isolement, certaines d'entre elles sont légitimement contestées. Ainsi, l'isolement des anorexiques et le contrat de prise de poids conditionnant la sortie ont pu être doublement critiqués : d'une part, ces choix reposent sur une préconisation de Charcot qui estimait que la cellule familiale était la cause de la maladie, ce que rien n'établit scientifiquement et qui contribue à la culpabilisation inutile des familles ; d'autre part, les bénéfices thérapeutiques des ces méthodes n'apparaissent pas durables s'ils ne s'appuient pas sur l'efficacité du thérapeute et sur la volonté de guérir du patient 12 ( * ) .

En milieu ouvert il appartient aux proches de faire le travail d'accompagnement quotidien qui permet d'expliquer au malade pourquoi il doit se soigner et suivre le traitement qui lui a été prescrit. Le développement de dispositifs bénéficiant aux aidants familiaux pourrait permettre un meilleur accompagnement.

b) Accentuer l'effort sur les malades en situation de marginalité sociale

Une proportion sans doute non négligeable de malades se trouve dans l'impossibilité d'accéder aux soins ou de bénéficier du soutien d'un entourage en raison de sa marginalité sociale. Le lien entre troubles psychiatriques et grande précarité est connu depuis longtemps même s'il ne peut être exactement mesuré. L'impossibilité de conserver un emploi et la désocialisation sont parfois des symptômes du trouble. Certains chercheurs peuvent ainsi affirmer qu'un traitement social de la grande pauvreté ne suffit pas et qu'un traitement psychiatrique est nécessaire 13 ( * ) . La généralisation de la présence de psychiatres au sein des équipes de prise en charge d'urgence est donc nécessaire et devrait être encouragée.

Une autre catégorie de personnes en détresse est celle des migrants dont l'étude du Centre national de l'expertise hospitalière relève la fragilité 14 ( * ) . Au-delà des problèmes créés par l'exil et la difficulté d'adaptation, il peut exister des troubles plus profonds éventuellement présents sur plusieurs générations. Il s'agit dès lors d'élaborer une thérapeutique spécifiquement adaptée pour être la plus compréhensible possible 15 ( * ) .

Les détenus malades souffrent pour leur part d'une double désocialisation. Ils sont à la fois privés de liens familiaux et isolés du système de soins général. En effet, la présence d'un psychiatre au sein de chaque unité de consultation et de soins ambulatoires, ainsi que d'un service médico-psychologique régional au sein de chaque région pénitentiaire, ne suffit pas à la prise en charge. Les nombreux dysfonctionnements ne peuvent être résolus par la création d'unités de soins spécialement aménagées, coûteuses, peu nombreuses, et relevant plus de la logique pénale que de la logique thérapeutique 16 ( * ) . La question fondamentale est celle de la place des malades atteints de troubles psychiatriques en prison, où ils ne peuvent recevoir des soins adaptés et perturbent gravement l'organisation carcérale. C'est donc leur responsabilité pénale qui doit être clairement établie afin de ne pas priver la peine qui leur est imposée de tout sens. En effet, une peine qu'un condamné n'est pas susceptible de comprendre en raison des troubles dont il souffre ne peut aboutir à sa réinsertion 17 ( * ) .

Le lien entre insertion sociale et observance étant déterminant, les politiques d'accompagnement dans le soin des populations les plus fragiles doivent être renforcées en s'assurant que la prison ne devienne pas le lieu d'accueil par défaut des déficiences de la prise en charge psychiatrique.

* 1 Albert Londres, Chez les fous, Albin Michel, 1925, Le serpent à plumes 1997, p. 147.

* 2 Ervin Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne : les relations en public, Minuit 1973.

* 3 K. et T. Albernhe, coordination, Organisation des soins en psychiatrie, Elsevier Masson, 2003, p. 154.

* 4 Arrêté du 30 décembre 1968 du ministre de l'éducation nationale et du ministre d'Etat chargé des affaires sociales portant création d'un certificat d'études spéciales en psychiatrie. Cet arrêté met fin à l'existence du diplôme de neuro-psychiatrie créé par l'arrêté du ministre de l'éducation nationale du 30 mars 1949.

Le nouvel enseignement ainsi que la recherche en psychiatrie sont organisés par le décret n° 69-315 du 2 avril 1969 pris en application de l'article 44 la loi n° 68-978 du 12 novembre 1968 relative à l'orientation de l'enseignement supérieur.

* 5 L'intervention du docteur Monica Zilbovicius, responsable de l'unité neuro-imagerie en psychiatrie de l'Inserm, lors de la table ronde organisée par la commission des affaires sociales du Sénat le 28 mai 2008 est de ce point de vue particulièrement éclairante.

* 6 Drees, Etudes et résultats, n° 676, janvier 2009, Les affectations des étudiants en médecine à l'issue des épreuves classantes nationales en 2008 , Mélanie Vanderschelden.

* 7 Pp. 13-15.

* 8 Médiateur de la République, Rapport annuel 2008, p. 59.

* 9 Rapport d'information Sénat n° 487 (2007-2008), Anne-Marie Payet au nom de la commission des affaires sociales, Les addictions : mieux les comprendre pour mieux les combattre, p. 22

* 10 P. 29.

* 11 Table ronde organisée le 17 février 2009 par l'Opeps et la commission des affaires sociales du Sénat sur l'usage du médicament en psychiatrie, cf. p. 36.

* 12 Rapport Sénat n° 439 (2007-2008), de Patricia Schillinger au nom de la commission des affaires sociales, sur la proposition de loi tendant à lutter contre les incitations à la recherche d'une maigreur extrême ou à l'anorexie, pp. 20-23.

* 13 Patrick Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, 2001.

* 14 Pp. 44.

* 15 Tobie Nathan, La folie des autres. Traité d'ethnopsychiatrie clinique. Paris, Dunod, 1986.

* 16 Avis Sénat n° 222 (2008-2009) de Nicolas About au nom de la commission des affaires sociales, sur le projet de loi pénitentiaire.

* 17 Un groupe de travail commun aux commissions des lois et des affaires sociales du Sénat a été constitué, en mars 2009, sur cette question de la responsabilité pénale des personnes atteintes de troubles psychiatriques.

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