E. LA QUESTION DES ARMES NUCLÉAIRES « SUBSTRATÉGIQUES » OU « TACTIQUES » EN EUROPE ET LA SÉCURITÉ EUROPÉENNE

Le rapprochement américano-russe concrétisé par la limitation des armes stratégiques laissera subsister une immense « zone grise » : les milliers de têtes détenues en réserve de part et d'autre soit comme stocks, soit pour être démantelées, soit pour équiper d'autres vecteurs terrestres, navals ou aéroportés. L'extrême diversification des missiles (catégories d'armes, portée, capacité d'emport) interdit qu'on puisse les regrouper dans un ensemble. Il faut préciser d'abord de quoi l'on parle.

1. L'asymétrie Russie-OTAN en matière d'armes nucléaires tactiques

S'agissant des missiles « tactiques » susceptibles d'être employés en Europe, la situation fait apparaître une profonde asymétrie entre le stock de l'OTAN, quasi résiduel (pour l'essentiel de l'ordre de 400 bombes B 61 « actives » réparties dans cinq pays de l'Alliance : Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Italie, Turquie, auxquelles pourraient s'ajouter un petit nombre de missiles de croisière américains lancés à partir de sous-marins nucléaires d'attaque ou de B52 stationnés au Royaume-Uni).

De l'autre côté, les armes nucléaires non stratégiques russes représentent plusieurs milliers de têtes, emportées par des missiles à courte portée sol-sol, les plus récents, de type Iskander ayant une portée de 400 à 450 km, ou de type naval ou aéroporté. Il n'y a pas d'estimation officielle russe de l'arsenal dit « tactique ». Les estimations quantitatives sont variables, de source occidentale de 2 330 75 ( * ) à une fourchette variant entre 3 000 et 8 000 76 ( * ) , et de source officielle russe de 1 000 à 3 300. Il va de soi que toute discussion sur la réduction de ces arsenaux gigantesques doit se faire entre la Russie et les Etats-Unis. Il n'y a pas et il ne doit pas y avoir de discussion Russie-OTAN sur cette question. La France ne possède que des armes stratégiques. Pour des raisons de doctrine, elle n'a pas voulu se doter d'armes « tactiques ».

2. L'échéance d'une éventuelle modernisation des ANT de l'OTAN

Une échéance majeure se précise à un horizon proche, celle de l'éventuelle modernisation ou du retrait des armes nucléaires « tactiques » de l'OTAN. Ces armes aéroportées (bombes gravitaires B-61 ) sont stationnées dans cinq pays européens de l'OTAN (y compris la Turquie). Les armes nucléaires « tactiques » de l'OTAN sont placées sous un mécanisme dit de « double clé ». Ces armes arrivent à péremption dans un délai proche. Selon des informations récentes de source américaine, les Etats-Unis entendent adapter le JSF ( F-35 ) pour qu'il puisse remplacer à terme les F-15 et les F-16 et emporter la bombe B-61 . Il est envisageable de doter celle-ci d'un système de propulsion qui permette de la délivrer à distance de sécurité. Par ailleurs, il serait prévu de moderniser les missiles de croisière portés par les B-52 de l' US Air Force à l'horizon 2020. Les Allemands, quant à eux, n'envisagent pas d'équiper nucléairement leurs Eurofighter , successeurs des Tornado . La question des armes nucléaires en réserve ou « tactiques » va se poser entre la Russie et les Etats-Unis après la ratification du traité « post-START ». Or, il est peu probable que les Russes, s'ils veulent réduire leur effort de défense, envisagent de renoncer à leurs armes nucléaires « tactiques », même s'ils acceptent d'en diminuer le nombre. Celles-ci compensent en effet, dans la doctrine militaire russe, l'affaiblissement des forces conventionnelles.

Un équilibre de sécurité en Europe peut-il être préservé sans le maintien, en face des armes nucléaires « tactiques » russes, d'une certaine quantité d'armes nucléaires « tactiques » de l'OTAN ?

Nous ne sommes plus à l'époque de la guerre froide. Le partenariat stratégique entre l'Union européenne et la Russie et le réchauffement récent des relations russo-américaines donnent aux armes de l'OTAN un rôle stabilisateur qui permet essentiellement de répondre aux craintes des pays de l'Europe orientale proches de la Russie (Etats Baltes, Pologne). Il s'agit donc d'« armes politiques » dont la fonction symbolique est de garantir un équilibre de sécurité propice à une paix durable sur notre continent. Il ne faut pas oublier, en effet, que la Russie n'est pas seulement un pays européen mais aussi un pays asiatique et qu'elle a d'autres voisins vis-à-vis desquels elle peut entretenir des préoccupations de sécurité légitimes. L'abandon des armes nucléaires « tactiques » de l'OTAN serait un « cadeau gratuit » fait à la Russie.

En théorie, la France dont la dissuasion est indépendante n'a pas à intervenir dans les questions nucléaires relatives à la « dissuasion élargie » qui correspond aux engagements des Etats-Unis vis-à-vis de leurs alliés. Telle était, en pleine guerre froide, la position théorique du général de Gaulle, mais les accords Ailleret-Lemnitzer de 1967 établissaient néanmoins une coordination - hors domaine nucléaire - entre l'action des armées françaises et celles de l'OTAN en cas de conflit européen. On peut également observer que François Mitterrand a pris position dans la querelle des euromissiles en février 1983 ( SS-20 et Pershing ) pour combattre les tentations pacifistes qui se faisaient jour en Allemagne occidentale. En appuyant le Chancelier Kohl, François Mitterrand a contribué à la négociation et à la conclusion du traité FNI de 1987 entre l'URSS et les Etats-Unis, prohibant les missiles de 500 à 5 500 km de portée.

La question de la modernisation des armes nucléaires tactiques doit se traiter soit au Groupe des plans nucléaires de l'OTAN dont la France ne fait pas partie pour marquer l'indépendance de sa propre dissuasion, soit en « bilatéral » entre les pays concernés. Cependant, le Conseil de l'Atlantique-Nord aura à connaître du nouveau « concept stratégique » de l'Alliance.

Même si l'époque de la guerre froide est révolue, la dissuasion globale de l'Alliance repose principalement, en dernier ressort, sur la « dissuasion nucléaire élargie » dont les Etats-Unis font bénéficier leurs alliés. Il est tout à fait improbable que les Etats-Unis, en matière nucléaire, acceptent de revenir sur la doctrine dite de « dissuasion graduée », qui est la leur depuis le début des années 1960 : on ne les voit pas engager d'emblée leurs armes stratégiques si un conflit venait à naître aux frontières de l'Union européenne.

Que se passerait-il en cas de retrait des armes nucléaires tactiques de l'OTAN stationnées en Europe ? Le rôle fondamental de l'Alliance est de préserver la sécurité de ses membres. Tel est l'objet de l'article 5 du traité de Washington. Les nouveaux Etats membres d'Europe orientale sont particulièrement attachés à ces garanties de sécurité et d'intégrité territoriale, surtout depuis le conflit russo-géorgien. Faudrait-il s'en remettre à une « dissuasion conventionnelle » ?

Parallèlement la question du partenariat avec la Russie est devenue centrale. Un accord doit par ailleurs être recherché avec la Russie sur le traité concernant les forces conventionnelles en Europe. La Russie doit enfin être associée au développement de la défense antimissile balistique. C'est dans ce contexte que doit être replacée la question des armes nucléaires « tactiques » et du nouveau concept stratégique de l'OTAN.

Aujourd'hui, la garantie de sécurité dont l'OTAN fait bénéficier les Etats d'Europe orientale repose de facto sur les armes nucléaires américaines en face des armes nucléaires « tactiques » russes.

Pour l'OTAN, la question se posera donc, dans les prochaines années (à partir de 2012), de la modernisation ou du retrait de ses armes nucléaires tactiques stationnées en Europe.

Cette question, sensible, a été quelquefois évoquée. Elle n'a pas été tranchée à ce jour. Une forte pression s'exercera sans doute pour dénucléariser les pays de l'OTAN où sont stationnées les armes nucléaires « tactiques » américaines. Notons la déclaration de l'ancien ministre allemand des Affaires Etrangères, M. Steinmeier, se prononçant pour une Europe exempte d'armes nucléaires. Le ministre russe des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, qualifie le stationnement d'armes nucléaires « tactiques » dans les pays de l'OTAN de « survivance de la guerre froide ». Le nouveau ministre des Affaires étrangères allemand, M. Guido Wersterwelle, s'est également prononcé pour le retrait des armes nucléaires tactiques américaines d'Europe, mais dans un cadre multilatéral et de façon progressive. Plus récemment, le Premier ministre belge, M. Leterme, a déclaré que cinq pays européens - la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, l'Allemagne et la Norvège - demanderaient à la Conférence d'examen du TNP le retrait d'Europe des armes nucléaires « tactiques » américaines.

* 75 Estimation Sipri Yearbook 2006, bulletin of Atomic Scientists 2007

* 76 Woolf 2006

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