LA MUTUALISATION DES MOYENS DANS LE CADRE INTERCOMMUNAL (RAPPORT DE MM. YVES DÉTRAIGNE ET JACQUES MÉZARD)

Curieusement, aucun des termes « intercommunalité » (ou « intercommunal ») et « mutualisation », qui figurent à de si nombreuses reprises dans nos textes législatifs et règlementaires, n'a aujourd'hui reçu l'onction de l'Académie française.

A défaut de terme académiquement reconnu, il appartient à vos rapporteurs de livrer leurs propres définitions de deux notions a priori bien connues, mais dont les contours peuvent en réalité varier selon la conception que chacun s'en fait :

- ils proposent d'envisager la notion de « cadre intercommunal » en tant que périmètre correspondant au territoire d'un établissement public de coopération intercommunale (EPCI). Par conséquent, le champ du présent rapport concerne toutes les formes de mutualisations envisageables entre personnes publiques situées sur ce territoire, qu'elles soient opérées entre l'EPCI et des communes membres ou en dehors de toute intervention de l'EPCI , par exemple entre plusieurs communes 6 ( * ) ;

- en ce qui concerne le concept de mutualisation, en l'occurrence des moyens, vos rapporteurs font leur la définition donnée par le Président Alain Lambert dans la première partie de ce rapport : « la mutualisation des moyens peut se définir comme la mise en place, temporaire ou pérenne, d'une logistique commune à deux ou plusieurs personnes morales ».

Ainsi entendue, la mutualisation présente un évident lien de parenté avec l'intercommunalité , laquelle consiste, elle aussi, à mettre en place une logistique commune à des personnes morales. Vos rapporteurs y voient ainsi des notions soeurs, l'intercommunalité se présentant comme une forme de mutualisation et même, à leurs yeux, comme la forme essentielle à privilégier au niveau local.

En fait, pour une compétence donnée, l'intercommunalité marque à la fois l'apogée et, dans une certaine mesure, la fin de la mutualisation . En effet, le transfert de compétence, caractéristique de l'intercommunalité, a pour vocation de s'accompagner d'un transfert des moyens des communes vers l'EPCI, si bien que la question de leur mutualisation ne se pose plus : l'EPCI assure alors, avec des moyens qui sont devenus les siens, l'accomplissement de la compétence, devenue sienne, pour le bénéfice des communes.

Aussi vos rapporteurs, pour qui l'utilité de la mutualisation ne prête aucunement à contestation, sont-ils convaincus de l'utilité de l'intercommunalité, qui en est la forme plus achevée. Le transfert de compétences accompagné du transfert des moyens correspondants reste le plus sûr chemin vers l'efficacité et l'efficience de l'action publique locale .

Mais ce transfert de moyens ne peut se faire ni dans tous les domaines ni à marche forcée. A cet égard, mutualisation et intercommunalité doivent être conçues comme des outils complémentaires, la première intervenant dans des matières qui ne sont pas (ou pas encore) couvertes par la seconde.

Tel n'est pourtant que très partiellement le cas. Le droit, qu'il soit national ou communautaire, les traite si différemment que l'on peut se demander dans quelle mesure, loin de les envisager comme complémentaires, il ne les considère pas comme des soeurs ennemies.

Soumise à l'épreuve des faits, la dialectique intercommunalité-mutualisation se révèle ainsi riche d'interrogations, à l'aune desquelles se mesure sa complexité.

1 ère interrogation : pourquoi les pouvoirs publics, qui ne cessent d'encourager l'intercommunalité depuis presque un siècle et demi, se montrent-ils si réticents à l'idée de donner un tant soit peu d'oxygène à une mutualisation étouffant dans un carcan juridique et administratif ?

En ce qui concerne l'intercommunalité, l'actuel projet de loi de réforme des collectivités territoriales est appelé à constituer une nouvelle étape (via l'achèvement de la carte intercommunale ou la création des métropoles) à une histoire dont on peut dater le commencement à 1890 (avec la création du syndicat de communes) et riches en évènements (création des syndicats intercommunaux, du district, de la communauté urbaine, etc.).

Quant à la mutualisation, elle n'a pas bénéficié du même traitement de la part des pouvoirs publics. C'est le moins que l'on puisse écrire : non seulement ceux-ci ne l'ont pas encouragée, mais plus d'une tentative en ce sens a valu à ses promoteurs un carton jaune de la préfecture ou de la chambre régionale des comptes. Il a fallu attendre 2002, et surtout 2004, pour que le législateur, qui avait largement « porté » l'intercommunalité, autorise, en l'encadrant, la mutualisation dans le cadre intercommunal. Encore s'est-il limité aux mutualisations dites verticales , à savoir celles susceptibles d'intervenir entre un EPCI et ses communes membres : les mutualisations horizontales (entre communes elles-mêmes) n'ont pas, à de très rares exceptions près, reçu l'onction du législateur.

D'où une deuxième interrogation...

2 e interrogation : pourquoi le législateur autorise-t-il désormais expressément et quasi exclusivement les mutualisations entre EPCI et communes membres, alors que la création d'un EPCI la réalise ?

Certes, ce qui pourrait apparaître là comme une forme de redondance législative trouve une justification dans l'existence de compétences partagées entre communes, d'une part, et EPCI, d'autre part. Mais n'est-elle pas aussi, dans une certaine mesure, la reconnaissance implicite du fait que l'intercommunalité n'est pas toujours menée à son terme, en l'occurrence celui du transfert des moyens (qui, rappelons-le, doit normalement accompagner tout transfert de compétence) ?

Inversement, comment expliquer le silence de la loi sur le principe des mutualisations horizontales, alors :

- d'une part, que les mutualisations verticales ne couvrent pas tout le « champ des possibles » ?

- d'autre part, que la mutualisation horizontale peut souvent apparaître comme utile pour préparer la mise en place d'une intercommunalité (les communes pouvant apprendre à travailler ensemble avant de consacrer leur coopération par la création d'un EPCI) ?

3 e interrogation : pourquoi une telle frilosité à l'égard de la mutualisation, alors qu'elle correspond à une pratique séculaire et même, pourrait-on dire, à un impératif, voire à un réflexe de survie lorsque les collectivités n'ont pas, isolément, des moyens à la taille de leurs besoins ?

Les seigneurs qui, au temps de la féodalité, rassemblaient les armées de leurs vassaux, ne la pratiquaient-ils pas déjà ? L'union des communautés villageoises contre le brigandage n'était-elle pas une forme de mutualisation 7 ( * ) ? Point n'est besoin de multiplier les exemples pour démontrer que les autorités locales faisaient de la mutualisation, peut-être sans le savoir et bien avant que M. Jourdan débute sa carrière de prosateur.

Il appartenait à vos rapporteurs de répondre à ces interrogations afin, d'une part, de distinguer celles qui relèvent du simple paradoxe de celles qui traduisent une véritable contradiction et, d'autre part, d'essayer d'apporter à ces dernières des éléments de réponse pour développer autant que possible la mutualisation dans le cadre intercommunal. Ils l'ont fait en partant du principe que, loin d'être le prédateur de l'intercommunalité, la mutualisation est dans une très large mesure appelée à la nourrir. S'il faut accoler une épithète à ces deux notions soeurs, ce n'est certainement pas pour les qualifier d'ennemies : intercommunalité et mutualisation sont avant tout deux notions siamoises, aujourd'hui à la croisée des chemins, qui doivent être développées dans une optique de complémentarité.

I. INTERCOMMUNALITÉ ET MUTUALISATION : DEUX NOTIONS SIAMOISES

Opposer intercommunalité et mutualisation constitue une sorte de non-sens sous bien des aspects :

- conceptuellement, compte tenu des objectifs identiques ou complémentaires poursuivis par chacune ;

- juridiquement, puisque le législateur n'envisage guère l'une sans l'autre, même si (ou peut-être parce que) la méfiance avec laquelle le droit semble aborder la mutualisation contraste avec les nombreux outils mis au service de l'intercommunalité ;

- au regard des réalités du terrain, puisque mutualisation et intercommunalité se heurtent souvent aux mêmes obstacles, aux mêmes hésitations et aux mêmes contraintes.

A. SUR LE PLAN CONCEPTUEL : DEUX NOTIONS AU SERVICE DES MÊMES OBJECTIFS ET COMPLÉMENTAIRES

1. Intercommunalité et mutualisation poursuivent des objectifs identiques

Dans son rapport fait au nom de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur l'évolution de la fiscalité locale (2006), présidée par M. Augustin Bonrepaux, M. le député Hervé Mariton résumait ainsi la raison d'être de la coopération intercommunale : offrir « aux communes, souvent trop petites ou trop pauvres pour agir seules, un levier pour financer certains équipements et services importants, notamment sportifs ou culturels ».

Les mêmes termes pourraient être employés à propos de la mutualisation au niveau local (ce qui confirme bien que celle-là est une modalité de celle-ci).

Intercommunalité et mutualisation participent en effet d'une même philosophie. Toutes deux se présentent comme des outils au service d'une action locale plus performante, dans la mesure où l'une comme l'autre vise :

- à assurer des services qu'une collectivité n'a pas (ou plus) les moyens d'accomplir seule ,

- à améliorer les services existants .

Dans les zones rurales, l'union des communes dans le cadre intercommunal ou via la mutualisation est aussi un moyen de renforcer l'attractivité des postes offerts : comme l'ont souligné les responsables de la petite Communauté de communes du Pays de Saint-Seine (3 300 habitants pour 20 communes), elle permet de proposer des emplois à plein temps et impliquant un certain niveau de responsabilité (cf. annexe : exemple n° 3)

Une autre raison d'être de la mutualisation et de l'intercommunalité, souvent oubliée et pourtant essentielle, réside dans leur fonction péréquatrice . Toutes deux sont en effet des instruments de solidarité, agissant comme des outils de péréquation, puisqu'elles permettent à des communes de bénéficier, grâce à d'autres communes, de services qu'elles ne sont pas en mesure de financer.

Un autre objectif est fréquemment assigné, souvent même à titre prioritaire, à l'intercommunalité et à la mutualisation : réduire les dépenses publiques en permettant des économies d'échelle et en évitant des doublons. Ce n'est pas dans cette optique que s'inscrivent vos rapporteurs. Selon eux, intercommunalité et mutualisation doivent certes contribuer à éviter les doublons, mais elles ne sauraient pour autant être mises au service d'une logique purement comptable . Leur principe est l'efficacité avant l'économie, si bien que leur succès se mesure avant tout à l'aune de la satisfaction des citoyens.

A cet égard, vos rapporteurs, qui se réjouissent des appels de la Cour des comptes à davantage de mutualisation dans le cadre intercommunal, ne partagent que partiellement ses objectifs : alors qu'elle l'appelle de ses voeux « pour favoriser des économies d'échelle et renforcer la cohérence publique locale » 8 ( * ) , ils refusent de placer les deux buts sur le même plan et considèrent que le premier, par le redéploiement des marges de manoeuvre qu'il génère, peut être mis au service du second.

Visant à faire plus ou mieux sans gaspiller de ressources, intercommunalité et mutualisation sont au coeur de l'enjeu essentiel de l'optimisation des dépenses publiques locales, au niveau le plus proche du citoyen .

* 6 Rappelons que, comme le précise le rapport introductif du Président Alain Lambert, votre délégation a souhaité mettre l'accent sur les mutualisations purement conventionnelles : compte tenu des nombreux outils existant en la matière et du fait qu'elle est déjà juridiquement sécurisée, la mutualisation opérée dans le cadre d'un organisme commun n'est pas directement abordée. L'objectif prioritaire de votre délégation est en effet de contribuer au développement d'une autre forme de mutualisation, évitant les difficultés pratiques que peut générer la création d'une structure ad hoc (frais de fonctionnement, lourdeurs administratives supplémentaires...). Le terme « mutualisation », employé dans le présent rapport, doit donc être entendu comme s'appliquant aux mutualisations par voie conventionnelle.

* 7 Déjà, au Moyen-âge, une vingtaine de communautés du massif du Jura unissaient leurs forces contre la menace des brigands au sein du baroichage de Pontarlier.

* 8 « L'intercommunalité en France » (2005)

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