6. Un mode de scrutin permet-il de se passer des électeurs ?

« Il était minuit passé lorsque le dépouillement du scrutin s'acheva. Le pourcentage des bulletins valides n'atteignait pas vingt-cinq pour cent, distribués entre le parti de droite avec treize pour cent, le parti du centre avec neuf pour cent, et le parti de gauche avec deux et demi pour cent. Très peu de bulletins nuls, très peu d'abstention. Tout le reste, plus de soixante-dix pour cent au total était constitué de bulletins blancs. »

José Saramago La lucidité

Comme on l'a vu, si le scrutin majoritaire uninominal à deux tours a gagné des partisans au détriment du scrutin à un tour, c'est souvent en l'assortissant de restrictions qui lui ôtent l'essentiel de son intérêt : la limitation drastique des conditions de maintien des candidats au second tour.

La légitimité de cette restriction dans le cas de l'élection du Président de la République, représentant la nation dans son unité et non un territoire particulier, ne saurait être étendue à l'élection de l'élu cantonal.

Cette modalité du scrutin à deux tours risque même, si le processus de défiance envers notre système de représentation démocratique s'approfondit, d'avoir des effets pervers inattendus : installer des formations minoritaires, voire des groupes d'intérêts, dans le rôle de « faiseur de majorité ».

Casser le thermomètre, selon l'expression consacrée, ne fera pas retomber la fièvre. Et la fièvre endémique de notre système démocratique, c'est la désaffection de plus en plus grande et sous des formes variées envers les formations de gouvernement : refus d'inscription sur les listes électorales, absentéisme, vote blanc ou nul, vote pour des partis dont la vocation est plus tribunicienne que gestionnaire.

Aux dernières élections régionales, la participation s'est limitée à 51,2 % des inscrits au second tour (46,3 % au premier). Si l'on considère qu'au moins 10 % des électeurs potentiels ne sont pas inscrits sur les listes, 46,7 % seulement des citoyens se sont donc déplacés au tour décisif pour voter.

Le total des voix qui se sont portées sur les listes UMP, du « bloc » de la Gauche de gouvernement, du Modem et des régionalistes (Cf. Languedoc-Roussillon), représente 42,3 % des inscrits et 38,5 % de l'électorat potentiel.

Imputer cette désaffection évidente des électeurs à la nature de l'élection régionale, aux enjeux trop éloignés des préoccupations des électeurs est un peu rapide.

En 2004, en effet, la participation au premier tour des élections régionales a été de 65,7 %, chiffre tout à fait comparable à la participation aux cantonales de 2008, 65 % 37 ( * ) .

Quoi qu'il en soit, la tendance de fond, plus ou moins marquée selon le type d'élections, c'est bien une désaffection de plus en plus forte, assortie de poussées de participations temporaires. Si les élections présidentielles de 2007 ont connu une participation forte, tant au premier (83,8 %) qu'au second tour (84 %), en 2004, le premier tour n'avait mobilisé que 71,6 % des inscrits et il avait fallu le « coup de théâtre » de la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour pour que la participation regrimpe à 79,7 %.

Autant la réduction drastique du nombre de candidats de deuxième tour pour l'élection présidentielle est compréhensible (élection d'une personne destinée à assumer une fonction d'exception au nom de la nation toute entière), autant elle ne le serait pas s'agissant de désigner des élus locaux à une assemblée de gestionnaires, élus d'une fraction du territoire national. On peut craindre qu'au lieu de favoriser la mobilisation des électeurs, cela contribue soit à la montée de l'absentéisme, soit au développement de ce qu'il faut bien appeler des « émeutes électorales », autrement dit, des regroupements conjoncturels et changeants d'électeurs contre ceux qui passent, à leurs yeux pour des candidats officiels. A moins que ce ne soit les deux à la fois.

Sur ce plan, l'évolution de la pratique de l'élection présidentielle montre la créativité du corps électoral pour tourner les dispositifs les mieux réglés.

Depuis 1962, pour les raisons que l'on a dites, seuls deux candidats peuvent se maintenir au second tour, permettant ainsi à Jacques Chirac, en 2002, de recueillir 82,2 % des exprimés et 62 % des inscrits au second tour. Mais cela ne doit pas faire oublier qu'au premier tour il avait rassemblé seulement 19,9 % des exprimés et 13,75 % des inscrits.

Si l'on considère qu'alors 4,7 millions de français, en âge de voter, ne sont pas inscrits sur les listes électorales, ce sont seulement 12,3 % des Français en âge de voter qui auront alors émis un vote d'adhésion au Président qui sera finalement élu.

Etrangement, la réduction drastique du nombre de candidats possibles au second tour des présidentielles semble avoir été compensée par une inflation des candidats au premier, faisant surgir la question d'une limitation de leur nombre.

Pour pouvoir faire acte de candidature au premier tour des élections présidentielles, il faut être parrainé. Les élus locaux constituent la principale « réserve » de parrains.

Initialement il en fallait 100 pour pouvoir se présenter. Devant la montée des candidatures, ce nombre a été porté à 500 en 1976. Ce qui n'a pas empêché 16 candidats au premier tour des présidentielles de 2002. On a alors parlé de pousser à 1 000 parrains et en 2007, le comité Balladur chargé de réfléchir à « la modernisation et le rééquilibrage des institutions » a proposé de remplacer ceux-ci par un collège de quelque 100 000 élus (parlementaires, conseillers régionaux et généraux, maires et des délégués des conseils municipaux.

Arrivera-t-on un jour aux « candidatures officielles » ?

Comme si l'électeur lorsqu'il ne se reconnaît plus, ou mal, dans les candidats à ses suffrages, dans les politiques qu'ils représentent, avait tendance à « tordre » le système électoral au point de lui faire produire des résultats a priori improbables.

Aucun mode de scrutin, aucun dispositif, aussi ingénieux soit-il, ne permet de se passer longtemps de l'adhésion de l'électeur 38 ( * ) .

Peut-être faudrait-il commencer par s'interroger sur les raisons de sa désaffection avant de chercher les moyens de s'en accommoder pour mieux en tirer parti, tant que ce sera possible. Cela pourrait s'appeler de la lucidité.

* 37 Le premier tour est pris pour référence car bon nombre de conseillers généraux sont élus dès le premier tour, ce qui rend moins significatifs les chiffres de second tour.

* 38 Comme dit, très justement, François Fillon : « Les élections, ça ne se gagne pas avec des modes de scrutin » (Le Figaro 6 mai 2010).

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