Audition de Jean-Pierre LE GOFF, sociologue au laboratoire
du CNRS Georges Friedmann à l'université de Paris I
(mercredi 24 mars 2010)

La mission d'information a ensuite entendu Jean-Pierre Le Goff, sociologue au laboratoire du CNRS Georges Friedmann à l'université de Paris I .

Gérard Dériot , rapporteur , s'est interrogé sur les évolutions historiques récentes de l'organisation du travail qui ont pu favoriser l'émergence du mal-être chez les salariés. Il a également souhaité connaître les principaux traits du « discours managérial » qui a participé à la montée du malaise dans les entreprises.

Jean-Pierre Le Goff, sociologue , a identifié trois grands modes d'organisation du travail depuis le début du XIX ème siècle. Le modèle de la manufacture, largement dominant jusqu'au début du siècle dernier, se définit par un encadrement strict des ouvriers, fondé sur un système d'interdictions et de punitions qui ignore la question de la subjectivité. Ceci étant, cette subordination est contrebalancée par un paternalisme qui comporte une dimension sociale. Après la Première Guerre mondiale émerge le modèle tayloriste qui se généralisera dans la seconde moitié du XX ème siècle : la mise en équation du temps, sur laquelle il repose, permet d'accroître fortement la productivité au prix d'une certaine déshumanisation du travail. Enfin, à partir des années 1970, la contestation de la hiérarchie et de l'autorité, un des principaux traits de mai 68, pénètre le monde du travail. La crise culturelle se conjugue alors avec la crise économique et l'arrivée de nouvelles technologies pour aboutir à une nouvelle configuration du travail qui domine dans la société française d'aujourd'hui, du moins dans les grandes entreprises. Sa caractéristique essentielle est de réclamer une implication subjective des salariés sans pour autant leur offrir un cadre stabilisateur et porteur de sens : on les incite à s'adapter constamment au changement sans leur expliquer, car la plupart du temps les cadres et les dirigeants eux-mêmes ne le savent pas, la finalité des évolutions requises.

C'est ici qu'intervient le « discours managérial », discours chaotique et insignifiant du « changement pour le changement », du « parler creux sans peine », qui place les salariés devant des injonctions paradoxales : il leur faut à la fois être autonomes et responsables, et dans le même temps, puisque personne ne sait vraiment quel est l'objectif du changement, suivre et se conformer avec attention aux impulsions fluctuantes de la direction. Enfin, l'exigence d'une performance sans faille, appuyée sur la généralisation de l'évaluation individualisée, ne peut que susciter un mal-être chez des salariés jamais à la hauteur.

Sylvie Desmarescaux s'est demandé comment redonner du sens au travail dans un contexte de changement incessant mais souvent dicté par des exigences de compétitivité économique. Elle s'est également enquise du lien de causalité entre cette nouvelle organisation du travail et la recrudescence des suicides dans les entreprises.

Partageant les mêmes interrogations, Alain Gournac a souhaité savoir en quoi le creuset culturel français, identifié par Jean-Pierre Le Goff dans ses travaux, est incompatible avec les nouveaux outils du management issus du monde anglo-saxon.

Annie Jarraud-Vergnolle a déclaré avoir pu elle-même expérimenter l'inadaptation de ces outils à la réinsertion des personnes en difficulté. La disparition des cultures d'entreprise donne le sentiment aux salariés que leur travail n'a plus de sens, ce qui crée naturellement chez eux un profond sentiment de malaise.

Annie David a confirmé que le modèle de la performance sans faille ne peut qu'aboutir à mettre les salariés en défaut et provoque une nouvelle forme de déshumanisation du travail. Ceci étant, il n'est pas possible d'en rester à ce constat largement partagé : comment aider les salariés à redonner du sens à ce qu'ils font ?

Jean-Pierre Le Goff a indiqué que l'époque des emplois fixes et stables est révolue et que la mondialisation des échanges impose une adaptation des entreprises qu'il serait irresponsable de refuser. Pourtant, la fuite en avant ne constitue pas non plus une solution satisfaisante : le « changement pour le changement » ou la logique de survie économique ne peuvent redonner du sens au travail, d'autant plus que les salariés ont légitimement le sentiment que les sacrifices demandés n'ont pas de fin. Il n'est pas rare qu'une même entreprise présente à ses salariés un plan de restructuration comme douloureux mais décisif et durable, puis en impose un autre quelques années plus tard, avec les mêmes arguments.

Trois éléments sont nécessaires pour « humaniser » à nouveau les rapports de travail. D'abord, les salariés doivent avoir le sentiment de pouvoir coopérer avec leurs collègues, y compris et surtout avec la hiérarchie. Une enquête menée chez Bouygues a ainsi montré que les ouvriers préfèrent un travail difficile au sein d'une équipe soudée à des tâches moins dures mais sans coopération au sein de l'équipe. Ensuite, la reconnaissance du travail et de l'effort accomplis est fondamentale et indispensable à l'envie de travailler dans une structure. Enfin, des espaces et des temps de sociabilité sont nécessaires : pouvoir échanger avec ses collègues, notamment sur des sujets non professionnels, est essentiel pour une communauté de travail.

Le creuset culturel français, au sens du « rapport français » au travail, a été mis en évidence par le sociologue Philippe d'Iribarne. En vertu de « la logique de l'honneur » qui le caractérise, le travailleur français attache une grande fierté à l'idée du travail bien fait, en conséquence de laquelle il revendique une certaine autonomie dans son travail et supporte mal que tous ses faits et gestes soient contrôlés et évalués. Or, les méthodes d'évaluation anglo-saxonnes sont fondées sur des grilles à la fois exhaustives et imprécises, qui prétendent jauger notamment le « savoir-être ». Elles sont donc difficilement compatibles avec ce qui fait sens pour les salariés français dans leur travail : être jugés sur leur capacité à produire un ouvrage de qualité, et non sur leur conformité à des grilles d'évaluation intrusives et qui laissent une large place à l'arbitraire.

Françoise Henneron s'est enquise des raisons expliquant que les suicides au travail touchent avant tout les seniors.

Jean Desessard a demandé si la généralisation des méthodes d'évaluation est imputable à une ou plusieurs écoles de formation particulières. Il a également souligné l'influence des séries télévisées américaines sur les nouveaux comportements des managers vis-à-vis des salariés.

Jean-Pierre Le Goff a indiqué que les jeunes générations, pour lesquelles les loisirs revêtent une importance accrue, entretiennent un rapport plus distant au travail que leurs aînés, ce qui leur permet d'être moins exposées aux évolutions actuelles du monde du travail. La diffusion des méthodes d'évaluation n'est pas due à une école spécifique qui aurait enclenché un mouvement irrépressible. Elle s'explique plutôt par une sorte de fascination collective pour les modèles étrangers. Pourtant, ce qui est indispensable pour réussir l'adaptation des entreprises françaises à la mondialisation, c'est de prendre en compte le rapport particulier, héritage d'une longue histoire, qu'entretiennent les Français au travail.

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